Julia Kristeva
Beauvoir présente
Écrivaine, philosophe existentialiste, femme libre et révoltée, Simone de Beauvoir a su polariser et synthétiser les mouvements diffus et irrépressibles d'émancipation des femmes qui la précédaient et qui l'entouraient. Sa vie et son œuvre cristallisent une révolution anthropologique majeure qui ne cesse de produire des effets imprévisibles sur nos destins personnels et sur l'avenir politique de la planète.
Recueil de lectures personnelles et de commentaires admiratifs ou critiques, Beauvoir présente vous invite à (re)lire les pages de cette œuvre qui démontre, avec autant de clarté analytique que de passion politique, n'y a pas de pensée au sens fort du terme si elle n'est pas un dialogue entre les deux sexes.
Fayard, Pluriel, 2016
Préface
Une révolution anthropologique
Grâce à
l’écriture qui « demeure la grande affaire de [sa] vie », Simone de
Beauvoir se découvre femme, « réalité mystérieuse et menacée »,
historiquement opprimée, susceptible cependant de « fraterniser »
avec l’homme ; mais elle ne se contente pas d’explorer, dans Le Deuxième Sexe, avec une clairvoyance rageuse la souffrance et la vitalité,
les impasses et les chances au féminin : elle parvient à hisser cette
élucidation intime de la condition féminine en une urgence politique. Avant, l‘Histoire se faisait et
s’écrivait sans les femmes. Après, il
n’existe plus d’Histoire sans les femmes, actrices majeures de la sphère
politique, « en parité » si nécessaire, combattantes actives de leur
droit à tous les droits, fût-ce au péril de leur vie quand les hors-la-loi et
intégristes en tous genres maintiennent leur oppression en leur refusant
l’intégrité corporelle, l’égalité, l’éducation, la liberté. Et j’assume
pleinement l’hyperbole d’une révolution
anthropologique pour qualifier cet événement unique : la présence de
Beauvoir ici et maintenant.
Dans
l’histoire de l’humanité, la capacité de représenter et se représenter, qui
fonde la culture, se signale par des gestes inédits qui sont autant de
révolutions anthropologiques : l’art funéraire, les peintures pariétales
de Chauvet ou de Lascaux, les mythes de la « pensée sauvage », les
grands récits épico-religieux régulant et justifiant
l’ordre social des groupes ainsi que l’existence de chacun de ses membres de la
naissance à la mort, l’invention de l’écriture et, plus près de nous, les
découvertes scientifiques : l’héliocentrisme, la gravitation, la
relativité, la théorie quantique, l’expansion cosmique, l’ADN, les
neurones-miroirs, entre autres… Pourtant, si l’exploration de l’infiniment
grand et de l’infiniment petit se poursuit, si les innovations technologiques
ne cessent de transformer le monde, au fil des guerres, et de modifier le
destin des humains, sciences et techniques peinent à révolutionner les
mentalités et les mœurs. L’art lui-même, arpenteur des territoires intimes de
chacun(e), ne parvient pas à s’arracher aux représentations archaïques de la
différence sexuelle.
« On ne naît pas femme, on le
devient. »
La vie
et l’œuvre de Simone de Beauvoir (1908-1986) cristallisent une révolution anthropologique majeure, préparée
collectivement de longue date par les deux sexes, et qui ne cesse de produire
des effets imprévisibles sur nos destins personnels et sur l’avenir politique
de la planète. Aristocrate, philosophe existentialiste, cette femme libre et
révoltée qui ne cesse de ne pas « consentir », en prenant des risques
en amour et en écriture, a su polariser et synthétiser les mouvements diffus et
irrépressibles d’émancipation des femmes qui la précédaient et qui
l’entouraient ; elle a pu clarifier, radicaliser, assumer cette révolution
anthropologique qu’elle a fini par incarner. En se révoltant contre –
tout contre – son milieu et son éducation, en analysant la condition
faite aux femmes tout au long de l’histoire, cette intellectuelle française a
su accélérer mieux que personne l’émancipation du « deuxième sexe »
après des millénaires de domination patriarcale et masculine. Ses écrits ont
mobilisé un vaste mouvement international pour le droit des femmes à disposer
de leur corps et à développer la créativité de penser, par le contrôle des
naissances et le libre accès au monde du travail et à la gouvernance politique.
De surcroît, cette percée historique a subverti, en l’espace d’une génération,
le lien affectif et existentiel entre l’homme et la femme et métamorphosé le
noyau du pacte social qu’est la famille. Les conséquences de cette révolution
anthropologique sans précédent, s’ajoutant aux prouesses biotechnologiques
contemporaines, reconfigurent le destin de l’espèce humaine.
Adulée
par les libertaires, stigmatisée par les conservateurs, sans être à proprement
parler une militante féministe, mais en accompagnant et stimulant les luttes de
toutes les femmes pour leurs droits, Beauvoir a marqué son époque par son écriture, et, grâce à celle-ci, sa
pensée demeure plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Car force est de
constater que les crises de l’ultralibéralisme et les aléas des conflits du XXIe siècle renforcent la pensée-calcul et
le repli sécuritaire/identitaire au détriment des élans libertaires, et les femmes
elles-mêmes ont tendance à renoncer à la liberté qui exige de se
« transcender », selon Beauvoir. Elles optent pour le conformisme
social, soit pour « s’intégrer » dans « le système »
capitaliste, « à parité » si possible, soit pour
« choisir » – un choix prétendument
personnel – l’appartenance « raciale », ethnique, religieuse,
homosexuelle/transgenre : un communautarisme qui peut virer à l’exaltation
intégriste mortifère, toutes idéologies confondues.
Aveux et mentir-vrai
Les
textes recueillis ici ont été présentés lors de diverses manifestations
consacrées à l’œuvre de Simone de Beauvoir et à son influence multiple sur les
luttes des femmes dans le contexte d’un monde globalisé en crise endémique.
Vous trouverez ici des lectures personnelles et des commentaires admiratifs ou
critiques que suscite en moi une expérience fondatrice dont les nuances et l’actualité n’ont pas fini de nous interpeller
et de nous surprendre.
Beauvoir présente vous
invite à (re)lire les pages de cette auteure qui
démontre, pour la première fois avec autant de clarté analytique que de passion
politique, qu’il n’y a pas de pensée possible si elle n’est pas un dialogue entre les deux sexes : une félicité risquée,
douloureuse, désacralisée, mais possible et la seule capable de donner du sens
à une vie. Vous y retrouverez sa « vocation » indélébile, sa passion
fixe pour son « cher petit philosophe », Jean-Paul Sartre évidemment,
et pour Paris, laboratoire exigeant et privilégié de la langue française, la
vraie patrie beauvoirienne, « le seul lieu au monde où [ses] livres et [son]
travail ont du sens ». Sans oublier la voyageuse curieuse de tout, la
marcheuse inassouvie, et cette quête vibrante de jouissance qui s’épanouit à Chicago,
dans la « vraie et chaude place » d’un « cœur aimant »,
celui de Nelson Algren, ce « jeunot du cru » qu’elle
abandonnera à regret… En démystifiant, ce faisant, le dernier refuge du
religieux, le « couple », mais en ne cessant pas de le refaire :
comme l’espace d’un débat entre deux individus autonomes, soucieux de
l’intégrité d’autrui, généreuse et sévère politesse (avec Sartre) ; comme
une incestuelle complicité charnelle (avec Claude Lanzmann) ; comme l’indispensable foyer dont s’évadent
les « amours contingentes », et où s’abrite l’écriture, la seule
capable de panser un temps la « femme flouée ». Entre biographie et
autofiction (Mémoires d’une jeune fille
rangée, Les Mandarins… Une mort si douce et La Cérémonie des adieux), aveux
et mentir-vrai, cette exploratrice d’une honnêteté scrupuleuse ajoute à son
argumentation existentialiste libertaire une écriture romanesque où elle se
reconstruit davantage qu’elle ne cherche à séduire le temple des belles-lettres
françaises et leurs gardiens.
Simone par Beauvoir
Cruelle,
Beauvoir ? Certainement, happée par la jalousie, ballottée par la
dépression, enragée contre le « destin biologique », se dépensant
sans compter dans ses longues marches et en non moins sincère solidarité avec
ses amies complices. Lectrice de Hegel, Kant, Husserl, cela va de soi, mais du
marquis de Sade aussi. Et de Freud : « un des hommes de ce
siècle » qu’elle « admire le plus chaleureusement », tout en le
critiquant, après lui avoir emprunté la définition du sexe (pour Le Deuxième Sexe) :
« c’est le corps vécu par le sujet ». Elle se décide enfin à nous
livrer... ses rêves : vingt pages de récits oniriques, une
« diversion », tout en surveillant ses distances et ses
« freins », et toujours avec son indéfectible et lucide cruauté.
Cette
insatiable pulsion de se livrer en se construisant avec et contre ses peurs et
ses rêves, en ne niant ni les agressions ni les frustrations, n’est pas une faiblesse. J’y vois une
ruse de cette révolution anthropologique que Beauvoir accomplit plus ou moins
inconsciemment. Elle démolit ainsi la posture de la chef (ou de l’icône)
féministe dans laquelle d’autres ont essayé de la figer, ou qu’elles prétendent
assumer à sa place, et déjoue la superbe d’un mythe Beauvoir. S’écrire et se
penser à nu insuffle à l’infini l’universalité du Deuxième Sexe dans l’intimité de chacune, de chacun. Elle invite
les amateurs et les professionnels du « politique », aujourd’hui à
bout de souffle, à singulariser la politique, à politiser le singulier.
Une expérience fondatrice
Cette
alchimie par l’écriture culmine, en définitive, dans la bonté dont lui parle Jean Genet, et qui survient en délaissant la
tyrannie des apparences qui nous séparent du monde. C’est précisément ce que
Simone de Beauvoir a su accomplir. Désormais, le Deuxième sexe est un classique pour spécialistes, et le féminisme,
en passe de devenir un programme archivé, se réinvente aux quatre coins du monde, par chacune de nous, dans cette
intimité singulière que la romancière rebâtissait sans relâche. Paradoxalement,
en se livrant elle-même par l’écriture, en se laissant aimer/désaimer,
résorber/absorber par les féministes, par celles qui ne savent pas qu’elles le
sont, et par celles qui ne veulent pas l’être, Beauvoir a davantage initié une
révolution anthropologique qu’elle n’a érigé une « œuvre »
littéraire, philosophique ou militante.
Cette
bonté féconde va jusqu’à se laisser désapproprier de ses textes, à les laisser
librement interpréter, adapter et accomplir, certes dans son esprit de liberté,
mais selon leurs combats et leurs œuvres à elles, à ces femmes, ces féministes
qui lui succèdent partout dans le monde : les Malala et les Taslima Nasreen face aux ganstéro-intégristes
du continent indien, les Guo et les Ai en Chine, les juristes démocrates en
Tunisie ou ailleurs, les Oulitzkaïa, prêtresse du
roman en Russie, pour ne citer que celles auxquelles nous avons décerné le Prix
Simone de Beauvoir… Ou encore les Elsa Cayat (avec
Delphine Horvilleur) à Charlie-Hebdo, et tant
d’autres qui l’ont rarement ou peut-être jamais lue, mais qui vivent sur la
trace de cette pensée vrillée en écriture, et qui gravent la leur dans
l’émancipation singulière et collective des femmes. Car la « bonne
nouvelle » beauvoirienne nous est arrivée, dans
ce monde en train de devenir biotechnique et transhumaniste,
mais qui plus que jamais a besoin de croire et qui désire savoir : « On naît femme, mais je le deviens », répliquent
les filles et les petites-filles de l’écrivaine. Et puisque « la femme
libre est à encore à venir », ce Beauvoir
présente nous invite à la (re)lire pour mieux saisir et innover nos libertés dont elle
nous a prévenu(e)s qu’elles restent toujours à reconquérir.
Julia
Kristeva
Le 22
octobre 2015