Gilbert Diatkine
Signifiance et pulsion de mort
Dès La
révolution du langage poétique, Julia Kristeva a soutenu que la pulsion de
mort parvenait à se signifier à travers le langage. Le langage « protège le corps de l’attaque des
pulsions » en constituant « au service de la pulsion de mort, une
poche de narcissisme » (Kristeva, 1974, p.47 et p.69). Elle a développé
cette intuition originelle tout au long de son œuvre. Or Freud décrit la
pulsion de mort comme active à l’intérieur de l’organisme, mais visant
seulement à ramener l’individu à la « stabilité inorganique »
(Freud, 1924, p.291). La pulsion de mort est silencieuse, elle n’a aucune
tendance à « signifier » quoi que ce soit. C’est d’ailleurs ce qui
conduit beaucoup d’analystes, comme Paul Denis, à en réfuter l’existence.
Comment Freud peut-il nommer « pulsion » quelque chose qui n’exerce aucune poussée vers l’extérieur ? (Denis, 2002, 2020).
Si on accepte,
comme Julia Kristeva, la notion de pulsion de mort, reste à comprendre comment
elle peut accéder à la signifiance. Il faut pour cela remonter d’abord aux
origines mêmes de la notion de signifiance, avant de revenir aux manifestations
cliniques de la pulsion de mort.
La signifiance :
La science des
signes a été inventée presque simultanément par deux chercheurs qui
s’ignoraient mutuellement, sous le nom de « sémiotique », par C.S.
Peirce, et sous celui de « sémiologie », par Ferdinand de Saussure.
Dès son arrivée en France en 1965, Julia Kristeva s’intéresse à la sémiologie,
dans laquelle elle voit « un
contrepoids à la toute-puissante idéologie marxiste ». Elle adhère
à l’Association Internationale
de Sémiologie formée par des chercheurs des Pays de l’Est et de l’Ouest. (Kristeva, 2016b, p.99).
Émile
Benveniste et la signifiance :
C’est alors qu’elle fait la connaissance d’Émile
Benveniste, qui a créé le concept de « signifiance », pour désigner la capacité de
signifier qu’a tout système de signes. Au mode général, « sémiotique »
de la signifiance, s’en ajoute, pour le langage humain, et pour lui seul, un
second, que Benveniste appelle « sémantique », et qui est la capacité
d’interpréter n’importe quel système sémiotique, y compris le langage humain
lui-même (Benveniste, 1969).
Benveniste a trouvé chez Peirce l’idée que certains signes, que Peirce, nomme
des « interprétants », permettent d’interpréter les autres signes (Green,
1983, p.41). En revanche, Peirce ne dit rien de la langue. Chez lui, tout est
signe. Mais pour qu’un signe signifie quelque chose, il faut qu’il y ait une
différence entre le signe et le signifié, c’est-à-dire que le signe soit pris
dans un système de signes (Benveniste, 1969, pp.44-45). C’est ce système de
signes que Saussure offre en distinguant la langue du langage. Le langage est multiforme et hétéroclite, car il relève de
la physique, de la physiologie et de la psychologie, et est à la fois
individuel et social.
Au contraire, la langue est un tout en soi, et un principe de classification
(Saussure, 1906-1911, pp.24-25). La langue consiste en un système d’éléments linguistiques – traits
distinctifs, phonèmes, signes – et de règles (phonétiques, morphologiques,
syntaxiques) qui commandent leur agencement. (Benveniste, 1939, p.54). Mais si la langue constitue un système, le locuteur ne peut aucunement
choisir arbitrairement l’image acoustique du concept qu’il veut énoncer. Dans
ma conscience, le concept de « bœuf » est forcément identique à
l’ensemble phonique böf.
« Le signifiant et le signifié, la
représentation mentale et l’image acoustique, sont en réalité les deux faces
d’une même notion » (Benveniste, 1939, pp.51-52).
Le lien entre l’image acoustique, ce que Saussure appelle
un « signifiant », et le concept, ce que Saussure appelle un
« signifié », n’est donc pas arbitraire, mais nécessaire. Pourtant la
démonstration de l’arbitraire du signe par Ferdinand de Saussure semblait incontestable, car le même concept
est traduit par des images acoustiques différentes dans des langues différentes
(Saussure, 1906-1911, p.100). Mais pour Benveniste, ce n’est pas le
concept, mais la chose désignée par le mot, qui diffère dans différentes
langues. Ce qui est arbitraire, ce n’est pas le lien entre le signifiant et le
signifié, mais le lien entre le signe et la réalité qu’il désigne (Benveniste,
1939, p.52). Benveniste introduit donc trois nouveautés par rapport à
Saussure :
1)
Il introduit le concept de « signifiance »,
qu’il reprend à Peirce.
Dans le cas particulier de la langue, la signifiance se présente sous un double
aspect de « sémiotique » et de « sémantique ». La
sémiotique est la capacité générale qu’a la langue de signifier, comme tout
système de signes, mais la sémantique est la capacité, propre à la langue, d’interpréter
n’importe quel système de signe, y compris la langue elle-même.
2)
Alors que chez Saussure, la langue
constitue un système fermé, Benveniste prend en
considération la réalité externe, la chose dont on parle, ce qu’il appellera le
« référent » (Benveniste, 1956a, p.252).
3)
Benveniste fait jouer au locuteur un
rôle déterminant, celui
du « sujet de l’énonciation », de la personne qui dit
« Je ». Pour Benveniste, le sujet ne se constitue que dans le
langage :
« C’est
dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul
fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept
d’"ego". La "subjectivité" dont nous traitons ici est la
capacité du locuteur à se poser comme "sujet" » (Benveniste,
1958, pp.259-260).
Fait
important, la temporalité s’organise autour du « Je » :
« Le repère temporel du présent ne peut
être qu’intérieur au discours ... "Le temps où l’on est" est
"le temps où l’on parle" » (Ibid., p.262).
Par ailleurs, Benveniste, en 1967-1968, est l’un des rares linguistes à s’intéresser à la
psychanalyse (Benveniste, 1956b, p.75-87). Pour lui, l’inconscient n’est
pas structuré comme un langage, mais est travaillé par "une force
anarchique que le langage réfrène et sublime" (Benveniste, 1956b, p.78).
Julia Kristeva et la signifiance :
Quand elle rencontre Benveniste en 1967-1968, Julia
Kristeva se passionne non seulement pour la sémiotique, mais aussi pour la
psychanalyse (elle suit le séminaire de Lacan), et pour la politique (Kristeva,
2016a, p.101).
Dès son premier
livre, Shmeiwtikh, publié en 1969, Julia Kristeva
donne au concept de signifiance
une extension considérable :
« Nous
désignerons par signifiance ce travail de différenciation,
stratification et confrontation qui se pratique dans la langue, et dépose sur
la ligne du sujet parlant une chaîne signifiante communicative et
grammaticalement structurée... le sens dit et communiqué du texte (du phéno-texte structuré) parle et représente cette action
révolutionnaires que la signifiance opère, à condition de trouver son
équivalent sur la scène de la réalité sociale » (Kristeva, 1969, p.10).
La signifiance occupe une place encore plus importante
dans sa thèse, La révolution du langage poétique, qu’elle soutient
en 1973 (Kristeva, 2016b., p.66) :
« Ce
que nous désignons par signifiance est
précisément cet engendrement
illimité et jamais clos, ce fonctionnement sans arrêt des pulsions vers, dans
et à travers le langage, vers, dans et à travers l’échange et ses protagonistes
le sujet et ses institutions. Ce procès hétérogène, ni fond morcelé anarchique,
ni blocage schizophrénique, est une pratique de structuration et
de déstructuration, passage à la limite subjective et sociale, et – à
cette condition seulement – il est jouissance et révolution » (Kristeva,
1974, p.15).
Entendu ainsi, et
bien dans l’esprit de l’époque (Gilles Deleuze et Felix Guattari viennent de
publier l’Anti-Oedipe, dont les ambitions ne
sont pas moindres), le concept de signifiance couvre un champ immense, qui va
des pulsions à la Révolution, c’est-à-dire à la société tout entière à travers
le langage.
La phase thétique et le sujet :
Pour Benveniste, le sujet est celui qui dit
« Je ». L’apparition d’un sujet prenant position en énonçant des mots
ou des phrases introduit une « coupure dans le procès de la signifiance ». Julia Kristeva appelle
« cette coupure produisant la position de la signification, une phase thétique ». En effet, le domaine de la signification « est toujours celui d’une
proposition ou d’un jugement ; c’est-à-dire un domaine de positions »
(Kristeva, 1974, p.41). La phase thétique « permet la constitution de l’ordre symbolique avec toute
la stratification verticale de celui-ci (référent, signifié, signifiant) et
toutes les modalités de l’articulation logico-sémantique qui
s’ensuivent) » (Ibid., p.61).
Julia Kristeva
développe considérablement la notion de double signifiance, en étendant le sémiotique aux pulsions et à leurs articulations, et le
sémantique au domaine de la proposition et du jugement. La « nécessité absolue » du thétique et
de l’ordre symbolique « n’est pas exclusive : le
sémiotique qui le précède, le déchire constamment... Une telle
effraction du symbolique par le sémiotique dans la
pratique dite poétique est probablement à rapporter à une position très labile
du thétique, mais néanmoins forte dans sa labilité » (Ibid., p.62).
« Ce réglage du sémiotique en symbolique par la coupure thétique, inhérent au fonctionnement du langage,
se retrouve également aux différents niveaux de l’architecture signifiante
d’une société », sous la forme du sacrifice, et donc du meurtre du père de
la horde primitive (Ibid., p.69).
La chora :
Benveniste
a montré comment le « Je » était la condition de possibilité de la
temporalité, mais il a moins parlé de l’espace. Julia Kristeva voit dans le
moment sémiotique de la signifiance les conditions d’apparition d’un « préalable à l’évidence, au
vraisemblable, à la spatialité et à la temporalité » qu’elle
appelle la « chora »
sémiotique :
« Les pulsions articulent ainsi ce que nous appelons
une chora : une totalité non
expressive constituée par ces pulsions et leurs stases en une motilité
aussi mouvementée que réglementée » (Ibid., p.23).
Le terme de « chora »
est emprunté à Platon. Pour lui, la chora est le « réceptacle » de la raison avant que l’espace proprement dit
ne soit créé. La chora est donc une pré-forme de l’espace. Dans le dialogue qui porte son nom,
Timée distingue trois sortes d’espèces originaires : le dieu immortel, les
créatures mortelles, « et une troisième espèce, (la Chora),
celle du lieu, qui n’admet pas de destruction et qui fournit une place à tous
les objets qui naissent. Elle n’est elle-même perceptible que par un
raisonnement bâtard où n’entre pas la sensation ; c’est à peine si l’on y
peut croire. Nous l’entrevoyons comme dans un songe, en nous disant qu’il faut
nécessairement que tout ce qui est soit quelque part dans un lieu déterminé,
occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre ni en quelque
lieu sous le ciel n’est rien » (Platon, Timée, p.430).
Signifiance
et pulsions :
Ce sont donc les pulsions des sujets parlants qui
produisent la signifiance sous ses deux modalités, sémiotique et sémantique, à
travers le sujet et ses institutions. Réciproquement, le langage associatif de
la cure analytique peut-il tout dire des pulsions ? Julia Kristeva trouve
chez Freud deux réponses contradictoires à cette question : dans ce
qu’elle appelle le modèle « optimiste »
du langage chez Freud, si le patient parvient vraiment à dire tout ce
qui lui vient à l’esprit, l’analyste aura accès à tout le passé refoulé, et
donc à la totalité de sa vie pulsionnelle inconsciente (Kristeva, 1996,
pp.88-91). Une analyse réussie aboutit à une levée complète du refoulement, et
donc à une traduction complète de l’inconscient en conscient. Cette idée est
exprimée par Freud avec le plus de conviction dans L’histoire d’une névrose
infantile. La découverte de la « scène primitive » guérit l’Homme
aux loups et met fin à sa cure (Freud, 1914). Cette conception
« optimiste » du rôle du langage dans la cure se retrouve aussi dans De
la psychothérapie (Freud, 1904, p.20), dans L’intérêt de la psychanalyse (Freud, 1913, p.205), dans Un enfant est battu, (Freud, 1919, p.223) et
dans Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation des rêves (Freud, 1923a, p.82), et enfin, dans Constructions en analyse (Freud,
1937, p.272).
A
côté de cette conception optimiste, Julia Kristeva trouve chez Freud une
conception « asymptotique » du rôle du langage dans la cure. L’interprétation ne peut jamais
liquider totalement le transfert, ni résoudre définitivement le complexe
d’Œdipe. L’interprétation se rapproche toujours plus près de la vérité
du sujet, mais sans jamais l’atteindre (Kristeva, 1996, p.73). Dans ce
modèle, l’interprétation n’est pas une vérité que l’analyste assène au patient
sur son inconscient, mais une construction qu’il lui propose ; et ce n’est
pas l’assentiment du patient qui confirme l’interprétation, mais l’apparition
d’un matériel nouveau, auquel l’analyste ne s’attendait pas, et qui enrichit
l’interprétation de liens supplémentaires, que l’analyste pourra interpréter à
leur tour (Freud, 1937, pp.273-277). Ce modèle asymptotique du langage et de
l’interprétation implique que virtuellement, le processus analytique peut se
poursuivre indéfiniment dans l’auto-analyse après que le patient et l’analyste
ont cessé de se rencontrer (Diatkine G., 2020b).
Les manifestations cliniques de la pulsion de mort
Le
langage associatif de la cure tend donc vers une limite où il pourrait tout
dire des pulsions sexuelles des sujets parlants. Peut-il en faire autant de la
pulsion de mort ?
Julia Kristeva en
est convaincue :
D’une part, parce
qu’une partie de la pulsion de mort est défléchie vers l’extérieur de
l’organisme sous forme de sadisme ou de destructivité. Collectivement, la
destructivité peut mettre en question le processus de civilisation, mais elle
est aussi contenue par le pacte social conclu après le meurtre du père de la
horde primitive. Chez l’individu, la destructivité peut s’exprimer par des
actes violents hors langage, mais elle peut aussi se lier à la libido sous
forme de sadisme, et se retourner contre le sujet sous des formes diverses du
dépression et de la mélancolie.
D’autre part, parce
que, même silencieuse, la pulsion de mort trouve encore à se signifier, non
certes sur un mode sémantique, mais sur un mode sémiotique.
Signifiance
et meurtre du père de la horde primitive :
Freud
a d’abord pensé que la civilisation
s’opposait à l’épanouissement de l’individu, en lui imposant des normes morales
sans cesse plus élevées, et qu’elle condamnait ainsi l’humanité aux névroses (Freud,
1908, p.28). Ses découvertes sur la théorie de la sexualité (Freud, 1905, p.30,
n.13, p.37, p.141), l’amènent pendant un temps à voir d’un œil favorable les
recherches des pionniers de la révolution sexuelle, comme Magnus Hirschfeld ou Herbert Marcuse. Hirschfeld est l’un des premiers membres de l’Association Psychanalytique de Vienne
(Freud, lettre à Jung du 3 mai 1908, p.211, n.6). De son côté, Julia Kristeva a
pu espérer dans une courte période de sa vie que le mouvement des pulsions à
travers le langage pouvait conduire l’humanité non seulement à la révolution
sexuelle, mais aussi à la révolution sociale (Kristeva, 2016b, pp.76-80). La
révolution du langage poétique comporte une tentative de théorisation du
lien entre signifiance et léninisme (Kristeva, 1974, p.102) et entre signifiance
et maoïsme (Ibid., pp.177-180).
Mais sa lecture des
travaux des anthropologues amène aussi Freud à décrire comment le processus de
civilisation naît du meurtre du père de la horde primitive (Freud, 1912-1913,
p.289). La civilisation reste l’adversaire de l’épanouissement de l’individu,
mais elle est aussi une valeur à laquelle Freud n’a jamais cessé de croire.
Cependant la première guerre mondiale désillusionne
Freud sur le caractère inéluctable du progrès de la civilisation (Freud, 1915,
p.11). L’opposition des pulsions sexuelles et des pulsions du moi doit être
remplacée par celle des pulsions sexuelles et des pulsions agressives : en
effet, l'hostilité secrétée par toute relation interpersonnelle révèle chez
l'homme une promptitude à la haine, une agressivité "dont l'origine nous
est inconnue et auxquelles nous pouvons attribuer un caractère
élémentaire" (Freud, 1921, p.163). Il faut admettre la présence, à
côté des pulsions sexuelles, d’une pulsion de mort (Freud, 1920, p.104). En
1929, Malaise dans la civilisation, après une description pessimiste de
l’action silencieuse de la pulsion de mort (Freud, 1929, p.305), et du
caractère ubiquitaire « de l’agression et de la destruction non
érotique » (Freud, 1929, p.306), se termine par une réaffirmation de la
confiance de Freud dans le processus de civilisation, avec la description du
« surmoi culturel » (Kultur-Überich)
(Ibid., p.328).
Pour Julia
Kristeva, le repas totémique marque la transformation d’Homo sapiens en
animal social par identification, non pas à la tyrannie, mais à la fonction
d’autorité du père. A des actes irreprésentables comme le coït et le meurtre,
se substituent des représentations structurées par identification au père
(Kristeva, 1996, p.96, et Kristeva, 2007, p. 1518). Julia Kristeva fait de
cette théorie de l’origine du pacte social un point essentiel de la façon dont
la signifiance contribue au processus de civilisation, et au phénomène de la
croyance. L’identification au père de la préhistoire personnelle est «…un moment crucial du développement, où l’infans se
projette dans un tiers auquel il s’identifie : le père aimant »
(Kristeva, 2007b, p.13).
Il me semble depuis longtemps que Freud
est pris dans une contradiction entre l’impossibilité de croire à un
progrès continu de la modernité, et une adhésion quand même à cette croyance
réaffirmée avec la notion de « surmoi culturel ». Dans un travail
précédent j’ai examiné cette contradiction en essayant de regarder
impartialement les deux points de vue (Diatkine G., 2000). Il me semble
aujourd’hui que l’hypothèse du meurtre du père de la horde primitive n’est pas
tenable, pour deux raisons : d’une part, aucune des idées des chercheurs
non psychanalystes sur lesquels Freud s’appuie n’est reçue aujourd’hui par les
spécialistes des disciplines concernées. D’autre part, le meurtre du père de la
horde primitive est le seul argument avancé par Freud pour soutenir son
hypothèse d’une faiblesse du surmoi de la femme par rapport à celui de l’homme
(Diatkine G., 2020a).
Dépression et
mélancolie :
La pulsion de mort se donne à signifier
bruyamment dans les désastres collectifs qui ont marqué le XXe siècle, et qui
nous attendent demain. Chez l’individu, la pulsion de mort silencieuse au sein
de l’organisme sous la forme du masochisme primaire organique peut se signifier
à l’extérieur sous la forme de sadisme, et être réintrojectée par le sujet, où le sadisme la dirige contre le moi à l’état de « pure
culture » (Freud, 1923, p.268). Dans Soleil noir, Julia Kristeva montre
comment la pulsion de mort parvient à la signifiance dans la dépression et dans
la mélancolie.
« Du
point de vue de l’analyste, la possibilité d’enchaîner des signifiants (paroles
ou actes) semble dépendre d’un deuil accompli vis-à-vis d’un objet archaïque et
indispensable, aussi bien que des émotions qui s’y rattachent. Deuil de la Chose, cette possibilité vient de la
transposition, au-delà de la perte et sur un registre imaginaire ou symbolique,
des marques d’une interaction avec l’autre s’articulant selon un certain
ordre » (Kristeva, 1987, p.52).
Dans la dépression, « ...la pulsion
destructrice (ou de mort) rend impossible la séparation du moi et de l’objet,
et à la place, érige le sujet mélancolique : Narcisse négatif, maître
absolu non pas d’un objet, mais d’une Chose mortifère à ne jamais perdre.
La parole « signifie », mais « le sens de la
pulsion » s’ajoute à la signification pour permettre à « la
pulsion » de s’exprimer, y compris à travers la « dislocation de la
capacité de paroles » (Kristeva, 1989, p.55). C’est en écoutant non pas
les signifiants verbaux, le sémantique, mais le « sens », qui
s’exprime à travers « les intensités et les rythmes de la voix, [que ] l’analyste ira chercher un désir pas si mort que
ça » chez un déprimé (Ibid., p.56). L’écoute du
sémiotique permet à l’analyste d’être à l’écoute de la « ...la Chose dépressive pour laquelle il n’y a pas encore de signes linguistiques
mais simplement des écholalies porteuses d’intensité pulsionnelles » (Ibid., p.66).
L’inhibition
fantasmatique :
Dans la dépression et la mélancolie, la
pulsion de mort trouve encore à s’exprimer bruyamment. Il n’en est pas de même
dans certaines configurations cliniques où la pulsion de mort ne s’exprime pas
par des signes positifs, mais uniquement par de la négativité. Chez ces
patients on dirait que « la moindre élaboration de pensées
latentes serait grosse d’une grande menace traumatique ». Un
« système pare-excitation entraverait l’organisation symbolique à sa
source ». Leurs rêves répètent la réalité de la vie quotidienne sans rien y changer (Fain, 1970, p.310). Les premiers patients de ce type qui ont rencontré
des psychanalystes n’avaient aucun symptôme psychique, mais souffraient de
maladies organiques sévères. Chez d’autres, comme le patient de Julia Kristeva décrit
dans Les nouvelles maladies de l’âme, et qu’elle appelle Didier, les
somatisations existent, mais elles sont au second plan. Il a une dermatose qui
se manifeste quand il est la proie d’accès pulsionnels (Kristeva, 1993, p.27). Didier
est un peintre, qui est entré en analyse parce qu’il se sent « incapable
d’aimer, détaché de ses collègues et de sa femme, indifférent même à la mort de
sa mère ». En séance, il
parle de façon monocorde, et est toujours d’accord avec ce que son analyste lui
dit (Kristeva, 1993, pp.21-21). « Convenablement construit selon
les normes de la grammaire, de la logique et de l’insertion sociale, son
apparente compétence symbolique était un "faux-self", un discours
artificiel n’ayant aucune prise sur les affects et les pulsions » (Ibid., p.27). « N’ayant trouvé ni dérivation ni élaboration, des
pulsions chaotiques intenses et agressives inscrivaient le vide dans la
libido et l’esprit du patient » (Ibid., p.29. Julia Kristeva se
demande comment « désarticuler cette fonction défensive pour trouver, à
travers le langage, un accès aux pulsions, et à l’autre, pareillement
déniés, phagocytés » (Ibid., p.27). Elle a alors l’idée que les
pulsions de Didier passent par sa peinture, et non par son langage. Donc, il
apporte des photos de ses oeuvres, et elle les interprète, en en montrant la
signification sexuelle (Ibid., p.34). Le processus analytique peut alors
s’engager, mais Julia Kristeva a recouru aux images visuelles, au sémiotique, et non au sémantique, pour faire entrer la
pulsion de mort en signifiance.
On pourrait dire de Didier ce que Julia
Kristeva dit de Martine, une autre de ses patientes : que son langage
était « saisi par le sujet du cogito séparé du moi et de
l’avènement de l’inconscient » (Ibid., p.144). Comme Didier, Martine
n’est pas venu à l’analyse pour ses somatisations, pourtant importantes :
recto-colite hémorragique, eczéma, qui vont se manifester là aussi par poussées
au cours de la cure (Ibid., p.142). Elle est venue à l’analyse à la
suite de la mort de sa compagne. C’est une intellectuelle, mais son discours en
séance est pauvre et répétitif, mais très investi de colère (Ibid., p.140). Elle « investit les signaux
paralinguistiques et non linguistiques », par exemple en séance, la
sonnerie, l’interphone, tous les signaux qui donnent accès à l’analyste ;
et en dehors de l’analyse, des séances de manipulation ostéopathique, puis des
massages de l’utérus pour se préparer à une grossesse (Ibid.,
pp.145-146). Julia Kristeva insiste sur le toucher, le goût, la vue l’ouïe. Elle
relève, les indices sensoriels et ponctue son discours intellectuel défensif en
répétant ces lieux d’inhibition de la sensorialité en même temps que du discours (elle n’en parlait pas, elle ne sentait pas, elle s’agitait ou
souffrait) » Finalement, la pulsion de mort, sous la forme du désir de
voir mourir sa sœur, se fraye un chemin vers un travail sur les mots (Ibid., pp.149-150).
On le voit, que la pulsion de mort soit
bruyante, comme dans la dépression, ou silencieuse, comme dans les états
opératoires, c’est en étant extrêmement attentive au
sémiotique que l’analyste peut la rendre signifiante au niveau
sémantique. Les pionniers de la psychosomatique avaient déjà développé cette
sensibilité, comme on peut s’en rendre compte en revoyant les consultations
enregistrées par Pierre Marty. C’est aussi celle des nombreux auteurs qui ont
valorisé par différents moyens l’écoute du corps dans leur travail
thérapeutique comme Marie-Lise Roux (Roux, 1984), Monique Dechaud-Ferbus (Dechaud-Ferbus, 2011) ou Chantal Frère-Artinian (Frère-Artinian, 2011).
Julia Kristeva leur
apporte le soutien de l’opposition entre sémiotique et sémantique. La pulsion
de mort ne signifie rien au niveau sémantique, mais elle trouve un moyen
d’expression à travers le sémiotique. Une absence de
signe est encore un signe, tout au moins pour un scientifique. Pour le
vulgaire, l’absence de développement d’une colonie microbienne sur une boite de Petri est normale. Pour le bactériologue, c’est le
signe que quelque chose de spécial se produit sous ses yeux. De même, pour le
vulgaire, l’absence de déformation de la réalité dans un rêve ne signifie rien,
mais pour un analyste, cette absence est hautement significative. Mais pourquoi
cette signifiance de l’absence de signe se traduirait-elle justement par des
expressions dans le domaine du sémiotique ?
Un théâtre
pour le Je :
C’est ici que la notion de chora peut nous aider. Comme dans la cosmogonie
fantastique imaginée par Timée, l’espace dans lequel advient la signifiance
n’existe pas d’emblée. Il doit être créé. Pour que Fleming s’étonne de
l’absence de croissance des bactéries, il fallait que Petri invente la boite qui porte son nom. La situation psychanalytique se développe
si le patient est allongé sur un divan, si l’analyste est assis derrière lui,
et s’ils se rencontrent assez longtemps et assez souvent. Lorsque la pulsion de
mort est au premier plan, elle s’exprime par le fait que rien ne se produit
dans ce cadre, comme dans le cas de Didier. En s’intéressant aux tableaux
peints par Didier, Julia Kristeva s’intéresse certes au
sémiotique, aux formes, aux rythmes, aux couleurs. Mais elle crée aussi
un espace dans lequel l’analyste et le patient peuvent regarder ensemble ces
expressions sémiotiques.
Dans les séances de psychothérapie avec de très jeunes
enfants, ou avec des enfants très régressés, on observe souvent que le premier
« jouet » dont se sert l’enfant est une partie de son corps. Il se
sert d’une de ses mains ou d’un de ses pieds pour représenter un personnage qui
va devenir le protagoniste d’un jeu. Avec le progrès de la thérapie, et alors
même que le langage reste rudimentaire, un espace imaginaire se déploie entre
le corps propre de l’enfant et celui du thérapeute. Il devient très tôt possible
pour le thérapeute et pour l’enfant de regarder ce qui se passe sur la scène de
ce théâtre, qui va progressivement se circonscrire à l’espace situé entre
l’enfant et le thérapeute, puis à la surface de sa table, puis à la feuille de
papier où l’enfant dessine, puis à l’espace situé entre l’enfant et le
thérapeute quand l’enfant peut se contenter de parler, et enfin à la situation
divan-fauteuil dans l’analyse proprement dite, où la part faite au sémiotique
persiste, mais est aussi réduite que possible.
Il me semble qu’en regardant les photos de
Didier, ou en s’intéressant aux expressions sensorielles de Martine, Julia
Kristeva a créé, à partir de la chora sémiotique,
une arène pour le transfert, ou un « Théâtre du Je » (Mc Dougall, 1982). Sur cette scène, le « Je »
hypertrophié de Didier, entièrement tourné vers le monde extérieur, et coupé
des deux autres maîtres du Moi, qui sont le Ça et le Surmoi, peut commencer à
dialoguer conflictuellement avec eux.
Gilbert Diatkine
Références
Benveniste
E. (1939) : Nature du signe linguistique. In Problèmes de linguistique
générale, Gallimard, Paris, 1966.
Benveniste
E. (1956a) La nature des pronoms. In
Essais de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1956, 435p.
Benveniste
(1956b) : Recherches
sur la fonction du langage dans la découverte freudienne. Essais de linguistique générale, Gallimard,
Paris, 1956, 435p.
Benveniste
E. (1958) : De la subjectivité dans le langage. Problèmes de
linguistique générale. Gallimard, Paris, 1966.
Benveniste E. (1967) La forme et le sens du langage.
Actes du XIIIe congrès de la Société de Philosophie de Langue Française. In
Problèmes de linguistique générale, II.
Benveniste E. (1969) : Sémiologie de la langue. In Problèmes de linguistique générale, II.
Dechaud-Ferbus M. (2011) : La psychothérapie psychanalytique corporelle.
L’inanalysable en psychanalyse. Le divan par devant. L’Harmattan,
Paris, 190p.
Dechaud-Ferbus M. (2011) : Cet autre divan. Psychanalyse de la mémoire du
corps. PUF, Paris, 289p.
Denis P. (2002) Un principe d’organisation-désorganisation. Rev.franç.Psychanal., 5/2002, 1799-1808.
Denis P. (2020) La pulsion de vie ou Éros sans sexe (à
paraître)
Diatkine G. (2000): Le surmoi culturel. Rev. franç. Psychanal. , 5/2000, 1523-1588.
Diatkine G.
(2020a) : Les civilisations n’ont plus de surmoi ! Psychologie
clinique et projective,26, 13-30.
Diatkine G.
(2020b) : L’auto-analyse, destin possible de la fin de la cure ?
L’auto-analyse et les très longues cures. Rev.fr.Psychanal., 84,(3) : 641-651.
Fain M. (1970)
Prélude à la vie fantasmatique, in Revue franç. Psychanal. 2-3/1971, pp.717-755.
Frère-Artinian Ch. (2011) :
Le travail de la trace en séance. In Dechaud-Ferbus M. (2011) : La psychothérapie psychanalytique corporelle.
L’inanalysable en psychanalyse. Le divan par devant. L’Harmattan,
Paris, 190p
Freud S. (1887-1902). La
naissance de la psychanalyse. Lettres à Wilhelm Fliess. Notes et plans. Publiés par Marie Bonaparte, Anna Freud et Ernest Kris.
Traduit par A. Berman. Paris, Puf.
Freud
(1904) : De la psychothérapie. Tr.fr. A. Berman, in De la technique psychanalytique,
PUF, Paris, 1953, 142p.
Freud S.
(1907) L’homme aux rats. Tr. fr. Marie Bonaparte et
Rudolph M. Loewenstein in Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1955.
Freud S.
(1908) La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes.
Tr. fr. D. Berger, in La vie sexuelle. PUF, Paris, 1969.
Freud S. et
Jung C.J. Correspondance I 1906-1909 , II 1910-1914 . Ed. W. Mc Guire, Tr. fr. R. Fivaz-Silbermann Gallmard, Paris, 1975.
Freud S.
(1912) : Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse. Tr. fr. J. Laplanche, in Contributions
à la psychologie de la vie amoureuse, in La vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.
Freud S.
(1912-1913) Totem et tabou. Quelques
concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés. Tr. fr. Marielène Weber,
Gallimard, Paris, 1993.
Freud
(1913) L’intérêt de la psychanalyse. Tr.fr. P.-L. Assoun, in Résultats, idées, problèmes, I,
PUF, Paris, 1984.
Freud S. (1914) : À
partir de l’histoire d’une névrose infantile. In Cinq
psychanalyses. Paris, Puf. 1990.
Freud S.
(1915) Deuil et mélancolie. Tr. fr. J. Laplanche et
J.-B. Pontalis in Métapsychologie, Gallimard, Paris,
1968.
Freud S.
(1915b) Observations sur l'amour de transfert. Freud Tr.fr. A.Berman, in De
la technique psychanalytique, PUF, Paris, 1953
Freud
(1919) « Un enfant est battu ». Contribution à la connaissance de la
genèse des perversions sexuelles. Tr.fr. D. Guerineau, in Névrose, psychose et perversion, PUF,
Paris, 1973.
Freud S.
(1921) Psychologie des foules et analyse du moi. Tr.fr.P.Cotet, A.Bourguignon, J.Altounian, O.Bourguignon et A. Rauzy, in Essais
de Psychanalyse, Payot, Paris, 1981.
Freud S.
(1923a) Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation des rêves.
Tr. fr. J. Laplanche in Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985.
Freud S.
(1923b) Le moi et le ça. Tr.fr. J. Laplanche, in Essais de Psychanalyse, Payot, Paris, 1981.
Freud S.
(1924) Le problème économique du masochisme. Tr. fr. J. Laplanche, in Névrose, psychose et
perversion, P.U.F., Paris, 1973.
Freud S.
(1925) La négation. Tr.fr. J. Laplanche, in Résultats, idées, problèmes II.
P.U.F., Paris, 1985.
Freud (1929) :
Le malaise dans la culture, Tr. fr. P. Cotet, R. Lainé, J. State-Cadiot, in Oeuvres Complètes, Vol. XVIII.
Freud S.
(1937) Constructions dans l'analyse. Tr. fr. E.R. Hawelka, U. Huber et J. Laplanche, in Résultats, idées,
problèmes, II. P.U.F., Paris, 1985.
Green A. (1983) Le langage dans la
psychanalyse. In Langages, IIe Rencontres
psychanalytiques d’Aix-en-Provence. Pp.19-113. Les Belles Lettres, Paris,
1984, 353p.
Kristeva J.
(1969) : Shmeiwtikh.
Recherches pour une sémanalyse. Ed. du Seuil. Points essais. Paris.
Kristeva J.
(1974) : La révolution du langage poétique. L’avant-garde à la fin du
XIXe siècle : Lautréamont et Mallarmé. Éditions du Seuil, Points,
Paris, 2018, 634p.
Kristeva J.
(1987) Soleil noir. Dépression et
mélancolie. Folio essais, Paris, 257p.
Kristeva J. (1989) : À quoi bon des psychanalystes
en temps de détresse qui s’ignore ? In Kristeva J. (1993) : Les
nouvelles maladies de l’âme. Fayard, Paris
Kristeva J.
(1993) : Les nouvelles maladies de l’âme. Fayard, Paris
Kristeva J.
(1996) Sens et non-sens de la révolte.
Pouvoirs et limites de la psychanalyse I. Fayard, Paris, 501p.
Kristeva J.
(2007a) : « Parler en psychanalyse ». Des symboles à la chair et
retour. Rev.fr. Psychanal. 5/2007, 1509-1496.
Kristeva J.
(2007b) Cet incroyable besoin de croire.
Bayard, Paris, 188p.
Kristeva J.
(2016a) Le linguistique, l’universel et le « pauvre linguiste ». In Fenoglio I., Coquet J.-Cl., Kristeva J., Malamoud Ch. Et Quignard P. : Autour
d’Emile Benveniste. Ed. du Seuil, Paris, 391p.
Kristeva J.
(2016b) : Je me voyage. Entretiens avec Samuel Dock. Fayard, Paris,
297p.
Mac Dougall J. (1982) Théâtres du Je. Gallimard Folio, 355p.
Platon : Timée. Tr.E Chambry.
Garnier-Flammarion, Paris, 1969
Roux M.-L.
(1984) : Corps affectés et désaffectés. Rev. Franç. De Psychanal., 6/1984,
1473-1483.
Saussure F.
de (1906-1911) Cours de linguistique
générale, publié par Ch.Bally, A.Sechehaye et A.Riedlinger.
Payot, Paris, 1960, 332p.