Céline

Céline : ni comédien ni martyr

par Julia Kristeva

 

I.              Quelle psychanalyse ?

 

Louis Ferdinand Destouches, dit Céline  (1894-1961)  ne cesse de provoquer émotions et indignations. La preuve : la récente publication de sa correspondance dans la Pléiade. Certains saluent le courage de l’éditeur Gallimard, et forcément de  l’écrivain qui va aux abîmes des humains avec le scalpel du médecin, que le génie de ce voyageur au bout de la nuit appelait un « opéra du déluge ». D’autres fustigent ce sacre, dont ne devrait pas être couronné l’auteur antisémite de Bagatelle pour un massacre. Beaucoup d’entre vous en ont entendu parler. Peu l’ont lu, ne dites pas le contraire, je le sais. Si j’ai pris le risque de vous en parler, après avoir pris le risque d’écrire Pouvoirs de l’horreur, c’est pour deux raisons essentielles.

   D’une part, ces écrits ne sont pas de la littérature : en jouant sur toutes les cordes de la langue française, Céline met à nu l’inconscient jusqu’à l’insoutenable, et fait rire l’être parlant de sa bestialité elle-même. D’autre part et en même temps, son angoisse  fracasse ce garde-fou qu’on appelle une sublimation et se complaît dans une excitation mortifère à laquelle l’histoire européenne offre une décharge : l’antisémitisme.

 Un corps s’écrit dans les livres de Céline, traversant la vie et la mort dans une expérience  qui le dénude de son identité et le porte au sommet de son excitabilité et de ses angoisses. Une expérience comme celle qui crée des mystiques et que les philosophes (de Hegel à Heidegger) essaient d’élucider après-coup ? A cette différence près,  et elle est radicale, que Céline pratique son expérience et nous la livre dans la langue la plus surveillée qui soit : le français « royal », dit-il. Jusqu’à le faire vibrer en danse et en musique, et le porter aux limites du sens, ivre du seul plaisir de la justesse du mot et du rythme, pour en pleurer d’horreur et de rire. Quelle autre approche que la psychanalyse pourrait  se risquer sur cette crête où la pulsion et les mots se côtoient et s’affrontent pour s’abîmer et se sublimer tandis que « je » m’effondre ou m’exalte dans une apocalypse sans dieu ?

 De surcroît - est-ce la tragédie de la Shoah ? Est-ce la logique implacable de l’homo religiosis qui, de saleté en souillure, de tabous lévitiques en péché et codes moraux, affine ses logiques et ses rites de purification en bord-à-bord avec ses passions, mais bien souvent y succombe ? -  le voyage de Céline au bout de la nuit s’est trouvé un bouc émissaire : un pôle de fascination et de haine - dans la figure imaginaire du juif. Quel art, autre que la psychanalyse, peut relever le pari d’éclairer cette compromission antisémite, et d’en défaire le pathos mortifère ? 

 La psychanalyse, telle que je  l’entends et la pratique, ne peut pas se dérober à ce nœud de passions intimes et politiques. Si elle s’avance vers ce carrefour, où la beauté croise le délire et où le goût de la vérité perd le sens du mal et du meurtre, la psychanalyse ne peut se limiter à « appliquer » les schémas conceptuels hérités de ses fondateurs, et que les diverses écoles analytiques enrichissent depuis lors, dans les thérapies des névroses et des psychoses. Instruite par la clinique, mais confrontée aux expériences culturelles, la psychanalyse se doit de relever un nouveau défi. Immergée dans l’histoire sociale, politique, culturelle, le psychanalyste/ la psychanalyste repèrent la nouveauté passionnelle - ou, en d’autres termes, le nouveau symptôme, la nouvelle maladie de l’âme -, que lui révèle ce texte, cet auteur, cette crise politique. Ainsi seulement, il ou elle se donne le moyen d’ausculter la cible psychosexuelle que ce texte, cet auteur, cette crise politique  atteignent chez les contemporains, et au-delà : jusqu’à les faire vibrer de plaisir (dit esthétique) ou d’indignation (dite morale), quand ce ne sont pas les deux à la fois.  

   C’est dire que le/la psychanalyste n’est pas un/une technicien(e) que le divan et le fauteuil protègent du monde. Mais qu’il/elle se risque, en prêtant une oreille attentive à ses patients, bien sûr, mais plus encore en bouleversant le discours de la critique et de la théorie littéraire : il ne s’agit plus de parler de la littérature, mais de parler à la littérature. Comme je parle à mon analysant dans le transfert/contretransfert, et jamais de lui ou d’elle. Le Neveu de Rameau de Diderot, dans ce stupéfiant dialogue entre Moi-Philosophe et Lui-Etrange musicien spasmodique, laissait imaginer un « homme orchestre ».  Le/la psychanalyste qui parle  à la littérature est cet « homme orchestre », amené à conduire un polylogue. Telle est en tout cas mon expérience. Sans cette polylogique  où celui ou celle qui parle apprivoise la nuit et les abîmes,  pour ainsi seulement les interpréter, « psychanalyse et littérature »  ne serait qu’une discipline de plus, qui peut cumuler les « poubellications », les grades et les échelons académiques, mais ne participera jamais à cet état d’esprit qu’on appelle une culture.

   Après avoir lu tout Céline et presque tout sur lui, sans oublier des écrivains estimables  qui se sont compromis avec son antisémitisme, j’avais du mal à  penser ensemble Céline l’écrivain et Céline l’idéologue. J’avais acquis la certitude  qu’il n’y avait pas deux Céline : d’un côté le rigodon des amours, des haines et du « français langue royale » ; de l’autre  le pourfendeur amoureux de « Yubelblat », du « fond de sa substance d’ordure », « chié par Moïse », que le plus souvent on dissocie. Certains préférant oublier la politique pour se bercer de joies esthétiques, d’autres exécrant le pamphlétaire au point de censurer l’écrivain. Dans ma lecture,  les deux Céline tenaient ensemble, dans une même dynamique psychique  qui pouvait revêtir des facettes diverses : des éclats de tendresse, des jets de lumière, comme des salves de déjection, de pus et de sang, d’appel au meurtre.

   C’est alors que, dans une période dramatique de ma vie personnelle,  et après avoir lu Céline tard dans la nuit, je me suis réveillée avec le mot « abjection ». Et la conviction que ce mot résume l’énigme Céline.

  Je ne suis pas en train de vous dire que ma lecture (dont je vous donnerai aujourd’hui quelques éléments) constitue une explication exhaustive de son style, et encore moins de l’horreur antisémite dans laquelle il s’est compromis en ricanant. Je dis seulement que cette dynamique psychique, que j’appelle une abjection, s’ajoute aux raisons religieuses, politiques, sociales, historiques qui, depuis plus de deux millénaires, ont fait du juif l’ennemi d’élection en Europe. Et aujourd’hui encore, l’ennemi d’élection du monde musulman,  quoique d’une autre façon sociopolitique, mais en puisant au même réservoir psychique.

  Beaucoup de choses ont été dites par les sociologues et les politologues sur les causes de la tragédie antisémite qui a conduit à l’Holocauste. Il reste plus encore à dire sur les motivations religieuses internes aux trois monothéismes, qui attisent  cette violence fratricide.  L’analyste, comme toujours à partir d’un discours singulier (ici : Céline), ne peut  y ajouter  qu’un éclairage complémentaire : un coup de sonde visant ce lieu psychique pourtant redoutable et cependant exquis, où l’être parlant tout à la fois perd et construit son identité. Ni sujet ni objet, un abjet/abject. Ni toi ni moi, tous abjects, mais toi davantage que quiconque. Qui, toi ? Toi - mon autre : mon Moi abject que je projette en Toi confondu avec mon abjection, la notre-la tienne.

 Ainsi comprise, l’abjection a une longue vie devant elle : parce qu’elle habite les plis entre langage et pulsion, là où les identités vacillent, elle peut  aussi bien commander  la création imaginaire, que fomenter toutes ces confrontations à autrui où dominent le pouvoir de l’horreur, la fascination et le dégoût, l’antisémitisme et le racisme durables et à venir.

 J’entends votre objection : en expliquant l’imaginaire et l’horreur fascinée par et pour l’autre, en les comprenant, l’abjection ne risque-t-elle pas de les innocenter ?  L’abjection  n’explique ni l’imaginaire ni l’antisémitisme. L’abjection dit : ça vous excite ? ça vous fait rire ? ça vous brûle ? Alors, méfiez-vous. Soyez vigilants, lucides. Interprétez ! Pensez !


 

II. Pourquoi ce pouvoir de l’horreur ? Approche psychanalytique.

 

Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini;

Pas de prunelle abjecte et vile qui ne touche

L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche

Victor Hugo,

La Légende des siècles.

 

 

Ni sujet ni objet

 

Il y a, dans l'abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l'être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d'un dehors ou d'un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C'est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Écœuré, il rejette. Un absolu le protège de l'opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d'appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui.

Quand je suis envahie par l'abjection, cette torsade faite d'affects et de pensées que j'appelle ainsi n'a pas à proprement parler d'objet définissable. L'abject n'est pas un ob-jet en face de moi, que je nomme ou que j'imagine. Il n'est pas non plus cet ob-jeu, petit « a » fuyant indéfiniment dans la quête systématique du désir. L'abject n'est pas mon corrélat qui, m'offrant un appui sur quelqu'un ou quelque chose d'autre, me permettrait d'être, plus ou moins détachée et autonome. De l'objet, l'abject n'a qu'une qualité - celle de s'opposer à je. Mais si l'objet, en s'opposant, m'équilibre dans la trame fragile d'un désir de sens qui, en fait, m'homologue indéfiniment, infiniment à lui, l'abject au contraire, objet chu, est radicalement un exclu et me tire là où le sens s'effondre : dans l’affect (quantité énergétique mouvante et tonalité subjective). Un certain « moi» affectif qui s'est fondu avec son maître, un sur-moi affectif a carrément chassé l’objet de désir. L’abject est dehors, hors de l'ensemble dont il semble ne pas reconnaître les règles du jeu : hors jeu. Pourtant, de cet exil, l'abject ne cesse de me défier ainsi que son maître. Sans (lui) faire signe, il sollicite une décharge, une convulsion, un cri : de peur, de haine, de fascination mêlées – c’est l’abjection. A chaque moi son objet, à chaque surmoi son abject.

Ce n'est pas la nappe blanche ou l'ennui étale du refoulement, ce ne sont pas les versions et conversions du désir qui tiraillent les corps, les nuits, les discours. Mais une souffrance brutale dont «je» s'accommode, sublime et ravagé, car « je » la verse au père (père-version ?) : je la supporte car j'imagine que tel est le désir de l'autre et de l’Autre. Surgissement massif et abrupt d'une étrangeté qui, si elle a pu m'être familière dans une vie opaque et oubliée, me harcèle à présent comme radicalement séparée, répugnante. Pas moi. Pas ça. Mais pas rien non plus. Un « quelque chose - que je ne reconnais pas comme chose. Un poids de non-sens qui n'a rien d'insignifiant et qui m'écrase. A la lisière de l'inexistence et de l'hallucination, dont la réalité qui, si je la reconnais, m'annihile, l'abject et l'abjection sont là mes garde-fous. Amorces de ma culture.

 

 

Exemples ?

L'impropre

 

Dégoût d'une nourriture, d'une saleté, d'un déchet, d'une ordure. Spasmes et vomissements qui me protègent. Répulsion, haut-le-cœur qui m'écarte et me détourne de la souillure, du cloaque, de l'immonde. Ignominie de la compromission, de l'entre-deux, de la traîtrise. Sursaut fasciné qui m'y conduit et m'en sépare.

Le dégoût alimentaire est peut-être la forme la plus élémentaire et la plus archaïque de l'abjection. Lorsque cette peau à la surface du lait, inoffensive, mince comme une feuille de papier à cigarettes, minable comme une rognure d'ongles, se présente à mes yeux ou touche mes lèvres, un spasme de la glotte et plus bas encore, de l'estomac, du ventre, de tous les viscères, crispe le corps, presse les larmes et la bile, fait battre le cœur, perler le front et les mains. Avec le vertige qui brouille le regard, la nausée me cambre, contre cette crème de lait, et me sépare de la mère, du père qui me la présente. De cet élément, signe de leur désir, « je » n'en veux pas. « Je » n’en veux rien savoir, « je» ne l'assimile pas, «je» l'expulse. Mais puisque cette nourriture n'est pas un « autre» pour « moi»  qui ne suis que dans leur désir, je m'expulse, je me crache, je m'abjecte dans le même mouvement par lequel « je » prétends me poser. Ce détail, insignifiant peut-être, mais qu'ils cherchent, chargent, apprécient, m'imposent, ce rien me retourne comme un gant, les tripes à l'air: ainsi ils voient, eux, que je suis en train de devenir un autre au prix de ma propre mort. Dans ce trajet où « je » deviens, j'accouche de moi dans la violence du sanglot, du vomi. Protestation muette du symptôme, violence fracassante d'une convulsion, inscrite certes en un univers symbolique (ma famille), mais dans lequel, sans vouloir ni pouvoir s'intégrer pour y répondre, ça réagit, ça abréagit. Ça abjecte.

Le cadavre (de cadere, tomber), ce qui a irrémédiablement chuté, cloaque et mort, bouleverse plus violemment encore l'identité de celui qui s'y confronte. Une plaie de sang et de pus, ou l’odeur doucereuse et âcre d’une sueur, d’une putréfaction, ne signifient pas la mort. Devant la mort signifiée – par exemple un encéphalogramme plat – je comprendrais, je réagirais ou j’accepterais. Non, tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le déchet comme le cadavre m'indiquent ce que j'écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. Le cadavre – vu sans Dieu et hors de la science – est le comble de l’abjection. Il est la mort infestant la vie. Abject. Il est un rejeté dont on ne se spare pas, dont on ne se portège pas ainsi que d’un objet. Etrangeté imaginaire et menace réelle, il nous appelle et finit par nous engloutir.

Ce n'est pas l'absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L'entre-deux, l'ambigu, le mixte. Celui qui refuse la morale n'est pas abject - il peut y avoir de la grandeur dans l'amorale, et même dans un crime qui affiche son irrespect de la loi, révolté, libérateur et suicidaire. L'abjection, elle, est immorale, ténébreuse, louvoyante et louche : une terreur qui se dissimule, une haine qui sourit, une passion pour un corps lorsqu'elle le troque au lieu de l'embraser, un endetté qui vous vend, un ami qui vous poignarde.

Dans les salles obscures de ce musée qui reste maintenant d'Auschwitz, je vois un tas de chaussures d'enfants, ou quelque chose comme ça que j'ai déjà vu ailleurs, sous un arbre de Noël, par exemple, des poupées je crois. L'abjection du crime nazi touche à son apogée lorsque la mort qui, de toute façon, me tue, se mêle à ce qui, dans mon univers vivant, est censé me sauver de la mort : à l'enfance, à la science, entre autres.

 

 

L'abjection de soi

 

S'il est vrai que l'abject tout à la fois sollicite et pulvérise le sujet, on comprend qu'il s'éprouve dans sa force maximale lorsqu'il trouve que l'impossible, c'est son être même, découvrant qu'il n'est autre qu'abject. L'abjection de soi serait la forme culminante de cette expérience du sujet auquel est dévoilé que tous ses objets ne reposent que sur la perte inaugurale fondant son être propre. Rien de tel que l'abjection de soi pour démontrer que toute abjection est en fait reconnaissance du manque fondateur de tout être, sens, langage, désir.

On glisse toujours trop vite sur ce mot de manque, et la psychanalyse aujourd'hui n'en retient en somme que le produit plus ou moins fétiche, 1'« objet du manque ». Mais si l'on imagine (et il s'agit bien d'imaginer, car c'est le travail de l'imagination qui est ici fondé), l'expérience du manque lui-même comme logiquement préalable à l'être et à l'objet - à l'être de l'objet -, alors on comprend que le seul signifié du manque est l'abjection, et à plus forte raison l'abjection de soi. Son signifiant étant... la littérature. La chrétienté mystique a fait de cette abjection de soi la preuve ultime de l'humilité devant Dieu, comme en témoigne cette sainte Elisabeth, qui « toute grande princesse qu'elle estoit, aimait sur tout l'abjection de soy-mesme ».

Essentiellement différente de « l'inquiétante étrangeté», plus violente aussi, l'abjection se construit de ne pas reconnaître ses proches: rien ne lui est familier, pas même une ombre de souvenirs. J'imagine un enfant ayant avalé trop tôt ses parents, qui s'en fait « tout seul » peur et, pour se sauver, rejette et vomit ce qu'on lui donne, tous les dons, les objets. Il a, il pourrait avoir, le sens de l'abject. Avant même que les choses, pour lui, soient - avant donc qu'elles soient signifiables -, il les ex-pulse, dominé par la pulsion, et se fait son territoire à lui, bordé d'abject. Figure sacrée. La peur cimente son enclos mitoyen d'un autre monde, vomi, expulsé, déchu. Ce qu'il a avalé à la place de l'amour maternel est un vide, ou plutôt d'une haine maternelle sans parole pour la parole du père ; c'est de ça qu'il essaie de se purger, inlassablement. Quel réconfort rencontre-t-il dans ce dégoût ?

Peut être un père, existant mais ébranlé, aimant mais instable, simple revenant mais revenant permanent : la parole du père plutôt que sa loi ou sa présence est cette bouée de sauvetage qui le protège de sombrer dans le  délire ou le suicide. Sans cette introjection précoce de la parole (du Verbe), l’enfant sacré n'aurait probablement aucun sens du sacré; sujet nul, il se confondrait au dépotoir des non objets toujours chus dont il essaie, au contraire, armé d'abjection, de se sauver. Car il n'est pas fou, celui par qui l'abject existe. De la torpeur qui l'a gelé devant le corps intouchable, impossible, absent de la mère, cette torpeur qui a coupé ses élans de leurs objets, c'est-à-dire de leurs représentations, de cette torpeur, dis-je, il fait advenir, avec le dégoût, un mot - la peur. Le phobique n'a d'autre objet que l'abject. Mais ce mot « peur» - brume fluide, moiteur insaisissable -, à peine advenu s'estompe comme un mirage et imprègne d'inexistence, de lueurs hallucinatoires et fantomatiques, tous les mots du langage. Ainsi, la peur mise entre parenthèses, le discours ne paraîtra soutenable qu'à la condition de se confronter sans cesse à cet ailleurs, poids repoussant et repoussé, fond de mémoire inaccessible et intime: entre-deux plutôt que frontière l'abject.

 

 

Par-delà l'inconscient

 

Il y a des existences qui ne se soutiennent pas d'un désir, le désir étant toujours d'objets. Ces existences-là se fondent sur l'exclusion. Elles se distinguent nettement de celles entendues comme névroses ou psychoses, et qu'articulent la négation et ses modalités, la transgression, la dénégation et la forclusion. Leur dynamique met en question la théorie de l'inconscient, dès lors que celle-ci est tributaire d'une dialectique de la négativité.

La théorie de l'inconscient suppose, on le sait, un refoulement de contenus (pulsions, peut-être affects et représentations) qui, de ce fait, n'accèdent pas à la conscience, mais opèrent chez le sujet des modifications soit du discours (lapsus, etc.), soit du corps (symptômes), soit des deux (hallucinations, etc.). Corrélativement à la notion de refoulement, Freud a proposé celle de dénégation pour penser la névrose, et de rejet (forclusion) pour situer la psychose. L'asymétrie des deux refoulements s'accentue du fait que la dénégation porte sur l'objet tandis que la forclusion affecte le désir lui-même (ce que Lacan, dans la droite ligne de Freud, interprète en «forclusion du Nom du Père »).

Pourtant, face à l'ab-ject et plus spécifiquement à la phobie et au clivage du moi, on peut se demander si ces articulations de la négativité propre à l'inconscient (héritées par Freud de la philosophie et de la psychologie) ne sont pas caduques. Avec l’abject, les contenus «inconscients » demeurent exclus, mais d'une manière étrange : pas assez radicalement pour permettre la différenciation solide sujet/objet, et néanmoins avec une netteté suffisante pour qu'une position de défense, de refus mais aussi d'élaboration sublimatoire puisse avoir lieu. Comme si l'opposition fondamentale était, ici, entre Je et Autre, ou, plus archaïquement encore, entre Dedans et Dehors. Comme si cette opposition subsumait celle, élaborée à partir des névroses, entre Conscient et Inconscient.

Du fait de l'opposition ambiguë Je/Autre, Dedans/Dehors opposition vigoureuse mais perméable, violente mais incertaine -, des contenus «normalement » inconscients chez les névrosés, deviennent donc explicites sinon conscients (et encore moins « raisonnés ») dans des discours et des comportements «limites» (borderlines). L’inconscient des névrosés est ici affranchi du refoulement, ce qui ne veut pas dire que celui (celle) qui en est le théâtre en assume la responsabilité consciente. Ces contenus abjects se manifestent souvent ouvertement dans des pratiques symboliques, sans pour autant s'intégrer à la conscience jugeante des sujets en question. Parce qu'ils rendent impertinente l'opposition conscient/inconscient, ces « sujets » et leurs objets sont les terrains propices d'une discursivité sublimatoire (« esthétique» ou «mystique », etc.) plutôt que scientifique ou rationaliste.

 

 

Un exilé qui dit : «  ? »

 

Celui par lequel l'abject existe divise, exclut et, sans à proprement parler vouloir connaître ses abjections, ne les ignore nullement. Souvent d'ailleurs il s'y inclut, jetant ainsi à l'intérieur de soi le scalpel qui opère ses séparations.

Au lieu de s'interroger sur son «être », il s'interroge sur sa place : « suis-je? » plutôt que « Qui suis-je? ». Car l'espace qui  préoccupe le jeté, l'exclu, n'est jamais un. Ni homogène, ni totalisable. Mais essentiellement divisible, pliable, catastrophique. Constructeur de territoires, de langues, d'œuvres, le jeté n'arrête pas de délimiter son univers dont les confins fluides - parce que constitués par un non objet, l'abject - remettent constamment en cause sa solidité et le poussent à recommencer. Bâtisseur infatigable, le jeté est en somme un égaré. Un voyageur dans une nuit à bout fuyant. Il a le sens du danger, de la perte que représente le pseudo objet qui l'attire, mais ne peut s'empêcher de s'y risquer au moment même où il s'en démarque. Et plus il s'égare, plus il se sauve: en fuyant, en se fuyant, insaisissable « identité ».  

 

 

Jouissance

 

Frontière sans doute  mais perméable, l'abjection est surtout ambiguïté. Parce que, tout en démarquant, elle ne détache pas radicalement le sujet de ce qui le menace - au contraire, elle l'avoue en perpétuel danger. Mais aussi parce que l'abjection elle-même est un mixte de jugement et d'affect, de condamnation et d'effusion, de signes et de pulsions.

 

 

 A la limite du refoulement originaire

 

A cette limite, et à la limite, on pourrait dire qu'il n'y a pas d'inconscient, lequel se construit lorsque des représentations et des affects (liés ou non à elles) forment une logique. Ici, au contraire, la conscience n'use pas de ses droits pour transformer en signifiants les démarcations fluides des territoires encore instables où un « je» en formation n'arrête pas de s'égarer. Nous ne sommes plus dans l'orbe de l'inconscient mais à cette limite du refoulement originaire qui a trouvé néanmoins une marque intrinsèquement corporelle et déjà signifiante, symptôme et signe : la répugnance, l'écœurement, l'abjection.

 

 

Prémisses du signe, doublure du sublime

 

Arrêtons-nous un peu à ce moment. Si l'abject est déjà une amorce de signe pour un non objet, aux lisières du refoulement originaire, on comprend qu'il côtoie d'une part le symptôme somatique, de l'autre la sublimation.

Le symptôme : le « langage », déclarant forfait, structure dans le corps un étranger inassimilable, monstre, tumeur et cancer, que les écouteurs de l'inconscient n'entendent pas, car c'est en dehors des sentiers du désir que se blottit son sujet égaré.

La sublimation, au contraire, n'est rien d'autre que la possibilité de nommer le prénominal, le préobjectal, qui ne sont en fait qu'un transnominal, un transobjectal. Dans le symptôme, l'abject m'envahit, je le deviens. Par la sublimation, je le tiens et l’épure en cherchant ses mots, ses sons, ses couleurs. L'abject est bordé de sublime. Ce n'est pas le même moment du parcours, mais c'est le même sujet et le même discours qui les font exister.

Car le sublime, lui non plus, n'a pas d'objet. Quand le ciel étoilé, tel espace marin ou tel vitrail de rayons violets me fascinent, c'est un faisceau de sens, de couleurs, de mots, de caresses, ce sont des frôlements, des odeurs, des soupirs, des cadences qui surgissent, m'enveloppent, m'enlèvent et me balaient au-delà des choses que je vois, entends ou pense. L'objet sublime se dissout dans les transports d'une mémoire sans fond. Non pas en deçà mais toujours avec et à travers la perception et les mots, le sublime est un en plus qui nous enfle, qui nous excède et nous fait être à la fois ici, jetés, et là, autres et éclatants. Écart, clôture impossible, Tout manqué, joie : fascination.

 

 

Avant le commencement: la séparation

 

L'abject peut apparaître alors comme la sublimation la plus fragile (d'un point de vue synchronique), la plus archaïque (d'un point de vue diachronique) d'un « objet» encore inséparable des pulsions. L'abject est ce pseudo objet qui se constitue avant, mais qui n'apparaît que dans les brèches du refoulement secondaire. L'abject serait donc l' « l'objet» du refoulement originaire.

L'abject nous confronte, d'une part, à ces états fragiles où l'homme erre dans les territoires menaçant de l'animal ou de l'animalité, imaginés comme des représentants du meurtre et du sexe.

L'abject nous confronte, d'autre part, et cette fois dans notre archéologie personnelle, à nos tentatives les plus anciennes de nous démarquer de l'entité maternelle avant même que d'ex-ister en dehors d'elle grâce à l'autonomie du langage. Démarquage violent et maladroit, toujours guetté par la rechute dans la dépendance d'un pouvoir aussi sécurisant qu'étouffant. Dans cette guerre qui façonne l'être humain, le mimétisme, par lequel il s'homologue à un autre pour devenir lui-même, est en somme logiquement et chronologiquement secondaire. Avant d'être comme, «je» ne suis pas, mais sépare, rejette, abjecte. L'abjection, en un sens élargi à la diachronie subjective, est une précondition du narcissisme. Elle lui est coexistensive et le fragilise en permanence.

 

 

La chora, réceptacle du narcissisme

 

Entrons un instant dans cette aporie freudienne dite du refoulement originaire. Curieuse origine, où ce qui est refoulé ne tient pas vraiment en place, et où ce qui refoule emprunte toujours déjà sa force et son autorité à ce qui est apparemment très secondaire : le langage. C'est la pulsion qui, ici, règne pour constituer un étrange espace que nous nommerons, avec Platon (le Timée, 48-53), une chora, un réceptacle.

 

 

L'objet - parure de l'angoisse. Le petit Hans et la théorie de l’objet dans la phobie

 

Lorsque la psychanalyse parle d'objet, elle parle de l'objet du désir tel qu'il se construit dans le triangle œdipien. Selon cette figure, le père est le support de la loi et la mère le prototype de l'objet. C'est vers la mère que convergent non seulement les besoins pour la survie, mais surtout les premières aspirations mimétiques. Elle est l'autre sujet, un objet qui garantit mon être de sujet. La mère est mon premier objet désirant et signifiable.

Aussitôt esquissée, cette thèse vole en éclats sous ses contradictions et sa fragilité.

N'y a-t-il pas, avant (chronologiquement et logiquement parlant), sinon des objets du moins des préobjets, des pôles d'attraction pour la demande d'air, de nourriture, de mouvement ? N'y a-t-il pas aussi, et dans le procès de constitution de la mère comme autre, une série de semi objets qui jalonnent la transition entre un état d'indifférenciation et un état de discrétion (sujet/ objet) : ces objets dits précisément « transitionnels» par Winnicott ? N'y a-t-il pas enfin toute une gradation dans les modalités de séparation : privation réelle du sein, frustration imaginaire du don comme relation maternelle, castration symbolique inscrite dans l'Œdipe pour finir? Une gradation qui constitue, comme Lacan l'a brillamment formulé, la relation d'objet en tant qu'elle est toujours « instrument à masquer, à parer le fond fondamental d'angoisse» (Séminaire, 1956-1957) ?

La question de l'objet met en branle, ou en cause, toute la construction freudienne. Le narcissisme : à partir de quoi, ou de quand, celui-ci se laisse-t-il déborder par la pulsion sexuelle qui est la pulsion vers l'autre ? Le refoulement : quel type de refoulement produit une symbolisation et donc un objet signifiable, et quel autre, au contraire, barre la voie à la symbolisation et fait basculer la pulsion dans le sans objet de l'asymbolie, ou dans l'auto objet de la somatisation? Le rapport entre l'inconscient et le langage : quelle est la part de l'acquisition du langage ou de l'activité langagière dans la constitution et dans les avatars de la relation d'objet ?

C'est au sujet de la phobie du petit Hans que Freud aborde avec le plus de clarté cette question cruciale pour la constitution du sujet qu'est la relation à l'objet. Peur et objet se voient d'emblée associés.  

Métaphore du manque en tant que tel, la phobie porte la trace de la fragilité du système signifiant du sujet. Il faut bien voir que ce n'est pas en rhétorique verbale que s'écrit cette métaphore,  mais dans l'hétérogénéité du système psychique fait de représentants pulsionnels et de représentations de choses liées aux représentations verbales : Hans apeuré de ses désirs qui ne résistent pas à la séparation, hallucine des choses et des mots à connotations aussi dégoûtantes que désirables (le cheval, etc.). Quand une phobie se constitue à l'aide de pensées inconscientes, une condensation a lieu, et c'est pourquoi le cours d'une analyse ne peut jamais suivre celui du développement d'une névrose.

L'écriture, l'art en général, serait alors le seul, non pas traitement, mais « savoir-faire » avec la phobie. Le petit Hans est devenu metteur en scène d'opéra.

 La phobie ne disparaît pas mais glisse sous la langue, l'objet phobique est une proto écriture et, inversement, tout exercice de la parole, pour autant qu'il est de l'écriture, est un langage de la peur. Je veux dire un langage du manque tel quel, ce manque qui met en place le signe, le sujet et l'objet. Non pas de l'échange désirant de messages ou d'objets qu'on se transmet dans un contrat social de communication et de désir au-delà du manque. Mais langage du manque, de la peur qui l'aborde et le borde.

 

 

 

« J'ai peur d'être mordu » ou « j'ai peur de mordre»?

 

Pourtant la peur ne voile-t-elle pas une agression, une violence qui revient à sa source avec son signe inversé ? Qu'est-ce qui était  au début : le manque, la privation, la peur originaire, ou bien la violence du rejet, l'agressivité, la pulsion mortelle de mort ? Disons alors que manque et agressivité sont chronologiquement séparables mais logiquement coextensifs. L'agressivité nous apparaît comme une réplique à la privation originaire, éprouvée depuis le mirage dit « narcissisme primaire»; elle ne fait que se venger des frustrations initiales. Melanie Klein est allée plus loin que Freud dans cette direction.


 

 III. Le récit selon Louis-Ferdinand Céline

«  On est puceau de

l'Horreur comme

on est puceau

de la Volupté. »

Voyage au bout de la nuit

Céline

 

Quels rapports entre l’abjection et le récit de Céline ? Je vous invite à relire Pouvoirs de l’horreur (éditions du Seuil, 1983), et en particulier ma lecture de Céline, de ses thèmes, de ses figures, de son style. Je me borne ici à quelques thèmes.

 

 

Le récit - cache de la douleur

 

« Au commencement était l'émotion... », répète souvent Céline, dans ses écrits et ses entretiens. A le lire, on a l'impression qu'au commencement était le malaise.

La douleur comme lieu du sujet. Là où il advient, où il se différencie du chaos. Limite incandescente, insupportable entre dedans et dehors, moi et autre. Saisie première, fugace : « douleur », « peur », mots ultimes visant cette crête où le sens bascule dans les sens, l'« intime » dans « les nerfs». L'être comme mal-être.

Le récit célinien est un récit de la douleur et de l'horreur non seulement parce que les « thèmes » y sont, tels quels, mais parce que toute la position narrative semble commandée par la nécessité de traverser l'abjection dont la douleur est le côté intime, et l'horreur le visage public.

On commence à le savoir après tant de « formalisme russe », mais aussi après tant de biographies confiées sur le divan : un récit est en somme la tentative la plus élaborée, après la compétence syntaxique, de situer un être parlant entre ses désirs et leurs interdits, bref à l'intérieur du triangle œdipien.

Mais il a fallu attendre la littérature « abjecte» du XXe  siècle (celle qui prend la relève de l'apocalypse et du carnaval) pour entendre que la trame narrative est une mince pellicule constamment menacée d'éclatement. Car, lorsque l'identité narrée est intenable, lorsque la frontière sujet/objet est ébranlée et que même la limite entre dedans et dehors devient incertaine, le récit est le premier interpellé. S'il continue néanmoins, il change de facture : sa linéarité se brise, il procède par éclats, énigmes, raccourcis, inachèvements, enchevêtrements, coupures. A un stade ultérieur, l'identité intenable du narrateur et du milieu censé le soutenir ne se narre plus, mais se crie ou se décrit avec une intensité stylistique maximale (langage de la violence, de l'obscénité, ou d'une rhétorique qui apparente le texte à la poésie). Le récit cède devant un thème-cri qui, lorsqu'il tend à coïncider avec les états incandescents d'une subjectivité-limite que nous avons appelée abjection, est le thème-cri de la douleur-de l'horreur. En d'autres termes, le thème de la douleur de l'horreur est l'ultime témoignage de ces états d'abjection à l'intérieur d'une représentation narrative. Voudrait-on aller plus loin encore aux abords de l'abjection, on ne trouverait ni récit ni thème, mais le remaniement de la syntaxe et du lexique - violence de la poésie, et silence.

 

 

«  De la pourriture en suspens ... »

 

Tout est déjà dans le Voyage: la douleur, l'horreur, la mort, le sarcasme complice, l'abjection, la peur. Et ce gouffre où parle une étrange déchirure entre un moi et un autre - entre rien et tout. Deux extrêmes qui changent d'ailleurs de place, Bardamu et Arthur, et attribuent un corps douloureux à cette synthèse interminable, ce voyage sans fin : un récit entre apocalypse et carnaval :

« Ça a commencé comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. »

 « J'avais tout, pour moi tout seul, ce soir-là. J'étais propriétaire enfin, de la lune, du village, d'une peur énorme. »

 « C'est des hommes et d'eux seulement qu'il faut avoir peur, toujours. »

 « Dans aucune d'elles (les lettres du général au colonel) il n'y avait donc l'ordre d'arrêter net cette abomination ? On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur ? » 

 

Ce sont évidemment les atrocités de la guerre qui sont données comme cause réelle de cette peur. Mais sa permanence violente, quasi mystique, l'élève de la conjoncture politique et même sociale (où elle serait due à l'oppression) à un autre niveau : la peur devient indice d'humanité, c'est dire qu’elle est un appel d'amour.

 « Faut pas croire que c'est facile de s'endormir une fois qu'on s'est mis à douter de tout, à cause surtout de tant de peurs qu'on vous a faites.

... tu finiras sûrement par le trouver le truc qui leur fait si peur à eux tous, à tous ces salauds-là autant qu'ils sont, et qui doit être au bout de la nuit.

 « Un exceptionnel sentiment de confiance qui, chez les êtres apeurés, tient lieu d'amour ... »

Et aussi:

 « On ne soigne pas la peur, Lola. »

« La meilleure des choses à faire, n'est-ce pas, quand on est dans le monde, c'est d'en sortir? Fou ou pas, peur ou pas. »

Ou cette mère qui n'est que chagrin bourré de peur:

« ... il lui faisait comme peur ce chagrin; il était comblé de choses redoutables qu'elle ne comprenait pas. »

Et cette définition, enfin, attendue, de l'art désuet, celui dont Céline se sépare pour dire, lui, la vérité de l'art comme peur inavouée:

« Le bonheur sur terre ça serait de mourir avec plaisir dans du plaisir ... Le reste c'est rien du tout, c'est de la peur qu'on n'ose pas avouer, c'est de l'art. »

Au commencement était une guerre qui me fait être dans la peur. Dans cet état originel, « je » suis faible, apeuré face à de redoutables menaces. Se défendre ? Par décapage uniquement, par réduction non pas transcendantale mais mystique.

Mystique : mot que Céline emploie (le voyage dans le corps de Lola est une aventure « mystiquement anatomique » ; « leurs actions (des hommes qu'on redoute) ne vous ont plus ce sale attrait mystique qui vous affaiblit et vous fait perdre du temps ». Ça consiste à ne camper aucun « au-delà » mais toujours deux termes, face à face, l'un et l'autre se jugeant, à tour de rôle, et se réduisant pour finir tous deux, à la même abjection. Le bas d'un côté; le discours que je tiens et qui me tient, de l'autre. La nature, le corps, le dedans. Face à l'esprit, aux autres, aux apparences. La vérité étant du côté bas : côté nu, sans fard, sans semblant, pourri et mort, malaise et maladie, horreur.

 « La vérité de ce monde, c'est la mort.

... elle [sa mère] demeurait cependant inférieure à la chienne parce qu'elle croyait aux mots qu'on lui disait pour m'enlever. La chienne au moins, ne croit que ce qu'elle sent,

Tout nu, il ne reste plus devant vous en somme qu'une pauvre besace prétentieuse et vantarde qui s'évertue à bafouiller futilement dans un genre ou dans un autre. 

Ç'avait beau être la nature, elle me trouvait aussi dégoûtant que la nature, et ça l'insultait. »

Et ceci, à propos d'un écrivain

 « Un homme, parent ou pas, ce n'est rien après tout que de la pourriture en suspens. »

Ce qui la fait pourtant exister, cette vérité de l'horreur et de la maladie, de la faiblesse et de la déchéance, c'est sa confrontation avec l'autre terme - le puissant, le riche, le redouté : « On est deux. »

« Mais quand on est faible ce qui donne de la force, c'est de dépouiller les hommes qu'on redoute le plus du moindre prestige qu'on a encore tendance à leur prêter. Il faut s'apprendre à les considérer tels qu'ils sont, pires qu'ils sont, c'est-à-dire à tous les points de vue, Ça dégage, ça vous affranchit et vous défend au-delà de tout ce qu'on peut imaginer. Ça vous donne un autre vous-même. On est deux. »

Pourtant, dans ce fascinant face-à-face d'une guerre sans merci, les deux se retrouvent du même côté, unis dans l'abomination ; alors, le langage vire à la bave, la conversation à la défécation, et c'est le bout de la nuit.

« Quand on s'arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C'est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. »

N'y a-t-il, en raison de ce signe égal entre le haut et le bas, entre le même et l'autre, aucune solution, aucun salut ? L'univers célinien se donne, malgré tout, par intermittence et maintenu dans la dérision attendrie, un dehors. Un pôle de sublimation, mais provisoire. Pas encore un foyer (le foyer, ce sera le juif).

Ce dehors, ce pôle d’abjection, ce sont parfois les femmes qui, elles, n'éprouvent pas la répulsion, mais l'imaginent seulement, peut-être. Une autre solution apparaît quelquefois - impossible, condamnée, et non moins vétuste - qui consisterait à s'en tenir à l'Idée, une seule idée garante et contrepoids de l'abjection envahissante. Et enfin, la voie que Céline choisit pour lui-même: se tenir dans l'horreur mais à une toute petite distance, infinitésimale et immense, qui, du cœur même de l'abomination essentielle pour Céline, distingue et inscrit : c’est l'amour sublime pour un enfant, ou dans un au-delà de la sexualité et analogue à elle, l'écriture sublimation.

 

 

1.   Le bord : les femmes, ou la courtoisie insultée

 

Le prototype de l’abject, pas selon la freudienne que je suis, mais selon Céline, c’est la femme, forcément femme-mère. Ecoutez : « Ces femelles qui vous gâchent l’infini… « Elles sont rares les femmes qui ne sont pas vaches ou bonniches alors elles sont sorcières ou fées. » (Mort à crédit). « les femmes, ça décline à la cire, ça se gâte, fond, coule, boudine, suinte sous soi. […] C’est horrible la fin des cierges, des dames aussi.» (Féerie pour une autre fois)

 

« Les femmes ont des natures de domestiques. Mais elle imagine peut-être seulement la répulsion, plus qu'elle ne l'éprouve; c'est l'espèce de consolation qui me demeure. Je lui suggère peut-être seulement que je suis immonde. Je suis peut-être un artiste dans ce genre-là. »

 

 

2.   L'Unité salvatrice : une idée dérisoire et impossible

 

« Les miennes d'idées, elles vadrouillaient plutôt dans ma tête avec plein d'espace entre, c'était comme des petites bougies pas fières et clignoteuses à trembler toute la vie au milieu d'un abominable univers bien horrible. […] mais enfin c'était pas à envisager que je parvienne jamais, moi, comme Robinson, à me remplir la tête avec une seule idée, mais alors une superbe pensée tout à fait plus forte que la mort ... »

 

 

3.   Le sublime enfin, avec ses deux visages pudiques.

 

D'un côté l’enfance:

« Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges ce garçon, et il n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s'en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l'annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride  ... »

De l'autre : la sublimation musicale que la plupart ratent et que Céline va constamment garder en ligne de mire de son écriture:

« Il ne pouvait rien sublimer, il voulait s'en aller seulement, emporter son corps ailleurs. Il n'était pas musicien pour un sou. Baryton, il lui fallait donc tout renverser comme un ours, pour finir.

Avoir du chagrin c'est pas tout, faudrait pouvoir recommencer la musique, aller en chercher davantage du chagrin. »

 

 

4.   Histoires de vertiges

 

Mais la solution la plus normale, à la fois banale et publique, communicable, partageable, est, sera, pour Céline, le récit. Le récit comme narration de la douleur: la peur, le dégoût, l'abjection criés, se calment, enchaînés en histoire.

A la pointe lancinante de sa douleur, Céline va chercher une histoire, une vraisemblance, un mythe, C'est la fameuse histoire de sa blessure à la tête lors de la Première Guerre mondiale, blessure dont la gravité, selon la plupart des biographes, est très exagérée par Céline qui y insiste tant devant les journalistes que dans ses écrits. Douleurs à la tête, à l'oreille, au bras. Vertiges, bruits, vrombissements, vomissements. Crises, même, dont les éclatements font penser à la drogue, à l'épilepsie. Déjà dans Mort à crédit, Céline l’appelle : la folie, avec sa rivale : la musique. Céline

 « Depuis la guerre ça m'a sonné. Elle a couru derrière moi, la folie ... tant et plus pendant vingt-deux ans. C'est coquet. Elle a essayé quinze cents bruits, un vacarme immense, mais j'ai déliré plus vite qu'elle, je l'ai baisée, je l'ai possédée au « finish ». […] Ma grande rivale c'est la musique, elle est coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde… Elle en finit pas d'agonir ... […] C'est moi les orgues de l'Univers ... J'ai tout fourni, la bidoche, l'esprit et le souffle ... Souvent, j'ai l'air épuisé. Les idées trébuchent et se vautrent. Je suis pas commode avec elles. Je fabrique l'opéra du déluge. […]  Je suis chef de la gare diabolique. […]  La porte de l'enfer dans l'oreille c'est un petit atome de rien. »

La douleur dit ici son mot - « folie» - mais  ne s'y attarde pas, car la magie de ce surplus, l'écriture, transporte le corps, et à plus forte raison le corps malade, dans un au-delà fait de sens et de mesure. Au-delà du récit, le vertige trouve son langage: c'est la musique, comme souffle des mots, comme rythme des phrases et pas seulement comme métaphore d'une rivale imaginaire où se blottit la voix de la mère et de la mort:

 « C'est un beau suaire brodé d'histoires qu'il faut présenter à la Dame. »

 

Le récit  culte : à la Dame abject

 

Le récit, par contre, est toujours ombiliqué à la Dame - objet fascinant et abject de la narration.

C'est d'ailleurs déclenchée par la mère, sur la mer agitée de la Manche, que se déchaîne une des scènes d'abjection ou de nausée les plus abominables de la littérature. Nous sommes ici loin de la douleur vrombissante qui s'élève en musique. Le corps mis à l'envers, renvoie du fond des tripes, boyaux retournés dans la bouche, nourriture et déjection confondues, évanouissements, horreurs et ressentiments :

« Maman, elle, va s'écrouler sur la rampe… Elle se revomit complètement... Il lui est remonté une carotte…        un morceau de gras ... et la queue entière d'un rouget ... »

« On est noyés dans la trombe! On s'écrase dans la tinette ...  Mais ils arrêtent pas de ronfler ... Je ne sais même pas moi si je suis mort. »

Une humanité saisie au ras de son animalité, se vautrant dans ce qu'elle vomit, comme pour se rapprocher de ce qui, pour Céline, est essentiel, au-delà de toutes « fantaisies » : la violence, le sang, la mort. Jamais peut-être, même chez Bosch ou chez le Goya le plus noir, la «nature humaine, l'autre côté du « sensé », de l'« humain civilisé», du «divin » n'ont été ouverts avec autant de cruauté, avec si peu de complaisance, d'illusion ou d'espoir. Horreur d'un enfer sans Dieu : car si aucune instance de salut, aucun optimisme, fût-il humaniste, ne se profile à l'horizon, le verdict est là, et sans pardon possible - le verdict enjoué de l'écriture.

Le Pont de Londres est non moins révélateur de cette guerre avec les entrailles, promues au rang viril cette fois (le général des Entrayes apparaît dès le Voyage), qu'est la douleur de l'intérieur:

« C'est un vertige !... C'est un malaise !... Je suis victime de la fièvre ! Je m'assois !... Je ferme fort les yeux... Je vois quand  même… rouge et blanc... le colonel des Entrayes !... debout sur les étriers !... Ça c'est un spectacle de souvenir!... Je re-suis dans la guerre !... merde alors!... Je re-suis un héros !... Lui aussi !... C'est beau le souvenir !... Je m'allonge du coup sur le sofa... Je fais ma crise !... Je revois des Entrayes, mon colonel bien-aimé !... C'était pas un fol celui-là !... Il était debout sur les étriers ! la latte en bataille... en l'air !... dardant au soleil... »

Douleur en somme schreberienne, que seuls l'humour et le style font basculer des mémoires du névropathe freudien dans une des pages les plus crues de la littérature moderne.

 

Douleur et désir : une débilité

 

Rien de glorieux dans cette douleur; elle n'est pas une ode: elle n'ouvre que sur l'idiotie. La débilité est ce terrain, permanent chez Céline, où la douleur de l' « intime », à la fois physique et psychique, rejoint le débordement sexuel. Rien de pornographique, rien de séduisant ou d'excitant dans cette mise à nu des instincts. Saisi sur ce versant noir où le désir sombre dans la pulsion ou dans l'affect, où les représentations s'estompent, s'éclipsent les significations, ce sexe-là est une ébriété, autre mot pour désigner la douleur débile.

 « J'avais atteint les limites... […]  Mimine!... je voulais plus être halluciné… Je savais comment ça me prenait... j'avais l'expérience à présent… sur un tout petit peu d'alcool... juste un petit verre suffisait… et puis un coup de discussion... quelqu'un qui me contredisait… je m'emballais... c'était fini !... Toujours à cause de ma tête, c'était écrit sur ma réforme !... »

« Toutes les douleurs me rattrapent… de part en part me traversent !.. le front, les bras, les oreilles… j'entends les trains qui me fondent dessus !... me sifflent, me ronflent plein la tête!... Je veux plus rien savoir, chierie foutre!... Je flanche!... Je me raccroche à la rampe… Un petit vertige... Je me retrouve tout tremblant devant elle… Ah quelle frayeur !... quelle émotion !... […]  M'aime-t-elle un peu ?... Je me pose la question... Je me la rabâche à ses côtés... Je suis si ému!... Je ne sais pas bien où je pose mes pieds!... je trébuche partout... je vois plus devant moi... ni les devantures ni les personnes..., ni même les trottoirs, je bute, je cogne... je me ramasse, je suis dans l'extase... dans la féerie de sa présence... […]  Je vois pas le soldat qui m'agonit que je lui trépigne les arpions… ni le conducteur qui me secoue... qui me tarabuste dans mon songe… »

 

 

La scatologie banalisée

 

Au no man's land du vertige qui lie douleur et sexe, succède le dégoût de la pourriture ou de la déjection, Céline en parle avec la même neutralité, avec le même naturel apparent que lorsqu'il décrit la douleur ou la débilité.

Comme si l'écriture célinienne ne s'autorisait que de s'affronter à ce «tout autre » de la signifiance; comme si elle ne pouvait être que de faire exister comme tel ce « tout autre» afin de s'en écarter mais aussi d'y puiser sa source; comme si elle ne pouvait naître que de ce face-à-face qui rappelle les religions de la souillure, de l'abomination et du péché. Le récit, lui, disloqué sous l'effet de ce dispositif, est à la fois brisé et ponctué dans sa continuité simplement biographique et logique par ces îlots de fascination: le décousu retrouve sa cohérence dans la permanence de l'abjection.

C'est à la pourriture que renvoie cette obsession, que ce soit par l'évocation de l'excrément découvert par le malheureux père comme l'envers du succès scolaire de son enfant (Mort à crédit), ou par celle de  la saleté anale où se fixe l'intérêt pour l'intérieur grouillant d'un corps, dont Ferdinand n'aura pas à se demander s'il est mâle ou femelle.

 « Je me torchais toujours aussi mal, j'avais toujours une gifle en retard... Que je me dépêchais d'éviter... Je gardais la porte des chiots ouverte pour entendre venir... Je faisais caca comme un oiseau entre deux orages... »

La pourriture: lieu privilégié du mélange, de la contamination de la vie par la mort, de l'engendrement et de la fin. On en trouve peut-être l'apogée dans la description apocalyptique de la terre  pourrie par les asticots du savant Courtial des Pereires. Les expériences scientifiques de l'inventeur du Genitron, loin de perpétuer la vie, n'arrivent qu'à transformer une nourriture, les pommes de terre, en puanteur impossible («  le cadavre ou la pomme de terre ») et à corrompre jusqu'aux pierres:

 « Plus qu'un désert de pourriture. Ça va! ça va ! l'esprit fermente ! […] La charogne veux-tu que je te dise ? Hein? moi je vais te le dire... c'est tout ce qu'il faut supporter  !... »

C'est pourtant le cadavre humain qui donne lieu à la concentration maximale d'abjection et de fascination. Tous les récits céliniens convergent vers un lieu de massacre ou de mort - le Voyage débutant par la Première Guerre l'avait indiqué, Rigodon et Nord traversant une Europe ravagée par la Seconde y mettent un point d'orgue. L'époque moderne sans doute s'y prête, maîtresse en massacres, et Céline reste le plus grand hyperréaliste des carnages des temps modernes. Mais nous sommes ici bien loin du reportage de guerre, fût-il le plus horrible. Ce que Céline traque, débusque, étale, c'est l'amour de la mort dans les fibres, l'enivrement devant le cadavre, cet autre que je suis et que je n'atteindrai jamais, cette horreur avec laquelle je ne communique pas plus qu'avec l'autre sexe dans la volupté, mais qui m'habite, m'excède et me porte au point où mon identité se renverse dans l'indécidable. On trouve l'évocation vertigineuse, apocalyptique et grotesque de volupté devant la mort dans une des scènes finales de Mort à crédit. Le curé Fleury, devenu fou, dépèce le cadavre de Courtial:

 « Il plonge les doigts dans la blessure ... Il rentre les deux mains dans la viande ... il s'enfonce dans tous les trous ... Il arrache les bords !... les mous! Il trifouille!... Il s'empêtre ... Il a le poignet pris dans les os! Ça craque ... Il secoue ... Il se débat comme dans un piège ... y a une espèce de poche qui crève!... Le jus fuse! gicle partout! Plein de la cervelle et du sang!... Ça rejaillit autour. »

 

 

Le carnage dans les fibres

 

L'écriture célinienne puise sa nuit et son support ultime dans la mort comme lieu suprême de la douleur, dans l'agressivité qui la provoque, dans la guerre qui y conduit. L'abjection est bordée de meurtre, le meurtre est freiné par l'abjection.

 « Les hommes n'ont pas besoin d'être saouls pour ravager ciel et terre! Ils ont le carnage dans les fibres ! C'est la merveille qu'ils subsistent depuis le temps qu'ils essaient de se réduire à rien. Ils pensent qu'au néant, méchants clients, graines à crime! Ils voient rouge partout! Faut pas insister, ça serait la fin des poèmes... »

Sûrement, mais pas la fin des textes de Céline, bien au contraire. On pense aux tentatives de meurtres, aux multiples assassinats que relatent ses romans : de la vieille Henrouille, de Ferdinand (dans Voyage). Aux heurts permanents avec la mort dans Le Pont de Londres où l'expérience «scientifique» se mêle, comme dans un carnaval lugubre, au risque mortel et aux violences massacrantes des bistrots, des orgies, des métros. On pourra évoquer les râles de Titus dans Guignol's Band; les clameurs atroces autour de son corps mourant qui se débat entre les deux corps de femmes, la cliente et la bonne, indices d'une orgie impossible, déplacée dans le meurtre :

 « Il gît là dans ses soieries! plein de ses dégueulages… ses renards... il glougloute encore!... ses yeux pivotent... figent… révulsent… Ah! c'est affreux à regarder !... et puis plof !... Il tourne cramoisi !... Lui, si blême, juste à la seconde!... Il lui remonte plein de gros gromelots... plein la bouche... il fait l'effort... » (Guignol’s Band).

Comme une acmé de sa maladie, l'asthme :

 « ... quand ça le prenait, cette panique!... fallait voir alors ses calots !... l'horreur qui le saisissait !... »

La scène apocalyptique du meurtre atteint son comble lorsque la drogue se mêle à l'orgie, comme dans la séquence de l'incendie, avec l'Affreux (Guignol's Band).

 « Je vois une grande scène de bataille!... C'est une vision!... un cinéma!... Ah! ça va pas être ordinaire !... dans le noir au-dessus de la tragédie !... Il y a un dragon qui les croque tous!... il leur arrache à tous le derrière... la tripaille... le foie. […] Je te vois la Douleur! […]  Je vais lui couper les narines à ce malotru!... J'aime pas les pédocs !... Et si je lui coupais les organes!... ah, ça serait inouï! J'y pense!... J'y pense!... »

Et puis, la vision du meurtre tourne en sublime, l'apocalypse meurtrière offre sa face lyrique, avant que tout ne sombre dans le vomissement, l'argent avalé comme nourriture ultime, excrément réincorporé, et que le feu, effectivement apocalyptique, ne ravage tout, après le meurtre de Claben par Boro et Céline-La Douleur :

 « ... tout tourne autour du globe !... comme au manège... la lampe à eau... je vois des choses dedans! Je vois des guirlandes… je vois des fleurs !... Je vois des jonquilles. […] Je le dis à Boro !... Il me rote !... Il est entre Delphine et le vieux!... Ils arrêtent pas leurs saloperies ! ... là dans le grand page!... Ils m'écœurent à force!... L'autre qu'a bouffé tout son pécule!... il s'écœure pas celui-là !… toute la monnaie de la sacoche!... il est content... »

 

 

 

Ferdinand la Douleur: un meurtrier

 

Ferdinand la Douleur, celui qui parle à la première personne, est ici un des principaux protagonistes du meurtre. C'est toujours lui, « Moi », qui dans Guignol's Band, précipite sous le métro son persécuteur Matthew. Cette scène qui met en branle le tourniquet persécuteur-persécuté, change la représentation visionnaire du meurtre de la séquence précédente en une radiographie plus dynamique du mouvement meurtrier. Un véritable royaume souterrain de la pulsion de mort trouve son lieu naturel dans les entrailles du métro, équivalent célinien de l'enfer dantesque. Le meurtre comme doublure souterraine de l'être pensant dans l'immonde.

 « Mon sang fait qu'un tour !... je respire plus !... je bouge plus!... je reste hypnotisé... Il me regarde !... Je le regarde! Ah! je pense quand même!... Je pense là net!... C'est le nabot !... là contre moi!... C'est lui.  […] Ça se prépare tout seul !... ma réflexion... je concentre... concentre... je pipe pas du tout... au sang-froid... […]  On l'entend qui gronde la rame… elle arrive!... là-bas dans le noir... dans le trou... à ma droite… Bon !... Bon !... Bon!... elle se rapproche la rame. Elle gronde énorme, fracasse, enfle... «Brrr Brrrroum !... »         Bon! Bon! Bon! C'est près... je regarde Matthew en face… […]    Plouf! un coup de cul moi que je l'envoye ! le nabot! en l'air !… Le tonnerre déferle, passe dessus ! »

 

 

La Deuxième Guerre

 

Cependant, c'est dans la guerre que le déferlement apocalyptique de l'agressivité et de la mort atteint, chez Céline, et dépasse l'intensité d'un Goya ou d'un Bosch. Guerre abominable mais vite traversée dans le Voyage, guerre sinistre et carnavalesque dans le Pont de Londres et dans Guignol's Band.

 « Je suis assassin! Monsieur le Major! j'en ai tué dix !... j'en ai tué cent !... j'en ai tué mille !... Je les tuerai tous la prochaine fois !... Monsieur le Major, renvoyez-moi !... ma place est au front !... za la guerre !... »

Sans la guerre, il est difficile d'imaginer une écriture célinienne. Elle semble en être le déclencheur, la condition même. Elle a le rôle de la mort de Béatrice qui entraîne la Vita Nuova ou de l'évitement de la mort par Dante qui amorce le premier chant de La Divine Comédie. La trilogie où se déploie l'horreur de la Deuxième Guerre mondiale (D'un château l'autre, Nord et Rigodon) saisit au mieux cette blessure que Céline n'arrête pas de palper, de l'individu à la société. Fresque sociale et politique, débordante de rejets et de sarcasmes envers une politique que par ailleurs Céline semble approuver (nous y reviendrons), de trahisons, d'escapades, de massacres, de bombardements et de destructions : l'agressivité la plus destructrice y montre soudainement son abominable versant débile, dans une infernale jouissance _ mobile abject de l'Histoire. Le lieu de l'écriture célinienne est toujours cette crête fascinante de la décomposition-composition, de la douleur-musique, de l'abomination-extase.

 « ... qu'ils se meurent, puent, suintent, déboulent à l'égout, mais ils demandent ce qu'ils pourront faire, à Gennevilliers? Pardi ! à l'épandage ! à l'égout !... […] le vrai sens de l'Histoire... et où nous en sommes! sautant par-ci !... et hop ! par-là !... rigodon !... pals partout ! épurations vivisections... peaux retournées fumantes... sapristis gâtés voyeurs, que tout recommence ! arrachement de viscères à la main ! qu'on entende les cris, tous les râles, que toute la nation prenne son pied... »

Rappelons, à propos de cette musique apocalyptique qu'est la trilogie, le bombardement de Hambourg où dans le fracas, la puanteur et le chaos, la frénésie de l'abjection bascule en beauté sinistre :

« ... les flammes vertes roses dansaient en rond... et encore en rond!... vers le ciel!... il faut dire que ces rues en décombres verts... roses... rouges... flamboyantes, faisaient autrement plus gaies, en vraie fête, qu'en leur état ordinaire, briques revêches mornes... ce qu'elles arrivent jamais à être, gaies, si ce n'est pas le Chaos, soulèvement, tremblement de la terre, une conflagration que l'Apocalypse en sort... »

 « ... je vous ai dit l'effet, trois ou quatre fois Notre-Dame... […] le jour venait d'en haut, de tout en haut... du trou du cratère… l'effet je vous répète d'une géante nef en pleine glaise... […] ... Hambourg avait été détruit au phosphore liquide... ça avait fait le coup de Pompéi… tout avait pris feu, les maisons, les rues, le macadam et les gens à courir partout... et même les mouettes sur les toits… »

Le sacré et l'histoire, Notre-Dame et Pompéi, le sens et le droit, accouchent ici, dans ce gigantesque dévoilement de la douleur et du meurtre qu'est la Deuxième Guerre mondiale, de leur envers macabre. Et cet autre côté, tout-puissant, de la culture fragile, est, aux yeux de Céline, la vérité de l'espèce humaine; pour l'écrivain, c'est le point de départ de l'écriture comme dénuement du sens. C’est-à-dire comme apocalypse (littéralement).

Que la vision de Céline soit une vision apocalyptique, qu'elle ait des accents mystiques dans sa fixation au Mal comme vérité du Sens impossible (du Bien, du Droit) - soit. Pourtant, si apocalypse signifie, étymologiquement, une vision, il faut bien l'entendre à l'opposé de la révélation d'une vérité philosophique, de l'aletheia. Il n'y a d'être apocalyptique que strié, défaillant, à jamais incomplet et incapable de se poser comme tel, qui éclate dans les flammes ou retentit dans les cris de l'effondrement universel. Céline n'exhibe donc pas un « mal » philosophique : à penser, à condamner, à bannir. Aucune interprétation idéologique ne peut d'ailleurs s'appuyer sur la révélation célinienne : quel principe, quel parti, quel camp, quelle classe sortent indemnes, c'est-à-dire identiques à eux-mêmes, de cet embrasement critique total ? La douleur, l'horreur et leur convergence vers l'abjection nous semblent être des indications plus adéquates à cette vision apocalyptique qu'est l'écriture célinienne.

 

 

Un récit ? Non, une vision

 

Vision, oui, au sens où le regard y est massivement convoqué, coupé par le bruit rythmé de la voix. Mais vision qui s'oppose à toute représentation si celle-ci est le désir de coïncider avec une identité présumée du représentable. La vision de l'abject, par définition, est le signe d'un ob-jet impossible, frontière et limite. Fantasme si l'on veut, mais il introduit dans les fameux fantasmes originaires de Freud, dans les Urfantasien, une surcharge pulsionnelle de haine ou de mort, qui empêche les images de se cristalliser comme des images de désir et/ou de cauchemar, et les fait éclater dans la sensation (douleur) et dans le rejet (l'horreur), dans la sidération de la vue et de l'ouïe (feu, vacarme). La vision apocalyptique serait alors l'éclatement, ou l'impossibilité non seulement du récit, mais aussi des Urfantasien sous la pression d'une pulsion.

 


 

« Juivre ou mourir » (Les Beaux Draps)

Enthousiasme c'est beaucoup délirer – Hélas !

Freud certes a déliré beaucoup –

mais notre délire à présent semble être uniquement

de fanatismes politiques –

c'est encore plus ridicule Je le sais. J'y ai été pris.

(Lettre à Hindus, le 5 août 1947)

 

 

Les balancements logiques : un anarchisme

 

Contradictoires sans doute, emportés, « délirants» si l'on veut, les pamphlets de Céline (Mea culpa, 1936, Bagatelles pour un massacre, 1937; l'École des cadavres, 1938; les Beaux Draps, 1941), malgré la stéréotypie des thèmes, prolongent la beauté sauvage de son style. Les isoler de l'ensemble de son texte est une protection ou une revendication de gauche ou de droite, idéologique en tout cas, pas un geste analytique ou littéraire.

Les pamphlets donnent le substrat fantasmatique (de la personne Louis-Ferdinand) sur lequel se bâtit, par ailleurs et ailleurs, l'œuvre romanesque (de l’auteur Céline). C'est ainsi que, très « honnêtement», celui qui signe et ses romans du prénom de sa grand-mère, Céline, retrouve le nom de son père, son état civil, Louis Destouches, pour assumer la paternité tout existentielle, biographique, des pamphlets. Du côté de mon identité, «je » n'ai de vérité à dire que mon délire : mon désir paroxystique sous son aspect social. Du côté de cet autre qui écrit, et qui n'est pas mon moi patrilinéaire, «je» dépasse, «je» déplace, « je » ne suis plus, car le bout de la nuit est sans sujet, rigodon, musique et féerie.  Destouches et Céline : biographie et thanatographie, délire et écriture - la distinction existe sans doute, mais jamais complète, et comme Janus qui évite le piège d'une identité impossible, les textes, romans ou pamphlets, exposent, eux aussi, deux faces.

Ainsi, Céline peut tout à la fois attaquer l'écroulement des idéaux et la réduction du peuple aux bas besoins en même temps qu'il célèbre ceux qui encouragent une telle situation, Hitler en tête. Il écrit par exemple dans les Beaux Draps:

 « Le peuple il a pas d'idéal, il a que des besoins. C'est quoi ses besoins ? […]  C'est un programme tout en matière, en bonne boustiffe et moindre effort. C'est de la bourgeoisie embryonne qu'a pas encore trouvé son blot. »

Ou bien :

 « Les damnés de la Terre d'un côté, les bourgeois de l'autre, ils ont au fond qu'une seule idée, devenir riches ou le demeurer, c'est pareil au même, l'envers vaut l'endroit, la même monnaie, la même pièce, dans les cœurs aucune différence. C'est tout tripe et compagnie. Tout pour le buffet. »

Et dans L'École des cadavres :

 « Quel est le véritable ami du peuple? Le fascisme. / Qui a le plus fait pour l'ouvrier ? L'URSS ou Hitler ? / C'est Hitler. / Y a qu'à regarder sans merde rouge plein les yeux / Qui a fait le plus pour le petit commerçant ? C'est pas Thorez, c'est Hitler ! »

Ce qui ne l'empêche pas, par ailleurs, de critiquer violemment Hitler, après la guerre, il est vrai :

 « La vocifération hitlérienne, ce néo-romantisme hurlant, ce satanisme wagnérien m'a toujours semblé énormément obscène et insupportable - Je suis pour Couperin, Rameau-Jacquin (...), Ronsard... Rabelais. » (Lettre à Hindus)

 « Derrière Hitler, il n'y avait rien ou presque rien, je parle au point de vue spirituel, une horde de petits bourgeois provinciaux cupides, la curée. » (Ibid.)

 (C'est ce qui, aux yeux de Céline, a rendu les nazis inaptes au nazisme.)

Il peut lancer de cinglantes invectives contre les francs-maçons, universitaires et autres élites laïques mais avec des attaques non moins violentes, à résonance nietzschéenne, contre l'Église catholique.

 « Propagée aux races viriles, aux races aryennes détestées, la religion de «Pierre et Paul » fit admirablement son œuvre, elle décatit en mendigots, en sous-hommes dès le berceau, les peuples soumis, les hordes enivrées de littérature christianique, lancées éperdues, imbéciles, à la conquête du Saint Suaire, des hosties magiques, délaissant à jamais leurs Dieux, leurs religions exaltantes, leurs Dieux de sang. Leurs Dieux de race. »

 « Le plus éhonté brelan de christianeux enfifrés qui soit jamais tombé sous la férule des youtres ... […] La religion christianique ? La judéo-talmudo-communiste ? Un gang ! Les Apôtres ? Tous juifs ! Tous gangsters ! Le premier gang ? L'Église ! Le premier racket ? Le premier commissariat du peuple ? L'Église ! Pierre ? Un Al Capone du Cantique ! Un Trotski pour moujiks romains ! L'Évangile ? Un code de racket... »

La connivence judéochrétienne, telle quelle, fantasme Céline, prélude à la grande curée judéomaçonnique. Il descend en flammes le communisme et la « Révolution moyenneuse », mais aussi le maurrassisme. Ainsi, par exemple, l'ensemble de Mea Culpa ou en d'autres textes :

 « Le communisme sans poète, à la juive, à la scientifique, à la raison raisonnante, matéraliste, marxiste, à l'administrative, au mune, au peigne-cul, aux 600 kilos par phrase, n'est plus qu'un très emmerdant procédé de tyrannie prosaïque, absolument sans essor, une imposture juive satrapique absolument atroce, immangeable, inhumaine. une très dégueulasse forcerie d'esclaves, une infernale gageure, un remède pire que le mal.

De la même façon, il est d'une colère noire contre l'école réductrice de la spontanéité animale, école basée sur la raison abstraite et paternelle qui contraint et estropie.

L'anarchisme ou le nihilisme écrasant de ce discours bascule, et comme à l'envers de ce négativisme, apparaît un objet : de haine et de désir, de menace et d'agressivité, d'envie et d'abomination.

 Cet objet, le juif, donne à la pensée un foyer où toutes les contradictions s'expliquent et s'assouvissent. On verra peut-être mieux la fonction du juif dans l'économie du discours célinien, si l'on commence par relever deux traits communs, au moins, qui structurent cette fluctuation pamphlétaire.

 

 

Contre la Loi symbolique : un ersatz de Loi

 

Le premier est la rage contre le Symbolique, Celui-ci est représenté ici par les institutions religieuses, parareligieuses et morales (Église, franc-maçonnerie, École, Élite intellectuelle, Idéologie communiste, etc.) ; il culmine dans ce que Céline hallucine et sait être leur fondement et ancêtre: le monothéisme juif. A suivre ses associations d'idées, son antisémitisme - virulent, stéréotypé, mais passionné - apparaît comme le simple aboutissement d'une rage pleinement laïque ; l'antisémitisme serait un laïcisme jusqu'au-boutiste balayant, avec la religion qui est son ennemi principal, tous ses représentants latéraux, l'abstraction, la raison, le pouvoir altéré, jugé dévirilisant.

Le second est la tentative de substituer à ce symbolique contraignant et frustrant une autre Loi, absolue, pleine, rassurante. C'est vers elle, positivité mystique, qu'iront les vœux de Céline idéologue fasciste :

 « Il y a une idée conductrice des peuples. Il y a une loi. Elle part d'une idée qui monte vers le mysticisme absolu, qui monte encore sans peur et programme, Si elle file vers la politique, c'est fini. Elle tombe plus bas que la boue et nous avec […] il faut une idée, une doctrine dure, une doctrine de diamant, plus terrible encore que les autres pour la France. »

Au-delà de la politique mais sans l'ignorer, cette positivité matérielle. substance pleine, tangible, rassurante et heureuse, sera incarnée par la Famille, la Nation, la Race, le Corps.

Le romancier Céline n'a pourtant que trop exploré l'abomination qui travaille ces entités. Mais le pamphlétaire les souhaite et il les fantasme comme pouvant être pleines, sans autre, sans menace, sans hétérogénéité; il veut qu'elles absorbent harmonieusement leurs différences dans une sorte de mêmeté, obtenue par un glissement subtil, une scansion, une ponctuation qui relaie mais ne coupe pas - calque du narcissisme primaire.

 « Il faudrait rapprendre à danser. La France est demeurée heureuse jusqu'au rigodon. On dansera jamais en usine, on chantera plus jamais non plus. Si on chante plus on trépasse, on cesse de faire des enfants, on s'enferme au cinéma pour oublier qu'on existe […]»

 « Ô l'exquise impertinence! Environnés à tourbillons (...) De grâce ! à mille effronteries ! pointes et saccades de chat ! se jouent de nous ! Ta ! ta! ta !... […] où mélodie nous a conduits... appel en fa ! tout s'évapore !... deux trilles encore !... une arabesque !... une échappée ! Dieu les voici !... fa... mi... ré… do... si !... Mutines du ciel nous enchantent ! damnés pour damnés tant pis ! » (Les Beaux Draps)

Existe-t-il un langage qui pourrait relever de cette plénitude émotionnelle en douleur et en exultation ? Le style célinien prouve que cette féerie duelle entre le « non encore un » et le « pas tout à fait autre » peut s'écrire. Il nous persuade que cette jouissance de l'immanence du narcissisme dit primaire peut se sublimer dans un signifiant remanié et désémantisé jusqu'à la musique.

D'autre part, il est impossible de ne pas entendre la vérité libératrice de cet appel au rythme et à la joie, par-delà les contraintes mutilantes d'une société réglée par le symbolisme monothéiste et ses répercussions politiques et légales.

Entre les deux, les deux à la fois : le délire crée la figure imaginaire du juif-foyer de l’abjection. Elle concentrera, d'une part, l'amour dénié devenu haine pour la Maîtrise, d'autre part et conjointement le désir de ce que cette maîtrise retranche : la faiblesse, la substance jouissante, le sexe teinté de féminitude et de mort.

L'antisémitisme pour lequel existe un objet aussi fantasmatique et ambivalent que le juif, est une sorte de formation parareligieuse: il est le frisson sociologique, à même l'histoire, que se donne le croyant comme le non-croyant pour éprouver l'abjection. Fascination et horreur pour cet autre que j’aime et que j’ai peur de ne pas être.

On peut supposer, par conséquent, qu'on trouvera un antisémitisme d'autant plus violent que le code social et/ou symbolique se trouve en défaut devant l'élaboration de l'abjection. C'est en tout cas la situation de notre modernité et, pour des raisons plus personnelles, la situation de Céline à partir des années 30. Toutes les tentatives, dans notre orbe culturel au moins, de sortir des enclos du judéochristianisme par l'appel unilatéral d'un retour à ce qu'il a refoulé (le rythme, la pulsion, le féminin, etc.), ne convergent-elles pas vers le même fantasme célinien antisémite? Parce que déniant l’amour du Maître et de ce qu’il retranche : l’ambiguïté de l’abjection, précisément ?  Cette abjection que, au contraire et par d’autres moyens que la psychanalyse, le judaïsme a sondée ?  Car les écritures du peuple élu se sont placées, de la manière la plus résolue, sur cette crête intenable de l'hominité comme fait symbolique, qu'est l’expérience de l'abjection. Les tabous lévitiques et leur évolution en codes moraux en témoignent, je vous renvoie aux pages que je leur consacre dans Pouvoirs de l’horreur.

En ce sens, les pamphlets de Céline sont le délire avoué duquel émerge l'œuvre qui s'aventure dans les régions obscures aux limites de l'identité. S'il s'agit de délire comme Céline l'indique lui-même : « Enthousiasme, c’est beaucoup délire… »  

 

 

Frère ...  

 

Quels sont les fantasmes que condense la figure du juif chez Céline, pour devenir le parangon de toute haine, de tout désir, de toute peur du Symbolique?

Tout-puissant d'abord, le juif fait figure de héros. Non pas tant de père que de fils préféré, élu, bénéficiant du pouvoir paternel. Freud constatait que tout héros est un parricide. Céline ne va peut-être pas jusqu'à penser à cet héroïsme-là, quoiqu'il le présuppose implicitement lorsqu'il considère que, hors comparaison, au dessus des autres fils, « le juif est un homme plus qu'un autre  » (Bagatelles).

Ce frère supérieur et envié est essentiellement actif, par opposition à la  « grotesque insouciance» de l'Aryen H. Tel Yubelblat de Bagatelles:

Plus encore, Céline ira à l'encontre de l'idée reçue, en le voyant intrépide : « Le juif il a peur de rien ... », pourvu qu'il puisse atteindre son but, le pouvoir: «  Que ce soit toujours lui qui commande ».

C'est par une maîtrise tout anale (« il a l'avenir, il a le pognon », Bagatelles), qui consiste à avoir l'objet primordial (la richesse), que le juif s'assure d'être, d'être tout et partout, totalisant le monde en une unité sans faille, sous son contrôle absolu.

Secret, détenteur du mystère («  Le juif il est mystérieux, il a des façons étrangères... »), il possède un pouvoir insaisissable. Son  ubiquité ne se limite pas à l'espace, il n'est pas seulement sur nos terres et dans notre peau, le tout prochain, le presque même, celui qu'on ne différencie point, le vertige de l'identité: « on ne sait ni les gueules qu'ils ont, qu'ils peuvent avoir, leurs maniérés  ». Il embrasse aussi la totalité du temps, il est héritier, descendant, bénéficiaire de la lignée, d'une sorte de noblesse qui lui garantit la chance de thésauriser la tradition ainsi que les biens du groupe familial et social :

« Tout petit juif, à sa naissance, trouve dans son berceau toutes les possibilités d'une jolie carrière...»

Béni du père et des familles solides, il manipule avec ruse les réseaux de la réalité sociale et d'autant mieux s'il réussit à s'introduire dans l'aristocratie ...

Pourtant, cette position de pouvoir n'a rien de commun avec la maîtrise froide et majestueuse propre à la domination classique. Dans le fantasme antisémite, le pouvoir juif ne suscite pas le respect comme le fait l'autorité paternelle. Bordé de crainte, il déchaîne au contraire l'excitation que suscite la rivalité avec le frère, et entraîne l'Aryen qui s'y engage dans le feu de la passion homosexuelle déniée. En effet, ce frère élu exhibe trop la faiblesse (Céline évoque à son égard la petite taille, les traits indiquant le métissage, quand ce n'est pas directement le prépuce circoncis : «Lénine, Warburg, Trotzky, Rothschild ils pensent tout semblable sur tout ça. Pas un prépuce de différence, c'est le marxisme 100 pour 100»), le manque ambivalent - qui est aussi bien cause de surplus voire de jouissance. On lui reprochera la faiblesse - il sera considéré comme un usurpateur, mais on avouera rapidement que c'est de jouir qu'on lui en veut. Comme s'il était cet unique, si différent du païen, qui tire son aura de sa faiblesse, c'est-à-dire non pas d'un corps glorieux et plein mais de sa subjectivation à l'Autre.

Dans le langage d'un sado-masochisme directement sexuel, homosexuel, c'est en effet une jouissance incompréhensible que Céline reproche à ce frère préféré : « Les 15 millions de juifs enculeront les 500 millions d'Aryens ». « Il s'en fout énormément, il jouit, il est d'âge, il s'amuse  », à propos de Roosevelt mais, dans le contexte, du juif aussi. «Les juifs, hybrides afro-asiatiques, quart, demi-nègres et Proches-Orientaux, fornicateurs déchaînés, n'ont rien à faire dans ce pays » ; ou bien cette lettre signée « Salvador juif » et adressée à « Céline le dégueulasse » où on lit, entre autres fantasmes : « Les Youtres te déplaquent dans le trou du cul et si tu veux te faire enculer, tu n'as qu'à nous avertir ». L'antisémite qui s'y confronte se voit réduit à une position féminine et masochiste comme objet passif et esclave de cette jouissance, agressé, sadisé.

Le fantasme de la menace juive qui pèse sur le monde aryen (« Nous sommes en plein fascisme juif », Bagatelles) à une époque au contraire où commencent les persécutions contre les juifs, ne s'explique pas autrement et vient en droite ligne de cette vision du juif comme être de l'avoir, comme émanation du Tout dont il jouit, et surtout de la sexualisation immédiate de cette jouissance.

Dans le crescendo de la construction fantasmatique, le juif finit par devenir alors un tyran despotique auquel l'antisémite soumet son érotisme anal, chez Céline explicitement, ailleurs de manière plus ou moins sournoise. Céline se décrit, face à cet agresseur imaginaire, comme « une figure d'enculé », « les Youpins te chient dans la gueule  »; il voit souvent «  le bon aryen […] toujours prêt à faire jouir son juif. »

Pourtant, si de la jouissance le juif est censé posséder le savoir, il apparaît soucieux de ne pas (se) dépenser pour elle. Il est maître de la jouissance mais non artisan, non artiste. Ce frère tyrannique obéit ainsi à l'instance d'une loi paternelle, surmoïque, dominatrice des pulsions, à l'opposé de la spontanéité naturelle, enfantine, animale, musicale. Anxieux de s'abandonner à un peu « d'humanité directe », le juif « redouble aussitôt de tyrannie » Dominateur, il se domine d'abord lui-même par une froide raison qui le prive de tout accès au talent. Le prototype de l'intellectuel, le superintellectuel en quelque sorte (la frigidité intellectuelle maximale est atteinte quand l'universitaire se trouve être juif, comme M. Ben Montaigne, professeur dans les Beaux Draps) est le juif incapable d'art mais inventeur de la « taïchnique » (laquelle inaugure le monde artificiel des « braguettes sans bites ! les sphincters mous ! les faux nichons, toutes les saloperies d'impostures »). S'il est écrivain, il est comme l'écrivain bourgeois auteur de « rafistolage d'emprunts, de choses vues à travers un pare-brise... un pare-choc ou simplement volées au tréfonds des bibliothèques... »

    Identifié ainsi à la Loi, à la Maîtrise, à l'Abstraction et à la Raison, il glissera de la position de frère désiré et jalousé à celle de père imprenable contre lequel vont s'acharner toutes les attaques, très œdipiennes, de son écriture qui revendique comme autre de la Loi et du Langage, l'Émotion et la Musique.

A cette limite du « délire», l'antisémite dévoile sa croyance, déniée mais farouche, dans l'Absolu de la Religion juive, comme religion du Père et de la Loi : l'antisémite en est le serviteur possédé, le démon, le «dibouk », a-t-on dit, qui apporte la preuve a contrario du pouvoir monothéiste dont il se fait le symptôme, le raté, l'envieux.  Est-ce pour cela qu'il dit, de cette religion, les topoï traumatiques - comme ceux de l'abjection - qu'elle, au contraire, élabore, sublime ou maîtrise?

 

 

... ou femme

 

Un troisième pas nous reste à franchir maintenant dans la construction de ce discours antisémite, désir apeuré pour le frère héritier. S'il jouit d'être sous la Loi de l'Autre, s'il se soumet à l'Autre et qu'il tire de là sa maîtrise comme sa jouissance, n'est-il pas, ce juif redouté, un objet du Père, un déchet, sa femme en quelque sorte, une abjection ? C'est d'être cette insupportable conjonction de l'Un et de l'Autre, de la Loi et de la Jouissance, de celui qui Est et de celui qui A, que le juif devient menaçant. Alors, pour s'en défendre, le fantasme antisémite relègue cet objet à la place de l'ab-ject. Le juif: conjonction du déchet et de l'objet de désir, du cadavre et de la vie, de la fécalité et du plaisir, de l'agressivité meurtrière et du pouvoir le plus neutralisant - «Que sçouais-je? »    Je sçouais que c'est « juivre ou mourir!… d'instinct alors et intraitable » (Les Beaux Draps)! Le juif devient ce féminin érigé en maîtrise, ce maître altéré, cet ambivalent, cette frontière où se perdent les limites strictes entre le même et l'autre, le sujet de l'objet, et plus loin même, le dedans et le dehors. Objet de peur et de fascination donc. L'abjection même. Il est abject : sale, pourri. Et moi qui m'identifie à lui, qui désire avec lui cette embrassade fraternelle et mortelle où je perds mes limites, je me trouve réduit à la même abjection, pourriture fécalisée, féminisée, passivée : « Céline le dégueulasse. »

L'antisémite ne se trompe pas : le monothéisme juif n'est pas seulement le plus rigoureux adepte de l'Unicité de la Loi et du Symbolique. Il est aussi celui qui porte avec le maximum d'assurance, mais comme sa doublure, la trace de cette substance maternelle, féminine ou païenne. S'il se détache avec une vigueur incomparable de sa présence farouche, il l'intègre aussi sans complaisance. Et c'est probablement elle, cette présence autre et toutefois intégrée, qui confère au sujet monothéiste la force d'un être.

Paroles d’abjection dont l’écrivain est le sujet et la victime, le témoin est la bascule. Bascule dans quoi ? Dans rien d’autre que cette effervescence de passion et de langage qu’est le style, où se noient toute idéologie, thèse, interprétation, manie, collectivité, menace ou espoir.  Une apocalypse qui rit, une apocalypse sans dieu. Nihilisme radical qui ne peut s’évanouir que dans « ces profondeurs pétillantes que plus rien existe » (Rigodon). Musique, rythme, rigodon, sans fin, pour rien. La forme ultime d’une attitude laïque, sans morale, sans jugement, sans espoir.

 

   

JULIA KRISTEVA

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Psychanalyse et Littérature

Année universitaire 2009/2010

Cycle de conférence organisé par Frédéric SAYER

Dans le cadre des activités du Centre de Recherche en

Littérature Comparée (direction : Jean-Yves Masson)

Paris - Sorbonne - Paris 4

 

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