L’Etrangère : les lignes
de forces de l’étrangeté
Au fur et à mesure que le 100e
anniversaire de Roland Barthes révèle l’universalité de son oeuvre, nous nous
apercevons qu’elle touche chacun de
nous personnellement, dans les
abîmes incommensurables de nos singularités. Il ne suffit pas d’attribuer ce
paradoxe à l’ écriture qu’il a inventée, cette cohabitation unique du sens et du
sensible, de la théorie et du style, de la science et de l’imaginaire. Barthes
ne lui donna jamais le nom de
« roman », sa délicatesse fuyait l’arrogance de l’autofiction, et son
honnêteté intellectuelle savait parfaitement qu’il n’est pas question
« littérature » mais bien de ce que la tradition désigne comme
une expérience. Laquelle ? Je l’appellerai « Roland Barthes,
l’étranger ».
Il employa le
mot pour me désigner, « L’étrangère ». Je l’ai reçu comme les
asphyxiés reçoivent un « bouche à bouche ». Je le reprends
aujourd’hui, moins par narcissisme
indélébile, mais par ce qu’il me permet de parier sur certaines forces qui ne me sont pas évidentes en
temps de détresse. Je le reprends aussi par ce que ce texte prémonitoire
esquisse, dès 1970, les ressources latentes de cette expérience de
l’étrangeté, qui est en train de
devenir un destin globalisé. Chacun
de nous ne se vit-il pas au XXIe siècle comme un exilé, délocalisé, expatrié,
« étranger à lui-même » ou « étrange étranger », à
certaines étapes de sa vie sinon continûment, au gré des crises endémiques et
de la décomposition de civilisations. ? Chacun puisant à sa façon dans les
ressources de cette « étrangèreté » que Barthes nous fait connaitre
de l’intérieur, car ces migrations sont les siennes. Permettez-moi de vous les rappeler, avant de vous
les faire découvrir à l’œuvre dans
son œuvre.
Je me souviens de ce matin
de mai, brumeux et chaud, la solitude poisseuse dans l’aéroport encombré,
l’achat somnambulique de la Quinzaine littéraire, 1-15 mai 1970, pour empêcher de remuer le vide, l’avion qui vole vers l’Espagne, et la surprise de découvrir
« L’Etrangère ». Etait-ce moi ? C’était donc moi ! Incapable de suivre l’argumentation. Ni
même de saisir son effet d’antidépresseur. Seulement un souffle qui s’emparait
de moi hors de moi, qui me dépassait. Le dépassement comme possibilité. Ce mouvement ne porte-t-il pas toutes les étrangetés
possibles et imaginables : les boat-people, la ruée des
transméditerranéens vers l’Europe,
l’étranger de Camus, chez Duras,
Beckett, Nabokov, Saint-Augustin… « Une seule patrie, le voyage. »
Bien plus tard, j’ai pu traverser ce
saisissement et déplier les lignes de
force de cette étrangeté, que Barthes avait minutieusement projetées sur moi, car elles étaient les siennes, et toute
son écriture les met en œuvre. Je
les ai développées à New York, au Collège de France. Je voudrais aujourd’hui
vous inviter à penser Barthes l’étranger (1915-1980) au regard d’un autre écrivain et essayiste dont le
nom est plus couramment associé à l’étranger, Albert Camus (1913-1960).
1.
Barthes et Camus
Contemporains de la même
génération, tous les deux orphelins dès le berceau de pères victimes de la
Première guerre mondiale, tous les deux très attachés à leur mère, tous les
deux tuberculeux et tous les deux morts dans des accidents de voiture, tous les
deux étrangers au clapotis petit bourgeois français, ils nous laissent deux
visions très différentes différentes, mais à mon sens complémentaires de
l’étrangeté. que j’ose à peine vous proposer de les considérer comme
complémentaires.
Le père de Camus meurt en 1914, blessé mortellement et ne laissant à son
fils d’un an qu’un seul
souvenir : son dégoût devant le spectacle d’une exécution. Le père de
Barthes, meurt en 1916, un an après sa naissance, mais en commandant de
vaisseau, médaillé comme un héros de la guerre. A la place vacante de ces pères
sacrifiés, le refus des idéologies assassines va construire chez les deux fils
deux écritures rebelles deux aux hypocrisies sociales. Etayées par
l’attachement des fils orphelins à leurs mères, leurs œuvres vont se nourrir
d’éducations différentes (philosophique pour l’un, littéraire pour l’autre)
- toutes les deux dispensée par
l’école et l’université de la République.
Camus cultive une ardente bien que
discrète fidélité au père victime de ses blessures et écœuré par la mise à
mort ; mais, révolté contre l’injustice, il dira qu’il « préfère à la
justice sa mère », pauvre femme analphabète et sourde, qui, elle,
« ne dit rien » (dans l’Etranger).
Tandis que Barthes préfère ignorer
son héros de père médaillé, symbole d’une fierté trop consensuelle et guerrière
pour cet enfant choyé dans la « chambre clair » d’une tendresse
maternelle exclusive et raffinée, sans issue.
Albert Camus mène la révolte des
pestiférés et des justes par des analyses accessibles et sans concession, dans
un style neutre mais incisif et transitif, qui convient aux journaux, au
théâtre et au roman philosophique, et qui le mena au Nobel. Homme à femme, à la
recherche de la féminité maternelle irréparable, et habité d’un sens métallique
de la justice, humaniste impertinent, anti- colonialiste solitaire et
agnostique apaisé, Camus sera le dernier des moralistes français.
L’étrangeté de Roland Barthes, en
revanche, se protège dans la chambre claire de la reliance maternelle, et ses
poumons malades se replient dans les sanatoriums. De ce laboratoire fragile, il
développe le « toucher intérieur », l’oïkeiosis de stoïciens grecs, l’art de s’approprier l’intimité de
soi et du tout proche. Le pianiste s’abandonne à cette volupté dans les mélos
schumaniens, l’écrivain les traduit dans le « Ut majeur » de la langue française. Sensitif et indiscipliné, il
incommode la surface théâtrale du journalisme et l’impatience du spectacle
philosophique déjà en route. Barthes ne trouvera refuge que dans l’avant-garde
littéraire, un poumon enfin sain pour souffler tout en enseignant. Cet antihéros, en empathie avec le
féminin maternel, soigne sa vie et fourbit son écriture à l’unisson avec
l’homo-érotisme du corps enseignant et avec les désirs de tous les exilés des
certitudes flouées, des identités insoutenables. Aimanté par l’impossible,
mystique du plaisir sans religion, cet homosexuel pudique, blessé par
l’obsession du désir et l’ « arrogance des paumés » ( expression
qu’il affectionnait), ne s’accomplit que dans la recherche proustienne , non du « temps perdu », mais
d’ une « autre langue » : lumineuse et toute en nuances, en saveurs et en musiques. Enfin
étrangère.
Quand les ficelles de l’Histoire se
rompent, quand l’austérité elle-même ne suffit pas à créer des valeurs, et que
la révolte sonne faux à l’oreille de l’inquiétude globalisée, nous nous
apercevons que la justesse de l’humanisme camusien ne suffit pas. L’étranger de Camus n’avait pas de langage, la
forteresse vide de Meursault s’est effondrée dans le crime de la douleur
aphasique. Mais Camus l’écrivain
réussit à trouver le discours sec,
qui nous laisse désirer son humanisme intransigeant.
Barthes ouvre un autre horizon. Pour palier aux
impasses du « discourir », fût-il porteur des meilleure s intentions,
dit-il en substance, il est possible de réveiller les logiques dormantes de la
langue et des langages. Libérez leur dialogisme, faites les polyphoniques,
entrez dans la chair des mots, rendez l’écriture germinative, les textes
plaisants, détruisez les préjugés et construisez des utopies dans la langue
maternelle elle- même, faites la autre.
Seule une autre langue peut
encore raviver nos intimités étrangères,
promises à la soumission par ceux qu’elles gêne ou qu’elle affole.
J’entends l’exaspération de cet appel
comme une version complémentaire à l’humanisme raisonné que Camus a exercé, qui reste à
refonder.
Aussi, de ce Barthes l’étranger,
qui ne sera jamais assimilé par « le Pur et Parfait Petit Bourgeois
Français »- avec majuscules !, de ce cavalier tout en souplesse
et en délicatesse, qui traverse les handicaps de sa santé et offense la
« bêtise » des marchands en communication, « prend en écharpe » leur
conformisme obstiné, voudrais-je rappeler trois
apports qui nous aident à respirer,
avec et malgré la survivance de mêmes obstacles politiques qu’il a affrontés.
Depuis cette étrangeté qui
lui permet de parler, non plus DE la littérature, mais A la littérature, et de
pratiquer la sémiologie elle-même comme une sémioclastie- crtique du signe, démantèlement des structures
signifiantes, Barhes a su s’aventurer dans des régions infra-linguistique que
seule la psychanalyse freudienne osait aborder, et ausculter les vibrations
pré- ou trans-linguistique du procès de la signifiance. Nos recherches se sont
une fois de plus croisées : après l’intertextualité que je lui avais apportée et qu’il a explorée en proposant une lecture expansive,
polyphonique du récit ( à l’encontre des analyses structurales du récit qui
préoccupaient la théorie littéraire de l’époque), fdans son éblouissante
lecture de Sarrasine de Balzac dans S/Z , son étude sur Ignace Loyola dans Sade,
Fourier, Loyola(1971) devait résonner avec ma conception du mode sémiotique (pulsionnel et trans-langagier), distingué du mode symbolique (basé sur le signe et la syntaxe) dans la signifiance du langage( La révolution du langage poétique, 1974)
2. L’incarnation du sens : la loquela d’Ignace de
Loyola, le « disponible »
Au Collège de France, en décembre 1968, Émile Benveniste
enseignait que non seulement le langage « dénomme » des objets et des
situations, mais qu’il « interprète » et « génère » des
discours ; en conséquence, la « signifiance » est « un
principe interne » au langage. Avec cette « idée neuve »,
« nous sommes jetés dans un problème majeur, qui embrasse la linguistique
et au-delà » (Leçon 3 et 5).
Cette immanence de la transcendance, ce
sens non plus externe mais interne à
l’expérience du langage poussé à ses limites que j’appelle
« sémiotique » (pour traverser la surface « symbolique » de
la communication utilitaire),– c’est ce que le samouraï sémiologue déchiffre
dans les Exercices spirituels de
Loyola et incidemment dans son Journal
des motions intérieures. Les Exercices s’adressent à quelqu’un de « désolé », « aux personnes frustres
et sans culture », à l’âme dans sa solitude. Leur but est d’apporter
« la consolation » par le moyen d’une « imagination
spatiale » en même temps que « sensorielle » où « tout le
composé de l’âme et du corps » est impliqué La méditation sur l’enfer
du « Cinquième Exercice » nous en offre un exemple. En scrutant les
tourments des damnés dans les flammes, il s’agit de s’identifier à leurs
sensations, mais sans se laisser submerger par elles afin de les redistribuer
en une topographie imaginaire qui est une appropriation, par la pensée, du
débordement sensoriel « nettoyé » en figures « intérieures »
et par conséquence « nominales ».
Loyola
appelle ces méditations, aux confins du senti et du nommé/pensé, « faire
un colloque avec le Christ ». Mais ce « colloque » recèle une
complexité sensorielle inouïe qui fausse compagnie au langage, qui ne suffit
pas. C'est l’expérience de la Passion – dans ce qu'elle a d'innommable
– qu’affronte Loyola. Pour y parvenir, il crée une nouvelle langue ; ainsi les Évangiles redeviennent-ils un vécu
subjectif : un fantasme incarné si et seulement si une nouvelle langue
sensible parvient à l’articuler. Dans la Chrétienté, la foi du croyant va désormais parler de son intériorité sensible, ou plutôt c’est son intériorité propre qui parle la foi, le « propre » est ce
mouvement, l’énergie. Celle qui suscite l’enthousiasme des découvreurs, des
missionnaires, du baroque. Mais aussi celui des persécuteurs des inquisiteurs…
Le but de
Loyola comprend explicitement un souci psychothérapique : « se
vaincre soi-même, que la sensualité obéisse à la raison ».
Dans cette
voie si féconde et si risquée, en bord à bord avec l’extraterritorialité de
l’affect, et comme pour se consoler, Ignace invente la loquela, la « petite parole », sans équivalent exact en
français. Dans le Journal, la loquela évoque une marque infime,
infralinguistique de l’affect, à la frontière indicible entre le déversement
des larmes et l’apparition des mots, là où le vide du déprimé contacte une
sorte de mélodie affectée, certes, mais dégagée des pleurs : «
plaisir dans le ton », la sonorité vous parle mais « sans faire
autant attention à la signification des mots ». Comme dans
l’enfance ou la psychose, « la loquela intérieure admirable » est une
musique interactive et cependant étrangère au code de la communication.
« Cet horizon zoologique ne donne-t-il pas à l’imaginaire une précellence
d’intérêt ? », se demande Barthes avec intérêt.
Mais Loyola,
conscient du danger de la loquela,
qui pourrait se retrancher de la conscience et entraver l’esprit, et après
avoir « introduit en lui la culture du fantasme », rappelle que cette
« nouvelle langue » implique un « déroulement de la
pensée » complexe, dont le
« jugement » divin est loin d’être absent. Mais il reste
« suspendu » et « disponible », engageant Barthes dans de
nouvelles précisions sur le « degré zéro du signe et la solitude qui résulte
de cette ‘’résorption de Dieu’’ »
(à ne pas confondre avec la laïcité qui combat Dieu).
Puisque
« la suspension elle-même marque un signe ultime » , le silence
de Dieu demeure rassurant face à la richesse et la complexité de cette langue,
faite de sensations, de loquela, de
fantasmes et d’hypothèses articulées et d’arbres binaires à l'infini : puisqu’il
y a un « déroulement » de la signifiance, l’assentiment de Dieu est
donné non par un signe, mais par un « retard de signe ». L’angoisse
de l’exercitant se calme, le silence et le vide ne sont plus menaçants :
ils font bel et bien partie du
« déroulement ».
De surcroît, cette suspension de la
réponse divine implique en retour une suspension du jugement de l’exercitant.
Et une « égalité paradigmatique » se propose à l’exercitant : tous les
possibles sont offerts à « moi », « je » ne décide pas, « je »
suis disponible... comme un cadavre « perinde
ac cadaver ». Au contraire de la liberté humaniste, le jésuite ne
décide rien, « sinon à n’incliner à rien » (selon Jérôme Nadal, disciple
d’Ignace de Loyola). Un sujet parlant qui fait sienne la disponibilité totale
au déroulement de la pensée, à tous les possibles logiques : qui dit
mieux ?
3.
La voix de Barthes
Vous l’entendez, la voix de
Barthes, à contre-courant de la Sorbonne
mais aussi de la sémiologie
universitaire, semble pressentir, sinon les heurts des religions que nous
apporta la globalisation, les profondeurs psychosomatiques de l’expérience
religieuse, les impératifs du « besoin de croire » qui embarrassent
aujourd’hui l’humanisme séculariser, mais aussi les recherches que nous
poursuivons, à quelques uns, aux croisement de la psychanalyse et la lecture
textuelle de Barthes, pour ajuster le besoin de croire au désir de savoir.
Pour résumer en
quelques traits la singularité de l’homme et de l’œuvre, leur étrangeté à
contre-courant et pour cela même ni didactique ni transmissible mais
puissamment inspirante, je voudrais partager avec vous quelques impressions
personnelles, avant de finir avec des citations de son œuvre qui confirment à
mon sens l‘actualité de sa pensée.
Je pense au charme des
premiers cours, à la veille de Noël 1965. Aux entretiens dont les thèmes
suivaient, évidemment, l’évolution des idées nouvelles que Barthes précédait ou
qu’il attrapait toujours à temps (certains croyaient bêtement qu’il les dirigeait).
Je me souviens de ces appels téléphoniques timides et d’une courbe chantée
ironique, comme pour marquer l’inanité du propos commun et de sa propre
demande. Je retrouve l’aveu las mais enjoué des « ennuis » qui lui
étaient inlassablement infligés par les inévitables « casse-pieds »
dont il se plaignait d’être entouré – dont il ne détestait pas s’entourer. Tout
cela résonne toujours encore au présent, car c’est inscrit dans l’étoffe du son
et dans les inflexions de la mélodie qui vous atteignent avant la signification
et au-delà d’elle, pour se faire style. Établissant ainsi et seulement dans le
texte une complicité sonore, intemporelle, inconsciente, radicalement
a-didactique. Les étudiants restent envoûtés : en effet, rien à voir avec une
cure psy, car la parole et l’écriture de Roland Barthes ne nous suggèrent nulle
perte, nul don, nulle séparation. Barthes transmet des effets de vérité, et
nous laisse partir avec une prime de plaisir en plus.
C’est (peu) dire qu’il n’est pas un homme à message. Certains ont du être déçus
de le voir délivrer, du haut des institutions les plus prestigieuses, un
enseignement si pleinement vocal, si peu initiatique, si peu platonicien en
somme, si peu pater-familialiste. Je l’entends encore se dire ennuyé – un mot qui
stoppait chez lui la rancune, rendait impossible le ressentiment, éliminait la
haine –, de « leur » aigreur. « Leur » aigreur ?
L’aigreur des institutions, et au-delà, l’aigreur du sens commun, dans lequel
il redoutait le germe de la banalisation, la menace totalitaire. Je l’entends
encore jubiler discrètement, dans le « grain de la voix », d’avoir su
ainsi déjouer le piège suprême de l’institution et/ou du sens, précisément, en
leur lieu même.
Je comprenais, je comprends que la singularité de la voix est le
lieu sublime de l’affect : traversée du corps et du sens, j’y entendais,
j’y entends un antidote de la haine.
Le sentiment de liberté qu’il prodigue et nous laisse vient de son art de
résonner avec notre fragilité, de l’accompagner sans se soucier des communautés
puissantes qui bien souvent lui en voulaient, qui lui en veulent, de cette
audace, de cette aisance. Pas de liberté tapageuse, aucune revendication de
droits pour on ne sait quelle identité et communautés idéologique ou sexuelle,
méconnue ou opprimée. La noblesse de sa liberté, aux antipodes du ressentiment
hystérique qui anime tant de « mouvements » de libération, réside
dans sa capacité à déchiffrer la défaillance sous les dehors défendus d’un
travail ou d’un engagement : en sémiologue. Défaillance des idoles,
des mythes, des récits, des signes, du langage même : la sémiologie de
Barthes était une sémioclastie (Les Mythologies, 1957), où nous retrouvions nos
blessures psychiques et nos traumas sociaux.
En 1974, en Chine, un car nous fait parcourir des millénaires d’histoire que
peu d'occidentaux pouvaient voir à ce moment-là. Nos yeux avalent, avides,
chaque stèle, statue, bijou, caractère. Barthes, souvent, reste dans l’autocar,
à moins qu’il ne nous attende à la porte des musées. Cette commémoration, cette
linéarité, ce rêve de filiation l’ennuient. Homme du présent, interprète, il
aime briser les généalogies qu’il tient pour des illusions. Et préfère décoller
de l’événement-signe, de l’événement-présent, pour tisser d’autres liens, non
nécessaires, fantasmatiques. Rêves ou actualités ? D’une incontestable et sûre
intimité.
La clarté réservée de cette attitude, si solitaire, si pacifiée, si dure et
donc si distinguée, provient, me semble-t-il, de l'élection de la mère comme
objet intact d’un désir absolu et qui résume tout – début et fin condensés.
C’est bien cette élection fascinante et pour cela même traumatique de la mère
secrète, qui suspend la filiation réelle en même temps que la transmission
symbolique : il n’y a pas d’« élèves » de Barthes, si ce n’est des
épigones, comme il arrive avec les écrivains. En Chine encore, comme, perfide,
je demande à mes compagnons d’excuser mes perpétuelles questions qui font
dériver les propos de nos hôtes vers le destin énigmatique de ces mythiques femmes
chinoises, Barthes précise, sans trace d’ironie ni d’aveu complice, qu’il adore
sa mère. Nous sommes à Xian, devant un cimetière du VIe millénaire avant notre
ère, où l’on enterrait la mère au centre et disposait les autres membres du
clan en rond tout autour.
Est-ce un professeur ? Un
écrivain ? Entre le IIe et le IVe siècle, les gnostiques auraient dit un
« psychique » qui s’essaie à devenir un « pneumatique ».
Maintenant, la freudienne que je suis voit dans cette expérience le destin aujourd’hui
rocailleux de la sublimation. N’en déplaise aux barbares que nous sommes, tout
le reste apparaît barbare en ce siècle « épouvanté de n’avoir pas connu
que la mort triomphait dans cette voie étrange » (Mallarmé).
Avec tout cela, grâce à tout cela, Barthes a su tenir le seul
discours critique littéraire de la modernité. En connaissez-vous un autre, en
France ou à l’étranger ? Il suffit qu’un livre novateur paraisse – chose en
effet exceptionnelle –, pour s’apercevoir qu’il n’y a plus de voix pour en
parler. Les journaux oscillent entre l'éclectisme politicien et le ressentiment
partisan ou sexuel. La critique universitaire, parfois subtile mais toujours
technique, reste confinée dans un langage peu accessible. Dès lors, tamisée par
les médias et en attente d’une nouvelle génération de commentateurs sérieux, la
littérature apparaît comme un terrain de conflits idéologiques, quand ce n’est
pas comme le prétexte d’un engloutissement fantasmatique de ce qui ne doit pas
s’entendre dans le marketing virtuel.
Avons-nous atteint le destin ultime de l’imaginaire dans un monde « sans
dieu ni maître »? Soit. Pourtant, pour ce même univers, et sans en ignorer
l’écrasement transcendantal, Barthes a su trouver une position de distance, de
lucidité, d’analyse aussi sensuellement impliquée que musicalement juste, pour
parler du jeu, de la nécessaire et gratuite polyphonie des signes verbaux, sol
et acmé de nos identités et de nos pertes : de l’art en somme, dont la
technique est une éthique.
A cette vignette personnelle,
j’aimerais ajouter un bref rappel de ce qui, dans la pensée de Barthes, me
retient tout particulièrement aujourd’hui, et que j’ai développé plus
patiemment dans Sens et non sens de la révolte(1996)
et La révolte intime(1997). J’espère
ainsi vous convaincre de l’actualité de sa pensée.
D’abord quelques-unes de mes
citations préférées. L’écriture n’est ni la langue ni le style. « La
langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà (…), le
style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans
destination, il est le produit d’une poussée, non d’une intention, il est comme
une dimension verticale et solitaire de la pensée. Impersonnel, archaïque et
innommable, …le style est proprement un phénomène d’ordre germinatif, il
est la transmutation d’une Humeur ». Sous-entendu, il ne s’agit pas là
encore de l’écriture telle que Barthes la pressent. « Le style est (…)
toujours un secret ». Quant à la langue, elle est une dimension plus
plate, celle des catégories linguistiques qui organisent la linéarité de la
chaîne signifiante, ce que nous savons depuis le signifiant de Saussure, et
autrement depuis celui de Lacan.
Il s’agit donc de trouver une place pour l’écriture qui n’est ni « l’horizon
de la langue, ni la verticalité du style ». La langue, c’est
l’horizon, alors que le style renvoie à une verticalité biologique. Entre la
langue et le style, il y a une place pour une autre réalité formelle :
l’écriture. « Langue et style
sont des forces aveugles ; l’écriture est un acte de solidarité
historique ».
J’espère vous avoir fait
comprendre combien sa position diffère du structuralisme, et surtout combien
l’expérience dont il part en est éloignée : l’histoire, pour Barthes, est
indissociable d’un dépliement en profondeur du sujet signifiant à travers lequel,
précisément, elle est lisible : « L’histoire
est alors devant l’écrivain comme l’avènement d’une option nécessaire entre
plusieurs morales de langage : elle oblige à signifier la littérature
selon des possibles dont il n’est pas le maître. »
Le langage serait la frontière du
subjectif et de l’objectif, du symbolique et du réel ; il devient la
limite matérielle sur laquelle s’opère la constitution dialectique de l’un et
de l’autre : « Le langage
fonctionne comme une négativité, la limite initiale du possible ».
Barthes a probablement été l’un des premiers à considérer – de l’intérieur du
structuralisme – le langage comme négativité. « Est écrivain celui pour qui le langage fait problème, qui en
éprouve la profondeur, non l’instrumentalité ou la beauté. » D’où
cette étonnante vision révoltée de l’écriture : « … Il n’y a aujourd’hui aucun lieu du
langage extérieur à l’idéologie bourgeoise (…). La seule riposte possible n’est
ni l’affrontement ni la destruction, mais seulement le vol : fragmenter le
texte ancien de la culture, de la science, de la littérature, et en disséminer
les traits selon des formules méconnaissables. (L’écriture) excède les lois
qu’une société, une idéologie, une philosophie se donnent ou s’accordent à
elles-mêmes dans un beau mouvement d’intelligibilité historique ».
D’où, encore, cette définition de la critique comme ironie : le critique
selon Barthes peut « développer ce qui manque précisément à la science et
que l’on pourrait appeler d’un mot : l’ironie (…). « L’ironie n’est rien d’autre que la question posée au langage
par le langage ».
Enfin, de quel athéisme se réclame celui qui a écrit Sade, Fourier, Loyola ? Si la notion d’athéisme
avait un sens, elle ne pourrait se réaliser autrement que dans cette pratique
qui déstabilise jusqu’au support élémentaire de la signification que sont les
unités et les règles du langage. Vous interrogez la foi et Dieu ? Sachez
au préalable que c’est votre aptitude au sens elle-même qui est en cause :
le sens naturel, le sens « unaire » et leur sujet dépositaire et
détenteur existent-ils au moins ou ne sont-ils qu’une fiction ? Barthes
n’a pas hésité à souligner la portée a-théiste de son expérience d’interprète
et de sémioticien, dissolvant l’une après l’autre les couches apparentes des
significations lorsque, lisant les Exercices
spirituels de saint Ignace de Loyola.
Cependant, écoutez bien la
conclusion de Barthes qui réalise en même temps qu’elle retourne son a-théisme.
Car, en interprétant jusqu’à l’absence ou la perte du sens, le sémioticien
donne sens au non-sens : ce qui revient à dire qu’il remplace la
« menace divine », de même que sa menaçante
absence, par… le plaisir d’une écriture nourrie à la « plénitude d’une
langue fermée » : «
Rendu à la signification, le vide divin ne peut plus menacer, altérer ou
décentrer la plénitude attachée à toute langue fermée ». Entendez : si vous avez la possibilité d’inscrire le vide dans la langue,
vous échappez aussi bien à la croyance qu’au mutisme, pour faire corps avec l’inépuisable créativité du Logos. Dès lors,
cet a-théisme évite les pièges du nihilisme et ouvre – dans « la plénitude
attachée à toute langue fermée » –, l’infini plaisir des textes.
JULIA KRISTEVA
Le 2 décembre 2015
(Paris7, Journée d’étude
« Roland Barthes aujourd’hui », Mercredi 2 décembre 2015)