Julia Kristeva
Existe-t-il une culture européenne ?
Merci de votre présence et de votre intérêt pour notre Université européenne d’été, consacrée cette année à la culture européenne.
En bons européens que vous êtes, c’est-à-dire sceptiques et doués de l’humour nécessaire pour tenir tête aux crises comme aux promesses, vous ne vous attendez pas à ce que je réponde à la question passablement provocante qui fait le titre de ma conférence « Une culture européenne existe-t-elle ? » Si nous avons choisi ce thème, Frédéric Ogée et moi-même, pour organiser nos travaux cette année, ce n’est pas seulement pour susciter vos réactions. Ainsi formulée en ouverture, la question me permettra d’aborder le vaste continent de la « culture européenne » sans prétendre à une exhaustivité systématique. Je me contenterai de risquer quelques « vignettes » forcément subjectives, autour de quelques thèmes, eux aussi choisis à partir de mes propres incertitudes identitaires qui, comme celles de l’Europe, me paraissent être à la fois un handicap et une chance.
Je soutiendrai donc que, à l’encontre de ce culte de l’identité (au nom duquel la bonne conscience moderne continue de se livrer, aujourd’hui encore, des guerres liberticides et mortifères), la culture européenne, elle, qui fut le berceau de la quête identitaire, n’a pas cessé d’en dévoiler aussi bien la futilité que le possible, bien qu’interminable, dépassement. Et c’est ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive – qui confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen dans son ensemble, au destin culturel européen en particulier. Qui ne le connaît ? Les médias le déclinent en termes de « diversité », de « respect des singularités », d’« ouverture » et de « fermeture » des frontières, d’équilibre entre les « nations » et la « globalisation », etc. Nous essaierons, dans cette université d’été, d’en cerner les racines culturelles.
« Qui suis-je ? » est une question dont la meilleure réponse, européenne, n’est évidemment pas la certitude, mais l’amour du point d’interrogation. En effet, entre l’incertitude de l’identité personnelle propre à l’Européenne que je suis, les angoisses et leurs envers que sont les arrogances communautaires, et les soubresauts des nations dans une globalisation qui favorisent les unes au détriment des autres, avant de les uniformiser toutes, l’Union est-elle une zone de libre échange ou un projet politique ? La question culturelle que nous posons aujourd’hui ajoute une autre énigme qui ne simplifie guère le casse-tête européen.
Bien sûr, en contrepoint aux tensions politiques et économiques, il semble qu’un consensus persiste, enfin une donnée indiscutable parce que historiquement constituée : l’Europe ne serait-elle pas « avant tout » une culture ? Le « miracle grec », la greffe biblique, le temps des cathédrales, les Lumières et les Droits de l’homme… le Parthénon, le Colisée, Notre-dame, le Louvre, le British Museum… Dante, Shakespeare, Rabelais, Montaigne, Cervantès, Goethe… Je ne saurais les énumérer tous.
Pourtant, cette apparente « donnée objective » ne semble pas résister à un examen plus attentif. Que reste-t-il de ces sédimentations après tant de conflits fratricides, deux guerres mondiales, la Shoah et le Goulag, et je n’oublie pas l’actuelle banalisation spectaculaire ?
Une récente enquête (Ipsos, Ministère de la culture et de la communication, mars 2007) atteste qu’une courte moitié d’européens sondés (49%) considère le patrimoine culturel européen comme… l’addition des patrimoines nationaux des pays. Seulement 45% déclarent qu’il existe un patrimoine européen véritablement commun. Il n’en reste pas moins vrai que 8 Européens sur 10 pensent que leur patrimoine national est intégré, au moins pour une part, au sein du patrimoine culturel européen. Ces chiffrent varient selon les pays. Les Italiens sont les plus nombreux (48%) à déclarer que le patrimoine européen est véritablement commun, tandis que les Français (58%) et les Allemands (54%) jugent que la culture européenne est une addition des cultures différentes- sans doute sont-ils des adeptes de l’exception culturelle. Les Européens de l’Est, pourtant fort intéressés par les avantages économiques que promet l’Union, se montrent moins convaincus par une communauté culturelle européenne : seulement 47% des Hongrois pensent qu’il existe un patrimoine « véritablement commun », et seulement 29% des mêmes Hongrois – décidément, très en retrait – disent éprouver une forte curiosité pour la culture de leurs voisins. Par ailleurs, les différents pays ont des perceptions fort différentes des éléments qui constituent ce patrimoine. Les Français préfèrent (63%) ce qui se visite, l’architecture et les monuments historiques ; loin derrière (48%) viennent les modes de vie ; pour seulement 19% la littérature ; et encore plus loin derrière (13%) la musique. Tandis que pour les Allemands ce sont les traditions, l’histoire et les modes de vie qui viennent en premier (52%), suivis presque ex-aequo par la littérature (27%) et la musique (22%).
Vous le voyez, de quelque côté qu’on se penche sur la culture européenne, la diversité éclate. N’attendez donc pas de moi que je vous propose une définition de la culture européenne autre que celle-ci : en contrepoint au culte moderne de l’identité, la culture européenne est une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. Et c’est précisément ce contrepoint, ce « contre-courant », qui fait l’intérêt, la valeur et la difficulté de la culture européenne, mais aussi, et par conséquent du projet européen lui-même.
J’y tiens, à cette « identité indéfiniment dépassable », au moins pour deux raisons.
D’abord, elle s’est imposée dans mon expérience d’Européenne que je suis depuis plus de quarante ans déjà, lorsque j’ai quitté ma Bulgarie natale pour finir ma thèse à l’Université à Paris, avec une bourse accordée par le gouvernement de de Gaulle, cet Européen sceptique mais visionnaire confirmé, qui s’adressait déjà à une Europe « de l’Atlantique à l’Oural ». Je ne pouvais prévoir, pas plus que quiconque à cette époque, que la Bulgarie deviendrait membre de l’Union européenne. Le rideau de fer et le Mur de Berlin ne laissaient guère supposer que des nations raisonnables et souveraines allaient cesser de s’affronter sur les champs de batailles ancestraux, pour se consacrer aux échanges de marchandises, mais aussi d’idées et aux ballons ronds et ovales. Et que cette Union allait se forger – avec combien d’hésitations et d’insuffisances, mais quand même ! – comme le premier espace réel terrestre de la « paix universelle » dont rêvait Emmanuel Kant. En venant de mes Balkans obscurs et aujourd’hui encore méconnus, la fréquentation de la culture européenne m’avait convaincue que mon identité est futile parce que ouverte à l’infini des autres – et c’est cette conviction que je voudrais vous transmettre, car mon travail en France et dans le monde depuis la confirme et l’affine.
Pour le dire autrement, les différents confluents qui composent la civilisation européenne et que je viens de mentionner (gréco-romain, juif et, depuis deux mille ans, chrétien, puis leur enfant rebelle qu’est l’humanisme, sans oublier la présence arabo-musulmane de plus en plus forte), ainsi que les spécificités nationales, n’ont pas fait de la culture européenne seulement un beau manteau d’Arlequin ni un hideux broyeur d’étrangers victimisés – bien que ces extrêmes n’aient pas manqué à notre passé, et qu’ils hantent aujourd’hui encore, redoutables revenants, les latences xénophobes et antisémites du vieux continent.
Non, une cohérence s’est cristallisée de ses diversités qui, pour la seule et unique fois au monde, affirme une identité tout en l’ouvrant à son propre examen critique et à l’infini des autres. Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, et peut-être aussi parce qu’elle a succombé et en a fait l’analyse mieux que bien d’autres, un nous européen est en train d’émerger, qui porte au monde une conception et une pratique de l’identité comme une inquiétude questionnante. En ce début du troisième millénaire, nous sommes à l’heure où il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords. C’est la deuxième raison qui me fait revenir sur cette spécificité identitaire « à contre courant » que l’Europe offre au monde.
Je l’entends :
- Dans la parole du Dieu juif : Eyeh asher eyeh (Ex 3 :14), « Je suis qui je suis » (ou « Je suis ce que je est » ; ou « Je suis qui je serai », repris par Jésus selon Jean 8 :23 : « vous mourrez dans vos péchés si vous ne croyez pas que « je suis qui je suis »). Une identité s’avance vers nous du texte biblique, qui se dérobe à la définition et renvoie le « je » – le mien, le vôtre, le divin lui-même – à un inobjectivable, à un irreprésentable éternel retour sur son être même.
- D’une autre façon, dans le dialogue silencieux du Moi pensant avec lui-même, selon Platon, eme amato : l’essence de la pensée est d’être « deux en un », dit-il en substance, de telle sorte que la pensée ne fournit pas de réponse mais désagrège.
- Dans la philia politikè selon Aristote, s’énonce ce respect envers les autres, qui fera de l’espace social, en Europe, un lieu de mémoires singulières et du projet politique, un appel aux bio-graphies.
- Dans le voyage au sens de saint Augustin, pour lequel il n’y a qu’une seule patrie, celle précisément du voyage : In via in patria. Voyage tout à la fois spirituel, psychique, géographique, historique et politique.
- Dans les Essais de Montaigne, qui consacre la polyphonie identitaire du Moi: « Nous sommes tous des lopins et d’une contexture si informe et diverses, que chaque pièce, chaque moment faict son jeu »
- Dans le Cogito de Descartes, que l’on écrira à la manière dédoublée de Lacan : « Je pense : donc, je suis. » Je ne suis que parce que je pense, mais qu’est-ce que penser ?
- Dans la révolte de Faust d’après Goethe : « Ich bin der Geist der setz verneint » (« Je suis l’esprit qui toujours nie »).
- Dans « l’analyse sans fin… » de Freud : « Là où c’était, je dois advenir».
Je ne saurais énumérer toutes mes sources. Les intervenants à ces journées ne manqueront pas d’accumuler les exemples, notamment littéraires, qui font apparaître les variantes de cette identité-dans-l’ouvert, dont la faille constitutive n’a pu s’apaiser que dans le dialogue (pour ce qui est du lien politique, ce substitut philosophique de la guerre), dans la métaphore (j’appelle ainsi la poétique au sens large du terme, art et littérature compris), et dans l’amitié (pour ce qui est des relations intersubjectives). Nous y ajouterons aussi le témoignage et les interprétations concernant cet autre confluent, longtemps souterrain et aujourd’hui massif dans la culture européenne : le monde arabe avec l’islam.
Sans développer davantage cette philosophie identitaire de la diversité et du questionnement, je la situerai dans les domaines concrets qui nous préoccupent aujourd’hui : la langue, la nation, les risques de la liberté, la sécularisation et les religions. Et c’est en pensant en français, en m’adressant en français à nos hôtes venus de différents pays européens et aux Français, dont j’ai l’honneur de partager la nationalité, mais, je le souligne, à partir de la citoyenneté européenne que mon histoire et le destin de l’Europe me font éprouver dans sa réalité à la fois douloureuse et prometteuse, que je m’efforcerai d’aborder ces thèmes.
I. La diversité et ses langues
En octobre 2005, sur une proposition française, puis européenne, fortement appuyée aussi par le Canada, l’Unesco a adopté une Convention sur la diversité qui est une étape majeure dans l’émergence d’un droit culturel international. Elle est intitulée : « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». Tout en se proposant de « stimuler l’interculturalité afin de développer l’interaction culturelle dans l’esprit de bâtir des passerelles entre les peuples », la Convention affirme également le « droit souverain des Etats de conserver, adopter et mettre en œuvre les politiques et les mesures » appropriées à cette fin. Elle définit en outre le « contenu culturel » à sauvegarder et à développer, comme ce qui « renvoie au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des entités culturelles». Plus de trente pays ont déjà accepté cette convention qui demande encore à être appliquée : pas facile, mais quelle belle résistance à la banalisation que cette ambition mondiale !
Restent les questions : cette convention généralise-t-elle la fameuse « exception française » sous le terme de « diversité culturelle » ? Quel est le rapport entre les deux ? Faut-il respecter l’« exception » pour favoriser « la diversité » ? Dans quelle mesure ? démesure ? proportion ? deséquilibre ? Sommes-nous ici au cœur de l’identité à la française ? Ou à l’européenne ?
« Diversité, c’est ma devise ». J’aurais pu écrire cette phrase. Mais l’auteur en est… Jean de La Fontaine, dans son « Pâté d’anguille », de 1665 (Nouveaux Contes)!
Quel génie plus français que celui du fabuliste ? Pourtant, n’en déplaise aux avocats de la célèbre « diversité culturelle » française, nombreux sont ceux qui suspectent notre pays de chérir exclusivement sa propre diversité, elle qui cultive avec gourmandise la palette de ses vins, de ses fromages, de ses parfums et autres raffinements libertins, mais qui ne fait qu’entrouvrir son cœur et ses institutions républicaines à la diversité du monde.
Citoyenne européenne, de nationalité française, d’origine bulgare et d’adoption américaine, je ne suis pas insensible à ces amères critiques. Néanmoins, après quelques décennies passées dans l’Hexagone, je veux insister sur quelques aspects de mon expérience, qui me semblent illustrer l’apport français à la spécificité européenne : le multilinguisme ; la liberté à l’européenne ; la sécularisation.
D’abord, l’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues sinon plus qu’elle ne comporte de pays. A mes yeux, ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu’il s’agit d’abord de sauvegarder et de respecter – pour sauvegarder et respecter les caractères nationaux –, mais qu’il s’agit aussi d’échanger, de mélanger, de croiser. Et c’est une nouveauté, pour l’homme et le femme européens, qui mérite réflexion et approfondissement.
Au XIIe siècle, saint Bernard a fait de l’homme européen un sujet amoureux en mixant le « Cantique des cantiques », son expérience de croisé et ses connaissances auto-analytiques du corps, inséparable de l’esprit tourmenté qui était le sien, mais qui a su néanmoins trouver l’apaisement dans la béatitude. La Renaissance nous a réconcilié avec le miracle grec et les fastes romains. Au XVIIe siècle, Descartes a révélé à la science naissante et à l’essor économique, un Ego Cogito. Le XVIIIe siècle a apporté, avec les charmes du libertinage et la misère des gueux, ce souci des singularités qui se cristalliserait dans les « droits de l’homme». Après l’horreur de la Shoah, le bourgeois du XIXe siècle aussi bien que le révolté du XXe siècle doivent affronter aujourd’hui une autre ère. La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, mais aussi cette bonne et vieille francophonie, laquelle a bien du mal à sortir de son rêve versaillais, pour devenir l’onde porteuse de la tradition et de l’innovation dans le métissage. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ? Un exemple : le département de langue et littérature de Georgetown University a fêté son cinquantième anniversaire en 2000. A la question « Comment répondre à la Shoah ? », le doyen jésuite a répondu : « En enseignant les langues et les littératures ». Je constate plutôt pour l’heure une heureuse polyphonie linguistique et/ou culturelle, à laquelle les jeunes Européens, nos étudiants, s’essaient progressivement : peut-être plus couramment, plus naturellement que ceux venant d’autres pays et continents.
J’aborderais ensuite la diversité que représente le « modèle social français», cette chimère – à maintenir et à perfectionner –, dont je prétends qu’elle fait partie d’un modèle européen de la liberté, si nécessaire aujourd’hui face à l’automatisation de l’espèce sous l’emprise de la technique.
Enfin, m’étonnant du peu d’effort que nous faisons pour essayer de faire comprendre hors de nos frontières ce que la laïcité française veut dire, je vous exposerai mon souci de voir cette autre « exception française » prise au sérieux de par le monde, par tous ceux qui sont de plus en plus conscients que le flirt avec les communautarismes n’est pas étranger au « heurt des religions ».
Nous reviendrons au cours de cette semaine sur la Babel des langues européennes, sur ses difficultés, sur ses promesses. Je vous fais en attendant un aveu personnel : l’autre langue a été et continue à être pour moi une condition pour être en vie.
L’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue. Et c’est désormais le cas de l’Européen passant d’un pays dans un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles des autres. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons plus échapper à cette condition d’étrangers, qui s’ajoute à notre identité originaire, en devenant la doublure plus ou moins permanente de notre existence.
A y regarder de plus près, le fait est moins banal qu'il y paraît ; il révèle un destin exorbitant : tragédie tout autant qu'élection. A la croisée de deux langues au moins, je pétris quant à moi un idiome qui, sous l'apparence lisse des mots français, polis comme la pierre des bénitiers, contient une passion secrète pour les dorures noires des icônes orthodoxes. Je charge d’allusions prophétiques la clarté de ceux qui sont parce qu’ils raisonnent. Et je suis presque prête à croire au mythe de la résurrection quand j’ausculte cet état bifide de mon esprit et de mon corps.
Mais la souffrance, dans ce vaillant métissage ? J’entends votre question et ma réponse n’est fourbie qu’à demi. Il y a du matricide dans l’abandon d’une langue natale, et si j’ai souffert de perdre cette ruche thrace, le miel de mes rêves, ce n’est pas sans le plaisir d’une vengeance, certes, mais surtout sans l’orgueil d’accomplir ce que fut d’abord le projet idéal des abeilles natales. Voler mieux que les parents : plus haut, plus vite, plus fort. Ce n’est pas pour rien que les Balkans actuels sont les héritiers de la Grèce, de Byzance, de l’Empire ottoman – nos enfants auront le russe, l’anglais, le français, « l’américain », la mondialisation pour eux.
Dans ce deuil infini, où la langue et le corps ressuscitent dans les battements d’un français greffé, j’ausculte le cadavre toujours chaud de ma mémoire maternelle. Ni involontaire ni inconsciente, mais je dis bien mémoire maternelle : parce qu’à la lisière des mots musiqués et des pulsions innommables, au voisinage du sens et de la biologie que mon imagination a la chance de faire exister en français – la souffrance me revient, Bulgarie, ma souffrance. Pourtant, destin toujours douloureux, l’exil n’est-il pas la seule voie qui nous reste, depuis Rabelais, la chute du Mur de Berlin et le crime organisé des oligarques, pour rechercher « la dive bouteille » ? Laquelle ne se trouve jamais que dans la recherche se sachant chercher, ou dans l’exil justement, mais un exil s’exilant de sa certitude exilaire, de son insolence exilaire.
Je dialogue donc avec la Bulgarie dans cette expérience de l’« autre langue », mais j’entends bien qu’il y a France dans « souffrance ». De fait, mon dialogue s’adresse autant sinon davantage à la langue choisie qu’à la langue donnée de naissance.
La clarté logique du français, l’impeccable précision du vocabulaire, la netteté de la grammaire séduisent mon esprit de rigueur et impriment – non sans mal –, une droiture à ma complicité avec la mer noire des passions. Je regrette d’abandonner les ambiguïtés lexicales et les sens pluriels, souvent indécidables de la langue bulgare, insuffisamment rompue au cartésianisme, en résonance avec la prière du cœur et la nuit du sensible. Ceci n e m’empêche pas d’aimer la frappe latine du concept français, l’obligation de choisir pour tracer la chute classique de l’argument, et cette impossibilité de tergiverser dans le jugement qui se révèle, en français, plus politique en définitive que moral.
Les ellipses de Mallarmé me séduisent : tant de contractions dans l’apparente blancheur d’un contenu insignifiant confèrent à chaque mot la densité d’un diamant, les surprises d’un coup de dès. Mais à sa musique surveillée du sens, je préfère l’abondance métaphorique et l’hyperbole syntaxique de Proust, je goûte les saveurs païennes de la prolixe Colette. Je me suis à tel point transférée dans cette autre langue, que je parle depuis quarante ans, que je suis presque prête à croire les Américains qui me prennent pour une intellectuelle et écrivain française. Il m’arrive cependant, quand je reviens en France d’un voyage à l’Est, à l’Ouest, au Nord ou au Sud, de ne pas me reconnaître dans ces discours français qui tournent le dos au mal, à la misère du monde et exaltent la tradition de la désinvolture – quand ce n’est pas du nationalisme –, pour tout remède contre notre siècle qui, hélas, n'est plus ni le « grand siècle » ni celui de « Voltaire-Diderot-Rousseau ».
Et pourtant, j’aime retrouver la France. J’y insiste car à force de se focaliser sur la « communauté » ou l’« union » européenne, certains oublient trop vite la saveur et l’attraction des cultures, et notamment des langues nationales : ces véritables antidépresseurs en cas de mal être identitaires. Je l’ai écrit dans mon roman Possessions (1996), et je le répète : J’aime retrouver la France. Plus d’opacité, plus de drames, plus d’énigmes. L’évidence. La clarté de la langue et du ciel frais.
Je sais bien qu’il y a France et France, et que tous les Français ne sont pas si limpides qu’ils voudraient le faire accroire. Pourtant, quand on revient de Santa Barbara, cette vision s’impose. Pas un millimètre de paysage qui ne réfléchisse ; l’être est ici immédiatement logique. Tout effort s’y dissout et l’argumentation, cependant permanente, s’évide en séduction, en ironie.
Je loge mon corps dans le paysage logique de France, m’abrite dans les rues lisses, souriantes et aisées de Paris, frôle ces gens quelconques qui se refusent, mais désabusés, d’une intimité impénétrable et, tout compte fait, polie. Les Français ont bâti Notre-dame, le Louvre, conquis l’Europe et une grande partie du globe, puis sont rentrés chez eux : parce qu’ils préfèrent au plaisir guerrier un plaisir qui va de pair avec le bien-être, la sérénité. Mais parce qu’ils préfèrent aussi le plaisir à la réalité, ils continuent de se croire les maîtres du monde, ou du moins une grande puissance. Un peu moins depuis quelques mois, puisqu’ils semblent avoir voté pour mieux gesticuler sur le théâtre de la globalisation, dont les autres acteurs – curieux, agacés, condescendants, fascinés –, sont prêts à suivre, à nous suivre, peut-être. A contrecœur, souvent, mais quand même, pour l’instant. La violence des hommes a cédé en France devant le goût de rire, tandis qu’une discrète accumulation d’agréments laisse imaginer que le destin est synonyme de décontraction. Et j’en oublie la mort qui règne à Santa Barbara.
Notre fierté à diffuser la francophonie, qui se heurte, entre autres, à l’expansion de l’anglais, tient-elle compte de ces délices et de ces douleurs ? Pour transmettre le goût de la langue française, de sa tradition littéraire et de ses mutations actuelles, nous devrions peut-être commencer par élucider et rendre partageable l’actualité française, sa pensée, ses arts, ses débats, en les formulant dans les langues des autres.
L’espace plurilinguistique de l’Europe appelle aujourd’hui plus que jamais les Français à devenir polyglotte, pour connaître la diversité du monde et pour porter à la connaissance de l’Europe et du monde ce qu’ils ont de spécifique. Bien plus qu’un détour, ce nécessaire apprentissage des autres langues est une nécessité vitale, avant de prétendre relever la séduction de la francophonie elle-même – rêvons un peu ! –, ses attraits et ses gloires en souffrance. Ce que je dis du français est évidemment valable pour les autres langues de la polyphonie européenne à 25 : c’est en passant par la langue des autres qu’il sera possible d’éveiller une nouvelle passion pour une langue nationale donnée, et qui sera reçue alors non comme une étoile filante, folklore nostalgique ou vestige académique, mais comme l’indice majeur d’une diversité résurgente.
Ce détour par l’autre pour s’interroger et se diversifier soi-même, auquel nous invite avec force l’espace européen, ne concerne pas seulement les langues nationales. Sommes-nous assez conscients de ce que les valeurs supposées universelles – parmi lesquelles celles de nation et de liberté –, sont des créations du patrimoine européen ? Plus encore : sommes-nous assez conscients de ce que notre histoire politique et notre goût de l’élucidation décapante nous permettent toujours d’en repérer les avantages aussi bien que les impasses et les tragédies ? Nombreux sont ceux qui s’emparent, dans le monde globalisé, de ces « valeurs » (nation, liberté) pour s’enferrer bientôt dans le culte nationaliste de leur nation plus ou moins jeune, à moins qu’ils n’explosent de colère dans des guerres saintes soi-disant émancipatrices qui se révèlent très vite liberticides – même si « on a raison de se révolter » contre les crimes commis au nom des « valeurs » européennes. Face à cela, sommes-nous assez imprégnés de l’identité européenne pour faire entendre qu’elle est inséparable de l’éternel retour sur elle-même et sur ses valeurs, qui lui permettent de se mettre en cause ? Sommes-nous capables d’écouter la voix, de déchiffrer le regard de ceux-là mêmes que l’Europe a meurtris ? Et de proposer des perspectives pour un monde de diversité et de pluralisme fait de singularités incommensurables, qu’aucun autre groupe humain n’a proposé avant l’Europe ou autour d’elle ?
Nous reviendrons tout au long de ces journées sur les crises et les tragédies qui ont bouleversé et qui bouleversent l’histoire et l’actualité européennes. Qu’il me soit permis, dans cette introduction, d’insister sur ce que le scepticisme, lui aussi très européen, a tendance à négliger : l’espace culturel européen est une promesse de respiration, face à ces deux apocalypse que sont le verrouillage politique par la raison économique, et l’autodestruction écologique.
Cette respiration est particulièrement vraie de la nation et de la liberté, ces deux créations de la culture politique européenne : leur ambiguïté dans le fonctionnement de l’union européenne est aussi handicapante que porteuse ; l’histoire de la nation française et son actualité, ainsi que nos pratiques des libertés individuelles et collectives provoquent à tour de rôle engouements et polémiques ; et c’est bien dans ce contexte que la nation et la liberté subissent quand même dans l’espace européen une analyse, voire une recomposition sans précédent. Sommes-nous capables de ces évolutions, au point de les faire entendre hors de frontières européennes ?
II. De la nation, de la dépression nationale et ses surprises.
Rappelons-nous d’abord que l’unité nationale française, dont la France a transmis le concept d’abord à l’Europe, puis au monde, est une réalisation historique qui revêt les allures d’un culte ou d’un mythe. Bien qu’en France comme ailleurs, chacun appartienne à sa famille, au clan de ses amis ou de sa profession, à sa province, etc., la cohérence nationale française est peut-être plus compacte qu’ailleurs, ancrée dans la langue, héritière de la monarchie et des institutions républicaines, enracinées dans l’art de vivre et dans cette harmonisation des coutumes partagées qu’on appelle « le goût français ». Le monde anglo-saxon est un monde familial. La famille française, elle, semble bien loin du home sweet home quand Gide se met en colère : « Familles, je vous hais ! ». Serait-ce la Raison qui en prend la place ? Ce qui est sûr, c’est qu’en France, l’enveloppe méta familiale n’est ni la Reine ni le Dollar, mais la Nation. Montesquieu l’a dit une fois pour toutes dans L’Esprit des lois : « Il y a deux sortes de tyrannie : une réelle qui consiste dans la violence du gouvernement, et une d’opinion qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de pensée de la Nation ». La Nation comme contre pouvoir face à la tyrannie de l’exécutif, et comme tyrannie de l’opinion. Cette « manière de pensée de la Nation » est partout une donnée politique (depuis la Renaissance, qui voit se rassembler les peuples autour de telle couronne et son église ; puis dans la nation régicide, qui fit rouler les têtes dans la sciure – sinistre exception française – ; puis dans les guerres napoléoniennes), mais elle est une fierté et un facteur absolus en France. La République la tempère et parfois l’exalte. Qu’elle puisse dégénérer en nationalisme étriqué et xénophobe, nous en avons maints témoignages dans l’histoire récente. L’horreur nazie nous a conduit à condamner la Nation : on a eu raison. On s’aperçoit cependant que c’est une erreur de l’oublier et que l’Europe est loin d’être la seule responsable de cette sous estimation du « fait national ».
La cohérence nationale, si fière d’elle-même, aime à se fragmenter : des réseaux, des sous-ensembles, des cercles en rivalité entre eux engendrent aussi bien une belle et amusante diversité qu’une pernicieuse cacophonie. Chamfort l’avait déjà constaté : « En France, il n’y a plus de public ni de nation par la raison que la charpie n’est pas du linge ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que la charpie n’a pas diminué sous la Ve République : les différents partis politiques en savent quelque chose ! Cela dit, l’espace politique est destiné à harmoniser ces désirs conflictuels, ces rapports de forces incompatibles. Face à cette situation, l’espace politique européen, bien qu’encore virtuel, est en train de recomposer les divers courants qui découpent les identités nationales (je pense par exemple à la recomposition en cours des partis de droite et de gauche en France), tout en redonnant un nouveau souffle aux régions – et forcément aux cultures régionales, pour le meilleur et pour le pire (qu’on pense au terrorisme corse ou basque), mais aussi à des recompositions qui transforment la mémoire guerrière des nations en fraternisation (les Anglais se sentent chez eux en Aquitaine).
Pourtant la fierté nationale ne s’endort pas : attisée par le chômage et les délocalisations, elle peut devenir rapidement une arrogance poujadiste qui cache mal la paresse d’entreprendre. Les Français boudent facilement l’Europe, réduite à l’infâmante étiquette des « bureaucrates de Bruxelles » ; ils se contentent de cultiver le « temps perdu », avec le « nonisme » en guise de consolation. Il n’en reste pas moins que la mémoire nationale n’est pas dépourvue d’atouts dans cette ère postindustrielle. Pour le « peuple » français qui est aussi celui de Robespierre, de Saint-Just et de Michelet, la pauvreté n’est pas une tare : « Le peuple toujours malheureux», disait Sieyès ; « Les malheureux m’applaudissent », se félicitait Robespierre ; « Les malheureux sont la puissance de la terre », concluait Saint-Just. En voilà une glorieuse identité qui justifie les smicards et autres Rmistes lorsqu’ils élèvent la voix. Plus que dans d’autres pays, ils éprouvent en France un sentiment de supériorité : celui d’appartenir à une civilisation prestigieuse que, pour rien au monde, ils ne troqueraient contre les appâts de la globalisation. Dommage, dit-on, les Français manquent d’initiative et sont peu compétitifs. Même nos étudiants hésitent à partir poursuivre leurs études à l’étranger, alors que nous avons en échange beaucoup d’étudiants étrangers, friands, eux, de venir s’initier aux enseignements français. Nombreux sont ceux, néanmoins, qui commencent à se rendre compte de ce déséquilibre et essaient de remédier à cette « retraite ». En revanche, le sens de la dignité que cultivent les habitants de l’Hexagone, déculpabilisant la pauvreté et valorisant la qualité de la vie, devient de nouveau une perspective séduisante pour les peuples en voie de développement, ainsi que pour ceux du monde industriel qui se sentent oppressé par la robotisation, les horaires inhumains, le chômage, l’absence de sécurité sociale, etc., en Europe et ailleurs.
Évidemment, lorsque cette personne fière d’elle-même et exigeante qu’est le « peuple » de France s’adresse aux pouvoirs publics, le dialogue souhaité tourne à l’épreuve de force. Ce qui ne veut pas dire que les rouages du développement sont bloqués. Et si, au contraire, on parvenait à prendre au sérieux la demande populaire pour une meilleure répartition de la richesse nationale... et mondiale ? Ce serait un précédent qui ne laisserait pas indifférents les autres pays. Car une Europe compétitive ne sera vraiment libre que si elle parvient à concilier les rythmes de la globalisation avec les exigences populaires que la France exprime avec plus ou moins de conviction selon ses gouvernements ; ce souci d’équilibrage restant de facto une marque du caractère national, qui ne manque pas de séduire dans une Europe en quête d’identité sociale qui serait synonyme de justice sociale.
Pourtant, quelle qu’en soit la pérennité, le caractère national peut traverser une véritable dépression comme il en existe chez les individus. La France a perdu l’image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise. La voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s’imposer dans les négociations européennes et encore plus dans la compétition avec l’Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l’on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d’insécurité, voire de persécution, s’installe. L’alternative proposée par une vieille gauche paraît peu crédible. Dans ce contexte, le pays ne réagit pas autrement qu’un patient déprimé. La réaction première est de se retirer, de s’enfermer chez soi, de se plaindre. Beaucoup de Français déconsidèrent la vie communautaire et politique, ont peur des immigrés, redoutent l’Europe. L’arrogance patriotarde masque une autodépréciation sévère quand elle ne cède pas à la dévalorisation de soi et d’autrui. Les élections présidentielles de 2007, qui ont mobilisé les Français d’une manière surprenante et bien au-delà des participations antérieures, semblent indiquer qu’une nouvelle phase commence, qu’un regain d’esprit citoyen est en cours. Mais les latences dépressives n'ont pas disparu pour autant. La question reste ouverte pour la France comme pour l’Europe : le réveil de l’opinion sera-t-il un réveil de l’esprit d’initiative ?
Face à un patient déprimé, l'analyste commence par rétablir la confiance en soi : par restaurer l'image propre et instaurer la relation entre les deux protagonistes de la cure, pour que la parole (re)devienne féconde et qu'une véritable analyse critique du mal-être puisse avoir dans la foulée. De même, la nation déprimée requiert une image optimale d'elle-même avant d'être capable d'efforts pour entreprendre, par exemple ; une intégration européenne, ou une expansion industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. Il ne s'agit pas de flatter les Français, ni d'essayer de les bercer d'illusions sur des qualités qu'ils ne posséderaient pas. Mais il faut bien reconnaître que l'héritage culturel de la Nation, ses capacités esthétiques, autant que techniques et scientifiques, ne sont pas suffisamment mis en valeur, en particulier par les intellectuels toujours prompts à exceller dans le doute, et à pousser le cartésianisme jusqu'à la haine de soi. « Les nations, comme les hommes, meurent d'imperceptibles impolitesses », écrivait Giraudoux. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques, souvent, à commettre, sous couvert de cosmopolitisme, « d'imperceptibles impolitesses » à l’égard de la Nation qui contribuent à aggraver la dépression nationale.
L’Europe des Nations saura-t-elle harmoniser le respect des cultures nationales avec cette constante de retour sur soi, de remise en question et de réciprocité qui tissent sa toile de fond culturelle ? Quelque difficile que puisse être un tel équilibre, force est de constater que l’histoire politique, mais aussi l’histoire culturelle de l’Europe le permettent dans et entre les nations européennes mieux que nulle part ailleurs.
Dépréciatif et exigeant, défaitiste mais révolté, calculateur et pourtant romantique, le peuple français incarne à la fois le mécontentement des misérables (ceux de Robespierre et de Hugo), et l'outrecuidance d'une nation qui jouit (de Rabelais à Colette). Est-ce un handicap ? Cela pourrait être au contraire une chance à l'intérieur de l'espace européen, qui ainsi ne s’acheminerait pas vers sa fin en célébrant celle de l'histoire à coups de marketing.
Plus que jamais cependant, les nouvelles formes de révoltes réclament l'intervention des élites et des groupes dits spécialisés (professions, classes d'âge, etc.). Il est impossible paraît-il, dans la culture politique, de concilier le « peuple », les « élites » et les « secteurs d'opinion ». Difficile, certes, mais impossible ? Moins impossible en tout cas en Europe qu’ailleurs. Pour ne parler que des « élites », ce n'est pas le peuple qui les déconsidère, ce sont les « élites » elles-mêmes qui, lorsqu'elles oublient de s'inquiéter, s'enferment dans leur étroite sphère technique et se déchirent en guerres fratricides. Mais ces élites existent, elles font partie elles aussi de la culture européenne, et dans les laboratoires comme dans les universités ou dans la création artistique, les réalisations ambitieuses ne manquent pas. Un seul exemple : la rencontre biologie-droit-philosophie-psychanalyse-esthétique, au programme de l’Institut de la pensée contemporaine que nous avons créé à l’université Paris-Diderot, si nécessaire pour prolonger l'essor de la biologie, mais aussi et surtout pour faire face à ses dérives, car c'est bien par les chercheurs français qu'elle est envisagée avec le plus d’attention et de complexité : et elle ne laisse pas l'opinion publique indifférente.
J'entends dire aux Etats-Unis : « Il ne se passe plus rien en France et l’Europe est en panne ». Est-ce si sûr ? Peut-être en apparence, mais la réalité est différente, et elle n’est pas spectaculaire. Bien sûr, le spectacle est saturé de shows à Paris comme à New York et le travail en profondeur passe rarement ou mal sur le petit écran. Mais il suit son cours, et même plus sérieusement qu'auparavant et qu’ailleurs.
Les nations européennes attendent l’Europe, et l’Europe a besoin des cultures nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une diversité culturelle qui est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal.
Si j’insiste sur la diversité culturelle comme ambition de la culture européenne – malgré ses ratages et échecs – c’est parce que la prise de conscience de cette spécificité pourrait jouer un rôle important dans la recherche de nouveaux équilibres mondiaux. Ceci me conduit à la spécificité européenne et à son rapport avec ce qu’on appelle, trop rapidement, la « culture américaine ».
III. Deux modèles de civilisation
En effet, la chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles de culture : la culture européenne et la culture nord-américaine. Je précise d’emblée, pour éviter tout malentendu, qu'il s’agit de deux conceptions de la liberté que les démocraties dans leur ensemble et sans exception ont le privilège d’avoir élaborées et essayé d’appliquer. Différentes mais complémentaires, ces deux versions de la liberté sont à mes yeux également présentes dans les principes et les institutions internationaux, aussi bien en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique. Le développement récent de la politique française depuis les dernières élections présidentielles fait apparaître plus que jamais que, loin de simplement s’opposer, ces deux modèles sont susceptibles de s’ajuster : la spécificité française et européenne tendant à infléchir le pragmatisme de la superpuissance américaine vers plus de modération et de pluralisme, tandis que la dynamique entrepreniale d’outre-atlantique stimule la compétitivité économique et culturelle du vieux continent. Face à cette complémentarité croissante et souhaitable des deux modèles, et au risque de paraître schématique, je continuerai de les opposer dans ce qui suit, dans le souci de dégager la spécificité européenne vue de France.
C’est Kant, dans Critique de la raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1789) qui définit, pour la première fois au monde, ce que d’autres êtres humains avaient probablement expérimenté, sans atteindre sa clarté de conscience : à savoir que la liberté n’est pas négativement une « absence de contrainte », mais qu’elle est positivement la possibilité d'auto commencement : « self-beginning », Selbstanfang. Identifiant la « liberté » avec l’« auto commencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la subjectivité entreprenante, de l’initiative du self – si je puis me permettre de lire au plan personnel sa pensée en fait « cosmologique». Simultanément, le philosophe ne manque pas de subordonner la liberté de la Raison, qu’elle soit pure ou pratique, à une Cause : divine ou morale.
J’extrapole en disant que dans un univers de plus en plus dominé par la technique, la liberté devient progressivement l’aptitude à s’adapter à une « cause » toujours extérieure au self, à la personne, au sujet, mais désormais de moins en moins comme une cause morale, et de plus en plus comme une cause économique : dans le meilleur cas, les deux à la fois. Dans cet ordre de pensée, que favorise le protestantisme – je fais allusion au travail de Max Weber sur les liens entre capitalisme et protestantisme , la liberté apparaît comme une liberté de s’adapter à la logique des causes et des effets : Hannah Arendt a dit au « calcul des conséquences », à la logique de la production, de la science, de l’économie. Etre libre serait être libre de tirer les meilleurs effets et profits de l’enchaînement des causes et des effets pour s’adapter au marché de la production et du profit.
La globalisation et le libéralisme seraient en somme l’aboutissement de cette sorte de liberté, dans laquelle vous êtes libre... d’occuper une meilleure place dans la chaîne des causes-et-des-effets productifs. La Cause Suprême (Dieu) et la Cause Technique (le pouvoir financier : euro ou dollar) étant les deux variantes, solidaires et coprésentes, qui garantissent le fonctionnement de nos libertés au sein de cette logique qu’on pourrait appeler d’instrumentalisation de la personne. Je ne nie pas l’ampleur et les bienfaits de cette forme de liberté qui sait nous inclure dans la chaîne causes-effets, et culmine dans un type particulier de pensée, dont l’apogée est la pensée scientifique, la pensée-calcul. Celle-ci est, sans conteste, un moment capital du développement de l’humanité accédant à la technique, au libre marché et à l’automatisation. La civilisation américaine est la mieux adaptée à cette liberté d’adaptation. La culture européenne qui l’a engendrée, notamment par l’entreprise protestante, se montre pourtant moins performante au vu de ses critères, auxquels elle semble pour l’instant rebelle à se réduire : heureusement pour certains, à regret pour d’autres.
Car il existe un autre modèle de liberté, elle aussi de provenance européenne. Il apparaît dans le monde grec, au cœur de la philosophie, avec les présocratiques, et se développe par l’intermédiaire du dialogue socratique. Sans être subordonnée à une cause, cette autre liberté est préalable à la concaténation des « catégories » aristotéliciennes, qui sont déjà en elles-mêmes des prémisses de la raison scientifique et technique : cette liberté fondamentale se déploie dans l’Etre de la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même et à l’autre, et en ce sens se libère. Cette libération de l’Etre de la Parole par et dans la rencontre entre l’Un et l’Autre a été mise en évidence dans la discussion que Heidegger a entreprise de la philosophie de Kant (séminaire de 1930, publié sous le titre L'Essence de la liberté humaine.) Il s’agit d'inscrire cette liberté de la rencontre surprenante dans l’essence de la philosophie, en tant que questionnement infini, avant que la liberté se fixe — mais seulement ultérieurement — dans l’enchaînement des causes et des effets, et dans leur maîtrise.
A l'horizon du monde moderne, il importe aujourd'hui d'insister sur cette deuxième conception de la liberté – qui se donne dans l’Etre de la Parole à travers la Présence du Soi à l’Autre. Les connotations psychologiques et sociales de cette liberté-révélation ainsi formulées sont évidentes. C’est le poète qui en est le détenteur privilégié. Mais aussi le libertin, bravant les convenances des causes-effets sociaux pour faire apparaître et formuler son désir dissident. Mais aussi le transfert et le contre-transfert de l'expérience analytique. Tout comme le « révolutionnaire », au sens du mot révolte que j’essaie de réhabiliter : *du sanscrit -vél, retour vers l’avant, dé-voilement, resourcement, re-fondation, ré-vélation. La révolte ainsi comprise, intéressant les hommes et les femmes du troisième millénaire, surtout dans l’Europe actuelle, sur le point de réunir les conditions économiques et politiques d’un tel accomplissement, cette révolte inscrit les privilèges de la personne singulière au-dessus de toute autre convention : car tel fut le fondement des Droits de l'Homme, et la devise de la Révolution française, Liberté-Egalité-Fraternité, qui renforça radicalement les avancées du Habeas Corpus anglais. Si nous sommes capables d’entendre et d’interpréter ces figures, ces expériences, ces discours, nous saurons mieux nous défaire d’une vision du XVIIIe siècle devenue désormais dominante, surtout à l’étranger, qui confond l’héritage des Lumières avec un universalisme abstrait.
La société européenne que tente de construire l’Union européenne aspire à tenir compte de la logique de la globalisation, sans pour autant se réduire au du libéralisme du « laisser-aller », souvent identifié au « modèle américain ». Cette particularité n’est pas seulement une « exception culturelle » due à une mémoire et à une tradition qui seraient plus anciennes, « raffinées », « sophistiquées », parce que provenant du « vieux continent ». Elle relève de la conviction que nous avons ces deux conceptions de la liberté : celle qui s’adapte aux évolutions techniques et au marché globalisé, privilégie, et celle qui privilégie la quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte et favorisant la singularité (que j’ai évoquée au début), à l’encontre des certitudes et impératifs identitaires, économiques ou scientifiques.
On décèle aisément les risques de ce deuxième modèle fondé sur l’attitude questionnante : ignorer la réalité économique, s’enfermer dans des revendications corporatistes, abandonner la compétition mondiale et se retirer dans la paresse et les archaïsmes. Mais on voit aussi aisément les avantages de ce modèle de liberté dont se font porteuses aujourd’hui les cultures européennes. Cet autre modèle — qui est plutôt une aspiration qu’un projet fixe — est animé par un souci pour la vie humaine dans sa singularité la plus fragile.
Cette singularité de chaque homme, de chaque femme dans ce qu’il ou elle a d’incommensurable, irréductible à la communauté, et en ce sens de « génial » ; cette singularité dont l’émergence et le respect sont parmi les acquis les plus étonnants de la culture européennes, et qui constitue le fondement ainsi que la face intime des droits de l’homme. C’est bien le souci du sujet singulier qui permet d’étendre et d’adapter les droits politiques eux-mêmes aux pauvres, aux personnes handicapées, aux personnes âgées, mais aussi de respecter les différences sexuelles et ethniques dans leur intimité spécifique. Seul ce souci du singulier peut éviter de « massifier » les diversités en leur réservant le rôle de consommateurs du « free market » (mais qui s’en privera ?) ; ou de les cantonner dans ce qu’il faut bien appeler des « réserves » communautaires formatées par telles « traditions ancestrales», voire telles « cartes biologiques », qu’on n’hésite pas à flatter dans leurs replis identitaires (mais qui refusera pareille adaptation ?), avant de « s’étonner » des « heurts identitaires » programmés de la sorte.
Pourrons-nous préserver cette conception de la liberté singulière pour l'humanité tout entière ? Rien n’est moins sûr, car tout indique que nous sommes emportés, sur cette terre, par le maelström de la pensée-calcul et de la consommation. Avec, pour unique contrepoint, la renaissance des sectes où le sacré n’est pas la mise en question permanente que j’ai évoqué plus haut, mais une subordination à la même logique de causes et d’effets poussés jusqu’à l’absolu qu’est, en l’occurrence, le pouvoir asservissant de la secte ou du système de croyance fondamentaliste. En d’autres termes, l’alternative religieuse, pour autant qu’elle dégénère en heurts entre fondamentalismes, loin d’être un contrepoint à la maîtrise technologique, agit comme l’envers symétrique de la logique de compétition et de conflits, qu’elle renforce.
Dans ce contexte, l’Europe est une fois de plus loin d’être homogène et unie. La crise en Irak et la menace du terrorisme ont conduit certains à constater qu’un abîme séparerait les pays de la « Vieille Europe » de ceux de la « Nouvelle Europe », selon leur terminologie. Sans aller très loin dans la complexité de cette problématique, je voudrais exprimer deux opinions, encore une fois très personnelles, sur le sujet. D’abord, il est impératif que la « Vieille Europe », et la France en particulier, prennent vraiment au sérieux les difficultés économiques de la « Nouvelle Europe », difficultés dont les conséquences rendent ces pays particulièrement dépendants des Etats-Unis. Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout particulièrement religieuses, qui nous séparent de ces pays, et d’apprendre à mieux respecter ces différences (je pense à l’Europe orthodoxe et musulmane, au malaise persistant des Balkans). La fameuse « arrogance française » ne nous prépare pas vraiment à cette tâche, et les peuples orthodoxes d’Europe de l’Est ressentent cette méconnaissance avec amertume. Cependant, la connaissance que l’Europe possède du monde arabe, après tant d’années de colonialisme, nous rend particulièrement attentifs à la culture islamique et capables de moduler, sinon d’éviter totalement le « heurt des civilisations » auquel j’ai fait allusion. Mais en même temps, l’antisémitisme sournois des pays européens devrait nous rendre vigilants face à la montée des formes nouvelles d’antisémitisme.
J'ai insisté à dessein sur la provenance gréco française de ce deuxième modèle de liberté que j’ai trop rapidement dessiné. Je dois préciser que nul n’en a le monopole, et que le monde protestant comme le monde catholique sont féconds des potentialités de cette liberté-là. J’ajoute que la notion d’élection dans le judaïsme, bien que différente de celle de liberté, rend une personne issue de cette tradition particulièrement apte à effectuer précisément ce qui nous manque : à savoir un croisement entre ces deux versions de la liberté, « libérale » et « solidaire », « technique » et « poétique », « causale » et « révélatrice ».
D’autres civilisations apportent d’autres conceptions de l’être humain. Le projet européen a pour vocation de reconnaître et d’optimiser leur diversité qui s’éveille en réaction à la globalisation en cours. Il faut leur laisser leur place, par-delà la globalisation en cours. En apparence, personne ne récuse le fait que la diversité des modèles culturels est le seul gage de respect pour cette « humanité », dont nous n’avons pas de définition autre que l’hospitalité, alors que l’uniformisation technique et robotique en est, de toute évidence, la plus facile et la plus immédiate trahison. Mais soyons attentifs : l’hospitalité ne devrait pas être une simple juxtaposition de différences, avec domination d’Un modèle sur Tous les autres ; au contraire, l’hospitalité dans la diversité exige une prise en considération des autres logiques, des autres libertés, pour rendre chaque façon d’être plus multiple, plus complexe. L’humanité, dont je cherche – avec l’Europe – la définition, est peut-être un processus de complexification. Serait-ce un autre mot pour dire « culture européenne »?
Dans cette voie, l’identité culturelle européenne dans le sens que j’ai suggéré aujourd’hui pourrait être un pas décisif. On connaît l’adage des moralistes français : si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. Je dirais que si l’Europe n’existait pas, il faudrait l’inventer. C’est dans l’intérêt de notre liberté plurielle, et c’est aussi dans l’intérêt de l’Amérique qui se pose en « Troisième Rome » du monde globalisé, non sans s’apercevoir du rejet que provoquent cette uniformisation et ses conséquences désastreuses.
La vision somme toute optimiste que j’ai esquissée à grands traits d’une certaine culture européenne ne manquera pas de susciter des objections et des questions, et c’est aussi dans ce but d’amorcer les débats que je vous la soumets. Je ne saurais pourtant passer sous silence une crise, récente et permanente, qui met à mal, semble-t-il, mon éloge de la diversité culturelle européenne et en particulier française : je veux parler de ce qu’on a appelé la crise des banlieues.
IV. La Laïcité a-t-elle brûlé dans les émeutes des banlieues ?
Parmi les multiples causes qui ont conduit aux incendies dans les banlieues à l’automne 2005, lesquels couvent encore sous la cendre du nouveau quinquennat, je souhaiterais en soulever une sous forme de question que les politiques ont passée sous silence : le déni de ce qui apparaît à mon attention de parent, d’écrivain, de psychanalyste, d’intellectuelle, comme une « maladie d’idéalité » spécifique à l’adolescent.
Elle m’amènera à ma conclusion : si les adolescents sont en manque d’idéal, si une « maladie d’idéalité » secoue la jeunesse, et avec elle le monde, l’Europe pourrait-elle proposer un remède ? De quelle idéal l’Europe est-elle porteuse ?
Sans l’avoir forcément nommée, les parents et les éducateurs connaissent cette « maladie d’idéalité », puisqu’ils sont en contact avec des adolescents, précisément, et souvent avec ce qu’on appelle des adolescents « difficiles ». Contrairement à l’enfant pervers polymorphe qui « veut savoir » d’où viennent les enfants, et qui se construit comme un « théoricien », l’adolescent, lui, est avide de modèles idéaux qui lui permettront de s’arracher à ses parents, de rencontrer l’être idéal, le partenaire idéal, le métier idéal, et de « se faire lui-même » en tant qu’être idéal. Vu sous cet angle, l’adolescent est un croyant. Le paradis est une invention adolescente ; Adam et Eve, Dante et Béatrice et nous tous sommes des adolescents-croyants quand nous rêvons du couple idéal ou de la vie idéale. Le roman comme genre s’est bâti en Europe sur des figures adolescentes : idéalistes enthousiastes et épris d’absolu, ravagés à la première déconvenue, déprimés ou pervers, sarcastiques par « nature », éternels croyants et pour cela même perpétuellement révoltés, et potentiellement nihilistes. Tout le monde les connaît : ils égrènent leur credo du roman courtois à Dostoïevski et Gombrowicz. Cette « maladie d’idéalité » nous confronte à une forme préreligieuse et prépolitique de la croyance : il s’agit bien du besoin d’idéal partagé qui contribue à la construction de la vie psychique, mais, parce qu’il est une exigence absolue, il peut facilement s’inverser dans son contraire : la déception, l’ennui, la dépression, ou encore la rage destructrice, le vandalisme, etc., sont autant de variantes du nihilisme connues et qui ne sont que des appels à l’idéal.
Les civilisations dites primitives avaient instauré des rites d’initiation dans lesquels, d’une part, était affirmée l’autorité symbolique (divine pour le monde invisible, politique pour ce monde-ci), et, d’autre part, étaient autorisés des passages à l’acte que l’on qualifierait aujourd’hui de pervers mais qui étaient, par ces rituels mêmes, plus ou moins encadrés. Le christianisme médiéval, parmi d’autres religions, résorbait dans des rituels de mortification et de jeûnes excessifs les comportements anorectiques des adolescentes et les passages à l’acte sadomasochistes des adolescents, à la fois pour les banaliser et les héroïser.
Comparée à ces diverses « prises en charge » de l’adolescence qui avaient lieu dans le passé, la société moderne non seulement n’innove pas, mais elle accompagne la destruction du tissu familial et l’affaiblissement de l’autorité, par une totale incapacité d’entendre ce besoin structurant d’idéalité.
Cette incapacité est plus flagrante encore dans la crise actuelle, où sont impliqués des adolescents issus de l’immigration, victimes de la misère sociale, de la discrimination, de la destruction des liens familiaux et de toute valeur d’autorité. Comment a-t-on pu imaginer les faire « entrer dans l’ordre » sans satisfaire ce besoin structurant d’idéalité ? Comment peut-on imaginer restaurer l’ordre par la seule répression de leurs psychismes qui sont… en lambeaux ? Une sanction sévère est, sans hésitation aucune, indispensable et urgente pour les meneurs comme pour les plus jeunes. Mais, pour que la loi républicaine soit acceptée, elle devrait s’adresser à des vies psychiques capables de l’intégrer : ce sont ces vies psychiques qu’il est urgent d’aider à se reconstruire, en commençant par reconnaître, sous le vandalisme, le besoin de croire trop longtemps négligé.
Est-ce la faute au « modèle français » ? Ou son terrible avantage ?
Contrairement à ce qui se dit chez nos meilleurs amis dans le monde, non seulement la France n’est pas « en retard » dans la crise des adolescents issus de l’immigration, mais elle est « en avance » comparée aux situations analogues rencontrées ailleurs. C’est même pour cela que le malaise est ressenti comme plus grave : il se situe à une profondeur plus radicale. Je m’explique.
Bien que des manipulations religieuses des pyromanes ne soient pas exclues, et que des réflexes communautaristes sous-tendent ostensiblement le besoin de reconnaissance manifesté par les incendiaires, ce n’est pas un conflit religieux qui s’est ouvert dans les banlieues ; et ce n’est pas non plus une revendication a posteriori contre « le port des signes religieux ». Les autorités spirituelles désapprouvent les violences ; les parents ne sont pas solidaires de leurs enfants délinquants ; il ne s’agit pas de heurts interethniques et interreligieux, comme cela a été le cas dans d’autres pays. Tous dénoncent sévèrement l’échec de l’intégration à laquelle ils aspirent. En effet, les objets incendiés sont des symboles enviés : voitures, supermarchés, dépôts de marchandises, autobus – autant d’indices de « réussite » et de « richesse », autant de « valeurs » pour les proches et les adultes ; écoles, crèches, postes de polices, autant d’indices d’une autorité sociale et politique qu’ils voudraient partager. Veut-on détruire la France laïque et républicaine quand on conspue son ministre de l’Intérieur hier encore adulé? Veut-on s’attaquer au christianisme quand on brûle une église ? Les « blogs » ont invité à « niquer la France » dans une excitation rageuse que ne sont venus élucider aucun discours, aucun programme, aucune revendication. Sur le plan politique, ce besoin d’idéal, de reconnaissance et de respect se cristallise en un seul et unique combat, et il est énorme par la souffrance qu’il révèle et par l’ampleur des changements qu’il nécessite : le combat contre la discrimination.
Sommes-nous en deçà du « heurt de religion » ? Nos adolescents pyromanes sont-ils dans l’incapacité de trouver un habillement religieux au besoin d’idéalité ? Certains le soutiennent, et vont jusqu’à incriminer une fois de plus la laïcité française qui aurait aboli ces garde-fous que sont les normes religieuses. Je ne partage pas cette opinion. Je pense que la délinquance des « ados défavorisés » révèle une phase plus radicale du nihilisme, une phase qui s’annonce après et en dessous du « heurt de religions ». Cette délinquance est plus grave, parce qu’elle saisit plus en profondeur les ressorts de la civilisation, dans le besoin de croire préreligieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui. C’est en ce lieu qu’est interpellé le parent, l’enseignant, l’intellectuel. Tout en demandant du pragmatisme et de la générosité aux politiques, c’est à nous qu’il revient de proposer des idéaux adaptés aux temps modernes et à la multiculturalité des âmes.
Le nihilisme adolescent fait brusquement apparaître que, désormais, le traitement religieux du mal être, de l’angoisse et de la révolte se trouve lui-même déconsidéré, inopérant, inapte à assurer l’aspiration paradisiaque de ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste qu’est l’adolescent désintégré, désocialisé dans l’impitoyable migration mondialisée. Que nous rejetons, indignés ; à moins qu’il ne nous menace, de l’intérieur.
La République se trouve devant un défi historique : est-elle capable d’affronter cette crise de la croyance que le couvercle de la religion ne retient plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains ? L’angoisse qui fige le pays en ces temps décisifs exprime l’incertitude devant cet enjeu colossal. Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens, policiers comme économiques, sans oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes, pour accompagner avec la délicatesse de l’écoute nécessaire, avec une éducation adaptée et avec la générosité qui s’impose, cette poignante maladie d’idéalité qui déferle sur nous et qu’expriment les adolescents de ces zones de non droit ?
Ainsi interprétée, la « crise française » ne peut pas ne pas concerner la diversité européenne et, au-delà, la diversité mondiale. Suis-je optimiste, trop optimiste ? Je me définirai plutôt comme une pessimiste énergique qui n’apprécie, dans la pensée, que l’intelligence active, ou l’actualité de l’intelligence. La laïcité française demande à être mieux réalisée en France, et convenablement interprétée. Elle peut enrichir la diversité des moyens que les démocraties modernes se doivent de mobiliser pour faire face aux nouvelles barbaries – lesquelles se propagent à l’endroit même de nos oublis, de nos manques et de nos certitudes identitaires.
L’idéal que nous sommes en droit d’attendre d’Europe se cherche précisément dans ces espaces occupés – ou désertés – par les religions et, plus fondamentalement, dans le besoin de croire préreligieux.
Au carrefour du christianisme (catholique, protestant, orthodoxe), du judaïsme et de l’islam, L’Europe est appelée à élaborer des passerelles entre les trois monothéismes – à commencer par des rencontres et des interprétations réciproques, mais aussi et surtout inspirées par les sciences humaines.
Plus encore, constituée depuis deux siècles comme la pointe avancée de la sécularisation – elle-même fécondée par les arts et les lettres, ainsi que par cette avancée sans précédent que sont les sciences humaines dont l’Université s’honore d’être le laboratoire – l’Europe est aussi le lieu par excellence qui pourrait et devrait élucider ce besoin prépolitique et préreligieux qu’est le besoin de croire. Car il est la condition du désir de savoir, lequel ne cesse de démanteler le besoin de croire tout en s’appuyant sur lui. Mais les Lumières, dans leur précipitation à combattre l’obscurantisme, en ont négligé et sous-estimé la puissance.
Je n’ignore pas les catastrophes que nous promet le troisième millénaire. Dévastation calculatrice des esprits ? Automatisation techniciste de l’espèce ? Apocalypse écologique ? J’en prends la mesure comme vous tous. Mon pari européen n’est pas un optimisme de façade en désespoir de cause ; je le veux à la hauteur de ces dangers qui nous assaillent de toute part. Mais je le désire aussi à la hauteur des latences de notre culture dont nous sommes capables aujourd’hui d’apprécier aussi bien les risques que les promesses.
Merci de contribuer à ce pari par votre présence et vos interventions.
Julia Kristeva
17 septembre 2007
Université Européenne d'été - Europe des cultures et culture européenne: communauté et diversité.
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