L’étrangère
par Roland Barthes
Quoique
récente, la sémiologie a déjà une histoire. Dérivée d'une formulation tout
olympienne de Saussure (« On peut concevoir une science qui étudie la vie
des signes au sein de la vie sociale. »), elle ne cesse de s'éprouver, de
se fractionner, de se désituer, d'entrer dans ce
grand carnaval des langages décrit par Julia Kristeva. Son rôle historique est
actuellement d'être l'intruse, la troisième, celle qui dérange ces bons ménages
exemplaires, dont on nous fait un casse-tête, et que forment, paraît-il,
l'Histoire et la Révolution, le Structuralisme et la Réaction, le déterminisme
et la science, le progressisme et la critique des contenus. De ce "
remue-ménage ", puisque ménages il y a, le travail de Julia Kristeva est
aujourd'hui l'orchestration finale il en active la poussée et lui donne sa
théorie.
Lui devant
déjà beaucoup (et dès le début), je viens d’éprouver une fois de plus, et cette
fois-ci dans son ensemble, la force de ce travail. Force veut dire ici déplacement. Julia Kristeva change la place des
choses: elle détruit toujours le dernier préjugé, celui dont on croyait
pouvoir se rassurer et s’enorgueillir ; ce qu’elle déplace, c’est le
déjà-dit, c’est-à-dire l’insistance du signifié, c’est-à-dire la bêtise; ce qu’elle
subvertit, c’est l’autorité, celle de la science monologique, de la filiation.
Son travail est entièrement neuf, exact, non par puritanisme scientifique, mais
parce qu’il prend toute la place du lieu qu’il occupe, l’emplit exactement, obligeant quiconque s’en
exclut à se découvrir en position de résistance ou de censure (c’est ce qu’on
appelle d’un air très choqué: le terrorisme).
Puisque
j’en suis à parler d’un lieu de la
recherche (laissant à quelques citations que j’ai choisies le soin de rappeler
les articulations de cette pensée), je dirai que pour moi l’œuvre de Julia
Kristeva est cet avertissement : que nous allons toujours trop lentement, que
nous perdons du temps à « croire », c’est-à-dire à nous répéter et à nous
complaire, qu’il suffirait souvent d’un petit supplément de liberté dans une
pensée nouvelle pour gagner des années de travail. Chez Julia Kristeva, ce
supplément est théorique, Qu’est-ce que la théorie ? Ce n’est ni une
abstraction, ni une généralisation, ni une spéculation, c’est une réflexivité;
c’est en quelque sorte le regard retourné d’un langage sur lui-même (ce pour
quoi, dans une société privée de la pratique socialiste, condamnée par là à discourir, le discours théorique est
transitoirement nécessaire). C’est en ce sens que, pour la première fois, Julia
Kristeva donne la théorie de la sémiologie : « Toute sémiotique ne peut se faire que comme critique de la sémiotique. ». Une telle proposition ne doit
pas s’entendre comme un vœu pieux et hypocrite (« critiquons les sémioticiens
qui nous précèdent »), mais comme l’affirmation que dans son discours même, et
non au niveau de quelques clausules, le travail de la science sémiotique est
tissé de retours destructeurs, de coexistences contrariées, de défigurations
productives.
La science
des langages ne peut être olympienne, positive (encore moins positiviste), in-différente, adiaphorique,
comme dit Nietzsche; elle est elle-même (parce qu’elle est langage du langage) dialogique - notion mise à jour par
Julia Kristeva à partir de Bakhtine, qu’elle nous a fait découvrir. Le premier
acte de ce dialogisme, c’est, pour la sémiotique, de se penser à la fois et
contradictoirement comme science et comme écriture - ce qui, je crois, n’a
jamais été fait par aucune science, sauf peut-être par la science matérialiste
des présocratiques, et qui permettrait peut-être, soit dit en passant, de
sortir de l’impasse science bourgeoise (parlée) / science prolétarienne (écrite : du moins postulativement).
La valeur
du discours kristevien, c’est que son discours est
homogène à la théorie qu’il énonce (et cette homogénéité est la théorie même) :
en lui la science est écriture, le signe est dialogique, le fondement est
destructeur : s’il paraît « difficile » à certains, c’est précisément parce
qu’il est écrit. Cela veut dire
quoi ? D’abord qu’il affirme et pratique à la fois la formalisation et son
déplacement, la mathématique devenant en somme assez analogue au travail du
rêve (d’où beaucoup de criailleries). Ensuite qu’il assume au titre même de la
théorie le glissement terminologique des définitions dites scientifiques. Enfin
qu’il installe un nouveau type de transmission du savoir (ce n’est pas le
savoir qui fait problème, c’est sa transmission) : l’écriture de Kristeva
possède à la fois une discursivité, un «développement» (on voudrait donner à ce
mot un sens «cyc1iste» plus que rhétorique) et une formulation, une frappe
(trace de saisissement et d’inscription), une germination : c’est un discours
qui agit moins parce qu’il « représente » une pensée que parce que,
immédiatement, sans la médiation de
la terne écrivance, il la produit et la destine. Cela
veut dire que la sémanalyse, Julia Kristeva est la seule à pouvoir la faire:
son discours n’est pas propédeutique, il ne ménage pas la possibilité d’un «
enseignement » ; mais cela veut dire aussi, à l’inverse que ce discours nous
transforme, nous déplace, nous donne des mots, des sens, des phrases qui nous
permettent de travailler et déclenchent en nous le mouvement créatif même : la
permutation. En somme, ce que Julia
Kristeva fait apparaître, c’est une critique de la communication (la première, je crois, après celle de la
psychanalyse).
La
communication, montre-t-elle, tarte à la crème des sciences positives (telle la
linguistique), des philosophies et des politiques du « dialogue », de la « participation
et de l’« échange », la communication est une marchandise. Ne nous rappelle-t-on pas sans cesse qu’un livre « clair » s’achète mieux, qu’un
tempérament communicatif se place facilement? C’est donc un travail politique,
celui-là même que fait Julia Kristeva, que d’entreprendre de réduire
théoriquement la communication au niveau marchand de la relation humaine, et de
l’intégrer comme un simple niveau fluctuant à la signifiance, au Texte,
appareil hors-sens, affirmation victorieuse de la Dépense sur l’Echange, des
Nombres sur la Comptabilité.
Tout cela
fera-t-il son chemin ? Cela dépend
de l’inculture française : celle-ci semble aujourd’hui clapoter doucement,
monter autour de nous. Pourquoi ? pour des raisons
politiques, sans doute; mais ces raisons semblent curieusement déteindre sur
ceux qui devraient le mieux leur résister; il y’a un petit nationalisme de
l’intelligentsia française; celui-ci ne porte pas, bien sûr, sur les
nationalités (Ionesco n’est-il pas, après tout, le Pur et Parfait Petit
Bourgeois Français ?), mais sur le refus opiniâtre de l’autre langue.
L’autre langue est celle que l’on parle d’un lieu politiquement et
idéologiquement inhabitable : lieu de l’interstice, du bord, de l’écharpe du boitement
: lieu cavalier puisqu’il traverse,
chevauche, panoramise et offense. Celle à qui nous
devons un savoir nouveau, venu de l’Est et de l’Extrême-Orient et ces
instruments nouveaux d’analyse et d’engagement que sont le paragramme, le
dialogisme, le texte, la productivité, l’intertextualité, le nombre et la
formule, nous apprend à travailler dans la différence, c’est-à-dire par dessus
les différences au nom de quoi on nous interdit de faire germer ensemble
l’écriture et la science, l’Histoire et la forme, la science des signes et la
destruction du signe : ce sont toutes ces belles antithèses, confortables,
conformistes, obstinées et suffisantes, que le travail de Julia Kristeva prend
en écharpe, balafrant notre jeune science sémiotique d’un trait étranger (ce qui est bien plus difficile
qu’étrange), conformément à la première phrase de Séméiotiké : « Faire de la langue un travail, œuvrer
dans la matérialité de ce qui, pour
la société, est un moyen de contact et de compréhension, n’est-ce pas se faire
d’emblée, étranger à la langue ? »
Roland Barthes
La Quinzaine littéraire, n°94, du 1erau 15 mai 1970
Roland
Barthes, Œuvres complètes, vol 3, Seuil, 2002, p.477