Julia Kristeva
Beauvoir aux risques de la liberté
Discours d’ouverture du colloque Simone de Beauvoir
« La femme libre est seulement en train de naître. »
(Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, II, 641)
Plus qu’une révolution sociale et politique, c’est une révolution anthropologique que l’œuvre de Simone de Beauvoir a déclenchée. Nous n’en avons pas encore mesuré les conséquences. Je dis bien : « révolution anthropologique » car, au-delà du libre choix de la maternité et du droit à la parité sociale, économique et politique, c’est d’une nouvelle façon d’assurer la continuité de l’espèce humaine qu’il s’agit, accompagnée d’une courageuse définition de la transcendance comme liberté. (Beauvoir l’existentialiste vise à faire advenir en effet dans la femme le « sujet » ou l’« individu » qui « éprouve le besoin indéfini de se transcender » (LDS, I, 31-32). Non sans préciser : « nous sommes libres de transcender toute transcendance, mais cet ‘ailleurs’ est encore au sein de notre condition humaine » (Pyrrus et Cineas, 370) ; et d’ajouter que la liberté dont il s’agit, loin de tout spontanéisme naïf, est une « liberté qui doit contester en son propre nom les moyens dont elle use pour se conquérir » (Pour une morale de l’ambiguïté, 193). A ces défis du IIIe millénaire s’ajoute l’empire du spectacle, auquel Simone de Beauvoir – contre toute attente, et contre tous ceux qui veulent l’enfermer dans une image « scandaleuse », mais « so yesterday », répondait déjà qu’il n’y a qu’une réponse : le développement et le respect du génie singulier dans chaque homme, dans chaque femme. « Pour que ce monde ait quelque importance, pour que nos entreprises aient un sens et méritent des sacrifices, il faut que nous affirmions l’épaisseur concrète de ce monde, la réalité singulière de nos projets et de nous-mêmes… le sens de la dignité de chaque homme, pris un a un… » (Pour une morale de l’ambiguïté.)
Que devient l’humanité si la naissance, la liberté et le spectacle sont aux mains des femmes? Obscurantistes, intégristes et puritains de tous bords s’en effraient et crient au scandale. Et si l’avenir ainsi ouvert, cette révolution anthropologique – avec ses risques –, accueillait et proposait de nouvelles chances ? En mettant en exergue de notre colloque ces mots du Deuxième Sexe : « La femme libre est seulement en train de naître », je vous invite à réfléchir, pendant ces trois jours où nous nous attacherons aux écrits de Beauvoir, sur ce qui a été accompli avec et à partir d’elle, et sur ce qui reste à écrire et à faire.
C’est librement que nous avons organisé ce colloque, en dehors des institutions, entre amies et complices. Et nous devons – toutes et tous, et en grande partie – notre liberté d’être au génie de cette femme rebelle : à ces livres, à son action. Des sponsors nous ont rejoints, aidés : nous les remercions (leurs noms s’affichent sur le panneau). Un Comité scientifique s’est constitué (vous lirez le nom des membres que je remercie pour leur efficacité et leur dévouement. Je souligne l’apport de l’université Paris Diderot-Paris 7, qui abrite le noyau des initiateurs et initiatrices de cette rencontre, et pour commencer Danièle Fleury, qui consacre sa recherche aux romans de Beauvoir. C’est elle qui a eu l’idée du colloque dont elle a animé l’organisation). Si j’ai, quant à moi, accepté de présider cette initiative, c’est que nous étions d’accord sur quelques principes simples :
1. quelques soient les qualités de celles et ceux qui s’inspirent de l’œuvre
de Beauvoir, personne (ni ami ni spécialiste) ne l’incarne ni n’en possède
le monopole ;
2. la liberté de penser dont témoigne la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir nous oblige à faire de cette rencontre à l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance, non une célébration hagiographie mais un échange libre et ouvert à la créativité des interprétations, et révolté contre les oppressions et les crimes dont les femmes sont aujourd’hui encore les victimes dans le monde. Je remercie tout particulièrement Sylvie Le Bon de Beauvoir : sa générosité, sa lucidité, son exigence ont été indispensables à la réalisation de notre projet.
Simone de Beauvoir, 1908-1986 : nos pensées vont vers elle. Nous y associerons – je vais y revenir – celles qui souffrent et meurent dans tous les pays où le désir libertaire de Beauvoir est brutalement persécuté. Mais quels que soient les obstacles, « la femme libre est en train de naître », et cent après la naissance de Simone de Beauvoir, nous devons porter avec force à la connaissance du monde globalisé cet événement anthropologique que son œuvre a cristallisé et accéléré.
L’événement Beauvoir se préparait depuis la nuit des temps : ça couvait sous la cendre des foyers, ça grésillait dans les marmites, ça éclatait dans les chambres à coucher, ça se disait plus ou moins, paraît-il, chez les taoïstes, entre autres ; ça avait fini par s’écrire chez les épistolières, philosophes et autres femmes des Lumières – de Marie de Sévigné à Emilie de Châtelet, puis Germaine de Staël et George Sand ; ça c’était mis à revendiquer des droits politiques avec Louise Michel et les suffragettes anglaises… Mais il fallait que ça se pense, s’élucide et se proclame, après une Deuxième Guerre mondiale dévastatrice, par une aristocrate française déclassée, catholique en rupture de ban, agrégée de philo à l’Education nationale qui n’en voulait pas trop, et existentialiste à Saint Germain-des-Prés qui en fit une idole couplée à Jean-Paul Sartre, son « tout cher petit être » –pour que ça éclate dans la langue française. Et ça s’est entendu partout dans le monde, ça s’est répandu comme une traînée de poudre et ça n’a pas fini de bouleverser les corps et les esprits, d’IVG en familles recomposées, quand ce n’est pas en Présidentes en tout genre et droits de la Femme à tout ce qui est possible et imaginable.
Beauvoir était-elle Philosophe ? Sociologue ? Militante ? Ecrivain ? Ami (e)s et ennemi(e)s, connaisseurs et cénacles détaillent sans fin les multiples visages de cette aventurière qui, sous sa frêle apparence d’intellectuelle à turban, par la vivacité de sa plume et la violente solidité de son esprit, a ouvert une nouvelle ère.
Je me limiterai, pour ma part, à souligner quelques traits de l’expérience de Simone de Beauvoir, qui me semblent désormais si profondément intégrés à nos destins que, l’ayant lue ou non, nous sommes comme « écrits » par elle, lorsque nous la suivons, discutons ou rejetons. Ni idole consacrée, ni manipulatrice sans scrupules, Par ses difficultés, ses ambiguïtés, ses impasses aussi – la pensée de Beauvoir a suscité des ajustements qui ne cessent de moduler cette liberté féminine, la nôtre, toujours « en train de naître » : c’est dire que nous lui devons la liberté même de penser – avec elle ou contre elle.
Ainsi, l’égalité des sexes réclamée par Beauvoir s’inscrit philosophiquement sous le régime de l’universel, dont la généalogie remonte à l’Idée platonicienne, au νους plotinien, aux idéaux républicains de l’Homme universel cher aux Lumières françaises. Avec la psychanalyse, nous savons aujourd’hui qu’ils se soutiennent du déni du corps féminin, du déni de l’homosexualité féminine et du déni de la maternité. Le culte du phallus s’exprime dans la réduction des corps sensibles et des différences singulières, ramenées à l’Un universel, à l’Homme universel.
Ses ami(e)s féministes n’ont pas manqué de s’apercevoir que, chez Beauvoir, l’Homme universel se cristallise dans le culte du Grand-Homme : avec ambivalence, agressivité ou dépendance. Il attend La Cérémonie des adieux (1981) pour donner lieu à la froide tendresse d’un récit incisif – un brin vengeur ? – à l’endroit du maître à penser. Mais l’idéalisation de cette masculinité phallique ne va-t-elle pas de pair avec une déconsidération du corps désirant, du corps féminin perçu comme « chose opaque et aliéné » (LDS, I, 67), « marécage ou insectes et enfants s’enlisent » (LDS, II, 167), à l’opposé du sexe de l’homme « propre et simple comme un doigt » (LDS, II, 160) ? Pourquoi le Castor ne s’aventure-t-elle pas non plus à penser que la « vocation » de Sartre pour les « amours contingentes » dissimule l’insoutenable dépendance érotique de l’Impossible Monsieur Bébé sous la superbe du « cher petit philosophe » ? Le lamento beauvoirien serait alors bien loin du dépassionnement psychanalytique qu’on attend de celle qui fit d’une psychanalyste (Anne) l’héroïne des Mandarins (1954), mais aussi à l’écart de l’ironie d’une Colette à l’endroit de ce « bon gros amour » (Mes apprentissages, Pl III, 1053) pour « ces hommes que les autres hommes appellent grands » (Ib., 983) ? – Bien sûr !
Je préfère y déchiffrer quant à moi une ultime ambiguïté, qui tient compte de la vulnérabilité du premier sexe, de l’Un. Une ambiguïté qui le soigne… pour mieux
le servir ? Ou pour s’en servir dans le jeu du désir à mort ?
Dans ses contradictions mêmes, l’expérience de Beauvoir atteste que la femme accède à « une expérience plus authentique d’elle-même » (LDS, II, 191). N’y aurait-il de morale authentique que celle – féminine – de l’ambiguïté ? Qu’il s’agit de révéler à son double, son frère : égalité oblige. Serait-ce la fin des différences ? De la différence ? Pas si simple ! Au cœur de son universalisme, Beauvoir la romancière devenue hégélienne (« chaque conscience veut la mort de l’autre ») révèle dès L’Invitée (1943) la « guerre » que se livrent les deux sexes ; et elle sera parmi les premières à rendre justice à Sade qui « a le mérite de nous inquiéter » en révélant une logique « fondamentale », écrit-elle, dans les relations entres les hommes... femmes comprises. Assumant cette cruelle vérité – que le refoulement de droite et de gauche ne lui pardonnera jamais ! – et tout en cultivant le mythe du couple, Beauvoir avec Sartre a démontré à la fois la divergence des désirs masculin et féminin, et la possibilité de maintenir un lien de reconnaissance et d’estime entre individus autonomes. Cette politesse ultime qu’est leur souci réciproque de l’intégrité physique et psychique d’autrui, ainsi que de son travail, a fait du couple un espace de pensée, et de la pensée un dialogue entre les deux sexes. Et si c’était ça, l’athéisme, vécu comme une exploration du lien amoureux jusqu’à ses extrêmes limites : une « entreprise cruelle et de longue haleine » (J.P.Sartre, Les Mots, Folio 204) ?
II. On naît femme, mais je le deviens
Face aux avancées de la biologie (nous sommes génétiquement programmés avant même la naissance), peut-on encore dire qu’« on ne naît pas femme » ? Beauvoir vint à temps pour débiologiser la femme et, en la situant dans l’histoire des sociétés patriarcales qui en ont fait un « objet », pour l’élever au rang de « sujet ». Le moins qu’on puisse dire est que cette bataille est loin d’être gagnée, menacée qu’elle est par une double pression : d’une part, la maternité dévalorisée par l’auteur même du Deuxième Sexe et par une grande partie des féministes ; de l’autre, une maternité ramenée par le biologisme techniciste à un instinct de l’espèce.
Pourtant, les différences homme/femme ont été mises en évidences aussi bien par la psychanalyse et la littérature que par les conflits familiaux et sociaux des cinquante dernières années. Des différences qui, lorsqu’elles sont analysées et assumées, ne n’imposent pas nécessairement une hiérarchie entre les sexes, ni un « maître à pensée » comme compagnon idéal de la transcendance de l’immanence féminine. Elles accompagnent bel et bien la guerre des consciences qui se vouent de mutuels désirs à mort dans une complémentarité forcément conflictuelle mais cependant vivable. Je dirais donc : « ‘On’ (le corps impersonnel) naît femme, mais ‘je ‘ (sujet) le deviens continûment ». Beauvoir était sur cette voie.
Troisième tension dans le raisonnement de la philosophe : bien que consacré à la « condition féminine » dans son ensemble, et parce qu’elle vise une possible autonomie individuelle, c’est dans la réalisation singulière de femmes « sujets » que Beauvoir puise pour montrer ce que liberté au féminin veut dire (voir ses exemples, de Thérèse d’Avila à Colette). En revenant à l’initiative singulière du « génie féminin », j’ai tenu moi-même à exprimer ma dette à l’égard de Beauvoir, et j’ai dédié à sa mémoire la conclusion de mon triptyque Hannah Arendt-Melanie Klein-Colette.
Le roman ou la philosophie politique au singulier
Biologie et liberté ; homme et femme ; condition féminine commune et génie féminin singulier : ces enjeux qui balisent l’œuvre de Simone de Beauvoir sont au cœur du IIIe millénaire. Beauvoir écrivain nous immerge dans ces tensions ! Essais, romans, lettres : l’acte imaginaire, le flux graphique capte et dissèque l’espace d’un café ou d’une ville, le temps qui passe, les gens autour. Avec elle, le roman est un acte d’affirmation existentielle, par lequel l’invivable singularité se transmue en enjeu politique et vice versa. Aux antipodes de l’autofiction et de son narcissisme complaisant, par la passerelle de la fiction, Beauvoir manifeste une autre facette de sa généreuse vitalité : sa capacité d’incarner une philosophie politique de la liberté dans le microcosme de l’intime. Ses romans détruisent sa statue de féministe, mais portent Le Deuxième Sexe dans le for intérieur de chacune, de chacun. Et en font plus qu’un mythe : une invitation à singulariser le politique et à politiser le singulier.
Cent ans après sa naissance, les conséquences de la mutation anthropologique que Simone de Beauvoir a impulsée sont d’actualité, pour le meilleur et pour le pire. Il nous revient, pour le mieux, de les reprendre à leurs sources philosophiques, religieuses, psychiques, imaginaires, sociales et politiques.
Julia Kristeva
Colloque international de Paris
Centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir
9-10-11 janvier 2008
MERCREDI 9 JANVIER 2008, Réfectoire des Cordeliers |