Julia Kristeva

LE TEMPS, LA FEMME, LA JALOUSIE, SELON ALBERTINE

 

Je n’aborderai pas le débat « génétique » que soulève Albertine disparue : des spécialistes l’ont déjà largement commenté ici, vous en connaissez les arcanes. J’essaierai de reprendre quelques aspects, qui me paraissent fondamentaux, de ce que j’appelle l’expérience de Proust, telle qu’elle apparaît sous la forme d’une écriture romanesque. J’interrogerai ces aspects fondamentaux à travers le personnage d’Albertine, qui se cristallise tout au long du roman, avant de s’affiner dans la dernière version d’Albertine disparue. Je m’arrêterai donc brièvement à trois thèmes que j’ai développés dans Le Temps sensible, mais que j’aborderai aujourd’hui dans une autre perspective.
Tout d’abord, quel féminin Proust dévoile-t-il à travers Albertine ? Je suggérerai que l’homosexualité féminine ou, plus spécifiquement, l’identification du narrateur à celle-ci, devient le centre de la sublimation proustienne ; ceci me conduit, plus largement, à soutenir plus largement que la position féminine du narrateur est « le point de fuite » de l’imaginaire masculin, littéraire et artistique. Chez Proust, cette sexualisation est une étape décisive vers une désexualisation paradoxale, qu’il semble considérer, dans Albertine disparue comme l’aboutissement de l’acte imaginaire. Il s’agira en somme de sexualiser, en se mettant dans la position féminine de l’acte sexuel, afin de pouvoir désexualiser. Serait-ce la logique préconsciente de l’acte imaginaire que l’auteur de la Recherche appelle, dans une lettre à Lucien Daudet de 1913, une « transsubstantiation » ?
Le deuxième thème, auquel nous conduira cette réflexion, concerne la jalousie, centrale dans la traversée proustienne de l’expérience amoureuse. J’essaierai de démontrer que la jalousie est un échec de l’imaginaire, comme le montre le personnage de Swann. En revanche, la mise en récit de la jalousie est le recours ultime contre le mal d’amour.
Enfin, je soutiendrai que la sublimation ainsi comprise et agie, comme une diversion du désir, modifie le rapport du sujet au temps : en inscrivant les sensations dans les signes du langage, la sublimation n’évite pas la foi religieuse ; elle n’est pas non plus une défense contre celle-ci, mais constitue sa résorption même dans l’expérience romanesque, au sens d’Erlebnis, qui, dès lors, rivalise en vérité avec les cathédrales.

I.    Albert, Albertine et le narrateur
Les amateurs de « clés » ont vite découvert, derrière « la fameuse Albertine » l’ami et chauffeur de Proust, Alfred Agostinelli, qui devint pilote et s’écrasa en monoplan pendant un vol d’entraînement le 13 mai 1914. Dans la mesure où l’auteur s’avoue « comme Barbe-bleu », « un homme qui aimait les jeunes filles », on peut également deviner, sous les traits de la mystérieuse prisonnière, les souvenirs qu’ont dû laisser Marie de Benardaky, Marie Nordlinger, plus certainement encore Marie Finaly ; sans oublier Laure Hayman et Louisa de Mornand, auxquelles Proust adressa des lettres chaleureuses. La dernière prétendit même avoir eu, avec le narrateur, une « amitié amoureuse » et promit de révéler des lettres plus « intimes » encore que celles qu’elle publia en 1928 : les amateurs les attendent encore. D’autres évoquent la « mystérieuse jeune fille » dont « le nom ne nous est même pas connu, bien qu’elle puisse être encore en vie aujourd’hui ».
Le détective le plus scrupuleux est forcé de reconnaître la dominante mâle dans les « clés » d’Albertine, sans négliger l’intimité proustienne avec la sensibilité des femmes. La théorie que le narrateur développe dans La Prisonnière sur une homosexualité non pas de « coutume » mais diffuse, « involontaire » (comme la mémoire ?), « nerveuse », « celle qu’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même », laisse penser que le narrateur est un adepte du transsexualisme : appartenance de chaque individu à (au moins) deux sexes, et passage implicite, sous-jacent, « involontaire » de chacun de nous à travers la cloison, officiellement infranchissable, de la différence sexuelle. Il n’en reste pas moins que c’est en connaisseur de femmes que se présente le narrateur de  la Recherche et que, si transsexualisme il y a, il n’opère pas de la même manière chez Albertine et chez Charlus.

I. 1. « Unes femmes »
Qu’est-ce qu’une femme pour le narrateur, quand cette femme est Albertine? Sous quel rôle se cache-t-il lorsqu’il choisit de se présenter comme l’amant d’Albertine ? Quelle différence, enfin, entre Gomorrhe et Sodome ?
Tout d’abord, la femme ici n’a pas d’identité ; par principe, une femme ne serait pas individuée. Pétale dans un bouquet de fleurs, mouette dans une bande de volatiles, ou simple reflet, détail, trait indistinct et interchangeable. Unes femmes est toujours au pluriel indifférencié : elle va par groupe ou essaim, dans la promiscuité. « Un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables », « Mélanges » plutôt impressionnistes d’ailleurs, dont Elstir, à qui le narrateur rend visite, croyant se mettre un instant à l’abri de l’envoûtement des jeunes filles, saisit parfaitement la magie.
L’instabilité d’Albertine se trahit plaisamment, avec une drôlerie peut-être inconsciente de la part du narrateur, par l’incessante migration de son grain de beauté : de la lèvre au menton au-dessous de l’œil. Dans un tel brouillard de détails et de confusion, on comprend que le narrateur ne puisse « connaître » son Albertine que « par soustraction ». Plus auto-érotique qu’érotique, cette séduction polymorphe de l’adolescence trouve son image réussie dans le jeu d’Albertine avec le diabolo : elle le manœuvre comme « une religieuse son chapelet », en faisant penser au golf « qui donne l’habitude des plaisirs solitaires ». Masturbation réussie, « grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s’ennuyer ».
Cependant, le narrateur a tôt fait de flairer, sous l’absence d’identité, la menace d’un conflit : sous les « bonnes façons » d’Albertine perce déjà « son ton rude et ses manières “petite bande ” ». Mais ce sont des détails fétiches, sa voix, ses mains, qui animent les contours indécis et procurent au narrateur ce qu’il prend pour l’amour.
Lorsque cette identité-figure-visage ne fuit pas, comme c’est le cas à l’hôtel de Balbec où le jeune homme essaie en vain d’embrasser des « raisins de jade », « décoration incomestible », mais qu’elle s’offre - réelle ou facile -, le baiser devient tourbillon. A cette différence près, comparée aux débuts innocents, que désormais le flux est destructeur. Le faste pictural à la manière d’Elstir se révèle brusquement être un assemblage de « détestables signes », prémonition de la « bombe » qui éclatera plus tard.
Arrêtons-nous un instant sur ce baiser impossible. Le narrateur soutient que l’homme n’a pas d’organe pour toucher cet « abîme inaccessible », cette absence d’« identité » si vertigineuse qu’aucun « calcul de probabilité » ne saurait nous assurer de la « revoir » – « […] l’homme […] manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. A cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne ». On peut méditer ou rire longuement sur cette métonymie de la « corne », dure mais inutile, et de la « lèvre », sensible mais impuissante ; elle traduit, quelle que soit l’inventivité de l’amoureux, l’ « absence d’organe » de l’homme pour dominer le tourbillon de la non-identité féminine. Cette colère prend souvent l’aspect d’une aversion, pur dégoût qui succède au désir : « Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage [...] ». Ou, encore plus brutalement : « fondue, maigre, enlaidie par un chapeau qui ne laissait dépassait qu’un petit bout de vilain nez et ne voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs ».
Pourquoi l’opulence initiale des fleurs et des mouettes confondues se transforme-t-elle en cette catastrophe d’identité ? La facilité, le désir permis qui s’annule dans son accomplissement même ne suffisent pas à tout expliquer. Aimer Albertine, c’est l’aimer « dans toute sa hideur ». Que cette « hideur » qui « nous force d’aimer ce qui nous fera souffrir » soit un mélange de jouissance impossible, parce que donnée de femme à femme, ne cache pas le fait que cette homosexualité féminine renvoie le narrateur à la culpabilité incontournable du désir, quel qu’il soit, et plus particulièrement à la culpabilité incontournable du désir homosexuel. Car ce désir est contre la loi et, fondamentalement, contre la première des lois qui régit la communauté des vivants, celle de la procréation.

I. 2.    Objet et/ou identification
Ayant atteint ce point où l’amour dévoile son impossibilité intrinsèque, le narrateur va s’identifier à la culpabilité du désir féminin homosexuel. Je voudrais attirer votre attention sur le chemin de cette identification, qui n’apparaît pas immédiatement puisque Albertine n’est pas Marcel, mais seulement et pour un temps, l’objet de son désir. Je soutiendrai cependant qu’Albertine est bel et bien le narrateur. Cette identification nécessite pour commencer la distinction opérée par Proust entre l’homosexualité de Gomorrhe et celle de Sodome. Sodome est fou, et Gomorrhe peut l’être aussi, mais seulement quand il l’imite (Léa, Mlle Vinteuil et son amie, Albertine lorsqu’elle partage l’excitation de jeunes saphistes ou de Morel). Pourtant, Gomorrhe est différent, car Gomorrhe a la particularité de déprimer. Mlle Vinteuil, déjà, dissimulait – sous ses apparences d’« artiste du mal » et de « sadique » – un « air las, gauche, affairé, honnête et triste ».
Le désir gomorrhéen serait, dans cette vision qui semble être celle de Proust, une trahison de la mère. La mère du narrateur le ressent sourdement puisqu’elle ne trouve que des propos négatifs pour qualifier la maîtresse de son fils : « […] je ne sais la louer que par des négatives ». Qu’il soit hétérosexuel, sodomite ou gomorrhéen, le désir serait-il toujours une Orestie, une mise à mort de Clytemnestre ? Les raccourcis du narrateur le laissent entendre en cet endroit de la Recherche, alors que le sentiment de culpabilité et de faute s’installe de manière indélébile dans les représentations proustienne de l’érotisme.
Avec sa particularité de se déprimer, Gomorrhe approche la fabuleuse aptitude à la tristesse que distille le narrateur lui-même. Proust projette sur Albertine le fantasme d’une homosexualité passive, plus dépressive que criminelle, qui sera un passage obligé dans le processus de sublimation. En d’autres termes, la culpabilité s’inverse en mélancolie : je ne suis pas un fou criminel, mon désir est follement coupable. Dès lors, le passage à l’acte érotique peut être relayé, sinon remplacé, par le passage à l’acte de l’écriture : par la sublimation.
Ainsi, il ne suffit pas de dire qu’Albertine masque Albert, qui serait Agostinelli. Elle fait beaucoup plus. Elle trahit la part gomorrhéenne de l’homosexualité du narrateur lui-même : complice d’Albertine, connaisseur exquis de ses jouissances et de ses trahisons, le narrateur s’offre par l’intermédiaire d’Albertine le plaisir subtil de se dépeindre en femme, d’explorer la part passive de son homosexualité.
J’espère vous surprendre en vous disant qu’un écho de cette identification à Albertine, par le biais de la dépressivité, se trouve dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Maxime, le narrateur de ce roman, a des plaisirs homosexuels « passifs ». Question : les lecteurs modernes qui n’hésitent pas à s’identifier avec ce tortionnaire, quand ils ne vont pas jusqu’à « comprendre » que le « mal est en nous » (croient-ils), voire à le « banaliser » – encore une fausse lecture de Hannah Arendt ! –, l’auraient-ils fait si Maxime était « actif », « sadique », agressif plutôt que passif, « féminin » et réceptif ? Le récit proustien diffère de celui de Littell, non seulement par la pudeur d’un autre siècle avec laquelle Proust aborde la perversion, mais surtout par l’onde porteuse du remords qui traverse la Recherche. Le narrateur du temps perdu met en scène une homosexualité blasphématoire et coupable, « la seule vraie », « houleuse », « nerveuse », qui démasque dans le désir un désir à mort. L’homosexualité féminine serait-elle plus blasphématoire encore, dans son désir à mort, parce que, non contente de blesser la mère en désobéissant aux lois de la procréation, elle abolit la maternité elle-même ? Œdipe se dévoile en vérité sous les traits d’Oreste : le désir à mort est un désir matricide. Cette découverte amorce un nouveau départ de l’intrigue romanesque : comment interrompre ce désir gomorrhéen (et/ou homosexuel passif) aussi jubilatoire que coupable ?
D’abord en l’enfermant, afin de supprimer les occasions de jalousie. En provoquant le départ, ensuite, et notamment le voyage à Venise. La solution du narrateur est toute prête, lorsqu’Albertine elle-même prend l’initiative : « Mademoiselle Albertine est partie ». De quoi raviver, cependant, le désir du possesseur imaginaire : « Et ce n’est pas seulement elle qui était devenue un être d’imagination c’est-à-dire désirable, mais la vie avec elle qui était devenue une vie imaginaire, c’est-à-dire affranchie de toutes difficultés de sorte que je me disais : ‘Comme nous allons être heureux !’». Enfin, en supprimant l’objet de désir par le deuil, en le faisant mourir. Un télégramme annonce la mort de la moderne Béatrice. Un simple télégramme de quelques lignes suffit car, en dépit de ses dénégations, Albertine avait depuis longtemps entrepris de disparaître. Désormais, Albertine est abandonnée, elle a abandonné, elle s’est absentée du désir du narrateur, ce qui revient à mourir.
Le travail du deuil avait commencé depuis la séquestration de l’insaisissable féminitude. La mise en scène du mariage était-elle déjà une mise au caveau de l’amour ? Mais le deuil est fertile, car il déclenche « la […] renaissance des moments anciens », et démultiplie la personnalité du narrateur : « Ce n’était pas Albertine seule qui n’était qu’une succession de moments. C’était aussi moi-même […]. Je n’étais pas un seul homme »
Nous pouvons transposer sur le narrateur cette multiplicité que nous connaissons déjà à propos d’Albertine. Désormais — mais le processus ne cesse de se mettre en place tout au long de l’œuvre —  l’amoureux est devenu écrivain. La mémoire involontaire tant évoquée est ici prise sur le vif, et les événements funèbres remémorés et/ou racontés permettent enfin de dépasser le destin d’un Swann : plus de « célibataire de l’art », il s’agira « d’atteindre l’indifférence initiale », mais en traversant « en sens inverse tous les sentiments », jusqu’au temps perdu de la bisexualité psychique. Hallucination, passé et présent télescopés vont se nourrir de cette mort de l’objet pour se muer doucement, nécessairement, en souvenir, trace, impression, écriture de ma propre bisexualité, de mes affects infantiles. De cette manière, je retrouverai le temps — absolument pas perdu — de l’infantile. Ce sera la patience de l’écriture.
La disparition d’Albertine, au sens banal et au sens fatal du terme, provoque la providentielle résurrection de ce temps incorporé qu’est l’écriture. La mort de ce qu’on a cru ou voulu « posséder » sera la condition pour que « tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-mêmes ». Il ne s’agira pas seulement de retrouver l’enfance, mais aussi de la basculer dans l’Etre. L’incommensurable ambition de la Recherche tend à désubjectiver l’expérience, à passer du subjectif à l’ontologique. Poursuivie tout au long de l’œuvre, avec des acmés repérables dans les fragments philosophiques et les méditations esthétiques, cette désubjectivation atteint dans la « version courte » d’Albertine disparue, sa cristallisation narrative : j’y reviendrai. Retenons pour l’instant que le narrateur enterre avec Albertine l’illusion d’aimer, qu’il affirme la solitude du créateur. Orphée a dévoré sa Bacchante en se parant lui-même de sa « robe ». N’est-ce pas ainsi qu’il appelle son œuvre, quand il ne la baptise pas, en toute simplicité, une « cathédrale»?
Mais attardons-nous encore à ce voyage intersubjectif entre les deux sexes. Ne subsiste d’Albertine qu’un objet d’art — sculpture, paysage ou musique, on ne sait —, insaisissable quoi qu’il en soit, et à rechercher sans relâche entre avenir et passé. « C’est le malheur des êtres de n’être pour nous que des planches de collection fort usables dans notre pensée ». La page sera l’écran sur lequel Je vais projeter mon appropriation de Sa dépression et de Votre bisexualité.
Albertine suicidée révèle enfin la tyrannie du remords chez la lesbienne, mais aussi la fragilité de cette « folie criminelle » dont elle croit être atteinte, et dont la volupté ne résiste pas à l’appel mortifère du sein : « […] elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et voyez, les leurs se touchent complètement ».
Annoncée dès Sodome et Gomorrhe, la gomorrhéenne serait donc jusqu’au bout plus létale que cruelle. Proust apprivoise la violence du désir, dont il n’ignore pourtant pas les latences criminelles ; telle la folie flagellée de Charlus. Mais il préfère se replier sur la position féminine de l’homosexualité mâle. C’est dire que quelque connaisseur qu’il soit de la sexualité féminine, Proust compose à proprement parler l’homosexualité féminine dans la Recherche en y mêlant sa connaissance de l’homosexualité mâle. On comprend mieux ainsi la gêne de Colette qui, grande admiratrice de Sodome et Gomorrhe (et de Proust en général, à la fin de sa vie, malgré des allusions antisémites, du temps de sa jeunesse, quand elle n’était encore que Mme Willy), écrit Le Pur et l’Impur pour opposer à la gomorrhéenne proustienne une homosexualité féminine primaire, endogène et innocente, dans les noces de la fille avec la mère.
Tout au contraire, en prenant Albertine comme alter ego, Proust choisit l’aspect létal du désir contre sa criminalité. Il prend ses distances avec une part essentielle de sa personnalité, il tend à se séparer de sa propre mélancolie, et ouvre ainsi la voie vers les « succédanés des chagrins » et des repentances : vers l’art. Ni mélancolique, ni flagellant/flagellé, mais jouant tous les rôles à la fois, le narrateur compose avec Albertine son autoportrait cubiste.
II. Jalouser ou écrire
Chaque fois que je l’ai rencontrée, personnellement ou chez mes patients, la jalousie m’est apparue comme un détournement de la haine. L’amoureux (s’) idéalise son aimé (e), mais c’est son propre moi, fondé sur les frontières problématiques du narcissisme, qu’il (elle) porte au zénith dans l’épreuve de la passion.
La vie amoureuse de Swann met en scène ce qu’on pourrait résumer sous la forme du « soliloque du jaloux » : « Elle n’est pas ce que je veux posséder, elle n’est pas moi, donc je devrais la rejeter – ce que veut dire la haïr. Or, il n’y a que moi. Et je ne peux me haïr moi-même, cela me conduirait à la dépression ou la maladie. Ils viendront, bien sûr, ils sont déjà là, les faiblesses et les symptômes, mais laissons faire le temps. Entre-temps, dans l’intervalle perdu, la jalousie aide à différer la mort : je me hais un peu moins en suspectant les haïssables coups de l’autre. »
Incursion de la haine dans le désir, la jalousie véhicule l’agression sous une forme inversée : un amour tendu vers un autre imaginaire qui la détourne de soi. Plutôt que de se haïr, l’amoureux jalouse un « autre aimé ». Son pseudo-objet n’apparaît jamais dans ce qu’il a de spécifique, de différent – forcément inférieur au désir idéalisant et nécessairement traître. Serait-ce le cas, la lucidité intermittente du passionné ne pourrait que le conduire à la ruine de l’autoconstruction qui est son amour. Mais le jaloux n’est ni déprimé ni malade : il n’a pas le temps de se replier sur soi, sur un temps à soi. Dans le feu de son obsession jalouse, il déchiffre péniblement le temps de son bourreau et jouit douloureusement des signes de sa nullité ou de ses traîtrises. Aussi, son agressivité vis-à-vis de la symbiose amant/aimé, dont il ne peut se détacher, se métamorphose-t-elle en un excès d’interprétation : le jaloux se consacre à disséquer le sens de la haine et/ou de la blessure, plutôt que d’admettre l’indépendance de l’aimée ou l’incommunicabilité des amants.
Le narrateur, quant à lui, va travailler au contraire à partir de cet alliage entre la douleur et la pensée. Ainsi posée a priori comme œuvre de la pensée, sa jalousie pourra s’achever en œuvre de fiction. Le roman sera cette poursuite de la jalousie par d’autres moyens. Comment s’opère donc l’alchimie qui transmue la jalousie en écriture ?
Le narrateur le sait d’emblée, sa jalousie relève de la pathologie : une « phobie qui me hantait », un « mal incertain ».Et, comme instruit par l’expérience de Swann, il écrit qu’il porte en lui-même cette maladie, que l’objet aimé y est pour peu de chose, que seule l’imagination attise le mal. « Ma jalousie naissait par des images pour une souffrance, non d’après une probabilité […]. On a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations des idées, les souvenirs continuent à jouer. » Centrée sur la susceptibilité douloureuse du jaloux, la jalousie n’est, pour le narrateur, qu’une fantaisie bornée : « Lutte inutile, épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l’imagination ». Est narrateur celui qui saura dépasser « les limites de l’imagination » pour transformer son état « lamentable » en édifice imaginaire.
Entendons : contrairement à Swann, l’écrivain peut imaginer une histoire, des histoires, dont il sait être le centre émetteur. Il combat ainsi le tourment de l’inconnu et remplace les douleurs du cœur par les intermittences d’une intrigue qui n’est due qu’à sa propre imagination. « Maintenant, la connaissance que j’avais d’eux [les gens, les lieux] était interne, immédiate, spasmodique, douloureuse […]. Mais ce qui me torturait à imaginer chez Albertine, c’était mon propre désir perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d’ébaucher de nouveaux romans […]. Comme il n’est de connaissance, on peut presque dire qu’il n’est de jalousie que de soi-même. L’observation compte peu. Ce n’est que du plaisir ressenti par soi-même qu’on peut tirer savoir et douleur. »
Ce triomphe romanesque se paye d’un renoncement. Le narrateur fait mourir sa maîtresse physiquement, par un bref et banal télégramme annonçant une mort déjà sentimentalement et philosophiquement consommée.
On comprend, dans ce contexte, la colère de Proust contre Emmanuel Berl lui annonçant son mariage : pour celui qui s’est engagé dans la fiction comme dans un absolu, l’amour avec son cortège de jalousies ou de mariages ne peut être que naïvetés, badinage insipide. L’amour ignore la fiction.

III.    Comment le temps de la foi devient le temps de la contraction ontologique.
III. 1.      Du désir à l’extratemporalité

Je ne reprendrais pas aujourd’hui une lecture du temps proustien à la lumière du débat implicite que le narrateur mène avec Bergson, ni au regard du « temps du souci » ou de l’ « espacement » chez Heidegger. J’insisterai simplement sur le fait que la traversée du désir, telle que nous venons de la décrire avec Albertine disparue, conduit Proust à une extratemporalité : l’espace de Venise se prête alors à merveille, pour scander voire interrompre les péripéties et la chronologie du désir, et le télescopage du réel dans la dernière version d’Albertine disparue confirme, si besoin en est, cette « sortie » du psychologique dans ce qu’il faut bien appeler la contraction ontologique.
On connaît le cloisonnement du temps (comme d’Albertine ?) chez Proust : « Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de projets et de climats… » ; « le geste, l’acte le plus simple, reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température, absolument différentes ». S’y ajoute une extra-temporalité qui évoque Bergson, mais aussi le zeitlos (le hors-temps) de l’inconscient selon Freud : « […] l’autre vie, celle où on dort, n’est pas […] soumise à la catégorie du temps ; « […] jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire [vivre] en dehors du temps ».
Pourtant, ce « pur temps » lui-même est toujours tributaire, chez Proust, du temps linéaire numérique. La pluralité proustienne extériorise le temps commun (« plusieurs plans à la fois […] des poupées extériorisant le Temps »), et, loin de s’y dérober, en révèle l’universalité : « Je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois ». Personne mieux que le narrateur de la Recherche n’a révélé cette ambiguïté essentielle à la littérature, où l’imaginaire comme le phénoménal traduisent le symbolique ou l’ontologique. Toutefois, le « pur temps » proustien – qui saisit le passé et le présent par l’intermédiaire de la coïncidence métaphorique – impose la coprésence du passé au présent. La boucle métamorphique du temps proustien (sensations immanentes au télescopage entre présent et passé) évoque la simultanéité du souvenir et de la perception : la coïncidence d’un présent contracté avec le passé, voire un présent atteint à la seule condition de rejoindre le niveau le plus contracté du passé.
Une différence irréductible cependant éclate entre la « mémoire involontaire » de Proust et la « pure durée » bergsonienne.Dans son expérience discursive, occupée à capter les dispositions spatiales des caractères, la mémoire involontaire de Proust est une contraction intensive et a priori ontologique. La distinction entre transitivité subjective et contraction ontologique n’a, en définitive, pas de sens dans l’expérience imaginaire proustienne. En effet, dans le temps de deux images ou, mieux, de deux impressions, la sensation proustienne est toujours déjà constituée à l’interface entre l’Etre et la psyché. Elle ne se contente pas de contracter, sur la surface réceptive de la subjectivité, des vibrations et des tourbillons extérieurs. Elle participe des deux, elle manifeste la coprésence du narrateur à l’Etre, leur inopérante dichotomie. Les dualismes, finalement dépassés par Bergson dans son « dualisme génétique », restent toutefois sous-jacents à sa pensée d’inspiration psychique et subjectiviste. En revanche, l’expérience imaginaire de Proust s’immerge aussitôt dans l’ontologique, pour mieux le désessentialiser.
Il n’existe pas de transitivité subjective chez Proust, pour laquelle chaque réminiscence, filée dans une image s’enchaînant à une autre, serait distincte de la contraction ontologique. Fidèle à la volonté de l’Etre chez Schopenhauer, la dynamique temporelle proustienne est celle de l’Etre lui-même, par le même mouvement sensoriel et langagier qui fait d’elle une mémoire involontaire du narrateur. La mémoire involontaire, simultanément perception et signification, serait donc l’équivalent de la musique chez Schopenhauer. Natura naturans, musique de l’Etre, la mémoire involontaire exprime l’architectonique de l’Etre coïncidant avec l’artiste. Le finale théorique du Temps retrouvé ontologise le temps vécu du narrateur. Cependant, dès le début du roman, dans le triplet de la sensation-image (impression, hiéroglyphe, chiffre) -idée, la mémoire involontaire était toujours déjà ontologique. Le style est « vision transsubstantielle », et le temps – immédiatement « incorporé ». L’alchimie de cette jonction duelle était toujours déjà là, dans la dynamique de l’expérience imaginaire et dans le statut particulier de l’impression qui résorbe le signe.

III. 2.    Venise : la « pierre angulaire »
La sublimation proustienne, dont nous avons suivi la logique à travers Albertine et sa disparition, culmine ainsi dans une écriture de l’expérience imaginaire qui s’arrache à la chronologie du désir (vie – conflit amoureux – mort) pour s’installer dans la certitude de dire vrai. Le psychique s’exile alors dans la construction de l’œuvre contractée jusqu’à son sens ultime : la transsubstantiation. Dans la coïncidence du sensible avec le dire vrai, dans le choix du « détail » le plus polyphonique, le plus kaléidoscopique : raccourci maximal d’un maximum d’« intrigues ».
Albertine disparue, et sa dernière version en particulier, ne sont pas le contraire de la prolifération phrastique en « paperoles », chère aux proustiens. Ici les proliférations se sont resserrées en lieux, mots, noms propres : tous surchargés du temps passé de l’œuvre elle-même, des ambivalences érotiques du héros, des héros. Et de l’histoire judéochrétienne en prime. A vous, à nous, de les déplier dans notre mémoire, qui sera une lecture, à la manière de Proust : ouverte vers l’œuvre et vers l’Etre.
Ainsi, le Séjour à Venise, consécutif à la mort consommée d’Albertine, s’ouvre sur l’ange d’or du campanile de Saint-Marc, « rutilant d’un soleil qui le rendait presque impossible à fixer », « les bras grands ouverts », une « promesse de joie plus certaine que celle qu’il put être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté ». Le symbole christique est évident, et Venise – comme l’art du narrateur – aspire à le dépasser par une promesse « plus certaine » encore. Quelques thèmes, finement tissés dans ce chapitre relativement court, affirment encore l’idée proustienne de l’art comme transsubstantiation.
- Combray et Venise, une fois de plus imbriqués, relient enfance et âge adulte, France et Italie, deux sensations différentes condensées en métaphore. La mort est présente par l’évocation du décès de la grand-mère ; elle fait écho à la disparition plus récente d’Albertine, qu’il s’agit enfin d’incorporer et de métamorphoser dans le tréfonds de l’écriture : « […] je sentais qu’Albertine d’autrefois, invisible à moi-même, était pourtant enfermée au fond de moi comme aux “plombs” d’une Venise intérieure, dont parfois un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu’à me donner une ouverture sur ce passé ».
-    La ville de Venise elle-même figure à la fois un fond, l’appel d’un secret et l’extériorité la plus civilisée, la nature saisie par l’imagination humaine, domestiquée, mais sans banalité, superbe dans le quotidien comme dans le luxe.
-    Le Christ proustien est « un Christ équivoque et un peu terne » dans ce « tableau vivant étendu et diapré », soutenu de « belles colonnes orientales », et côtoyant « une force du passé ». « Nous nous y attardions longtemps, en quittant le baptistère ».
-    Le mystère de cette Venise incarnée réside cependant dans la présence maternelle : « […] maman me lisait les descriptions éblouissantes que Ruskin en [de Venise] donna, la comparant tour à tour aux rochers de corail de la mer des Indes et à une opale ». Ce passage évoque les souvenirs de longues années de traduction commune et amorce une véritable osmose mère-ville qu’impose la version définitive du texte. Une étrange fusion s’opère en effet entre le corps de la mère et le corps de Venise.
Par la magie de cette infiltration, la fenêtre vénitienne devient à son tour la matière qui soutient l’amour maternel – la fenêtre est l’amour pour la mère. Il en est de même du baptistère où prient les femmes ferventes qu’on dirait sorties d’un tableau de Carpaccio : « elle [la mère] y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque ». Discret mariage du judaïsme et du christianisme.
Pourtant, la mère décide-t-elle de partir, et le héros, apprenant l’arrivée de Mme Putbus, décide-t-il de rester par un brusque sursaut d’indépendance, « la ville que j’avais devant moi avait cessait d’être Venise ». Mensongère, factice, simple amas de pierres qu’avilit davantage encore ce Sole mio, médiocre chant de désespoir : en contrepoint à l’ange d’or de la promesse du début du chapitre, « la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immutable et poignant ». Heureusement, il est temps de rejoindre la gare, de reprendre le train, de revenir à maman.
Il n’en reste pas moins que la pureté de cette Venise incestueuse est la seule que Proust retienne pour la version « au net » de 1916. Le blasphème s’y faufile toujours, mais réduit, comparé aux versions initiales. L’auteur introduit le marquis de Norpois et la croulante Mme de Villeparisis, horriblement enlaidie, qui offrent le spectacle d’une humanité débile dans ses préoccupations politiques et matrimoniales. Une dépêche annonce qu’Albertine serait vivante. Une lettre de Gilberte apprend au narrateur son mariage avec Saint-Loup, mais cette lettre introduit le thème du faux : la « dépêche » était d’elle, son écriture tarabiscotée a induit la méprise. Venise incarnée, Venise maternelle, est aussi une Venise dérisoire et fausse. Perdure, néanmoins, l’éblouissement.
Les brouillons non retenus sont cependant autrement plus équivoques. A la piste idyllique du soubassement de l’incarnation que serait l’amour entre le fils et la mère, les avant-textes ajoutent une variante scandaleuse. Le brouillon le plus saugrenu, et qui ouvre des abîmes érotiques sous le thème de l’incarnation vénitienne, concerne l’épisode de la femme de chambre de la baronne Picpus ou Putbus.
Finalement, pressé par la maladie, mais surtout guidé par la double exigence de composition et de fidélité à son credo esthétique, plus que vaincu par la bienséance ou la confusion de l’agonie, le narrateur a préféré mettre l’accent sur l’interpénétration entre Venise et la mère. La lumière de l’ange asexué, craignant le corps féminin impose une condensation éblouissante. Ce choix prévaut aussi dans la dactylographie finale, de sorte que le séjour à Venise peut être lu comme l’apothéose des épisodes de la madeleine et du pavé de la cour de Guermantes.
Deux mouvements se disputent cette conclusion serrée de l’œuvre : la résurgence du scabreux et l’éclosion de la spiritualité. La complexité souvent obscène des caractères – Swann et Odette, Albertine et Charlus – démontrent le détournement du Bildungsroman esthétisant vers une exploration des drames de la sexualité sous-jacents aux masques sociaux. Toutefois, le mouvement inverse se manifeste avec force, notamment au regard de la suppression des pistes scabreuses dans la version courte d’Albertine disparue, et surtout par l’intégration narrative du thème spirituel au thème sensuel, qui inclut l’amour pour la mère dans la célébration de Venise. La tonalité de la fin du roman (déjà programmée dans les derniers cahiers du Contre Sainte-Beuve, mais aussi réaffirmée par le dernier remaniement d’Albertine disparue) impose la tendance sublimatoire. Venise paraît bien être le joint délicat entre les deux courants.
Faisant partie d’une refonte totale des derniers volumes du roman, la condensation dactylographiée obéissait sans doute à un souci publicitaire sinon commercial : la correspondance de Proust le montre sensible à de telles considérations. Elles n’empêchent pas que l’écrivain ait tenu de surcroît à mettre en valeur une quête initiatique, un trajet vers l’Orient sensuel et symbolique. Car telle est sa Venise, qui se fait maternelle pour mieux révéler l’incarnation qu’elle figure. Proust mourant n’écrit-il pas un « billet tremblé » à Céleste : « Barrez tout (sauf ce que nous avons laissé dans Albertine disparue) jusqu’à mon arrivée avec ma mère à Venise ».
Si un « coup de théâtre » situe la disparition définitive d’Albertine « au bord de la Vivonne », les coupures doivent logiquement concerner Albertine, ainsi que ses rappels et métamorphoses, tels les désirs du narrateur pour les petites Vénitiennes, pour deux jeunes filles venues d’Autriche, pour Mme Putbus. De même, Proust coupe les passages relatifs à la grand-mère, qui suggèrent le remords et rappellent le deuil d’Albertine. Il supprime la saga familiale des Guermantes et leurs mariages qui sont sans rapport avec Venise. Il impose quelques « essorages » du rythme narratif. Le souci de centrer le chapitre sur Venise-moi-maman, dans le registre d’un éblouissement, peut avoir dicté tous ces raccourcis.
La dernière dactylographie se tient ainsi dans la pureté d’un psaume surveillé. Elle met en évidence une « pierre angulaire » de l’esthétique proustienne. Venise est cette pierre angulaire : le caractère même du temps incorporé. A travers elle, le lien est désormais cristallisé entre le roman d’apprentissage érotique qui précède et les dernières pages contemplatives de la Recherche.
III. 3.    La grâce du récit épuré
L’imaginaire proustien a le privilège de rendre évidents, en les exagérant, les traits constituants de tout imaginaire, tout particulièrement lorsqu’il échappe à la distinction ontologique/ontique. Si le narrateur se laisse fasciner par l’incarnation chrétienne, c’est que cette dernière, avant de devenir le moteur sans précédent d’une expansion artistique, tressa elle-même – dans la figure de la passion – l’indissociable co-appartenance du sens et du senti, du Verbe et de la chair. L’intermédiaire entre les deux – un état de grâce – devient un lieu possible. C’est l’espace-temps de la foi comme expérience imaginaire et, inversement, c’est l’expérience de l’imaginaire comme réalité impérative (comme foi) et cependant constructible (foi relativisée, dérisoire). Ni dans le status corruptionis du péché sans entendement, ni dans le status integrationis de l’entente conceptuelle pacifiée, le narrateur imaginaire se maintient dans l’entre-deux du status graciae.
Grâce qui brille et se réjouit comme le charme de la beauté, du bonheur ou de la salutation inclus dans le mot grec charis (χάρις). Grâce de l’élection, du pardon des péchés et de la plénitude de vie qui, don du dieu biblique, déborde sur son peuple, selon le mot hébraïque chén, cette autre façon de désigner YHVH. Grâce enfin de la personne de Jésus, qui annonce la « bonne nouvelle » dans la totalité joyeuse de l’Eglise primitive. Une « nouvelle » qui est une « personne », réconciliation de l’homme et de la parole, pleinement « suffisante » ou, au contraire, exigeant « mérite », selon les différentes étapes dans l’histoire de la théologie. De ses connotations païennes à sa personnalisation évangélique et ses disputatio doctrinales, la grâce se donne à l’entendement contemporain comme un récit salutaire de la passion humaine. Contagieux, libérateur, attirant : charisme et alliance, intensité de la régénération. Grâce violente, s’il en est. Violence de la passion dont l’ironie est la cicatrice, chez le narrateur de la Recherche. Grâce de l’homme sur la croix, et de ce pauvre duc de Guermantes, tel un vieil archevêque juché sur des échasses. Grâce de cette triste Albertine, qui fut objet de désir parce qu’elle est alter-ego abject de l’auteur, qui doit l’abandonner, qui doit s’abandonner, pour se transmuer en personnage imaginaire d’une expérience sublimatoire. Albertine doit disparaître pour ne laisser qu’un éclat, forcément bref, de Venise : de la Venise chrétienne, bien sûr ; mais qui tend à basculer dans la lumière d’un éblouissement, à la recherche de l’éblouissement innommable, biblique. Elle aussi, un caractère. Du narrateur.
Proust, tel que nous le livre le récit épuré d’Albertine disparue, n’est pas un moraliste qui aurait transformé la « vérité » en « justice ». Son expérienceErlebnis – est celle de l’artiste qui réhabilite la justesse du récit dans un recueillement extrême. La civilisation n’a plus de fondation ? Ni les « dalles » des Guermantes, ni le « seuil » du baptistère ? Mais si, il nous reste la grâce de la condensation narrative, de la certitude imaginaire. C’est l’éclair du dire qui suspend le temps dans l’éternité.

Julia Kristeva


Conférence présentée dans le cadre de la journée d’étude organisée par Francis Marmande et Sylvie Patron, le 27 janvier 2007, pour les étudiants et les enseignants de khâgne moderne

 

 

 

 

Home