JULIA KRISTEVA
A l’Est, l’Europe en souffrance
Il y a vingt ans, juste avant la chute du Mur de
Berlin, mon père était assassiné dans un hôpital bulgare qui pratiquait des expérimentations
sur les personnes âgées. En guise de deuil, un genre s’est imposé à moi :
le polar métaphysique Le Vieil homme et
les Loups (Fayard, 1990), où le vieil homme est tué parce qu’il voit les
gens autour de lui se métamorphoser en loups. Et un texte, « Bulgarie ma souffrance »,
réflexion sur la tradition culturelle, notamment la religion, qui sommeille au
fond de cette étrange « détérioration de l’intégrité politique » que diagnostique
aujourd’hui l’ONG Transparency International… en Roumanie et en
Bulgarie. L’actualité politique – les présidentielles du 22 novembre en
Roumanie - m’y ramène, avec la crise économique, sociale et politique profonde.
Si je souligne ici la situation roumaine, ce sont les développements similaires
de ces deux voisins que j’ai en vue : ils posent une question qu’on
préfère ignorer : sommes-nous à la périphérie ou au centre de
l’Europe ?
Gel des salaires dans la fonction publique
jusqu’en 2011, suppression de 130 000 postes de fonctionnaires qui, en attendant, sont mis d’office en congé pendant 10
jours, pour réduire le déficit public comme l’exige le FMI avant de débourser la
2e tranche d’un prêt à la hauteur de 20 milliards d’euros environ. 20
000 manifestants crie leur colère à Bucarest, début octobre, réclamant la
démission des démocrates-libéraux, seuls aux commandes depuis l’éclatement de
la coalition gouvernementale.
Puis, chute du gouvernement de centre droit après l’adoption d’une motion de
censure déposée par l’opposition. La balle serait dans le camp du président Traian Basescu, ancien capitaine
de marine, arrivé au pouvoir en 2004 sur des promesse anti-corruption, et que
les sondages donnent gagnant aux présidentielles imminentes. Alors qu’en 2008
Bucarest enregistrait une croissance de 7,1% de son PIB, ce qui faisait de la
Roumanie le pays le plus dynamique de l’UE, en 2009 la chute du même PIB
pourrait être de 8,5%, et le chômage atteindre 10%. Même si le système bancaire
semble résister mieux qu’ailleurs à la bourrasque des subprimes.
Malgré leur adhésion à l’UE en janvier 2007,
et la « cause de sauvegarde » qui pourrait se traduire par l’interdiction
d’exporter des denrées alimentaires ou des réductions des fonds européens dans
des domaines comme l’agriculture ou les politiques « structurelles »,
la Roumanie - et la Bulgarie – souffrent toujours d’une corruption
endémique qui aggrave la crise et vice versa. En dépit de la création d’une Agence
Nationale pour l’Intégrité (ANI) et d’une Direction Nationale Anti-corruption
(DNA), qui ont fait avancer quelques enquêtes, 20 ans après la chute de Ceaucescu, la Roumanie continue à gérer sa justice sur la base
de textes juridiques datant de cette époque. Une nouvelle loi sur la
responsabilité ministérielle s’élabore avec l’aide de magistrats français, tandis
que leurs homologues allemands aident à la rédaction d’un nouveau code pénal.
Mais les sanctions n’aboutissent pas, les réseaux mafieux persistent, infiltrant
les partis politiques, en particulier en Bulgarie, les enquêtes ne se soldent par
aucun verdict, les responsables politiques sont épargnés, l’opinion reste
persuadée que seule la condamnation des « gros poissons» donnerait la
preuve d’une réelle fermeté
politique et juridique inspirée des standards européens. En amont, les
gouvernements manquent à s’engager dans des stratégies à long terme, telle la
réforme de l’administration publique et de l’éducation.
On le sait : la transition du communisme à l’UE s’est
faite sans que l’ancien appareil d’Etat ne soit remplacé ni sérieusement
rénové. Les médias locaux dissèquent à loisir la genèse du phénomène qui fait
de la Roumanie et de la Bulgarie les pays les plus corrompus de l’UE. A la
« haute corruption » des dirigeants, qui transforme les anciens
cadres communistes en une oligarchie néocapitaliste, s’ajoute la « corruption
quotidienne » : « relations personnelles », « pots de
vin » en cascade, stratégie de la débrouille et du détournement de
l’argent public - qu’on fait remonter au XVIIe siècle
– qui s’adapte à l’omnipotence et à l’inefficacité des systèmes
bureaucratiques. Tandis que d’autres états de l’Europe de l’Est –
Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie –, ont vécu la chute du Mur comme un
moment politique « grisant », où citoyens et dirigeants ont éprouvé « le
besoin de penser et d’agir en termes de bien commun », cette période en Roumanie a été colmatée
par le néo-communisme de Ion Illiescu. La présence pérennisée
d’anciens membres du PC et d’officiers de la sécurité dans l’appareil d’Etat, le
« corporatisme politique » qui s’ensuit, et le vide juridique
favorisant le glissement de l’argent de l’Etat vers le secteur privé, ont
empêché la constitution d’une société
civile responsable, intègre et dynamique. Dès 2002 le GRECO (Groupe d’Etats
contre la corruption) rattaché au Conseil de l’Europe tire la sonnette d’alarme,
mais l’OLAF, organe de lutte anti-fraude de l’UE ne dispose ni de moyens ni des
compétences suffisantes pour traiter les divers cas de corruptions au sein des
Etats membres. L’inefficacité de ces mécanismes de coopération et de
vérification discrédite l’Europe elle-même, bien que le
projet européen demeure un désir et un espoir pour la majorité des citoyens de
ces pays, qui y voient une garantie pour la sécurité de la région, mais aussi -
et malgré beaucoup de déceptions ! - une promesse de démocratie à venir. Et de souhaiter plus de rigueur, voire de
sévérité, de la part de l’Europe ! Bruxelles réduit de 220 millions d’euros
les subventions destinées aux projets agricoles et infrastructures de
transports bulgares, et gèle 600
millions en attente de mesures gouvernementales contre la corruption. La
Roumanie essuie les critiques de l’UE mais pas les sanctions.
Peur, lâcheté, compromission glauque sous le communisme
des époux Ceaucescu, la corruption traîne son cortège
de scandales tragicocomiques dans un paysage de
transition complexe où le nationalisme, la xénophobie et le populisme côtoient
aussi bien le réveil syndical que la misère paysanne et l’inévitable
« question rom ». Sacre du printemps syndical,
en effet, aux usines Dacia où, après 3 semaines de
grève, l’ouvrier roumain obtient…
380 euros de salaire mensuel, au lieu de 280 (40% d’augmentation, qui dit
mieux ?), et reprend la production de la Logan. Pendant ce temps, le
fermier roumain (40% de la population vit à la campagne) redoute que la modernisation
en cours conduise à la confiscation par l’Etat des terres privatisées, et les
villages sont en train de se vider… non sans qu’une décision « historique »
(selon Greenpeace) soit prise : interdire le soja
transgénique !
Dans le registre ubuesque, les accidents
mortels en nombre croissant sur les routes bulgares rouvrent le débat sur la
circulation de véhicules vétustes et mal entretenus : les permis de
conduire et les « inspections » par des garagistes fantaisistes sont obtenus à coups de
bakchichs, l’Etat ferme les yeux et tout est permis pour éviter la police
routière. Les « mutri », c’est-à-dire les
« gueules de voyous » paradent en costumes voyants et voitures de
luxe aux vitres noires, exhibant outrageusement des empires financiers bâtis
grâce aux liens des anciens aparatchiks avec la sécurité de l’Etat, les militaires et même des sportifs de haut
niveau. Dans le même registre, mais en Roumanie cette fois-ci.
Dans le registre ubuesque, l’enseignement supérieur
privé donne l’exemple : à l’université privée Spiru-Haret,
avec 300 000 étudiants pour la plupart virtuels mais obtenant des diplômes, personne
ne contrôle rien. Le ministère de l’Education finit par découvrir qu’un
seul professeur encadre… 9 000 étudiants ! Deux universités fantômes d’Alexandria
auraient de leur côté délivré 15 000 faux diplômes à 3 000 euros l’unité.
Quant aux Roms… Un peu voleurs, un peu voyous ? Ou, au contraire, citoyens
européens par excellence parce que mobiles, capables de circuler, et qu’il
convient non seulement de protéger au sens des Droits de l’homme, mais aussi de
faire apparaître sur la scène politique ? Rome prétend expulser les Roms
en Roumanie (même si leur origine originaire se situe quelque part en Inde). Ne
faudrait-il pas les laisser au contraire traverser librement nos frontières
européennes qui, d’ailleurs, n’existent (presque) plus, puisqu’elles sont
perméables. Beau paradoxe : le Rom est-il un Roumain ? Un
Européen type ? A moins qu’il ne soit l’Homme Universel ? Mais alors,
cette pauvre Roumanie est-elle
à la périphérie ou au centre de l’Europe ?
La question n’est pas abstraite : elle interpelle
la France. « Ilot de la latinité et de la francophonie en Europe de l’Est » (même si Speedy Sarkozy n’y
est resté que 4 heures sur les 7 promises), la Roumanie a signé avec la France
un « accord de partenariat stratégique » pour moderniser son équipement
militaire, parce que les deux pays s’entendent sur l’importance du nucléaire et
de la PAC, à cause des investissements français massifs dans le secteur des
finances, de l’automobile, etc. Prolongation du TGV Paris-Budapest jusqu’à
Bucarest ? Accès de la Roumanie à l’espace Schengen avec l’appui de la France
? Vous dites périphérique, la Roumanie ?
« Il faut gouverner à la mitraillette », répète Corneliu Vadim Tudor, ex chantre des époux Ceaucescu, désormais « illuminé par Dieu pour sauver
la nation », et qui, avec le Bulgare Volen Siderov, représente le gros contingent du groupe européen
« Identité, tradition, souveraineté » : juste après le Front National.
Mélange rouge-brun, qui marie l’ultranationalisme d’extrême droite à la
nostalgie communiste d’un Etat protecteur, ils combattent et les « médias
politiciens » et « les minorités privilégiées » (Hongrois en
Roumanie, Turcs en Bulgarie).
« Démocratie kafkaïenne », « étrange
combinaison de burlesque et de byzantinisme » : Norman Manea, écrivain juif roumain installé à New York, a raison.
Pressés de trouver des remèdes juridiques et sociaux, nous oublions les sources
culturelles. D’autant que si une transvaluation des
traditions religieuses s’impose, tissant la diversité culturelle européenne, cet examen se heurte ici à
un acteur dont l’Europe sécularisée continue à sous-estimer l’importance :
l’Eglise orthodoxe. Fascinante par son pouvoir à
résonner avec la détresse et la dépression, mais aussi avec le ravissement, sa
ferveur a déferlé telle quelle sur le continent du matérialisme dialectique qui
l’avait évincée, et elle l’a broyé en un éclair. Associé à l’Etat qui paie le
clergé, et à une classe politique complaisante avec l’orthodoxie qui séduit la
population, l’Eglise avoue avoir collaboré avec la Securitate, et persiste à
s’associer à l’action de l’Etat. On est loin de l’action sociale caritative avec
des partenaires ayant les mêmes valeurs ; on est loin d’une vie
spirituelle orientée vers la prise de conscience citoyenne et l’intégrité publique ! Bien plus qu’en Bulgarie où la laïcité semble davantage
ancrée dans les mœurs, l’imbrication entre l’Eglise et l’Etat, spécifique à l’orthodoxie depuis
les origines, s’est installée en Roumanie après la chute de la dictature en 1989. Les émissions de la radio
publique commencent avec le « Notre Père ». Les icônes de Jésus et de
la Vierge Marie ont remplacé dans les écoles les portraits du Conducator, l’enseignement
confessionnel stigmatisant souvent d’autres cultes (catholique ou protestant).
C’est en Roumanie, à Constance, que le vieil Ovide,
exilé de Rome, a mis la dernière main à ses Métamorphoses, à l’aube de notre ère. Il y voyait les hommes et les dieux se transformer en
bêtes féroces et lubriques, pas vraiment doués pour l’intégrité politique. Observateur
subtil de l’instabilité des êtres et des frontières, Ovide a créé des
personnages en proie au transformisme sans frein que nous vivons en ce début du
3e millénaire. Il révèle la fureur d’un monde qui ne connaît plus de
lois.
La Culture européenne existe-t-elle ? Ma réponse
est « Oui ». Puisqu’elle a montré qu’elle est capable de retour sur
soi, sur ses impasses et ses horreurs, la culture européenne est porteuse de
cette identité polyphonique, évolutive et innovante, seul antidote à
l’automatisation de l’espèce. Mais il faudra créer un Forum européen permanent,
par exemple à Paris, pour la repenser sans cesse : en « posant un
grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux », comme le
voulait Nietzsche, et en commençant par la mémoire, notamment religieuse. De
l’Atlantique à la Mer Noire, d’Ovide à Ceaucescu, de
la Securirate au prix Nobel de Herta Müller qui décrit
ainsi son interrogatoire par le policier roumain : « Il me soulève la
main en la prenant par le bout des doigts et en m’écrasant les ongles si fort
que j’ai envie de hurler », on dirait du Goya noir. Ou les Métamorphoses d’Ovide qui écrit, il y a
2 000 ans au bord de la Mer Noire, ceci : « La réputation de ce siècle dépravé était venue jusqu’à
mes oreilles… cette infâme réputation était elle-même encore au-dessous de la
vérité… c’est, croirait-on, la conjuration du crime ».
Julia Kristeva
15 novembre 2009
Libération du 19 novembre 2009
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