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Roland Barthes

 

ROLAND BARTHES, à contre-courant

 

L’Etrangère : les  lignes de forces  de l’étrangeté

 

 Au fur et à mesure que le 100e anniversaire de Roland Barthes révèle l’universalité de son oeuvre, nous nous apercevons  qu’elle touche chacun de nous personnellement,  dans les abîmes incommensurables de nos singularités. Il ne suffit pas d’attribuer ce paradoxe à  l’ écriture qu’il a inventée, cette cohabitation unique du sens et du sensible, de la théorie et du style, de la science et de l’imaginaire. Barthes ne lui donna  jamais le nom de « roman », sa délicatesse fuyait l’arrogance de l’autofiction, et son honnêteté intellectuelle savait parfaitement qu’il n’est pas question « littérature » mais bien de ce que la tradition désigne comme une  expérience. Laquelle ? Je l’appellerai « Roland Barthes, l’étranger ».

      Il employa le mot pour me désigner, « L’étrangère ». Je l’ai reçu comme les asphyxiés reçoivent un « bouche à bouche ». Je le reprends aujourd’hui, moins par  narcissisme indélébile, mais par ce qu’il me permet de parier sur certaines  forces qui ne me sont pas évidentes en temps de détresse. Je le reprends aussi par ce que ce texte prémonitoire esquisse, dès 1970, les ressources latentes de cette expérience de l’étrangeté,  qui est en train de devenir  un destin globalisé. Chacun de nous ne se vit-il pas au XXIe siècle comme un exilé, délocalisé, expatrié, « étranger à lui-même » ou « étrange étranger », à certaines étapes de sa vie sinon continûment, au gré des crises endémiques et de la décomposition de civilisations. ? Chacun puisant à sa façon dans les ressources de cette « étrangèreté » que Barthes nous fait connaitre  de l’intérieur, car ces migrations  sont les siennes. Permettez-moi de vous les rappeler, avant de vous les  faire découvrir à l’œuvre dans son œuvre.

  Je me souviens de ce  matin de mai, brumeux et chaud, la solitude poisseuse dans l’aéroport encombré, l’achat somnambulique  de la Quinzaine littéraire, 1-15 mai 1970, pour empêcher de remuer le vide,  l’avion qui vole vers l’Espagne, et la surprise de découvrir « L’Etrangère ». Etait-ce moi ? C’était donc moi !  Incapable de suivre l’argumentation. Ni même de saisir son effet d’antidépresseur. Seulement un souffle qui s’emparait de moi hors de moi, qui me dépassait. Le dépassement comme possibilité.  Ce mouvement ne  porte-t-il pas toutes les étrangetés possibles et imaginables : les boat-people, la ruée des transméditerranéens vers  l’Europe, l’étranger de Camus,  chez Duras, Beckett, Nabokov, Saint-Augustin… « Une seule patrie, le voyage. »

 Bien plus tard, j’ai pu traverser ce saisissement et déplier les lignes de force de cette étrangeté, que Barthes avait minutieusement projetées  sur moi,  car elles étaient les siennes, et toute son écriture les met en  œuvre. Je les ai développées à New York, au Collège de France. Je voudrais aujourd’hui vous inviter à penser Barthes l’étranger (1915-1980) au regard  d’un autre écrivain et essayiste dont le nom est plus couramment associé à l’étranger, Albert Camus (1913-1960).

1.    Barthes et Camus

   Contemporains de la même génération, tous les deux orphelins dès le berceau de pères victimes de la Première guerre mondiale, tous les deux très attachés à leur mère, tous les deux tuberculeux et tous les deux morts dans des accidents de voiture, tous les deux étrangers au clapotis petit bourgeois français, ils nous laissent deux visions très différentes différentes, mais à mon sens complémentaires de l’étrangeté. que j’ose à peine vous proposer de les considérer comme complémentaires.

  Le père de Camus meurt en 1914, blessé mortellement et ne laissant à son fils  d’un an qu’un seul souvenir : son dégoût devant le spectacle d’une exécution. Le père de Barthes, meurt en 1916, un an après sa naissance, mais en commandant de vaisseau, médaillé comme un héros de la guerre.  A la place vacante de ces pères sacrifiés, le refus des idéologies assassines va construire chez les deux fils deux écritures rebelles deux aux hypocrisies sociales. Etayées par l’attachement des fils orphelins à leurs mères, leurs œuvres vont se nourrir d’éducations différentes (philosophique pour l’un, littéraire pour l’autre) -  toutes les deux dispensée par l’école et l’université de la République.

Camus cultive une ardente bien que discrète fidélité au père victime de ses blessures et écœuré par la mise à mort ; mais, révolté contre l’injustice, il dira qu’il « préfère à la justice sa mère », pauvre femme analphabète et sourde, qui, elle, « ne dit rien » (dans l’Etranger).

Tandis que Barthes préfère ignorer son héros de père médaillé, symbole d’une fierté trop consensuelle et guerrière pour cet enfant choyé dans la « chambre clair » d’une tendresse maternelle exclusive et raffinée, sans issue.

Albert Camus mène la révolte des pestiférés et des justes par des analyses accessibles et sans concession, dans un style neutre mais incisif et transitif, qui convient aux journaux, au théâtre et au roman philosophique, et qui le mena au Nobel. Homme à femme, à la recherche de la féminité maternelle irréparable, et habité d’un sens métallique de la justice, humaniste impertinent, anti- colonialiste solitaire et agnostique apaisé, Camus sera le dernier des moralistes français.

L’étrangeté de Roland Barthes, en revanche, se protège dans la chambre claire de la reliance maternelle, et ses poumons malades se replient dans les sanatoriums. De ce laboratoire fragile, il développe le « toucher intérieur », l’oïkeiosis de stoïciens grecs, l’art de s’approprier l’intimité de soi et du tout proche. Le pianiste s’abandonne à cette volupté dans les mélos schumaniens, l’écrivain les traduit dans le « Ut majeur »   de la langue française.   Sensitif et indiscipliné, il incommode la surface théâtrale du journalisme et l’impatience du spectacle philosophique déjà en route. Barthes ne trouvera refuge que dans l’avant-garde littéraire, un poumon enfin sain pour souffler tout en enseignant.   Cet antihéros, en empathie avec le féminin maternel, soigne sa vie et fourbit son écriture à l’unisson avec l’homo-érotisme du corps enseignant et avec les désirs de tous les exilés des certitudes flouées, des identités insoutenables. Aimanté par l’impossible, mystique du plaisir sans religion, cet homosexuel pudique, blessé par l’obsession du désir et l’ « arrogance des paumés » ( expression qu’il affectionnait), ne s’accomplit que  dans la recherche proustienne , non du « temps perdu », mais d’ une « autre langue » :  lumineuse et toute en nuances, en saveurs et en musiques. Enfin étrangère.

 Quand les ficelles de l’Histoire se rompent, quand l’austérité elle-même ne suffit pas à créer des valeurs, et que la révolte sonne faux à l’oreille de l’inquiétude globalisée, nous nous apercevons que la justesse de l’humanisme  camusien ne suffit pas. L’étranger de Camus n’avait pas de langage, la forteresse vide de Meursault s’est effondrée dans le crime de la douleur aphasique. Mais  Camus l’écrivain réussit à trouver  le discours sec, qui nous laisse désirer son humanisme intransigeant.  

     Barthes  ouvre un autre horizon. Pour palier aux impasses du « discourir », fût-il porteur des meilleure s intentions, dit-il en substance, il est possible de réveiller les logiques dormantes de la langue et des langages. Libérez leur dialogisme, faites les polyphoniques, entrez dans la chair des mots, rendez l’écriture germinative, les textes plaisants, détruisez les préjugés et construisez des utopies dans la langue maternelle elle- même, faites la autre. Seule une autre langue peut encore   raviver nos intimités étrangères, promises à la soumission par ceux qu’elles gêne ou qu’elle affole.

 J’entends l’exaspération de cet appel comme une version complémentaire à l’humanisme  raisonné que Camus a exercé, qui reste à refonder.

 

   Aussi, de ce Barthes l’étranger, qui ne sera jamais assimilé par « le Pur et Parfait Petit Bourgeois Français »- avec majuscules !,   de ce cavalier tout en souplesse et en délicatesse, qui traverse les handicaps de sa santé et offense la « bêtise » des marchands en communication,  « prend en écharpe » leur conformisme obstiné,  voudrais-je  rappeler  trois apports qui nous aident  à respirer, avec et malgré la survivance de mêmes obstacles politiques qu’il a affrontés.

    Depuis cette étrangeté qui lui permet de parler, non plus DE la littérature, mais A la littérature, et de pratiquer la sémiologie elle-même comme une sémioclastie- crtique du signe, démantèlement des structures signifiantes, Barhes a su s’aventurer dans des régions infra-linguistique que seule la psychanalyse freudienne osait aborder, et ausculter les vibrations pré- ou trans-linguistique du procès de la signifiance. Nos recherches se sont une fois de plus croisées : après l’intertextualité que je lui avais apportée et qu’il a explorée en  proposant une lecture expansive, polyphonique du récit ( à l’encontre des analyses structurales du récit qui préoccupaient la théorie littéraire de l’époque), fdans son éblouissante lecture de Sarrasine de Balzac dans S/Z , son étude sur Ignace Loyola  dans Sade, Fourier, Loyola(1971) devait résonner avec ma conception du mode  sémiotique (pulsionnel et trans-langagier), distingué du mode symbolique (basé sur le signe et la syntaxe) dans la signifiance du langage( La révolution du langage poétique, 1974)

 

   2. L’incarnation du sens : la loquela d’Ignace de Loyola, le « disponible »

 

Au Collège de France, en décembre 1968 [1] , Émile Benveniste enseignait que non seulement le langage « dénomme » des objets et des situations, mais qu’il « interprète » et « génère » des discours ; en conséquence, la « signifiance » est « un principe interne » au langage. Avec cette « idée neuve », « nous sommes jetés dans un problème majeur, qui embrasse la linguistique et au-delà » (Leçon 3 et 5).

Cette immanence de la transcendance, ce sens non plus externe mais interne à l’expérience du langage poussé à ses limites que j’appelle « sémiotique » (pour traverser la surface « symbolique » de la communication utilitaire),– c’est ce que le samouraï sémiologue déchiffre dans les Exercices spirituels de Loyola et incidemment dans son Journal des motions intérieures. Les Exercices s’adressent à quelqu’un de « désolé », « aux personnes frustres et sans culture », à l’âme dans sa solitude. Leur but est d’apporter « la consolation » par le moyen d’une « imagination spatiale » en même temps que « sensorielle » où « tout le composé de l’âme et du corps » est impliqué [2] La méditation sur l’enfer du « Cinquième Exercice » nous en offre un exemple. En scrutant les tourments des damnés dans les flammes, il s’agit de s’identifier à leurs sensations, mais sans se laisser submerger par elles afin de les redistribuer en une topographie imaginaire qui est une appropriation, par la pensée, du débordement sensoriel « nettoyé » en figures « intérieures » et par conséquence « nominales [3]  ».

Loyola appelle ces méditations, aux confins du senti et du nommé/pensé, « faire un colloque avec le Christ ». Mais ce « colloque » recèle une complexité sensorielle inouïe qui fausse compagnie au langage, qui ne suffit pas. C'est l’expérience de la Passion – dans ce qu'elle a d'innommable – qu’affronte Loyola. Pour y parvenir, il crée une nouvelle langue ; ainsi les Évangiles redeviennent-ils un vécu subjectif : un fantasme incarné si et seulement si une nouvelle langue sensible parvient à l’articuler. Dans la Chrétienté, la foi du croyant va désormais parler de son intériorité sensible, ou plutôt c’est son intériorité propre qui parle la foi, le « propre » est ce mouvement, l’énergie. Celle qui suscite l’enthousiasme des découvreurs, des missionnaires, du baroque. Mais aussi celui des persécuteurs des inquisiteurs…

Le but de Loyola comprend explicitement un souci psychothérapique : « se vaincre soi-même, que la sensualité obéisse à la raison [4]  ».

Dans cette voie si féconde et si risquée, en bord à bord avec l’extraterritorialité de l’affect, et comme pour se consoler, Ignace invente la loquela, la « petite parole », sans équivalent exact en français. Dans le Journal, la loquela évoque une marque infime, infralinguistique de l’affect, à la frontière indicible entre le déversement des larmes et l’apparition des mots, là où le vide du déprimé contacte une sorte de mélodie affectée, certes, mais dégagée des pleurs : « plaisir dans le ton », la sonorité vous parle mais « sans faire autant attention à la signification des mots [5]  ». Comme dans l’enfance ou la psychose, « la loquela intérieure admirable [6]  » est une musique interactive et cependant étrangère au code de la communication. « Cet horizon zoologique ne donne-t-il pas à l’imaginaire une précellence d’intérêt ? », se demande Barthes avec intérêt [7] .

Mais Loyola, conscient du danger de la loquela, qui pourrait se retrancher de la conscience et entraver l’esprit, et après avoir « introduit en lui la culture du fantasme », rappelle que cette « nouvelle langue » implique un « déroulement de la pensée » complexe,  dont le « jugement » divin est loin d’être absent. Mais il reste « suspendu » et « disponible », engageant Barthes dans de nouvelles précisions sur le « degré zéro du signe et la solitude qui résulte de cette ‘’résorption de Dieu’’ » (à ne pas confondre avec la laïcité qui combat Dieu).

Puisque « la suspension elle-même marque un signe ultime [8]  » , le silence de Dieu demeure rassurant face à la richesse et la complexité de cette langue, faite de sensations, de loquela, de fantasmes et d’hypothèses articulées et d’arbres binaires à l'infini : puisqu’il y a un « déroulement » de la signifiance, l’assentiment de Dieu est donné non par un signe, mais par un « retard de signe ». L’angoisse de l’exercitant se calme, le silence et le vide ne sont plus menaçants : ils  font bel et bien partie du « déroulement ».

De surcroît, cette suspension de la réponse divine implique en retour une suspension du jugement de l’exercitant. Et une « égalité paradigmatique » se propose à l’exercitant : tous les possibles sont offerts à « moi », « je » ne décide pas, « je » suis disponible... comme un cadavre « perinde ac cadaver ». Au contraire de la liberté humaniste, le jésuite ne décide rien, « sinon à n’incliner à rien » (selon Jérôme Nadal, disciple d’Ignace de Loyola). Un sujet parlant qui fait sienne la disponibilité totale au déroulement de la pensée, à tous les possibles logiques : qui dit mieux ?

 

3.    La voix de Barthes

 

Vous l’entendez, la voix de Barthes, à contre-courant de la Sorbonne

mais aussi de la sémiologie universitaire, semble pressentir, sinon les heurts des religions que nous apporta la globalisation, les profondeurs psychosomatiques de l’expérience religieuse, les impératifs du « besoin de croire » qui embarrassent aujourd’hui l’humanisme séculariser, mais aussi les recherches que nous poursuivons, à quelques uns, aux croisement de la psychanalyse et la lecture textuelle de Barthes, pour ajuster le besoin de croire au désir de savoir.

     Pour résumer en quelques traits la singularité de l’homme et de l’œuvre, leur étrangeté à contre-courant et pour cela même ni didactique ni transmissible mais puissamment inspirante, je voudrais partager avec vous quelques impressions personnelles, avant de finir avec des citations de son œuvre qui confirment à mon sens l‘actualité de sa pensée.

Je pense au charme des premiers cours, à la veille de Noël 1965. Aux entretiens dont les thèmes suivaient, évidemment, l’évolution des idées nouvelles que Barthes précédait ou qu’il attrapait toujours à temps (certains croyaient bêtement qu’il les dirigeait). Je me souviens de ces appels téléphoniques timides et d’une courbe chantée ironique, comme pour marquer l’inanité du propos commun et de sa propre demande. Je retrouve l’aveu las mais enjoué des « ennuis » qui lui étaient inlassablement infligés par les inévitables « casse-pieds » dont il se plaignait d’être entouré – dont il ne détestait pas s’entourer. Tout cela résonne toujours encore au présent, car c’est inscrit dans l’étoffe du son et dans les inflexions de la mélodie qui vous atteignent avant la signification et au-delà d’elle, pour se faire style. Établissant ainsi et seulement dans le texte une complicité sonore, intemporelle, inconsciente, radicalement a-didactique. Les étudiants restent envoûtés : en effet, rien à voir avec une cure psy, car la parole et l’écriture de Roland Barthes ne nous suggèrent nulle perte, nul don, nulle séparation. Barthes transmet des effets de vérité, et nous laisse partir avec une prime de plaisir en plus.


C’est (peu) dire qu’il n’est pas un homme à message. Certains ont du être déçus de le voir délivrer, du haut des institutions les plus prestigieuses, un enseignement si pleinement vocal, si peu initiatique, si peu platonicien en somme, si peu pater-familialiste. Je l’entends encore se dire ennuyé – un mot qui stoppait chez lui la rancune, rendait impossible le ressentiment, éliminait la haine –, de « leur » aigreur. « Leur » aigreur ? L’aigreur des institutions, et au-delà, l’aigreur du sens commun, dans lequel il redoutait le germe de la banalisation, la menace totalitaire. Je l’entends encore jubiler discrètement, dans le « grain de la voix », d’avoir su ainsi déjouer le piège suprême de l’institution et/ou du sens, précisément, en leur lieu même.

Je comprenais, je comprends que la singularité de la voix est le lieu sublime de l’affect : traversée du corps et du sens, j’y entendais, j’y entends un antidote de la haine. 
Le sentiment de liberté qu’il prodigue et nous laisse vient de son art de résonner avec notre fragilité, de l’accompagner sans se soucier des communautés puissantes qui bien souvent lui en voulaient, qui lui en veulent, de cette audace, de cette aisance. Pas de liberté tapageuse, aucune revendication de droits pour on ne sait quelle identité et communautés idéologique ou sexuelle, méconnue ou opprimée. La noblesse de sa liberté, aux antipodes du ressentiment hystérique qui anime tant de « mouvements » de libération, réside dans sa capacité à déchiffrer la défaillance sous les dehors défendus d’un travail ou d’un engagement : en sémiologue. Défaillance des idoles, des mythes, des récits, des signes, du langage même : la sémiologie de Barthes était une sémioclastie (Les Mythologies, 1957), où nous retrouvions nos blessures psychiques et nos traumas sociaux.


En 1974, en Chine, un car nous fait parcourir des millénaires d’histoire que peu d'occidentaux pouvaient voir à ce moment-là. Nos yeux avalent, avides, chaque stèle, statue, bijou, caractère. Barthes, souvent, reste dans l’autocar, à moins qu’il ne nous attende à la porte des musées. Cette commémoration, cette linéarité, ce rêve de filiation l’ennuient. Homme du présent, interprète, il aime briser les généalogies qu’il tient pour des illusions. Et préfère décoller de l’événement-signe, de l’événement-présent, pour tisser d’autres liens, non nécessaires, fantasmatiques. Rêves ou actualités ? D’une incontestable et sûre intimité.


La clarté réservée de cette attitude, si solitaire, si pacifiée, si dure et donc si distinguée, provient, me semble-t-il, de l'élection de la mère comme objet intact d’un désir absolu et qui résume tout – début et fin condensés. C’est bien cette élection fascinante et pour cela même traumatique de la mère secrète, qui suspend la filiation réelle en même temps que la transmission symbolique : il n’y a pas d’« élèves » de Barthes, si ce n’est des épigones, comme il arrive avec les écrivains. En Chine encore, comme, perfide, je demande à mes compagnons d’excuser mes perpétuelles questions qui font dériver les propos de nos hôtes vers le destin énigmatique de ces mythiques femmes chinoises, Barthes précise, sans trace d’ironie ni d’aveu complice, qu’il adore sa mère. Nous sommes à Xian, devant un cimetière du VIe millénaire avant notre ère, où l’on enterrait la mère au centre et disposait les autres membres du clan en rond tout autour.

Est-ce un professeur ? Un écrivain ? Entre le IIe et le IVe siècle, les gnostiques auraient dit un « psychique » qui s’essaie à devenir un « pneumatique ». Maintenant, la freudienne que je suis voit dans cette expérience le destin aujourd’hui rocailleux de la sublimation. N’en déplaise aux barbares que nous sommes, tout le reste apparaît barbare en ce siècle « épouvanté de n’avoir pas connu que la mort triomphait dans cette voie étrange » (Mallarmé).
Avec tout cela, grâce à tout cela, Barthes a su tenir le seul discours critique littéraire de la modernité. En connaissez-vous un autre, en France ou à l’étranger ? Il suffit qu’un livre novateur paraisse – chose en effet exceptionnelle –, pour s’apercevoir qu’il n’y a plus de voix pour en parler. Les journaux oscillent entre l'éclectisme politicien et le ressentiment partisan ou sexuel. La critique universitaire, parfois subtile mais toujours technique, reste confinée dans un langage peu accessible. Dès lors, tamisée par les médias et en attente d’une nouvelle génération de commentateurs sérieux, la littérature apparaît comme un terrain de conflits idéologiques, quand ce n’est pas comme le prétexte d’un engloutissement fantasmatique de ce qui ne doit pas s’entendre dans le marketing virtuel.


Avons-nous atteint le destin ultime de l’imaginaire dans un monde « sans dieu ni maître »? Soit. Pourtant, pour ce même univers, et sans en ignorer l’écrasement transcendantal, Barthes a su trouver une position de distance, de lucidité, d’analyse aussi sensuellement impliquée que musicalement juste, pour parler du jeu, de la nécessaire et gratuite polyphonie des signes verbaux, sol et acmé de nos identités et de nos pertes : de l’art en somme, dont la technique est une éthique.

A cette vignette personnelle, j’aimerais ajouter un bref rappel de ce qui, dans la pensée de Barthes, me retient tout particulièrement aujourd’hui, et que j’ai développé plus patiemment dans Sens et non sens de la révolte(1996) et La révolte intime(1997). J’espère ainsi vous convaincre de l’actualité de sa pensée.

D’abord quelques-unes de mes citations préférées. L’écriture n’est ni la langue ni le style. « La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà (…), le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d’une poussée, non d’une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Impersonnel, archaïque et innommable,  …le style est proprement un phénomène d’ordre germinatif, il est la transmutation d’une Humeur ». Sous-entendu, il ne s’agit pas là encore de l’écriture telle que Barthes la pressent. « Le style est (…) toujours un secret ». Quant à la langue, elle est une dimension plus plate, celle des catégories linguistiques qui organisent la linéarité de la chaîne signifiante, ce que nous savons depuis le signifiant de Saussure, et autrement depuis celui de Lacan.


Il s’agit donc de trouver une place pour l’écriture qui n’est ni « l’horizon de la langue, ni la verticalité du style ». La langue, c’est l’horizon, alors que le style renvoie à une verticalité biologique. Entre la langue et le style, il y a une place pour une autre réalité formelle : l’écriture. « Langue et style sont des forces aveugles ; l’écriture est un acte de solidarité historique ».

J’espère vous avoir fait comprendre combien sa position diffère du structuralisme, et surtout combien l’expérience dont il part en est éloignée : l’histoire, pour Barthes, est indissociable d’un dépliement en profondeur du sujet signifiant à travers lequel, précisément, elle est lisible : « L’histoire est alors devant l’écrivain comme l’avènement d’une option nécessaire entre plusieurs morales de langage : elle oblige à signifier la littérature selon des possibles dont il n’est pas le maître. »


Le langage serait  la frontière du subjectif et de l’objectif, du symbolique et du réel ; il devient la limite matérielle sur laquelle s’opère la constitution dialectique de l’un et de l’autre : « Le langage fonctionne comme une négativité, la limite initiale du possible ».


Barthes a probablement été l’un des premiers à considérer – de l’intérieur du structuralisme – le langage comme négativité. « Est écrivain celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non l’instrumentalité ou la beauté. » D’où cette étonnante vision révoltée de l’écriture : « … Il n’y a aujourd’hui aucun lieu du langage extérieur à l’idéologie bourgeoise (…). La seule riposte possible n’est ni l’affrontement ni la destruction, mais seulement le vol : fragmenter le texte ancien de la culture, de la science, de la littérature, et en disséminer les traits selon des formules méconnaissables. (L’écriture) excède les lois qu’une société, une idéologie, une philosophie se donnent ou s’accordent à elles-mêmes dans un beau mouvement d’intelligibilité historique ».
D’où, encore, cette définition de la critique comme ironie : le critique selon Barthes peut « développer ce qui manque précisément à la science et que l’on pourrait appeler d’un mot : l’ironie (…). « L’ironie n’est rien d’autre que la question posée au langage par le langage ».


Enfin, de quel athéisme se réclame celui qui a écrit  Sade, Fourier, Loyola  ? Si la notion d’athéisme avait un sens, elle ne pourrait se réaliser autrement que dans cette pratique qui déstabilise jusqu’au support élémentaire de la signification que sont les unités et les règles du langage. Vous interrogez la foi et Dieu ? Sachez au préalable que c’est votre aptitude au sens elle-même qui est en cause : le sens naturel, le sens « unaire » et leur sujet dépositaire et détenteur existent-ils au moins ou ne sont-ils qu’une fiction ? Barthes n’a pas hésité à souligner la portée a-théiste de son expérience d’interprète et de sémioticien, dissolvant l’une après l’autre les couches apparentes des significations lorsque, lisant les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola.

   Cependant, écoutez bien la conclusion de Barthes qui réalise en même temps qu’elle retourne son a-théisme. Car, en interprétant jusqu’à l’absence ou la perte du sens, le sémioticien donne sens au non-sens : ce qui revient à dire qu’il remplace la « menace divine », de même que sa menaçante absence, par… le plaisir d’une écriture nourrie à la « plénitude d’une langue fermée » : «  Rendu à la signification, le vide divin ne peut plus menacer, altérer ou décentrer la plénitude attachée à toute langue fermée ». Entendez : si vous avez la possibilité d’inscrire le vide dans la langue, vous échappez aussi bien à la croyance qu’au mutisme, pour faire corps avec l’inépuisable créativité du Logos. Dès lors, cet a-théisme évite les pièges du nihilisme et ouvre – dans « la plénitude attachée à toute langue fermée » –, l’infini plaisir des textes.

JULIA KRISTEVA

Le 2 décembre 2015

(Paris7,  Journée d’étude « Roland Barthes aujourd’hui », Mercredi 2 décembre 2015)

 



[1] E. Benveniste, Dernières Leçons (1968-1969), Éd. du Seuil, 2012.

[2] Ignace de Loyola, « Exercices spirituels », in Ecrits, Desclée de Brouwer, 2011, p. 80.

[3] [3] : « Le premier préambule. Une composition qui est ici de voir avec la vue de l’imagination la longueur, la largeur et la profondeur de l’enfer ». « Demander ce que je veux : ce sera, ici, demander de sentir intérieurement la peine qu’endurent les damnés (...). Le premier point sera de voir, avec la vue de l’imagination, les grandes flammes et les âmes comme dans des corps de feu. Le deuxième point: entendre des oreilles les plaintes, les hurlements, les cris, les blasphèmes contre le Christ Notre Seigneur et contre tous Ses saints. Le troisième : sentir par l’odorat la fumée, le soufre, la sentine et la pourriture. Le quatrième : goûter par le goût des choses amères, comme par exemple les larmes, la tristesse (...). Le cinquième: toucher par le tact, c'est-à-dire sentir comment les flammes touchent et embrasent les âmes. »

 

[4] Ibid., p. 100.

[5] Ibid., p. 366.

[6] Ibid., p. 367.

[7] Roland Barthes par Roland Barthes, Éd. du Seuil, Paris, 1975, p. 106.

[8] Ibid., p. 80


 

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