De l’inviolabilité de la vie humaine
|
10 octobre 2012 : dixième
journée mondiale pour
l’abolition de la peine de mort. Mobilisation,
ignorance, hostilité, incompréhension, solennité et gravité suspendent le temps
de la crise mondiale, de l’accélération hyperconnectée et des diverses menaces
de destruction. Et appellent au recueillement, invitent à la méditation,
au questionnement : quel est le sens d’un projet
d’abolition universelle de la peine de mort?
I.
Je ne suis ni juriste ni spécialiste de l’abolitionnisme. Je n’ai jamais
assisté à une exécution, et aucun de mes proches ne fut victime de
meurtres, d’abus sexuels, de tortures ou de violences dégradantes. Je ne
vous lirai pas ces rapports médicaux détaillant les supplices de la
guillotine, que Camus lui-même recopiait pour nous communiquer sa nausée.
Je n’ai pas non plus ressenti cette empathie romantique qui emporte
Hugo, comparant sa douleur d’exilé à celle du proscrit. J’estime que les douleurs sont
incommensurables, plutôt incommunicables, et que la pulsion de mort
qui nous habite nous menace tous... au singulier.
J’entends mes analysants me
confier les souffrances qu’ils ont endurées aux mains des bourreaux dans
les prisons d’Amérique Latine, ou leur inconsolable douleur après l’extermination
de leurs parents dans les camps de concentration. Je me défais avec
eux, et je ne m’aventurerai pas à dire que le mal est sans pourquoi,
comme le mystique affirme que la rose n’en a pas. Car je cherche
pour eux, avec eux : pourquoi ? Afin que le sens revienne, car le sens
nous fait reprendre vie.
Abolir la peine de mort : quel
vœu, quel projet portons-nous ici ? Et quel en est donc le sens?
Abolir la peine de
mort signifie que nous posons comme fondement de
l’humanisme du XXIe siècle ce que Victor Hugo appelait il y a plus de cent
cinquante ans déjà (en 1854) : « l’inviolabilité de la vie
humaine ».
Depuis toujours, les hommes ont
peur de la mort, ils la donnent pourtant, pour mieux sauvegarder la vie,
et tentent de sauver le bien en
infligeant le mal suprême. Pour
la première fois dans l’histoire, cependant, nous réalisons qu’il ne
suffit pas de remplacer les anciennes valeurs par de nouvelles, car celles-ci
se figent à leur tour en dogmes et impasses, potentiellement totalitaires.
Et que la vie n’est pas une « valeur» comme les autres, ni même LA
valeur. Plus encore, depuis deux siècles, et particulièrement
aujourd’hui, elle est non seulement une interrogation
: qu’est-ce qu’une vie ? a-t-elle un sens ? si oui lequel ? Mais la vie est désormais une
exigence : il faut la préserver, et empêcher sa destruction – car la
destruction de la vie est le mal radical. Alors que tout semble s’écrouler et
que les guerres, la menace de désastre écologique, l’emballement de
la finance virtuelle et la société de consommation, nous rappellent
en permanence à notre fragilité et à notre vanité, c’est l’inviolabilité
de la vie humaine qui nous invite
à penser le sens de notre existence : elle est la pierre angulaire de
l’humanisme.
|
Tête coupée de Louis XVI
|
De
quelle VIE parle-t-on ? L’abolitionniste répond : TOUTE VIE, quelle
qu’elle soit, jusqu’à « assumer la vie de ceux qui
font horreur » - les déments, les criminels -, proclamait Robert Badinter
en déposant en 1981 devant le Parlement français, un Projet de Loi
pour l’abolition de la peine de mort. L’humanité actuelle
peut-elle s’éprouver, et se prouver, jusqu’au point d’« assumer la vie de ceux
qui font horreur » ? Abolitionnistes, nous disons : oui. Bien que, même si 141 pays sur 192 membres de l’ONU
ont déjà aboli la peine de mort, 60 pour cent de la population humaine
vive dans un pays où elle s’applique encore ( puisqu’elle est en vigueur dans 4 des pays les plus peuplés de la planète : Chine,
Inde, États-Unis, Indonésie).
Forte de son héritage pluriel
– grec, juif et chrétien - l’Europe fit le choix de la
sécularisation, opérant ainsi une mutation émancipatrice unique
au monde ; mais son histoire fut aussi marquée par son trop long
cortège d’horreurs - guerres, exterminations, colonialisme,
totalitarismes. Cette philosophie et cette histoire nous imposent une conviction
politique et morale selon laquelle aucun État, aucun pouvoir, aucun homme
ne peut disposer d’un autre homme et n’a le droit
de lui retirer la vie. Quel que soit l’homme ou la femme que nous
condamnons, aucune justice ne doit être une justice qui tue.
Plaider pour l’abolition de la
peine de mort au nom du principe de l’inviolabilité de la vie humaine ne relève donc ni de
la naïveté, ni d’un idéalisme béat et irresponsable, il ne s’agit pas non
plus d’oublier les victimes et la douleur de leurs proches. NON. Je ne
crois ni à la perfection humaine ni même à la perfectibilité absolue, par
la grâce de la compassion ou de l’éducation. Je parie seulement sur
notre capacité à mieux connaître les passions humaines, et à les
accompagner jusqu’à leurs limites, car l’expérience nous apprend
qu’il est impossible (impensable) de répondre au crime par le crime.
Je le répète : l’humain n’a pas
de plus grande peur que celle de se voir retirer la vie, et cette peur
fonde le pacte social. Les plus anciens traités de jurisprudence que nous
possédons en témoignent. Prenez le code babylonien Hammurabi (1792-1750 avant notre ère), ou encore la philosophie grecque
de Platon et d’Aristote, mais aussi chez les Romains, et aussi les livres sacrés des juifs et
des chrétiens : toutes les sociétés ont plaidé et pratiqué la mise à mort
du criminel afin de défendre, protéger et dissuader.
Des voix se sont cependant
élevées contre la mise à mort : les abolitionnistes actuels les retrouvent et
les entendent pour étayer leur combat. Ainsi, déjà, Ezéchiel : « Je
ne prends point plaisir à la mort du méchant, mais à ce que le méchant
se détourne de sa vie et qu’il vive » (Ez, 33:11) ; mais
surtout Saint Paul : « Mort, où est ta victoire? Où est-il, ô mort, ton
dard venimeux ? La mort a été engloutie dans la victoire ! » (de la Résurrection) (I Ep. Cor.).
Ou encore, à leur suite, Maïmonide : « Il est plus satisfaisant
d’acquitter des milliers de coupables, que de mettre à mort un seul vivant».
Rarement, les religions ou
les politiques se sont prononcés contre la peine capitale: le
bouddhisme tibétain l’interdit au VIIe siècle; et en 747, une
première abolition fut proclamée en Chine, Montesquieu la signalera
d’ailleurs, louant ces auteurs
chinois selon lesquels « plus on augmente les supplices, plus la
révolution était prochaine ; c’est qu’on augmentait les supplices à mesure
qu’on manquait de mœurs ». Ne faudrait-il pas le rappeler aux autorités
chinoises, aujourd’hui la Chine a supprimé la peine de mort en 2011 pour 13
crimes non violents, mais les exécutions se poursuivent et se multiplient
pour corruption. Quant à l’Islam, il n’y est guère question de remettre en
cause la peine de mort.
En France, le mouvement abolitionniste s’amorce
après la torture de Damiens, qui avait tenté d’assassiner Louis XV. Alors
que Diderot préconise la peine de mort pour son efficacité
dissuasive, Voltaire est l’un des rares à soutenir l’œuvre de Cesare
Beccaria qui, dès 1764, s’interroge : « En vertu de quel droit les hommes
peuvent-ils se permettre de tuer leurs semblables ? ». Dans l’esprit
des Lumières et celui de l’humanisme libertaire, l’abolitionnisme se
développe tout au long du XIXe siècle - je pense à Clémenceau,
Gambetta, et à ces lucides paroles de Jean Jaurès, proclamant que la peine de mort «
est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de
la République ». Ou, plus près de nous, à Camus qui constate que « de
la peine capitale on n’écrit qu’à voix basse », car « le nouveau meurtre,
loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle
souillure à la première (…). « Le jugement capital rompt la
seule solidarité humaine indispensable, la solidarité contre la mort. »
|
Victor Hugo, Justitia
|
II.
Les abolitionnistes avancent trois
arguments principaux contre la peine de mort : l’inefficacité de la
vengeance et de la dissuasion ; la faillibilité de la justice ; la
douleur piégée par l’élimination.
En
premier lieu, rien ne prouve l’efficacité de la peine de mort contre la
destructivité humaine : n’y a pas de corrélation entre le maintien de
la peine de mort dans une législation et la courbe de la criminalité. De
surcroît, la perspective de la
mort, loin d’annihiler la passion criminelle, l’exalte au contraire. Celui
qui sème la terreur et la transcende par sa propre mort, ne recherche pas
l’expiation. La stigmatisation de ses actes et son sacrifice même n’ont en réalité d’autre fin qu’enflammer les martyrs
prêts à mourir à leur tour. Loin d’être dissuasive, la peur devient tentation,
et nourrit dès lors le désir d’infliger la mort en s’infligeant la mort. La peine de mort comme loi du talion
s’avère donc inefficace aussi bien comme vengeance que comme dissuasion.
Le second argument
renvoie à ce que Victor Hugo appelle la «brièveté chétive de la justice
humaine » : la loterie judiciaire, sa faillibilité. Au nom de
quoi, une institution, un homme ou une femme s’octroient-ils le droit de
prononcer et faire appliquer une condamnation mortelle ?
Le troisième argument ne
se dit qu’en murmure, car il s’adresse à la douleur des victimes et de
leurs proches. D’aucuns estiment que même si la mise à mort du
criminel ne venge pas son crime ni ne dissuade ceux qui lui succéderont, elle en
supprime au moins l’auteur. La peine de mort comme élimination atténuerait par conséquent l’insoutenable, et
apaiserait.
Mais l’image du criminel dans
sa tombe soulage-t-elle vraiment la douleur de ceux qui ont perdu un proche,
victime des pires atrocités? Cette douleur en quête d’apaisement est aussi
inexprimable, impartageable que légitime et respectable: qui oserait
l’ignorer? Personne, et surtout pas ceux et celles qui, indignés par la mort
d’innocentes victimes, souhaitent également défendre et protéger la vie au
nom de son inviolabilité. Car ils savent que la mort comme ultime et
unique recours est un leurre.
Quand cesserons-nous en effet
de faire du tombeau notre sauveur? Détachons-nous donc de la
jouissance que provoque l’acte vengeur. Le verbe haut de
Victor Hugo nous alertait déjà sur cette religion de la mort
salvatrice : « N’ouvrez pas de vos propres mains une tombe au milieu de
nous », écrit-il de Guernesey. «Hommes qui savez si peu de choses et qui
ne pouvez rien, vous êtes toujours face à face avec l’infini et avec
l’inconnu! L’Infini et l’inconnu, c’est la tombe». J’entends :
N’espérer pas trouver
« l’inconnu ou l’infini » dans le sacrifice du condamné. Et
j’ajoute : il n’y a d’autre inconnu, ni d’autre infini que ceux des
passions humaines, dont nous ne cessons d’approfondir l’expérience, et
d’établir la connaissance.
En
abolissant la peine de mort, nous ne crions pas victoire sur la
mort, comme le voulait Paul de Tarse qui appelle à croire à la
résurrection. Nous invitons à mieux connaître et accompagner les
passions, et parmi elles, la plus terrible : la pulsion de mort.
III.
La psychanalyse découvre que l’Homo sapiens , qui est à la fois Homo Religiosuset Homo Economicus, est un Homo Eroticus non seulement habité par
une pulsion de vie, mais aussi par une pulsion de mort. Celle que
Freud - comme s’il pressentait la Shoah - explora à la fin de sa vie, et
que la recherche contemporaine continue
aujourd’hui à élucider.
L’être humain est un être
fondamentalement binaire : digérant le bon et expulsant le
mauvais, oscillant entre le dedans le dehors, plaisir
et réalité, interdit et transgression, son moi et l’autre, le corps
et l’esprit… Le langage lui-même est binaire (fait de consonnes et de
voyelles, et autres formes duelles qui ont fait le bonheur du structuralisme…). Ainsi l’enfant accède-t-il à
la différence entre le bien et
le mal au moment même où
il apprend la langue maternelle : l’univers du sens invite à distinguer le bien du mal, avant d’en affiner les nuances, d’en percevoir
les polyphonies, les excès, les transgressions, ou d’en créer
les œuvres d’arts.
Nos désirs se révèlent plus ou
moins compatibles avec les désirs d’autrui. Ils nous tirent vers
l’autre, jusque l’amour, mais un amour qui porte en lui
l’agressivité : je t’aime, moi non plus, haine et culpabilité : telle est
l’alchimie du verbe. C’est précisément sur ces intérêts libidinaux
convergents et divergents, sous-tendus par nos conceptions du bien et du mal, que se construisent des valeurs plus élevées qui entrent
alors en concurrence ou en conflit. Désirs et valeurs édictent les
religions, les philosophies, les idéologies qui en vivent, s’entretuent,
ou tentent de s’expliquer et de s’entendre.
Souvent, les « valeurs »,
comme on dit, capturent la
destructivité. Celle-ci prend alors la forme d’une fascination pour
le mal, un mal qui est à rechercher chez l’autre : il ne reste dès lors
plus qu’à traquer le bouc émissaire pour l’exterminer sans remords,
au profit du Souverain Bien, mon Bien à moi, ma religion. Telle
est la logique de l’intégrisme, qui mène une guerre sans merci au
nom d’un idéal absolu érigé contre celui d’en face. Qu’il soit
individuel ou collectif, cet intégrisme se nourrit d’une foi totale
et aveugle qui ne souffre aucun questionnement. Comme je l’affirmais préalablement,
la condamnation à mort de l’intégriste, n’élimine pas l’intégrisme
lui-même, bien au contraire, elle fait de son agent un martyre et exalte
sa logique. Une logique qui a des
racines économiques et sociales ; mais aussi une nervure
psycho-sexuelle, par la structure même de sa passion, et elle reste
imprenable si elle n’est pas désamorcée de l’intérieur.
Il ne s’agit pourtant ici que
des couches superficielles du mal radical. Il existe également une
pulsion de mort pure, dissociée de tout désir (on dira: désintriquée du
désir). Cette pulsion de mort balaie la distinction entre le bien et le
mal, entre moi et l’autre, elle abolit le sens et la dignité de
l’autre et de soi. La destructivité que je viens de pointer cède ici à la
déliaison. Ces états extrêmes de
déliaison quasi-totale de la pulsion de mort touchent aux limites
de l’Homo Sapiens comme être parlant
et capable de valeurs (à commencer par le bien et le mal). La
personne en proie à cette déliaison s’exprime dans un langage qui n’est
plus que simple mécanique, instrument de destruction, sans code
ni communication : sans pourquoi, sans remords, ni expiation ni
rédemption.
De tels états limites ne se réfugient
pas uniquement dans les hôpitaux ou sur les divans, ils ne sévissent pas uniquement chez les tueurs en séries, ni n’explosent
brutalement que dans les chaos
d’une adolescence vouée à
l’indifférence et à l’insensibilité face à l’étranger à supprimer. Les états limites de la pulsion de mort
déferlent aussi dans les crises et catastrophes sociopolitiques. Abjects,
ces états peuvent conduire jusqu’à l’extermination froide et planifiée
d’autres êtres humains : ce fut le cas avec la Shoah et autres génocides.
|
Anonyme, Acte de justice du 9 au 10 Thermidor
|
IV.
J’entends votre question dont je partage l’indignation: et alors,
les abolitionnistes veulent épargner la mort à ces criminels-là ?
Si j’ai conduit cette réflexion
jusqu’à la déshumanisation, ce n’est que pour mieux démontrer que
l’humanisme que revendiquent les partisans d’une abolition de la peine de
mort est un pari contre l’horreur. La connaissance des passions
humaines nous permet d’aborder ces états limites et de les accompagner sur
un plan clinique, même si elle ne nous rend ni tout puissants ni
capables d’annuler cette pathologie quand toute une société en souffre.
Mais après Ezéchiel, Paul de Tarse et Maïmonide, après
Beccaria, Voltaire, Hugo, Jaurès, Camus, Badinter et tant d’autres,
il apparaît qu’une meilleure connaissance du spectre des passions humaines
est le seul moyen de déceler et d’affronter les multiples visages de ce mal
radical. Quand la compassion et le pardon abdiquent, car ils n’ont plus
prise sur ce mal, il devient néanmoins possible de le sonder jusque dans
ses profondeurs. Comment ?
En relayant l’émotion horrifiée par un diagnostic plus précis des ressorts complexes
du mal radical. La vigilance, l’analyse objective, les soins et
l’éducation n’effacent rien de la culpabilité des criminels :
mais ils nous mobilisent dès les premiers symptômes;
En remplaçant la peine de mort par de rigoureuses
peines de sûreté qui empêchent la récidive
Et enfin, en organisant l’indispensable accompagnement de ces personnes, condamnées de droit pénal
ou criminels politiques, afin de les conduisant le plus loin possible
dans leurs possibilités de restructuration, et tenter de mieux d’élucider les
ressorts de la destructivité et de la déliaison génératrice du crime.
La philosophe et journaliste
politique Hannah Arendt dénonçait l’horreur nazie comme un mal radical
sans précédent, en soutenant cependant que ce n’est pas le mal, mais le bien qui est radical. Car
le bien n’est pas un envers
symétrique au mal, il réside dans les capacités infinies de la
pensée humaine à trouver les causes et les moyens de combattre le mal-être et la malignité du mal.
|
Andy Warhol, Chaise éléctrique, 1971
|
|
V.
Permettez-moi de finir sur un ton plus personnel.
Enfant en Bulgarie, mon pays
natal, j’entendais mes parents évoquer les peines de mort que le régime
communiste avait infligées au parlement précédent, mais aussi les procès et les
purges staliniennes. J’apprenais déjà le français, quand mon père, homme
de foi, m’expliquait que si la terreur révolutionnaire avait été inévitable,
la langue, comme la culture française portaient aussi en elles la lumière.
J’étais déjà en France quand il fut hospitalisé pour une opération
bénigne, et assassiné dans un hôpital bulgare en 1989, quelques mois avant
la chute du Mur de Berlin – on y faisait alors des
expérimentations sur les personnes âgées. La peine de mort a été
abolie en Bulgarie en 1998, bien qu’aujourd’hui encore, 52 pour cent des
personnes interrogées dans ce pays se disent favorables à son application.
Il n’est pas question de
sauver la société, qui ne se perpétue qu’en se verrouillant
contre l’infinie complexité des passions. Mais de mettre nos
connaissances des passions au service de l’humain, pour mieux nous
protéger contre nous-mêmes. Le nouvel humanisme doit être en mesure
de défendre le principe de l’inviolabilité de la vie humaine et de
l’appliquer à tous, sans exception ; aussi bien qu’à d’autres
situations extrêmes de l’expérience vitale:
l’eugénisme, l’euthanasie… Loin de moi l’idée d’idéaliser l’être
humain, ou de nier le mal dont il est capable. Nous pouvons toutefois le soigner et, en abolissant la peine de
mort – qui est un crime, rappelons-le – nous nous
battons contre la mort et contre le crime. À ce titre, l’abolition de la
peine de mort est une révolte lucide, la seule qui vaille contre la pulsion
de mort, et en définitive contre la mort: elle est la version sécularisée de
la résurrection.
Vous savez sans doute que les
Italiens illuminent le Colisée, sanglante mémoire d’innombrables
gladiateurs et martyrs chrétiens mis à mort, à chaque fois qu’un pays
abolit la peine de mort ou édicte un moratoire des exécutions.
Je propose que chaque nuit, où
un pays renonce à la peine de mort, son nom s’inscrive sur un écran
géant installé pour la circonstance sur la Place de la
Concorde (ancienne place de la Révolution) et de l’Hôtel de Ville (ancienne
Place de Grève), en souvenir de Madame Roland, de Madame du
Barry, de Charlotte Corday, des tricoteuses, de la guillotine, de
Fouquier-Tinville, d’André Chénier… Cette dépense supplémentaire
risque-t-elle d’aggraver l’état de nos finances? Les optimistes prévoient
que le monde dans sa quasi-totalité aura aboli la peine de mort en
2050. À nous de faire en sorte que cette abolition emporte l’adhésion
de la majorité.
Julia Kristeva
3.10.2012