Qu’est-ce qu’un grand linguiste ?  Je risque une définition :
                    d’apparence méticuleuse et froide, cette personne (souvent un homme)  étudie les langues, pour découvrir  de nouvelles propriétés du langage   comme capacité centrale
                    de tous les êtres parlants, et de ce fait accompagne et accélère des étapes  décisives de l’aventure humaine. Je pense
                    à Scaliger et Ramus,  qui au XVIe
                    siècle ont  favorisé la constitution
                    et le développement des langues  nationales. À Lancelot et Arnauld dont la Grammaire générale et raisonnée (1660) inscrit le sujet cartésien
                    dans la syntaxe de la langue. À la philologie comparée  de Franz Bopp et  Rasmus Rask  qui, en démontrant la parenté
                    du sanscrit avec les langues indo-européennes, confirment le poids de
                    l’histoire  par l’activité évolutive
                    du langage, et  l’historicisme s’impose comme approche incontournable du monde et
                    de la société.
                    
                  
                  Mais
                    Benveniste, aujourd’hui ? – Permettez-moi un détour.
                    
                  
                  Les
                    conflits tragiques du XXe siècle tendent à faire oublier qu’il fut
                    aussi le temps d’une exceptionnelle exploration du langage  mis au cœur de la condition
                    humaine : c’est la langue qui conditionne, contient et éclaire  toutes les expériences humaines. La
                    phénoménologie, la logique formelle,  la philosophie analytique, le structuralisme, la grammaire générative,
                    les sciences de l’homme interrogeant dans le langage le sens des comportements
                    et des institutions, sans oublier la psychanalyse qui annexe le sexe  et empiète sur la biologie : tous
                    se sont développés alors même qu’une explosion sans précédent des formes
                    littéraires, des avant-gardes artistiques et des singularités stylistiques
                    bouleversait le domaine des lettres. Observée avec recul,  cette lucide aventure semble annoncer la
                    marée des nouvelles et virtuelles hyperconnexions,
                    qui font éclater les systèmes de signes conventionnels et promettent autant de
                    liberté que de chaos.
                    
                  
                      Tout le monde communique
                    aujourd’hui, mais rares sont ceux qui perçoivent  la consistance et toute l’étendue du
                    langage. À l’époque où Benveniste donnait ses Derniers cours,  cette idée
                    selon laquelle  le langage   détermine  les humains d’une autre façon et plus
                      profondément que ne le font les rapports sociaux  commençait à devenir une  pensée dangereuse : une
                    véritable  révolte contre les
                    conventions,  l’ « ordre
                    établi », l’ « État policier », le marxisme doctrinaire et
                    les régimes communistes. À Varsovie, en Italie, en Tchécoslovaquie, dans les
                    Républiques baltes alors soviétiques et ailleurs, la sémiologie  était  synonyme de liberté de penser. Assez
                    logiquement, c’est à Paris (où la recherche française montrait un grand
                    dynamisme, que ce soit à travers la Section
                      de sémiologie du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France,
                    la revue Communications ou les
                    publications d’Emile Benveniste, Roland Barthes et Algirdas  Julien Greimas, parmi d’autres) que
                    naquit l’idée de réunir ces courants mondiaux. Et c’est tout aussi logiquement
                    que, sous l’autorité inspirée de Roman Jakobson, la présidence de Benveniste
                    s’imposa à tous. Le Symposium
                      international  de sémiotique créé en août 1968 devait constituer les bases de l’Association Internationale de sémiotique (AIS) dont  Emile Benveniste devint officiellement
                    le Président en 1969. Jeune étudiante, venue de l’Est, j’ai eu l’honneur
                    d’être  nommée « secrétaire
                    générale » de la section « Recherches Sémiologique » de la revue
                    Social science information (Unesco), puis de l’AIS : autant tâches qui ont
                    développé et consolidé mes liens avec le grand linguiste.
                    
                  
                  Au sein
                    de ce foisonnement dans lequel son oeuvre s’inscrit
                    pleinement, et alors que la  linguistique semble pressée d’urgences
                    techniques dans une société en perte de sens et cerclée par la « com », les Derniers
                      cours d’E. Benveniste  esquisse
                    des « théories générales » qui contribuent à  sonder des logiques profondes qui
                      traversent  jusqu’à nos  écritures numériques.  Et nous
                    aident à les problématiser : Sont-elles  des   chats  en manque de
                    « subjectivité », ou au contraire des voies
                    d’ « engendrement » de nouvelles « signifiances »,
                    pour reprendre la terminologie du dernier Benveniste ?
                    
                  
                  Comment
                    la  « linguistique générale » de Benveniste nous invite-t-elle à
                    ouvrir ces questions, et bien d’autres, face aux péripéties du SENS dans le
                    langage, ou ce qu’il en reste dans les « éléments de langages » et la
                    « com »  d’aujourd’hui?  Voilà un sujet de thèse que je suggère
                    aux jeunes chercheurs. Je me limiterai à quelques remarques, et je vous prie
                    d’en excuser la simplification.
                    
                  
                  La double signifiance
                    
                  
                  
                    
                    A.   
                    
                    Benveniste
                      laisse une « œuvre inachevée », dit-on parfois,  la formule risquant d’en minorer la
                      portée. Inachevée, certes,  puisque
                      l’attaque a laissé l’homme dans l’insoutenable situation  d’un grand linguiste privé de parole et
                      paralysé. Mais « inachevée » surtout dans un sens  absolument nécessaire, parce que telle
                      est l’expérience du langage  qu’il a faite et théorisée : un
                      chemin, nécessairement ouvert.  Pourquoi ?
                      
                    
                    En un siècle où la diversité des courants de pensée multipliait  les pistes et les interrogations tant
                    épistémologiques qu’esthétiques, l’enfant juif de l’Ecole rabbinique devint un
                    homme des Lumières. Un agnostique qui ne se contente pas de repérer et de
                    commenter le détail morphosyntaxique, mais pratique une l’interrogation permanente des catégories fondamentales, linguistiques
                      et/ou philosophiques. Une patiente déconstruction dont il n’emploie pas le terme, mais qu’il
                    pratique avec une clarté classique. Et qui culmine en cette devise d’Héraclite,
                    dans laquelle il se reconnait et qu’il revendique « Oute legei, oute kryptei, alla semainei ».
                    Ni dire, ni cacher, mais  signifier.
                    Ce serait cela, la propriété fondamentale du langage,  signifier : Benveniste
                    réhabilite et développe comment ça signifie par et dans les seules propriétés
                    du langage.  Le langage ne se
                    contente pas de dire, il ne cache pas non plus, il signifie. Le linguiste en
                    prend le chemin,  pour déterminer
                    comment  signifier  s’engendre -
                    non pas du fait d’une impulsion extérieure, mais dans l’appareil formel du
                    langage lui-même.
                    
                  
                  Il
                    annonce, dès la Première leçon : « Nous posons, quant à nous, que la nature essentielle de la langue,
                      qui commande toutes les fonctions qu’elle peut assumer, est sa nature signifiante./…/Qu’est-ce
                      donc  que « signifier » ? 
                    
                  
                  Nous
                    sommes le 2 décembre 1968, sept mois après le fameux Mai 68.) Le lecteur naïf,
                    à ce moment comme aujourd’hui, s’étonne : est-ce si  original ? à quoi bon une langue si
                    elle  ne  signifie pas quelque chose ?
                    Certes. Mais savez-vous ce que vous entendez au juste par
                    « signifier » ? Et si « communiquer »,
                      « vouloir dire », « porter un message » ne se confondaient
                      pas avec « signifier » ? Central en philosophie du langage,
                    mais en tant que porteur de « vérité » (la philosophie confond
                    « sens » et « vérité »), le sens – pour cette raison même- n’est pas vraiment le problème
                    des linguistes, rappelle Benveniste (PLG2, 1967, p. 216) : soit
                    « écarté » car suspecté d’être trop subjectiviste; soit reconnu mais
                    « réduit » (Bloomfield, Harris). Selon Benveniste, au contraire,  « signifier » constitue un
                    « principe interne » du langage (Cours
                      3).  Avec cette « idée neuve »,
                    souligne-t-il, « nous sommes  jetés dans un problème majeur, qui embrasse la linguistique  et au-delà ».  
                    
                  
                      Si quelques précurseurs
                    (Locke, Saussure et Pierce) ont démontré que nous « vivons  dans un univers de signes » dont la
                    langue est le premier, suivi des signes d’écriture, de reconnaissance, de
                    ralliement, etc. (Cours 1),
                    Benveniste se situe dans leur sillage et commente leurs apports, mais il prend
                    ses distances : en quoi consiste la signifiance spécifique du langage, sa
                    manière particulière de signifier ?  Il entend démontrer  comment l’appareil formel de la langue la rend
                    capable non seulement de « dénommer » des objets et des situations,
                    mais surtout de « générer » des discours  aux significations originales, aussi
                    individuelles que partageables dans les échanges avec autrui. Mieux même,  non content de s’autogénérer,
                    l’organisme de la langue  génère
                    aussi  d’autres systèmes de signes qui lui ressemblent  ou augmentent ses capacités,  mais dont elle est le seul système
                    signifiant capable de fournir une interprétation.
                    
                  
                      
                    
                  
                  B.  Ces Derniers
                    Cours prennent tout leur sens si on les lit au regard des deux volumes des Problèmes de linguistique générale ( 1966 et 1974), ainsi que des Notes sur Baudelaire de la
                    même période.
                    
                  
                           Dès le premier tome, cette  linguistique générale qui s’écarte de la
                    linguistique structurale mais aussi de la grammaire générative qui dominent le
                    paysage linguistique de l’époque, et débouche sur le fait que signifier est un
                    acte entre deux sujets : « je » et « tu ».  Il  avance une linguistique du discours, basée sur l’allocution et le dialogue, et ouvre  l’énoncé vers le processus d’énonciation, la subjectivité et l’intersubjectivité. Sa pensée ne quitte pas la linguistique stricto sensa, mais lui adjoint un vaste champ
                    interdisciplinaire. Attentif à la philosophie analytique (les énoncés
                    performatifs) mais aussi de la psychanalyse freudienne, Benveniste conçoit la subjectivité  dans l’énonciation comme un émetteur bien plus complexe  que le sujet
                      cartésien. Comment ?  Il
                    l’élargit à l’ « intentionnel » (emprunté à la phénoménologie
                    existentielle, via les travaux du linguiste-phénoménologue Hendrik Josephus  Pos).
                    De surcroît, et sans y paraître,  il
                    esquisse  une ouverture vers le
                      sujet de l’ « inconscient ». On ne dira jamais assez que
                    Benveniste est le premier, et à ma connaissance le seul grand linguiste, qui ait
                    pris au sérieux la place du langage dans la théorie freudienne de
                    l’inconscient. Pas vraiment « structuré comme un langage »,  mais travaillé par une « force
                    anarchique » (pulsionnelle ?) que le langage « refrène et
                    sublime »,  bien que  par « déchirures » elle puisse
                    introduire en lui un  « nouveau
                    contenu, celui  de la motivation
                    inconsciente et un symbolisme spécifique », « quand le pouvoir de la
                    censure est suspendu ».
                    
                  
                            Une nouvelle dimension de la linguistique générale selon Benveniste se
                    révèle cependant dans le second tome de ses Problèmes de linguistique générale . En discussion avec Saussure et sa conception des
                    éléments distinctifs du système linguistique que sont les signes, Benveniste
                    propose deux types dans  la signifiance du langage :
                    « le » sémiotique et
                    « le » sémantique.
                      
                    
                        Le sémiotique  (de « semeion »,
                    ou « signe », caractérisé par  son lien « arbitraire » – résultat d’une convention
                    sociale –  entre « signifiant »
                      et « signifié ») est un sens clos, générique, binaire,
                    intralinguistique,  systématisant et
                    institutionnel, qui se définit par une relation de « paradigme » et
                    de « substitution ».  LE sémantique s’exprime dans la
                      phrase qui articule  le
                      « signifié » du signe, ou l’ « intenté »
                    (fréquente allusion à l’ « intention » phénoménologique de
                    Husserl). Il se définit par une  relation de « connection » ou de
                    « syntagme »,  où le
                    « signe » (le sémiotique)
                    devient « mot »  par  l’ « activité du locuteur ».
                    Celle-ci met  en action la langue dans la situation du discours adressé par la « première
                    personne » (Je) à la « deuxième personne » (Tu), la troisième
                    (Il) se situant hors discours. 
                    
                  
                        Formulée en
                    1967/1968 (PLG2, p. 63 sq. et p. 215 sq.) devant  le Congrès de la Société de Philosophie
                    de langue française, puis devant le Congrès de Varsovie fondateur de l’AIS en
                    1968 (PLG2, p. 43 sq.), cette conception duelle de la signifiance ouvre un nouveau champ de recherche.  Benveniste insiste sur le dépassement de
                    la notion saussurienne du signe et du langage comme système, et  souligne son importance,  à la fois intralinguistique : ouvrir une nouvelle dimension de la
                    signifiance, celle du discours (le sémantique), distincte de celle du signe (le
                    sémiotique);
                    et   translinguistique : élaborer une  métasémiotique des textes et des œuvres, sur la base de la sémantique de l’énonciation (PLG2,
                    p. 66).  Et donne une idée plus
                    précise des  perspectives immenses
                    qui s’ouvrent ainsi : « Nous sommes tout à fait au commencement »,
                      aussi est-il encore « impossible de  définir de manière générale » où mènera cette orientation  qui, traversant la linguistique,
                      « obligera à réorganiser l’appareil des sciences de l’homme » (PLG2,
                    p. 238).
                    
                  
                      Entre le second tome des Problèmes de linguistique générale et
                    le Baudelaire, les Derniers Cours  se proposent  donc :
                    
                  
                  - dans
                    un premier temps de démontrer que  « signifier », qui constitue la « propriété initiale,
                    essentielle et spécifique de la langue »,  ne s’enferme pas dans les unités-signes
                      (telles que le concevait Saussure), mais « transcende » les fonctions
                      communicative et pragmatique de la langue ; et,
                    
                  
                  - dans
                    un second temps, de spécifier les termes et les stratégies de cette
                    « signifiance » en tant qu’elle est une « expérience »
                    intra- et inter-subjective, à  proprement parler vitale (comme il
                    l’avait annoncé dans PLG2, p. 217 :  « Bien avant de servir
                    à  communiquer, le langage sert à
                    vivre » 1.1969).   
                    
                  
                  
                     
                  
                    L’écriture prend
                    place dans ce mouvement :  centre et
                      relais  de la signifiance.
                    Comment ?
                      
                    
                        La « double
                    signifiance » de la langue est développée par le levier de l’écriture, qui
                    réalise et révèle sa capacité de « production » et
                    d’ « engendrement ». C’est la touche originale du Cours  Le terme d’ « écriture »
                    est  alors au centre de la création
                    philosophique et littéraire en France.
                    Benveniste  ne s’y réfère pas
                    explicitement, bien qu’il s’y montre très attentif dans nos échanges de cette
                    période ; mais il en construit le concept dans le cadre de sa théorie
                    générale de la signifiance de la langue.
                    
                  
                         En discussion avec  la sémiologie de Saussure qui , en « confondant l’écriture avec l’alphabet, et la
                    langue avec une langue moderne », postule que l’écriture est
                    « subordonnée à la langue » (Cours
                      8),  Benveniste interroge         -l’acte d’écrire,       -l’apprentissage
                        de l’écriture et -  les types
                        constitués au cours de l’histoire. En prenant soin cependant de
                    souligner  qu’il ne cherche pas
                    l’« origine de l’écriture », mais les diverses solutions  de la « représentation
                    graphique » ou « iconique » de la signifiance (Cour 9).
                    
                  
                  
                    
                    -       
                    
                    L’écriture est appréhendée d’abord comme un
                      « système sémiotique » particulier ; distinct de la parole, une « abstraction de haut degré » : le
                        locuteur écrivant s’extrait de l’activité verbale « vivante »
                        (gestuelle, phono-acoustique, reliant soi à autrui dans un dialogue) et la
                        « convertit » en « images », en « signes tracés à la
                        main ».  Bien plus que sur la
                        fonction « utilitaire » de l’écriture (mémoriser, transmettre,
                        communiquer le message), Benveniste  insiste sur le fait que cette « iconisation de la pensée » (Cours 8)  est une « expérience unique »
                        du « locuteur avec lui-même » : ce dernier « prend  conscience »  que ce « n’est pas de la parole
                        prononcée, du langage en action » que procède l’écriture.
                        « Global », « schématique », « non grammatical »,
                        « allusif »,  « rapide », « incohérent », il existe un langage intérieur, 
                        « intelligible pour le parlant et pour lui seul », qui confronte
                        celui-ci à la tâche considérable de réaliser une « opération de
                        conversion de sa pensée » dans une forme intelligible à d’autres. L’iconisation opère à cette charnière, entre le langage
                          intérieur et  sa transmission aux
                          autres.
                        
                      
                      Ainsi comprise, la
                    « représentation iconique » construit ensemble la parole et l’écriture : elle « va de pair avec
                    l’élaboration de la parole et l’acquisition de l’écriture ». A cette étape
                    de sa  théorisation, et à l’encontre
                    de Saussure, Benveniste remarque que, loin d’être « subordonné » à la
                    parole, le signe iconique associe la pensée propre au « langage
                    intérieur » parallèlement au
                    graphisme et à la verbalisation : «  La représentation iconique se
                    développerait parallèlement à la représentation linguistique », ce qui
                    laisse entrevoir une autre relation entre pensée et icône, « moins
                    littérale » et « plus globale »  que la relation entre pensée et parole (Cours 8).
                    
                  
                    Cette hypothèse associant l’écriture au
                    « langage intérieur », qui sera modifiée plus loin, renoue avec les
                    interrogations antérieures de Benveniste sur  la « force anarchique » de
                    l’inconscient freudien (PLG1, p. 78). Le « langage intérieur »
                    du  parlant-écrivant ne se limiterait
                    pas à  la propositionnalité de l’ego transcendantal de la conscience et à  son « intention »,  mais pourrait dessiner en creux, dans sa
                    théorie de la subjectivité, une diversité  d’espaces subjectifs : des typologies ou topologies des
                    subjectivités dans l’engendrement de la signifiance. L’ « expérience
                    poétique » de Baudelaire, j’y reviendrais, confirme et précise cette
                    avancée.
                    
                  
                  
                    
                    -       
                    
                     L’histoire de l’écriture un nouvel
                      ajustement du rapport langue/écriture, et constitue une nouvelle étape  dans la théorie de la signifiance chez
                      Benveniste. Pictogrammes, écriture monosyllabique (chinois), polysyllabiques
                      (sumériennes, akkadiennes-sémitiques, égyptiennes),  puis alphabétiques – consonantique
                      (l’hébreu), vocalique (grecque)…
                        
                      
                  A partir de la « double signfiance » (le sémiotique/ le sémantique), deux types de langues se
                    dégagent à partir de leur rapport à l’écriture : celles où
                    prédominent  l’étymologie ou le
                    sémantique (l’hébreu, et déjà chez les Phéniciens) ; celles, ensuite, où
                    la vocalisation distingue voyelles et consonnes,  et où les variations  grammaticales, qui  détruisent souvent les relations  étymologiques, conduisent à un affinement
                    du système flexionnel. 
                      
                    
                    Une  « ligne de partage » se dessine aussi : à l’est  (en Mésopotamie, en Égypte et jusqu’en
                    Chine) prédominent des « civilisations de l’écrit » caractérisées
                      par le primat de l’écriture, où le scribe (le « sage
                    calligraphe » en Chine) joue un rôle central dans l’organisation de la
                    société ; tandis qu’à l’ouest dans le monde indo-européen,  une dévalorisation,
                      voire un certain « mépris » de l’écriture (chez Homère, grapho ne
                    signifie que « gratter »), prévalent (Cours 14).
                    
                  
                   
                    
                  
                  
                    
                    -       
                    
                    L’auteur
                      soutient   non seulement l’écriture n’est pas
                      subordonnée au langage, non seulement elle est parallèle à la langue (et aux types de langues), mais de surcroit qu’elle
                      les prolonge.  Comment ?
                      
                    
                             D’une part, l’iconisation déclenche et
                    affine la formalisation de la langue, de sorte que progressivement l’écriture
                    se littéralise. « Elle sémiotise tout » : l’écriture est un système de signes qui « ressemble
                    beaucoup  plus au langage intérieur  qu’à la chaîne du
                    discours » (Cours 12).  Dès lors, et d’autre part, cette
                    proximité de l’écriture avec le langage intérieur conduit à repenser le langage
                    intérieur lui-même : puisque l’écriture est  toujours déjà co-présente au langage intérieur, le langage intérieur ne serait-il pas déjà une
                    proto-écriture ? Une nouvelle caractéristique du « langage
                    intérieur » se précise ici : « avant » même le scribe
                    sacré, c’est logiquement le langage intérieur qui  nous « sacre » en formulant le
                    « mythe ».  Telle une  écriture de la « globalité » , un « train d’idée » qui  raconte  une « histoire entière », ce
                    « langage intérieur » serait-il une  narrativité
                      « intérieure » ? S’agit-il d’une sorte de
                    « fiction », dont Husserl disait qu’elle constitue
                    l’ « élément vital de la phénoménologie » ? Des « fantasme
                    originaire » de Freud ? Des rêveries ?  Des « enveloppes
                    narratives »  des cognitivistes,
                    qui les présupposent antérieures à la compétence syntaxique ?
                    
                  
                      
                    
                  
                  
                     
                  
                  
                    
                    -       
                    
                    Arrivé
                      à ce point, Benveniste inverse l’hypothèse  initiale au sujet de l’écriture.  En tant qu’ « opération »  dans le « procès
                      linguistique », c’est l’écriture
                      qui est « l’acte fondateur » : elle a  « transformé la figure des
                      civilisations », « la révolution la plus profonde que l’humanité a
                      connue » (Cours 14). Cette particularité de l’écriture dans
                      son rapport à la langue renforce aussi une  ultime constatation : la langue et l’écriture « signifient
                      exactement de la même manière ». L’écriture se réapproprie la parole
                        pour transmettre, communiquer, mais aussi reconnaître (c’est le sémiotique) et
                        comprendre (c’est le sémantique). L’écriture est partie prenante  de l’interprétance de la langue.  Ce relais  de la parole fixée dans un système de
                      signes reste  un système de la
                      parole, à condition d’entendre cette dernière comme une signifiance susceptible
                      d’engendrements ultérieurs d’autres systèmes de signes.
                      
                    
                  Entendons :
                    il n’y a pas d’instance de sens extérieure ou transcendante au langage, c’est
                    en  la coprésence de langage et de
                    l’écriture que consiste sa capacité de signifier, le « transcendant »
                    est immanent à l’autsémiotisation  du langage par l’écriture.  
                    
                  
                     Pas à pas, la théorie de  Benveniste  intègre donc tout  référent et, implicitement, l’infini de
                    la Res divina –par définition extérieure au monde  humain. Le projet linguistique
                    d’examiner comment la langue signifie, se révèle plus ambitieux : il est
                    implicitement métaphysique, philosophique.
                    
                  
                  
                     
                  
                  Signifiance
                    et expérience
                    
                  
                      Le Deuxième
                    volume des Problèmes développe cette
                    dimension, lorsque   Benveniste dira que l’acte de signifier,
                    irréductible  à la communication et
                    aux institutions,  ne transcende le
                    « sens donné » - retenez cette allusion à la transcendance- que par
                    l’ « activité du locuteur mise au centre ».  La notion
                    d’ « énonciation »,  sera
                    alors comprise désormais  comme une
                    « expérience »- au double sens d’Erlebnis et d’Erfharung- -  modifie considérablement l’objet de la
                    signifiance et/ou du langage (PLG2, p. 67 sq. et p. 79 sq.).
                    
                  
                   Les termes désignant  la « dialectique singulière »
                    de cette dynamique du langage varient : «engendrement », mais aussi
                    « fonctionnement », « conversion » de la langue en
                    écriture  et de la langue en discours,
                    « diversification » ; la langue étant définie comme  « production »,  « paysage mouvant »,
                    « lieu de transformations ». L’ « engendrement » de la
                    signifiance selon Benveniste  s’engage profondément dans le processus d’un avènement de la
                    signification pré- et translinguistique,  et vise trois types de relations d’engendrement : relation  d’interprétance  (propriété fondamentale, la langue
                    étant « le seul système qui peut tout interpréter ») ; relation
                    d’engendrement (entre systèmes de
                    signes : de l’écriture alphabétique au braille) ; relation d’homologie (en référence aux
                    « correspondances » de Baudelaire). 
                    
                  
                     Le sujet de l’énonciation lui-même
                    devait se ressentir  de cette
                    mobilité.  Dans ce paysage mouvant
                    de la langue, et au regard de l’écriture qui a contribué à le faire apparaître,
                    une réflexion sur l’expérience spécifique de l’écriture que représente le « langage poétique »
                    s’imposait.   Benveniste aborde le sujet dans ses Notes manuscrites  sur Baudelaire,
                    de la même période (de 1967 à  1969),
                    en contrepoint de la lecture structuraliste des « Chats » de Baudelaire
                    par  Roman Jakobson et Claude
                    Lévi-Strauss, et en écho aux indications  des  Derniers cours .
                    
                  
                       Plus proche du
                    « langage intérieur » que du discours, le langage poétique exige de
                    l’analyste qu’il « change d’instruments », comme le voulait  Rilke (commenté  par le jeune
                    Benveniste).  Cette « langue
                    différente » en effet nécessite une « translinguistique » :
                    le  message poétique, « tout à
                    l’envers des propriétés de la communication » (20, f10/f204), parle une émotion que le langage
                    « transmet » mais ne « décrit » pas (12, f4/f56). De  même, le référent du langage poétique  est « à l’intérieur de l’expression », tandis que dans le
                    langage usuel  l’objet est hors
                    langage. Le langage poétique est « sensitif », il  « procède du corps du poète », « ce sont des impressions
                    musculaires », précise Benveniste.  « ne s’adresse qu’aux entités qui
                    participent à cette nouvelle communauté : l’âme du poète, Dieu/la nature,
                    l’absente/la créature de souvenirs et de fiction » (23, F33/ f356).
                    Pourquoi Benveniste choisit-il Baudelaire pour illustrer son propos ?  Parce que ce dernier opéra la
                    « première fissure  entre le
                    langage poétique et le langage non poétique », tandis que chez Mallarmé
                    cette rupture est déjà consommée (23, F35/f358).
                    
                  
                      Contemporaines des  Dernières
                    leçons, ces notes  sur
                    l’expérience poétique de Baudelaire  rejoignent les réflexions sur la « force anarchique » à
                    l’œuvre dans l’inconscient et que la langue « refrène et sublime »
                    (PLG1, p. 77). Elles sont aussi à l’écoute de la poétique de l’Inde ancienne
                    telle qu’elle apparaît dans les textes sacrés que le sanscritiste Benveniste
                    maîtrise à fond, ces dernières réflexions entrent en résonance avec la fin de
                    ces années 1960, où les révoltes sociales et générationnelles, appelant à
                    mettre l’ « imagination au pouvoir », cherchaient dans
                    l’expérience  de l’écriture
                    (d’avant-garde ou féminine)  les
                    logiques secrètes et innovantes du sens et de l’existence. Dans l’absence de
                    toute référence explicite à la sexualité, ce n’est pas à la théorie freudienne
                    de la sublimation que fait penser cette  linguistique générale de l’expérience et de la subjectivité,  mais  au cheminement – innommé –
                    de Martin Heidegger (Acheminement vers la
                      parole, 1959) : la parole, Sage, sans son  ni communication, mais
                    pensée intérieure qui se réalise dans le silence de la production mentale d’un
                    « « venir de la langue ».
                    
                  
                  En
                    définitive,    pour
                    Benveniste, l’écriture comme graphisme et comme expérience poétique –
                    de Baudelaire au surréalisme –  croise certes la définition par Heidegger du « langage qui parle
                    uniquement et solitairement avec soi-même » et qui rend possible la
                    sonorité. Mais pour s’en écarter  aussitôt, car à ce « laisser-aller » qui serait l’essence du
                    langage, sourdement menacé de devenir « insensé », chez le deuxième
                    Heidegger, les remarques allusives des Dernières
                      leçons et du Baudelaire apposent,
                    plus qu’elles n’opposent, la vigilance du linguiste  pour lequel « le discours comporte
                    à la fois la limite et l’illimité », « l’unité et la diversité »
                    (Cours 13)
                    
                  
                    En effet, Benveniste ne manque jamais
                    d’insister sur  « syntagmation » – probablement « reflétant
                    une nécessité de notre organisation cérébrale » (PLG2, p. 226) – qui
                    confère à l’ « instrument du langage » sa capacité de coder en
                    codifiant, de limiter en se limitant, et d’assurer ainsi la sémantique d’un
                    discours intelligible, communicatif, en prise sur la réalité. Il ajoute
                    cependant que, parallèle à la  langue et  son relais,  l’écriture comme  représentation graphique    et comme expérience
                    poétique, bien que plus proche du « langage intérieur » que du
                    « discours », n’élimine pas  ses vertus pragmatiques.  Mais qu’elle se risque à déplacer les limites de la langue par
                    l’engendrement de systèmes signifiants singuliers (le poème) et néanmoins
                    partageables dans l’ « interprétance »
                    de la langue elle-même.  Ni tyrannie
                    institutionnelle  ni hymne
                    rêveur,  la signifiance qu’esquisse
                    ce dernier Benveniste est un espace de liberté.
                    
                  
                     Et Dieu, dans cette alchimie du
                    Verbe ?  Dans la terrible
                    épreuve de l’aphasie, et alors que j’avais raréfié mes visites, il m’a fait
                    demander par sa sœur. Etait-ce le jour où je lui ai apporté  son livre publié en 1929 que j’avais
                    trouvé chez un antiquaire, The Presian religion, en anglais ? Il s’est mis a écrire avec son doigt sur mon chemisier. Troublée,
                    embarrassée, j’ai fini par lui tendre une feuille de papier où il écrit THEO, avec
                    le sourire qu’on lui connaît de la photo publiée par le Nouvel Observateur et
                    dans le livre recueillant ses Dernières
                      leçons. Graffiti du hasard  dont
                    il ne convient pas de chercher le sens ? On peut le penser. Je ne le crois
                    pas. L’aphasie motrice n’avait pas détruit complètement l’intelligence. Ce THEO
                    me restera à jamais énigmatique. En écrivant ma préface, j’ai découvert des détails
                    significatifs de la vie de ce grand linguiste qui, appuyés  sur les derniers écrits, éclairent me
                    semble-t-il cette écriture d’un langage intérieur privé de voix.
                    
                  
                    Né au cœur de l’Empire ottoman, le petit
                    Ezra arrive à Paris à 9 ans, élève à l’École rabbinique de la rue Vauquelin,
                    jusqu’à 1919 : il étudie 6 ans durant  le Talmud Thora, avant que Sylvain Lévi, à moins que ce ne soit Salomon
                    Reinach, ne le dirige vers les études de lettres, puis vers le grand Antoine
                    Meillet dont il sera le successeur à l’EPHE, enfin au Collège de France. Ami
                    des révoltés surréalistes, trotskistes et communistes, il signe en 1925 le
                    Manifeste surréaliste  « La Révolution
                    d’abord et toujours » : « Nous considérons la révolution sanglante
                    comme la vengeance inéluctable de l’esprit humain… ». Agnostique, laïque
                    et républicain, il signe aussi, en 1942,  la lettre collective organisée par Marc
                    Bloch et adressée à l’UGIF pour attirer l’attention sur la politique de Vichy
                    faisant des juifs une catégorie à part, prélude de la déportation. Son frère
                    Henri est raflé au Vel’ d’Hiv et déporté sans retour à Auschwitz.
                    
                  
                   La Guerre  des 6 jours (1967) et Guerre du
                    Kippour (1973) devaient susciter chez maints israélites agnostiques le désir
                    d’un retour au Dieu des Pères. C’était trop tard pour le professeur Benveniste,
                    il n’a pas pris ce chemin. Le YHWH de son enfance rabbinique s’était
                    métamorphosé en  cette « force
                    originelle à l’œuvre » de la Leçon 7,  qui « transcende » toute autre
                    propriété du langage, mais dont on ne conçoit pas, insiste le linguiste,
                    « que son principe se trouve  ailleurs que dans le langage ».  
                    
                  
                      Toute  son œuvre révèle un fidèle héritier de
                    la sécularisation européenne : le Professeur Benveniste est un enfant des
                    Lumières,  conscient de sa dette
                    envers les institutions de la République.  
                    
                  
                    Pourtant,  quand l’aphasie ne lui laisse que la
                    rêverie d’un langage intérieur muet, l’élève de l’école rabbinique  revient à l’imprononçable graphisme YHWH
                    qui connaît et interprète toute parole. Et puisque sa science linguistique
                    descend  de l’onto-théologie juive-grecque-et-chrétienne,  ce n’est pas la kabbale, mais le
                    graphème  THEO qui en prend
                    nécessairement la place. Pour  graver
                    l’imprononçable  dans le corps de
                    son élève : je  lui rappelais,
                    me disait-il, sa mère enseignante à l’Alliance Israélite Universelle en Bulgarie,
                    mon pays natal, où cette mère Maria était décédée sans revoir son fils.  
                    
                  
                    Le graphème aura été l’indice
                    ultime  qu’il m’a laissé de cette
                    « force originelle à l’œuvre » chez les êtres parlants, YHWH pour le
                    juifs, THEO pour les gréco-chrétiens, et que le théoricien du langage a
                    inlassablement déconstruit,  en l’appelant
                    une « signifiance » : car son principe ne se trouve   que dans l’expérience de l’énonciation
                    qui enserre et interprète la rencontre de nos subjectivités  dans  l’histoire.
                    
                  
                  Vous voyez, à quoi mène
                    la linguistique ! De quoi  faire méditer nos corps parlant et
                    écrivant en ces temps d’austérité et de heurts de religions.
                    
                  
                  Telle fut pour moi la
                    « dernière leçon » de ce kabbaliste des Lumières. Je ne pouvais pas
                    ne pas vous transmettre cet instant, ce don.
                    
                  
                  Merci à Jean-Claude
                    Coquet et à Irène Fenoglio de m’en avoir donné
                    l’occasion.
                    
                  
                  
                    
                  
                  Julia Kristeva
                        
                  
                  Le 7.06.2012