Julia Kristeva | site officiel
 

 

 

 

The Visible flesh

 

La chair visible

 

Cher Anish,

Vous avez raison, depuis une trentaine d’années déjà, nous avons été des « compagnons constants », comme vous me l’écrivez dans votre dernier mail. Etrange compagnonnage, distanciel et présentiel dit-on aujourd’hui. Rares et intenses rencontres à l’occasion de vos expositions à Paris ou Versailles, stimulantes résonnances réciproques de nos deux manières de vivre, de penser et de créer, si différentes et qui pourtant se croisent, stimulation réciproque.

Vous m’avez lu (Pouvoir de l’horreur, 1983, Etrangers à nous-même 1988). J’avais remarqué vos premières œuvres, sombres cavité et épices colorées de votre Inde natale, et, depuis la fin des années 1990, les installations gigantesques du plasticien que vous êtes : Tarantara 1999 et Marsyas (2002). Est-ce lui l’écorché dont la flûte défia Apollon, qui se perpétue et se métamorphose dans ces « more or less two dimentiel », « parts of [yours] activity », chairs saignantes dont vous m’envoyez les scans ?

Nous nous sommes rencontrés quand le public français vous a découvert à l’occasion de Monumenta en 2011 au Grand Palais. Votre Léviathan n’avait rien d’un monstrueux « chaos primitif » (signification de ce terme en hébreu). Trois immenses boutons roses, gouttes de sang liées, ou membranes translucides d’un utérus gonflé, je fus engloutie par un de ces satellites. Vide ou infini ?

Puis ce fut Dirty Corner à Versailles 2015. Votre appropriation hideuse, effrayante et orgasmique, mais aussi féérique de cet espace du ravissement réfléchi était-elle une recherche de sacré ? Sa réhabilitation aux yeux des modernes désabusés ? Dans la Salle du Jeu de Paume, le coin de mur saigne tout seul devant le canon béant, comme devant un œil de caméra de nos yeux voyeurs. L’Histoire affluait dans votre Shooting in the corner, telle une hémorragie qui ne parvient pas à cicatriser ses plaies permanentes.

M’ayant souvent plu à suivre le devenir espace de la couleur (chez Giotto d’abord, chez Jackson Pollock d’une autre manière) j’ai constaté que ce sont les pigments qui sculptent vos « in-betwen ». C’est à force de couleurs que vos objets incertains ne jugent pas mais s’insinuent à l’intérieur de nos corps de spectateurs jouisseurs ou affolés. Le rouge irise les vibrations des muscles et des muqueuses. Les os, les nerfs, les ovules, le sperme se reconnaissent dans les grains compactés des menhirs géants, aux pâles nuances gris crème, qui affinent le noir et le jaune. Pour bouger vers « l’intérieur » et atteindre l’intime, vous avez vos couleurs préférées : le bleu, le noir, le rouge, le jaune.

Evidemment, ce corps « problématique », cet état de l’être, comme vous le dites, qui n’est pas « expressif » mais aspire à un « au-delà de l’expression », c’était le corps d’Anish. Et vous me l’avez dit, avec votre générosité d’artiste qui « has nothing to say » depuis son « little space between vagibal, void, blood and eart », mais plutôt « refuse refuse refuse ». Vous me révélez comme une surprise : « what you have done to me : « You ab-jected me ». Avant de préciser que, depuis, le monde « has fell into pieces » et vous-même « once whole », « look at me, I smell », « you see, I can be female » insistez-vous [1] .

Cette incorporation de vos topologies de plasticien (visible/invisible, histoire/présent, lumière/obscurité, mâle/femelle) dans l’intimité de l’homme plasticien s’opéraient, pendant que – dans mon expérience clinique de psychanalyste et dans mon écriture d’essayiste et de romancière – je découvrais ce que j’appelle la chair des mots : entrelacs des pulsions, des affects et du langage, qui spécifie l’être parlant. « Intense profondeur des mots » avait averti le jésuite espagnol Baltazar Gracian (1601-1658) ; « état préréflexif de la pensé », armature en deçà du visible, sous-jacente à la peau, « creux » et « plis » entre l’homme et l’univers, « incorporéité », « enroulement du visible sur le corps » selon le philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), qui fait écho à Paul Cézanne (1839-1906) : « Ce qui j’essaie de vous traduire est plus mystérieux, s’enchevêtre même aux racines de l’être, à la source impalpable de la sensation ».

La chair des mots : je l’entends, je la perçois, je la palpe, je la vis et je la revis dans les mouvements de grâce des séances psychanalytiques, où le mot et le silence révèlent et partagent le trauma et le plus-de-jouir. C’est elle, la chair des mots qui me saisit aussi dans la phrase chargée de métaphores, qui ne sont pas des « comparaisons » mais des « transsubstantiations » (le sentant basculant dans le senti, comme le veut la messe catholique) chez Baudelaire repris par Proust. La chair des mots aussi dans le sexe hanté du carnaval chez Dostoïevski [2] . L’art de l’Occident, et peut-être tous ce que les humains de partout appellent art, vise cette réflexivité préréflexive et préobjectale du corps qu’est la chair. [3]

Implicitement ou inconsciemment, la modernité sécularisée hérite de ces catégories et de ce débat en y inscrivant les problématiques du troisième millénaire : les risques de la liberté et la recomposition de la différence sexuelle ; la démocratie postrévolutionnaire et l’irruption du féminin dans le multivers psycho-sexuel de l’internaute confiné.

La parole transférentielle entre l’analyste et l’analysant ne se justifie qu’à condition d’accéder à ce carrefour de déhiscence du désir, interpénétration et réversibilité de la vie et de la mort, pour mettre en mouvement ses renaissance et ses survies. Tandis que la civilisation de l’image, qui est en train de noyer celle du langage, jouit d’attiser, d’aplatir et de virtualiser les sensations, les émotions et les passions. Il fallait incurver les yeux et les écrans pour atteindre, en dessous du spectacle, ce ressort du vivant parlant qu’est la chair des mots, la chair du monde. Et la rendre visible dans sa nudité crue. Vous l’avez fait.

 

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Vous vous êtes immergé dans le rouge et vous l’avez sculpté en vibrant avec toutes ses nuances, en le prolongeant au-delà de ses limites dans le blanc et dans le noir (fig. 2). Avant de le livrer au jaune du soleil (fig. 10), car seule la lumière – qui en a vue de toutes les couleurs – peut éclairer le relief tactile de l’informe.

C’est ainsi que vous tirez le rideau de la peau (fig. 1), quand vous ne l’arrachez pas, et sous la forme du corps vous rendez la chair visible. Ni organes, ni muscles, ni nerfs, ni vaisseaux, ni intestins, ni zones érogènes diverses et variées. Mais, avec tous ces matériaux et constituant du corps présents et suggérés, c’est l’informe éclosion du vivant que vous ressentez et pétrissez. En invitant vos spectateurs à imaginer épreuves et postures, sensations physiques et scènes sexuelles. Les zones érogènes s’ouvrent et se ferment, se contaminent et se consument en jets de feu (fig. 3, 6, 10) en écoulement visqueux, en trous noirs (fig. 14, 1).

Le féminin en moi observe et découvre vulves, vagins et anus, vases communiquant et soleils noirs de nos mélancolies, quand nous voulons regarder le fond des choses, aller cœur au de la possession. Féminin de la femme, de l’homme, de l’artiste. C’est de vous qu’il s’agit, vous en êtes, du féminin et de la chair. Avec vos œuvres dites « bidimensionnelles », c’est votre portrait bidimensionnel que vous nous léguez. LA condition de l’Art, du votre forcément, et de celui qui existe déjà dans les grottes préhistoriques, cela va de soi.

J’y vois la mort aussi, obsession masculine par excellence, sur laquelle les femmes savent pleurer, mais dans laquelle l’homme s’explose. Carnage, guillotine, décapitation, torture et mises en pièces des muscles et des orifices. Érections ensanglantées, déchiquetées (fig. 4) ou aiguisées en serpes (fig. 3, 14). Escaliers montant dans le vide embrassé ou dégoulinant de sang (fig. 7) : brulant souvenir de l’échelle de Jacob ? D’un pont de soupir amoureux ? Le pont de l’Académie de Venise, capitale de l’art !

Impossible de mettre la chair saignante en boite, de l’emboiter dans une forme ou un scénario. La chair s’échappe du cadre, elle s’arrange à fendre, à pourfendre le volume et les coutures, elle s’évade de la géométrie des cubes et des surfaces, elle arrose ou souille les échafauds ou la guillotine. Oui, je vois le vide lacéré par la lame du couperet dans ce cercueil béant, sans tête, débordant des entrailles hachées que vous êtes allé glaner chez tous les torturés de la terre (fig. 5).

La chair s’attache aussi à l’os, côte, dent et corne (fig. 9), disruptive danse du squelette et des muscles, cruelle délicatesse tauromachique sous le voile de la peau. Les dégoûtants boyaux eux-mêmes (fig. 13), grouillant amas marron violacé, finissent par se livrer sans gêne au regard devenu charnel ; et forcent le rouge de voir la vie en rose.

 

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Je les regarde, je les retourne en haut, en bas, à droite, à gauche. Les pigments sculptés et leurs installations se laissent faire, ils résistent, je les érotise, je les sublime. Ce sont des gestes en couleur, ce sont des jouissances et des ab-jections….

Mon œuvre préférée, que j’aimerais placer en couverture d’un prochain recueil intitulé Prélude pour une éthique du féminin (si mon éditeur ne la trouve pas trop osée, pas assez ou au contraire trop markéting, trop chère, inaccessible, inacceptable ?), comment l’intitulez-vous (fig. 1) ? Je vais la poser droite, le soleil noir en haut au centre, et la fente en diagonale, comme une embrasse de draperie, qui se confond avec les lèvres du vagin, si je bascule l’image. Le rideau tiré dévoile la jouissance féminine, qui emporte le trou noir encastré au centre. Ainsi seulement vous pouvez entrer à l’intérieur de la chair. Vous n’y voyez que du feu : le rouge de l’orgasme, la toison noire des illusions cramées (fig. 11) et le jaune étincelant (fig. 12) de l’aurore recommencée, renaissante.

Julia Kristeva



[1] Beardsworth S.G. (dir.), The Philosophy of Julia Kristeva, Chicago, Illinois, Cricket Books, a division of Carus Publishing Co, coll. « Library of living philosophers », 2020, p. 345-355.

[2] Kristeva Julia, Dostoïevski, Buchet/Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie », 2020.

[3] « Pour la tradition grecque, la chair, sarx, est liée aux sensations : Sextus Empiricus (Contre les savants, VII, 290) pose que la « masse charnelle » est le siège des sensations, selon Alexandre d’Aphrodisie la chair (ou bien quelque chose en elle) éprouve les sensations. Si Platon attribue le désir au corps, soma (Phédon, 82 c), c’est à Epicure que remonte l’idée du « plaisir selon la chair » (hè kata sarka hédonè) : la chair aspire à un « plaisir infini » que la raison (dianoia) seule peut limiter.

      Le judaïsme ne semble pas tout à fait étranger à cette association épicurienne qu’il explore cependant à sa manière propre. La chair, basar ou sherr, représente dans la Bible la nature mortelle de l’homme susceptible de péché, sans pour autant que l’idée d’une lutte entre la chair et l’esprit soit développée.

      C’est le Nouveau Testament qui nous lègue, à travers l’héritage grec et juif nouvellement interprété, une notion ambigüe de la chair imprègne toute la culture moderne. Corps malade, faiblesse de la connaissance, souillure éventuelle, la chair selon Paul est toutefois la condition corporelle indispensable à assumer. […] L’homme soumis à la sarx, […] ne [peut pas] choisir librement entre esprit et chair : la chair pour lui est une puissance génératrice de vices qui certes fait partie de l’homme mais aussi l’éloigne de Dieu (Ga 5 : 13, 17). Le croyant ne vit pas dans la chair, il l’a crucifiée (Rm 7 : 5 ; 8 :8 ; Ga 5 :24). Le scandale de Jésus consiste précisément en ce qu’il a été cricifié en tant qu’homme de la chair. En développant une idée toute différente de la chair, Jean complique encore plus la notion. Selon lui, le Père donne au Fils tous les pouvoirs sur la chair, et l’idée paulienne de péché n’y est pas associée. « Le Verbe a été fait chair » (sarx égénéto, Jn I : 14) signifie que Dieu descende dans l’incarnation afin de témoigner (marturéin) de son existence. L’Eucharistie, où le croyant mange la chair de Jésus, confirme la venue du Christ dans la chair des hommes et du monde, ainsi que l’acceptation par le fidèle de ce don.

      Par-delà la dialectique et les vicissitudes, les conceptions néotestamentaires imposent un dualisme (chair versus esprit) cependant très subtil. […] Il est question de l’« esprit de la cheir » (nous tès sarkos ; Co 2 : 18), et l’homme de foi se dévêt de son « corps de chair »par la circoncision du Christ qui « n’a pas été faite de main d’homme » (He 10 :20), il faut l’entendre non pas comme un obstacle mais comme un pli entre le monde céleste et le monde terrestre, une voie d’accès à une nouvelle expérience. »

Voir, Kristeva Julia, Le temps sensible: Proust et l’expérience littéraire, Paris, France, Gallimard, 1994, p. 330-335.

 

 

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