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Emile Benveniste (1902-1976), à l’ENS

Un linguiste qui ne dit ni ne cache, mais signifie 

  JK

Qu’est-ce qu’un grand linguiste ?  Je risque une définition : d’apparence méticuleuse et froide, cette personne (souvent un homme)  étudie les langues, pour découvrir  de nouvelles propriétés du langage   comme capacité centrale de tous les êtres parlants, et de ce fait accompagne et accélère des étapes  décisives de l’aventure humaine. Je pense à Scaliger et Ramus,  qui au XVIe siècle ont  favorisé la constitution et le développement des langues  nationales. À Lancelot et Arnauld dont la Grammaire générale et raisonnée (1660) inscrit le sujet cartésien dans la syntaxe de la langue. À la philologie comparée  de Franz Bopp et  Rasmus Rask  qui, en démontrant la parenté du sanscrit avec les langues indo-européennes, confirment le poids de l’histoire  par l’activité évolutive du langage, et  l’historicisme s’impose comme approche incontournable du monde et de la société.

Mais Benveniste, aujourd’hui ? – Permettez-moi un détour.

Les conflits tragiques du XXe siècle tendent à faire oublier qu’il fut aussi le temps d’une exceptionnelle exploration du langage  mis au cœur de la condition humaine : c’est la langue qui conditionne, contient et éclaire  toutes les expériences humaines. La phénoménologie, la logique formelle,  la philosophie analytique, le structuralisme, la grammaire générative, les sciences de l’homme interrogeant dans le langage le sens des comportements et des institutions, sans oublier la psychanalyse qui annexe le sexe  et empiète sur la biologie : tous se sont développés alors même qu’une explosion sans précédent des formes littéraires, des avant-gardes artistiques et des singularités stylistiques bouleversait le domaine des lettres. Observée avec recul,  cette lucide aventure semble annoncer la marée des nouvelles et virtuelles hyperconnexions, qui font éclater les systèmes de signes conventionnels et promettent autant de liberté que de chaos.

    Tout le monde communique aujourd’hui, mais rares sont ceux qui perçoivent  la consistance et toute l’étendue du langage. À l’époque où Benveniste donnait ses Derniers cours,  cette idée selon laquelle  le langage   détermine  les humains d’une autre façon et plus profondément que ne le font les rapports sociaux  commençait à devenir une  pensée dangereuse : une véritable  révolte contre les conventions,  l’ « ordre établi », l’ « État policier », le marxisme doctrinaire et les régimes communistes. À Varsovie, en Italie, en Tchécoslovaquie, dans les Républiques baltes alors soviétiques et ailleurs, la sémiologie  était  synonyme de liberté de penser. Assez logiquement, c’est à Paris (où la recherche française montrait un grand dynamisme, que ce soit à travers la Section de sémiologie du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, la revue Communications ou les publications d’Emile Benveniste, Roland Barthes et Algirdas  Julien Greimas, parmi d’autres) que naquit l’idée de réunir ces courants mondiaux. Et c’est tout aussi logiquement que, sous l’autorité inspirée de Roman Jakobson, la présidence de Benveniste s’imposa à tous. Le Symposium international  de sémiotique créé en août 1968 devait constituer les bases de l’Association Internationale de sémiotique (AIS) dont  Emile Benveniste devint officiellement le Président en 1969. Jeune étudiante, venue de l’Est, j’ai eu l’honneur d’être  nommée « secrétaire générale » de la section « Recherches Sémiologique » de la revue Social science information (Unesco), puis de l’AIS : autant tâches qui ont développé et consolidé mes liens avec le grand linguiste.

Au sein de ce foisonnement dans lequel son oeuvre s’inscrit pleinement, et alors que la  linguistique semble pressée d’urgences techniques dans une société en perte de sens et cerclée par la « com », les Derniers cours d’E. Benveniste  esquisse des « théories générales » qui contribuent à  sonder des logiques profondes qui traversent  jusqu’à nos  écritures numériques.  Et nous aident à les problématiser : Sont-elles  des   chats  en manque de « subjectivité », ou au contraire des voies d’ « engendrement » de nouvelles « signifiances », pour reprendre la terminologie du dernier Benveniste ?

Comment la  « linguistique générale » de Benveniste nous invite-t-elle à ouvrir ces questions, et bien d’autres, face aux péripéties du SENS dans le langage, ou ce qu’il en reste dans les « éléments de langages » et la « com »  d’aujourd’hui?  Voilà un sujet de thèse que je suggère aux jeunes chercheurs. Je me limiterai à quelques remarques, et je vous prie d’en excuser la simplification.

La double signifiance

A.   Benveniste laisse une « œuvre inachevée », dit-on parfois,  la formule risquant d’en minorer la portée. Inachevée, certes,  puisque l’attaque a laissé l’homme dans l’insoutenable situation  d’un grand linguiste privé de parole et paralysé. Mais « inachevée » surtout dans un sens  absolument nécessaire, parce que telle est l’expérience du langage  qu’il a faite et théorisée : un chemin, nécessairement ouvert.  Pourquoi ?

  En un siècle où la diversité des courants de pensée multipliait  les pistes et les interrogations tant épistémologiques qu’esthétiques, l’enfant juif de l’Ecole rabbinique devint un homme des Lumières. Un agnostique qui ne se contente pas de repérer et de commenter le détail morphosyntaxique, mais pratique une l’interrogation permanente des catégories fondamentales, linguistiques et/ou philosophiques [1] . Une patiente déconstruction dont il n’emploie pas le terme, mais qu’il pratique avec une clarté classique. Et qui culmine en cette devise d’Héraclite, dans laquelle il se reconnait et qu’il revendique « Oute legei, oute kryptei, alla semainei [2]  ». Ni dire, ni cacher, mais  signifier. Ce serait cela, la propriété fondamentale du langage,  signifier : Benveniste réhabilite et développe comment ça signifie par et dans les seules propriétés du langage.  Le langage ne se contente pas de dire, il ne cache pas non plus, il signifie. Le linguiste en prend le chemin,  pour déterminer comment  signifier  s’engendre - non pas du fait d’une impulsion extérieure, mais dans l’appareil formel du langage lui-même.

Il annonce, dès la Première leçon : « Nous posons, quant à nous, que la nature essentielle de la langue, qui commande toutes les fonctions qu’elle peut assumer, est sa nature signifiante./…/Qu’est-ce donc  que « signifier » ?

Nous sommes le 2 décembre 1968, sept mois après le fameux Mai 68.) Le lecteur naïf, à ce moment comme aujourd’hui, s’étonne : est-ce si  original ? à quoi bon une langue si elle  ne  signifie pas quelque chose ? Certes. Mais savez-vous ce que vous entendez au juste par « signifier » ? Et si « communiquer », « vouloir dire », « porter un message » ne se confondaient pas avec « signifier » ? Central en philosophie du langage, mais en tant que porteur de « vérité » (la philosophie confond « sens » et « vérité »), le sens – pour cette raison même- n’est pas vraiment le problème des linguistes, rappelle Benveniste (PLG2, 1967, p. 216) : soit « écarté » car suspecté d’être trop subjectiviste; soit reconnu mais « réduit » (Bloomfield, Harris). Selon Benveniste, au contraire,  « signifier » constitue un « principe interne » du langage (Cours 3).  Avec cette « idée neuve », souligne-t-il, « nous sommes  jetés dans un problème majeur, qui embrasse la linguistique  et au-delà ».  

    Si quelques précurseurs (Locke, Saussure et Pierce) ont démontré que nous « vivons  dans un univers de signes » dont la langue est le premier, suivi des signes d’écriture, de reconnaissance, de ralliement, etc. (Cours 1), Benveniste se situe dans leur sillage et commente leurs apports, mais il prend ses distances : en quoi consiste la signifiance spécifique du langage, sa manière particulière de signifier ?  Il entend démontrer  comment l’appareil formel de la langue la rend capable non seulement de « dénommer » des objets et des situations, mais surtout de « générer » des discours  aux significations originales, aussi individuelles que partageables dans les échanges avec autrui. Mieux même,  non content de s’autogénérer, l’organisme de la langue  génère aussi  d’autres systèmes de signes qui lui ressemblent  ou augmentent ses capacités,  mais dont elle est le seul système signifiant capable de fournir une interprétation.

   

B.  Ces Derniers Cours prennent tout leur sens si on les lit au regard des deux volumes des Problèmes de linguistique générale ( 1966 et 1974), ainsi que des Notes sur Baudelaire de la même période.

         Dès le premier tome, cette  linguistique générale qui s’écarte de la linguistique structurale mais aussi de la grammaire générative qui dominent le paysage linguistique de l’époque, et débouche sur le fait que signifier est un acte entre deux sujets : « je » et « tu ».  Il  avance une linguistique du discours, basée sur l’allocution et le dialogue, et ouvre  l’énoncé vers le processus d’énonciation, la subjectivité et l’intersubjectivité. Sa pensée ne quitte pas la linguistique stricto sensa, mais lui adjoint un vaste champ interdisciplinaire. Attentif à la philosophie analytique (les énoncés performatifs) mais aussi de la psychanalyse freudienne, Benveniste conçoit la subjectivité  dans l’énonciation comme un émetteur bien plus complexe  que le sujet cartésien. Comment ?  Il l’élargit à l’ « intentionnel » (emprunté à la phénoménologie existentielle, via les travaux du linguiste-phénoménologue Hendrik Josephus  Pos). De surcroît, et sans y paraître,  il esquisse  une ouverture vers le sujet de l’ « inconscient ». On ne dira jamais assez que Benveniste est le premier, et à ma connaissance le seul grand linguiste, qui ait pris au sérieux la place du langage dans la théorie freudienne de l’inconscient. Pas vraiment « structuré comme un langage »,  mais travaillé par une « force anarchique » (pulsionnelle ?) que le langage « refrène et sublime »,  bien que  par « déchirures » elle puisse introduire en lui un  « nouveau contenu, celui  de la motivation inconsciente et un symbolisme spécifique », « quand le pouvoir de la censure est suspendu [3]  ».

          Une nouvelle dimension de la linguistique générale selon Benveniste se révèle cependant dans le second tome de ses Problèmes de linguistique générale . En discussion avec Saussure et sa conception des éléments distinctifs du système linguistique que sont les signes, Benveniste propose deux types dans  la signifiance du langage : « le » sémiotique et « le » sémantique.

      Le sémiotique  (de « semeion », ou « signe », caractérisé par  son lien « arbitraire » – résultat d’une convention sociale –  entre « signifiant » et « signifié ») est un sens clos, générique, binaire, intralinguistique,  systématisant et institutionnel, qui se définit par une relation de « paradigme » et de « substitution ».  LE sémantique s’exprime dans la phrase qui articule  le « signifié » du signe, ou l’ « intenté » (fréquente allusion à l’ « intention » phénoménologique de Husserl). Il se définit par une  relation de « connection » ou de « syntagme »,  où le « signe » (le sémiotique) devient « mot »  par  l’ « activité du locuteur ». Celle-ci met  en action la langue dans la situation du discours adressé par la « première personne » (Je) à la « deuxième personne » (Tu), la troisième (Il) se situant hors discours.

      Formulée en 1967/1968 (PLG2, p. 63 sq. et p. 215 sq.) devant  le Congrès de la Société de Philosophie de langue française, puis devant le Congrès de Varsovie fondateur de l’AIS en 1968 (PLG2, p. 43 sq.), cette conception duelle de la signifiance ouvre un nouveau champ de recherche.  Benveniste insiste sur le dépassement de la notion saussurienne du signe et du langage comme système, et  souligne son importance,  à la fois intralinguistique : ouvrir une nouvelle dimension de la signifiance, celle du discours (le sémantique), distincte de celle du signe (le sémiotique [4] ); et   translinguistique : élaborer une  métasémiotique des textes et des œuvres, sur la base de la sémantique de l’énonciation (PLG2, p. 66).  Et donne une idée plus précise des  perspectives immenses qui s’ouvrent ainsi : « Nous sommes tout à fait au commencement », aussi est-il encore « impossible de  définir de manière générale » où mènera cette orientation  qui, traversant la linguistique, « obligera à réorganiser l’appareil des sciences de l’homme » (PLG2, p. 238).

    Entre le second tome des Problèmes de linguistique générale et le Baudelaire, les Derniers Cours  se proposent  donc :

- dans un premier temps de démontrer que  « signifier », qui constitue la « propriété initiale, essentielle et spécifique de la langue »,  ne s’enferme pas dans les unités-signes (telles que le concevait Saussure), mais « transcende » les fonctions communicative et pragmatique de la langue ; et,

- dans un second temps, de spécifier les termes et les stratégies de cette « signifiance » en tant qu’elle est une « expérience » intra- et inter-subjective, à  proprement parler vitale (comme il l’avait annoncé dans PLG2, p. 217 :  « Bien avant de servir à  communiquer, le langage sert à vivre » 1.1969).   

 

  L’écriture prend place dans ce mouvement :  centre et relais  de la signifiance. Comment ?

      La « double signifiance » de la langue est développée par le levier de l’écriture, qui réalise et révèle sa capacité de « production » et d’ « engendrement ». C’est la touche originale du Cours  Le terme d’ « écriture » est  alors au centre de la création philosophique et littéraire en France [5] . Benveniste  ne s’y réfère pas explicitement, bien qu’il s’y montre très attentif dans nos échanges de cette période ; mais il en construit le concept dans le cadre de sa théorie générale de la signifiance de la langue.

       En discussion avec  la sémiologie de Saussure qui , en « confondant l’écriture avec l’alphabet, et la langue avec une langue moderne », postule que l’écriture est « subordonnée à la langue » (Cours 8),  Benveniste interroge         -l’acte d’écrire,       -l’apprentissage de l’écriture et -  les types constitués au cours de l’histoire. En prenant soin cependant de souligner  qu’il ne cherche pas l’« origine de l’écriture », mais les diverses solutions  de la « représentation graphique » ou « iconique » de la signifiance (Cour 9).

-       L’écriture est appréhendée d’abord comme un « système sémiotique » particulier ; distinct de la parole, une « abstraction de haut degré » : le locuteur écrivant s’extrait de l’activité verbale « vivante » (gestuelle, phono-acoustique, reliant soi à autrui dans un dialogue) et la « convertit » en « images », en « signes tracés à la main ».  Bien plus que sur la fonction « utilitaire » de l’écriture (mémoriser, transmettre, communiquer le message), Benveniste  insiste sur le fait que cette « iconisation de la pensée » (Cours 8)  est une « expérience unique » du « locuteur avec lui-même » : ce dernier « prend  conscience »  que ce « n’est pas de la parole prononcée, du langage en action » que procède l’écriture. « Global », « schématique », « non grammatical », « allusif »,  « rapide », « incohérent », il existe un langage intérieur,  « intelligible pour le parlant et pour lui seul », qui confronte celui-ci à la tâche considérable de réaliser une « opération de conversion de sa pensée » dans une forme intelligible à d’autres. L’iconisation opère à cette charnière, entre le langage intérieur et  sa transmission aux autres.

    Ainsi comprise, la « représentation iconique » construit ensemble la parole et l’écriture : elle « va de pair avec l’élaboration de la parole et l’acquisition de l’écriture ». A cette étape de sa  théorisation, et à l’encontre de Saussure, Benveniste remarque que, loin d’être « subordonné » à la parole, le signe iconique associe la pensée propre au « langage intérieur » parallèlement au graphisme et à la verbalisation : «  La représentation iconique se développerait parallèlement à la représentation linguistique », ce qui laisse entrevoir une autre relation entre pensée et icône, « moins littérale » et « plus globale »  que la relation entre pensée et parole (Cours 8).

  Cette hypothèse associant l’écriture au « langage intérieur », qui sera modifiée plus loin, renoue avec les interrogations antérieures de Benveniste sur  la « force anarchique » de l’inconscient freudien (PLG1, p. 78). Le « langage intérieur » du  parlant-écrivant ne se limiterait pas à  la propositionnalité de l’ego transcendantal de la conscience et à  son « intention »,  mais pourrait dessiner en creux, dans sa théorie de la subjectivité, une diversité  d’espaces subjectifs : des typologies ou topologies des subjectivités dans l’engendrement de la signifiance. L’ « expérience poétique » de Baudelaire, j’y reviendrais, confirme et précise cette avancée.

-        L’histoire de l’écriture un nouvel ajustement du rapport langue/écriture, et constitue une nouvelle étape  dans la théorie de la signifiance chez Benveniste. Pictogrammes, écriture monosyllabique (chinois), polysyllabiques (sumériennes, akkadiennes-sémitiques, égyptiennes),  puis alphabétiques – consonantique (l’hébreu), vocalique (grecque)…

A partir de la « double signfiance » (le sémiotique/ le sémantique), deux types de langues se dégagent à partir de leur rapport à l’écriture : celles où prédominent  l’étymologie ou le sémantique (l’hébreu, et déjà chez les Phéniciens) ; celles, ensuite, où la vocalisation distingue voyelles et consonnes,  et où les variations  grammaticales, qui  détruisent souvent les relations  étymologiques, conduisent à un affinement du système flexionnel.

  Une  « ligne de partage » se dessine aussi : à l’est  (en Mésopotamie, en Égypte et jusqu’en Chine) prédominent des « civilisations de l’écrit » caractérisées par le primat de l’écriture, où le scribe (le « sage calligraphe » en Chine) joue un rôle central dans l’organisation de la société ; tandis qu’à l’ouest dans le monde indo-européen,  une dévalorisation, voire un certain « mépris » de l’écriture (chez Homère, grapho ne signifie que « gratter »), prévalent (Cours 14).

 

-       L’auteur soutient   non seulement l’écriture n’est pas subordonnée au langage, non seulement elle est parallèle à la langue (et aux types de langues), mais de surcroit qu’elle les prolonge.  Comment ?

           D’une part, l’iconisation déclenche et affine la formalisation de la langue, de sorte que progressivement l’écriture se littéralise. « Elle sémiotise tout » : l’écriture est un système de signes qui « ressemble beaucoup  plus au langage intérieur  qu’à la chaîne du discours » (Cours 12).  Dès lors, et d’autre part, cette proximité de l’écriture avec le langage intérieur conduit à repenser le langage intérieur lui-même : puisque l’écriture est  toujours déjà co-présente au langage intérieur, le langage intérieur ne serait-il pas déjà une proto-écriture ? Une nouvelle caractéristique du « langage intérieur » se précise ici : « avant » même le scribe sacré, c’est logiquement le langage intérieur qui  nous « sacre » en formulant le « mythe ».  Telle une  écriture de la « globalité » , un « train d’idée » qui  raconte  une « histoire entière », ce « langage intérieur » serait-il une  narrativité « intérieure » ? S’agit-il d’une sorte de « fiction », dont Husserl disait qu’elle constitue l’ « élément vital de la phénoménologie » ? Des « fantasme originaire » de Freud ? Des rêveries ?  Des « enveloppes narratives »  des cognitivistes, qui les présupposent antérieures à la compétence syntaxique ?

   

 

-       Arrivé à ce point, Benveniste inverse l’hypothèse  initiale au sujet de l’écriture.  En tant qu’ « opération »  dans le « procès linguistique », c’est l’écriture qui est « l’acte fondateur » : elle a  « transformé la figure des civilisations », « la révolution la plus profonde que l’humanité a connue » (Cours 14). Cette particularité de l’écriture dans son rapport à la langue renforce aussi une  ultime constatation : la langue et l’écriture « signifient exactement de la même manière ». L’écriture se réapproprie la parole pour transmettre, communiquer, mais aussi reconnaître (c’est le sémiotique) et comprendre (c’est le sémantique). L’écriture est partie prenante  de l’interprétance de la langue.  Ce relais  de la parole fixée dans un système de signes reste  un système de la parole, à condition d’entendre cette dernière comme une signifiance susceptible d’engendrements ultérieurs d’autres systèmes de signes.

Entendons : il n’y a pas d’instance de sens extérieure ou transcendante au langage, c’est en  la coprésence de langage et de l’écriture que consiste sa capacité de signifier, le « transcendant » est immanent à l’autsémiotisation  du langage par l’écriture. 

   Pas à pas, la théorie de  Benveniste  intègre donc tout  référent et, implicitement, l’infini de la Res divina –par définition extérieure au monde  humain. Le projet linguistique d’examiner comment la langue signifie, se révèle plus ambitieux : il est implicitement métaphysique, philosophique.

 

Signifiance et expérience

    Le Deuxième volume des Problèmes développe cette dimension, lorsque   Benveniste dira que l’acte de signifier, irréductible  à la communication et aux institutions,  ne transcende le « sens donné » - retenez cette allusion à la transcendance- que par l’ « activité du locuteur mise au centre ».  La notion d’ « énonciation »,  sera alors comprise désormais  comme une « expérience »- au double sens d’Erlebnis et d’Erfharung- -  modifie considérablement l’objet de la signifiance et/ou du langage (PLG2, p. 67 sq. et p. 79 sq.).

 Les termes désignant  la « dialectique singulière » de cette dynamique du langage varient : «engendrement », mais aussi « fonctionnement », « conversion » de la langue en écriture  et de la langue en discours, « diversification » ; la langue étant définie comme  « production »,  « paysage mouvant », « lieu de transformations ». L’ « engendrement » de la signifiance selon Benveniste  s’engage profondément dans le processus d’un avènement de la signification pré- et translinguistique,  et vise trois types de relations d’engendrement : relation  dinterprétance  (propriété fondamentale, la langue étant « le seul système qui peut tout interpréter ») ; relation d’engendrement (entre systèmes de signes : de l’écriture alphabétique au braille) ; relation d’homologie (en référence aux « correspondances » de Baudelaire). 

   Le sujet de l’énonciation lui-même devait se ressentir  de cette mobilité.  Dans ce paysage mouvant de la langue, et au regard de l’écriture qui a contribué à le faire apparaître, une réflexion sur l’expérience spécifique de l’écriture que représente le « langage poétique » s’imposait.   Benveniste aborde le sujet dans ses Notes manuscrites  sur Baudelaire [6] , de la même période (de 1967 à  1969), en contrepoint de la lecture structuraliste des « Chats » de Baudelaire par  Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, et en écho aux indications  des  Derniers cours .

     Plus proche du « langage intérieur » que du discours, le langage poétique exige de l’analyste qu’il « change d’instruments », comme le voulait  Rilke [7] (commenté  par le jeune Benveniste).  Cette « langue différente » en effet nécessite une « translinguistique » : le  message poétique, « tout à l’envers des propriétés de la communication » (20, f10/f204), parle une émotion que le langage « transmet » mais ne « décrit » pas (12, f4/f56). De  même, le référent du langage poétique  est « à l’intérieur de l’expression », tandis que dans le langage usuel  l’objet est hors langage. Le langage poétique est « sensitif », il  « procède du corps du poète », « ce sont des impressions musculaires », précise Benveniste.  « ne s’adresse qu’aux entités qui participent à cette nouvelle communauté : l’âme du poète, Dieu/la nature, l’absente/la créature de souvenirs et de fiction » (23, F33/ f356). Pourquoi Benveniste choisit-il Baudelaire pour illustrer son propos ?  Parce que ce dernier opéra la « première fissure  entre le langage poétique et le langage non poétique », tandis que chez Mallarmé cette rupture est déjà consommée (23, F35/f358).

    Contemporaines des  Dernières leçons, ces notes  sur l’expérience poétique de Baudelaire  rejoignent les réflexions sur la « force anarchique » à l’œuvre dans l’inconscient et que la langue « refrène et sublime » (PLG1, p. 77). Elles sont aussi à l’écoute de la poétique de l’Inde ancienne telle qu’elle apparaît dans les textes sacrés que le sanscritiste Benveniste maîtrise à fond, ces dernières réflexions entrent en résonance avec la fin de ces années 1960, où les révoltes sociales et générationnelles, appelant à mettre l’ « imagination au pouvoir », cherchaient dans l’expérience  de l’écriture (d’avant-garde ou féminine)  les logiques secrètes et innovantes du sens et de l’existence. Dans l’absence de toute référence explicite à la sexualité, ce n’est pas à la théorie freudienne de la sublimation que fait penser cette  linguistique générale de l’expérience et de la subjectivité,  mais  au cheminement – innommé – de Martin Heidegger (Acheminement vers la parole, 1959) : la parole, Sage, sans son  ni communication, mais pensée intérieure qui se réalise dans le silence de la production mentale d’un « « venir de la langue ».

En définitive,    pour Benveniste, l’écriture comme graphisme et comme expérience poétique – de Baudelaire au surréalisme –  croise certes la définition par Heidegger du « langage qui parle uniquement et solitairement avec soi-même » et qui rend possible la sonorité. Mais pour s’en écarter  aussitôt, car à ce « laisser-aller » qui serait l’essence du langage, sourdement menacé de devenir « insensé », chez le deuxième Heidegger, les remarques allusives des Dernières leçons et du Baudelaire apposent, plus qu’elles n’opposent, la vigilance du linguiste  pour lequel « le discours comporte à la fois la limite et l’illimité », « l’unité et la diversité » (Cours 13)

  En effet, Benveniste ne manque jamais d’insister sur  « syntagmation » – probablement « reflétant une nécessité de notre organisation cérébrale » (PLG2, p. 226) – qui confère à l’ « instrument du langage » sa capacité de coder en codifiant, de limiter en se limitant, et d’assurer ainsi la sémantique d’un discours intelligible, communicatif, en prise sur la réalité. Il ajoute cependant que, parallèle à la  langue et  son relais,  l’écriture comme  représentation graphique    et comme expérience poétique, bien que plus proche du « langage intérieur » que du « discours », n’élimine pas  ses vertus pragmatiques.  Mais qu’elle se risque à déplacer les limites de la langue par l’engendrement de systèmes signifiants singuliers (le poème) et néanmoins partageables dans l’ « interprétance » de la langue elle-même.  Ni tyrannie institutionnelle  ni hymne rêveur,  la signifiance qu’esquisse ce dernier Benveniste est un espace de liberté.

   Et Dieu, dans cette alchimie du Verbe ?  Dans la terrible épreuve de l’aphasie, et alors que j’avais raréfié mes visites, il m’a fait demander par sa sœur. Etait-ce le jour où je lui ai apporté  son livre publié en 1929 que j’avais trouvé chez un antiquaire, The Presian religion, en anglais ? Il s’est mis a écrire avec son doigt sur mon chemisier. Troublée, embarrassée, j’ai fini par lui tendre une feuille de papier où il écrit THEO, avec le sourire qu’on lui connaît de la photo publiée par le Nouvel Observateur et dans le livre recueillant ses Dernières leçons. Graffiti du hasard  dont il ne convient pas de chercher le sens ? On peut le penser. Je ne le crois pas. L’aphasie motrice n’avait pas détruit complètement l’intelligence. Ce THEO me restera à jamais énigmatique. En écrivant ma préface, j’ai découvert des détails significatifs de la vie de ce grand linguiste qui, appuyés  sur les derniers écrits, éclairent me semble-t-il cette écriture d’un langage intérieur privé de voix.

  Né au cœur de l’Empire ottoman, le petit Ezra arrive à Paris à 9 ans, élève à l’École rabbinique de la rue Vauquelin, jusqu’à 1919 : il étudie 6 ans durant  le Talmud Thora, avant que Sylvain Lévi, à moins que ce ne soit Salomon Reinach, ne le dirige vers les études de lettres, puis vers le grand Antoine Meillet dont il sera le successeur à l’EPHE, enfin au Collège de France. Ami des révoltés surréalistes, trotskistes et communistes, il signe en 1925 le Manifeste surréaliste  « La Révolution d’abord et toujours » : « Nous considérons la révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l’esprit humain… ». Agnostique, laïque et républicain, il signe aussi, en 1942,  la lettre collective organisée par Marc Bloch et adressée à l’UGIF pour attirer l’attention sur la politique de Vichy faisant des juifs une catégorie à part, prélude de la déportation. Son frère Henri est raflé au Vel’ d’Hiv et déporté sans retour à Auschwitz.

 La Guerre  des 6 jours (1967) et Guerre du Kippour (1973) devaient susciter chez maints israélites agnostiques le désir d’un retour au Dieu des Pères. C’était trop tard pour le professeur Benveniste, il n’a pas pris ce chemin. Le YHWH de son enfance rabbinique s’était métamorphosé en  cette « force originelle à l’œuvre » de la Leçon 7,  qui « transcende » toute autre propriété du langage, mais dont on ne conçoit pas, insiste le linguiste, « que son principe se trouve  ailleurs que dans le langage ». 

    Toute  son œuvre révèle un fidèle héritier de la sécularisation européenne : le Professeur Benveniste est un enfant des Lumières,  conscient de sa dette envers les institutions de la République.  

  Pourtant,  quand l’aphasie ne lui laisse que la rêverie d’un langage intérieur muet, l’élève de l’école rabbinique  revient à l’imprononçable graphisme YHWH qui connaît et interprète toute parole. Et puisque sa science linguistique descend  de l’onto-théologie juive-grecque-et-chrétienne,  ce n’est pas la kabbale, mais le graphème  THEO qui en prend nécessairement la place. Pour  graver l’imprononçable  dans le corps de son élève : je  lui rappelais, me disait-il, sa mère enseignante à l’Alliance Israélite Universelle en Bulgarie, mon pays natal, où cette mère Maria était décédée sans revoir son fils. 

  Le graphème aura été l’indice ultime  qu’il m’a laissé de cette « force originelle à l’œuvre » chez les êtres parlants, YHWH pour le juifs, THEO pour les gréco-chrétiens, et que le théoricien du langage a inlassablement déconstruit,  en l’appelant une « signifiance » : car son principe ne se trouve   que dans l’expérience de l’énonciation qui enserre et interprète la rencontre de nos subjectivités  dans  l’histoire.

Vous voyez, à quoi mène la linguistique ! De quoi  faire méditer nos corps parlant et écrivant en ces temps d’austérité et de heurts de religions.

Telle fut pour moi la « dernière leçon » de ce kabbaliste des Lumières. Je ne pouvais pas ne pas vous transmettre cet instant, ce don.

Merci à Jean-Claude Coquet et à Irène Fenoglio de m’en avoir donné l’occasion.

Julia Kristeva

Le 7.06.2012

 



[1] Et dont l’exemple le plus concret est son Vocabulaire des Institutions indo-européennes (2 vol. Ed.de Minuit, 1969).

[2]  Cf. E. Benveniste, PLG2, p. 229.

[3] « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », in PLG1, p. 78 ; 1956.

[4] C’est  Antoine Culioli qui réalise ce projet  dans sa  « théorie des opérations énonciatives », en étudiant l’activité du langage à travers la diversité des langues nationales.

[5] Avec Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture (1953), Eléments de sémiologie (1965), Jacques  Derrida, De la grammatologie (1967), La Voix et le Phénomène (1967), et dans le domaine  littéraire, après le « Nouveau Roman », avec Philippe Sollers,  Drame (1965), Logiques (1968),Nombres (1968), L’écriture et l’expérience des limites (1971).

[6] Cf. E. Benveniste, Baudelaire, op.cit.

[7] Cf. Ibid., p.10.

 

 

 

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