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JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE

Colloque de Cerisy 2021

 

 

 

Jean-François Rabain, Julia Kristeva, Danièle Brun à Cerisy, 2021

 

 

Jean-François Rabain

Julia Kristeva, lectrice d’Aragon

 Cerisy-la-Salle, 27 juin 2021                                                      

                                                                             

                                                                             Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini

                                                                             Pas de prunelle abjecte et vile qui ne touche

                                                                             L’éclair d’en haut …

                                                                                        Victor Hugo La légende des siècles

                                                            En exergue de Pouvoirs de l’horreur de Julia Kristeva

 

           Mon intervention se fera en deux parties. Dans un premier temps, je rappellerai ce que Julia Kristeva nous apporte pour mieux entendre la littérature, en particulier l’œuvre d’Aragon, et dans une deuxième partie, je proposerai quelques réflexions sur le roman détruit, brûlé, La défense de l’infini.

 

    « Qui est là ? Ah très bien, faites entrer l’infini », conclut Une Vague de rêve, texte d’Aragon publié en même temps que le Manifeste du surréalisme en 1924. La défense de l’infini est un roman de 1.500 pages, qui devait faire plusieurs volumes et qui sera jeté au feu quelques années plus tard. Aragon s’est-il découragé devant ce monument de papier ? Quel est donc cet infini qui serait à défendre ? Défense et illustration ou interdit ? De quel infini parle Aragon ? L’infini-absence de limite, l’infini de Pascal ou de Kant (« le ciel étoilé »), l’infini des poètes, [1] de l’interprétation, l’infini de l’Autre, de sa transcendance ou de son épiphanie [2] , l’infini du langage ou de la pensée ? [3]

   

Aragon l’a écrit : sa passion est le langage.

« Je peux me consumer de tout l’enfer du monde

Jamais je ne perdrai cet émerveillement

Du langage

Jamais je ne me réveillerai d’entre les mots ». [4]

      

         La rime est miroir et se mire à l’infini, le vers regarde à l’envers, écrit Aragon dans La mise à mort. [5] « Le retour à la rime fait qu’il se brime et se grime, qu’il frime, trime, comme pour s’étourdir et oublier un crime, à moins de le transformer en prime », écrivait Philippe Sollers en 2007, « Aragon a-t-il eu peur de devenir fou ? », dans un texte du Nouvel Observateur [6]

     On peut chercher cet infini à travers mille occurrences chez Aragon, celle des temps brouillés, éclatés, de ses romans (La mise à mort, Blanche ou l’oubli), du Sujet impossible à cerner se cachant derrière les miroirs et les masques, du mentir-vrai comme manifestation paradoxale de la vérité. Mais aussi peut-être dans le féminin et la béance du sexe du Con d’Irène, texte qui a survécu à de La défense de l’infini. Nous y reviendrons.

     

      Pour l’exégèse biblique, un texte n’a jamais fini de parler. Le pouvoir diredu texte est infini. Le pouvoir dire du texte déborde toujours le vouloir dire, il lui reste toujours à dire. [7] Ce pouvoir dire est infini, non parce qu’on peut faire dire aux textes tout et n’importe quoi, mais parce que le lecteur peut entendre ou construire de l’in-ouï, au sens littéral du terme, du jamais entendu, à partir de sa propre lecture. Même chose pour le psychanalyste, qui ne se contente pas d’interpréter le discours qu’il entend, mais qui renvoie le sujet à l’écoute de son propre discours (« sous une forme inversée », dira Lacan après Jakobson). On peut en effet distinguer plusieurs niveaux de lecture. Il y a d’abord ce que le texte veut dire, l’intention de l’auteur. Ensuite ce que le texte peut dire, qui relève de la liberté interprétative du lecteur. Et enfin ce que le lecteur peut faire dire d’inédit ou d’in-ouï à un texte, parce qu’il a le pouvoir, dans un contexte nouveau, de l’emmener ailleurs. Au dernier niveau, il y a ce qui reste caché, secret, inaccessible, l’ombilic du rêve pour Freud. [8]

     Pour l’exégèse biblique, les mots n’ont pas fini de dire ce qu’ils peuvent dire. Il existe en effet un « lire aux éclats », pour Marc-Alain Ouaknine « qui refuse toute lecture d’imposition qui écarterait la turbulence imprévisible, la complexité des phénomènes ». [9] Il s’agit de mettre en place toute une méthodologie d’ouverture, de brisures, qui refuse aux mots et aux idées l’enfermement. L’interprétation met en jeu le mouvement même du penser qui consiste précisément en l’ébranlement des institutions préfabriquées du sens. Il existe une façon particulière de délier la langue pour accéder à la parole. On le voit, par exemple, dans l’humour qui joue avec l’homophonie et le double sens des mots.

     Il y a donc plusieurs façons de raconter l’Histoire, plusieurs façons de raconter la vérité. [10] On doit se méfier de tout ce qui est complet, entier, de tout ce qui se défini comme fini et qui empêche l’infini d’habiter le monde. Dans le judaïsme, il y a toujours quelque chose qui laisse de l’incomplétude à l’œuvre. Il faut laisser une part d’infini en nous-même. Il reste toujours une pièce manquante à l’édifice : circoncision, verre cassé le jour du mariage, brique manquante pour la maison. Cette pratique de la déchirure, de la dislocation du texte, de la trouée et de la fente, Aragon la retrouve dans la poésie et ces pages du Con d’Irène, fragment conservé de La défense de l’infini, où il célèbre le sexe de la femme avec une écriture de feu, un feu de lettres, Feux de joie, langue ardente de l’orage.

       Quelle sidération, les étudiants de l’université de Paris-Diderot ont-ils pu vivre, le 7 mars 1995, lorsque Julia Kristeva leur fit lecture de cette page d’Aragon qui célèbre le sexe féminin, décrit par ses contours et par ses bords. Il faut entendre cette description emplie de sensations, d’émotions et de désir : [11] « Si petit et si grand ! C’est ici que tu es à ton aise, homme enfin digne de ton nom, c’est ici que tu te retrouves à l’échelle de tes désirs. Ce lieu, ne crains pas d’en approcher ta figure, et déjà ta langue, la bavarde, ne tient plus en place, ce lieu de délice et d’ombre, ce patio d’ardeur, dans ses limites nacrées. O fente, fente humide et douce, cher abîme vertigineux (…) Touchez, mais touchez donc. Touchez ce sourire voluptueux, dessinez de vos doigts le hiatus ravissant ».

      Révélation ou ivresse sacrée devant L’Origine du monde peint par Courbet, Julia Kristeva note l’aspect religieux de ce dévoilement. Il s’agit d’une « église », d’une « ogive sainte ». « Irène est comme une arche au-dessus de la mer ». [12] Un palais, un écrin, une alcôve, une bouche de communion qui est en même temps un abîme, écrira Philippe Sollers. [13] L’écriture poétique d’Aragon lie la jouissance sexuelle à la jouissance de la langue. Ouragan sensoriel et langue ardente de l’orage... « La confrontation de l’état érotique et de l’état d’écriture révèle et annonce une autre jouissance : celle des métaphores », écrit Julia Kristeva. [14]
    

     En relisant Aragon, Julia Kristeva nous montre que, bien au-delà de son aspect formel, la littérature est d’abord une expérience, c’est-à-dire une découverte de l’apparition dans la langue d’un innomé jusqu’alors, enraciné dans le vécu, le passionnel et l’archaïque. La littérature comme expérience de la vie psychique croise ainsi l’expérience de la psychanalyse. Dans Sens et non-sens de la révolte, Julia indique que depuis un siècle environ un évènement a marqué profondément l’expérience littéraire européenne, c’est la rencontre de la littérature avec l’impossible.  Amorcée par le romantisme allemand, Novalis, Schelling, Hölderlin,/ Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé, en France, la littérature renonce au rôle du beau langage, à la poésie décorative, à la rhétorique vide, elle se fait exploratrice des ressources mêmes du verbe - que dire ? comment dire ? que signifie dire ? faire et défaire le sens - elle explore les impasses de la conscience et s’associe à la folie. Rimbaud avait déjà indiqué le chemin en explorant les états-limites où la pensée se ressource aux sensations, au « dérèglement de tous les sens », une pensée qui s’achemine vers un langage fulgurant, vers une illumination. Jusqu’où peut donc aller la littérature comme voyage au bout de la nuit, comme limite de l’absolu, comme limite du sens, limite de la psyché et limite du délire ?

     

    Cette littérature comme pensée de l’impossible, dissout l’apparente cohérence du raisonnement et déploie une nouvelle dynamique de la pensée. C’est une littérature de l’a-pensée (avec un a privatif), c’est ainsi que la nomme Julia Kristeva. Il s’agit d’une écriture-pensée qui explore les logiques de l’impossible, la logique du rêve, la logique de la contradiction, la logique des limites du pensable, comme l’utopie d’une logique libérée des contraintes de l’action et du jugement. Une littérature qui met également en coprésence pensée et sexualité.

     La révolte surréaliste a essayé de spécifier en quoi consiste l’insoutenable de cette variante de la pensée que l’être humain accomplit en écrivant. [15]  « C’est à la poésie que tend l’homme », écrit Aragon. « Le Surréalisme est l’emploi dérèglé et passionnel de la provocation sans contrôle de l’image, pour elle-même et pour ce qu’elle entraine de perturbations imprévisibles et de métamorphoses. Chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers », écrit Aragon dans Le paysan de Paris. [16] Pour André Breton, il existe une pensée aux limites du pensable : une pratique du langage libérée des freins de la conscience jugeante. Comme Freud, dont il s’inspire avec l’écriture automatique qui est une réplique de l’association libre, Breton ouvre cette autre scènequi est celle de l’inconscient et des puissances du rêve. « L’homme, ce rêveur définitif » est quasiment l’incipit du premier Manifeste du surréalisme.

      Ce qui est dit pour l’écriture, vaut également pour la parole sur le divan. La libre association donne accès à des formes verbales qui suivent les logiques du rêve, par condensation ou déplacement, par métaphore ou métonymie, par ressemblance ou continuité, diront Jakobson et Lacan. « Voilà comment j’avance d’un mot à l’autre, d’un texte à l’autre, d’un corps à l’autre, un peu somnambule, un peu halluciné, un peu fou, mais toujours cette même route, suivre le cours d’une pensée, associer, voyager, s’en aller sur la mer. Une pensée c’est de l’encre, c’est l’océan… », écrit Philippe Sollers dans son dernier livre Agent secret. [17]

 

    André Breton et Aragon ont poussé à l’extrême cette rencontre de la littérature avec l’impossible. Ce dont se réclament les surréalistes n’est plus un art, mais une révolution de la pensée. Il s’agit d’atteindre à un type d’illumination ou de merveilleux à travers le culte de l’écriture, de l’écriture comme accès privilégié ou source de l’a-pensée. [18] Cette exigeance conduira le groupe surréaliste à la recherche d’un nouveau style. Il s’agit de créer une autre langue à l’aide de l’écriture automatique, des récits de rêves, des collages, des fragments.  Dans Le Traité du style, Aragon a cette définition : « J’appelle style, l’accent que prend à l’occasion d’un homme donné, le flot par lui répercuté de l’océan symbolique qui mine universellement la terre par métaphore ». « Le style ouvre la langue de telle manière que chaque individu, chaque homme donné, soit le représentant de l’océan symbolique, de l’infini de la langue, auxquels nous sommes conduits si nous tenons compte de la confrontation avec l’éphémère, l’humour et l’image », commente Julia Kristeva.

      Un mot sur l’image et sur la métaphore, et sur la possibilité d’ouvrir cet infini. C’est par la dé-coïncidence d’avec ce-qui-a-déjà-été-dit, que l’on peut rouvrir les portes du langage et entendre le non entendu, l’in-ouï, nous propose François Jullien. Seule la décoïncidence avec le langage convenu, le langage déjà toujours arpenté, peut faire émerger ce que nous avons sous les yeux mais que nous ne percevons plus. [19] Cette pratique de la dé-coïncidence, qui laisse entendre l’inouï, est celle de la poésie. Le Bateau ivre en reste un des plus beaux exemples. « Et j’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir », « la circulation des sèves in-ouïes », « ô future Vigueur ». La langue ne doit plus rester canalisée dans son simple énoncé, elle doit s’arracher à l’ornière du déjà vu, du déjà dit, du déjà pensé. Il s’agit de retirer le mot de son emploi convenu, de le faire dé-coïncider de son usage, pour l’ouvrir à un autre possible, auparavant insoupçonné. Il faut se décoïnciderde ce qui a déjà été dit pour faire entendre de l’inouï. « Fleurs d’ombre », « lichen de soleil », « morves d’azur, « azur vert », « vin bleu », [20] introduisent la décoïncidence. Le langage connait ici le même désarrimage ou la même « dérade » que le bateau divagant d’Arthur. Telle est pour François Jullien, l’ébriété du poème. On y force la clôture des mots pour les ouvrir vers un incommensurable, pour les charger d’infigurable.

     La métaphore est, en effet, dans la langue beaucoup plus qu’une « figure », fut-elle la reine des figures du discours. Elle n’a pas qu’une fonction décorative ou d’embellissement. Elle n’est pas seulement un trope de la ressemblance, de la comparaison ou de l’analogie, comme pour Fontanier. La pensée classique, pour François Julien, n’a pas reconnu ce que produit l’intrusion de l’autre au sein du même, ce en quoi consiste la métaphore. [21] Dire : « c’est un lion », n’est pas la même chose que de dire : « il est fort comme un lion ». Cette effraction de l’autre au sein du langage, offre la possibilité d’y dire l’inouï. Exemple, ce vers du Bateau Ivre : « Les flots roulant au loin leurs frissons de volets ». En se transposant dans la mer, les raies striées des volets font paraitre à vif et restituent, dans l’essor d’une sensation non encore emboitée dans le langage, le tremblement palpitant des vagues dans leur ondulation sans fin. La métaphore, par son transport dans de l’autre, fait surgir ce qui n’avait jamais été entendu, l’in-ouï, le non-ouï, et les « sèves inouïes » du Bateau désamarré.

      

    « Métaphores ? Non, métamorphoses… », écrit Julia Kristeva dans son livre Colette. [22] Dans Les vrilles de la vigne, le rossignol, le roi du chant, émerveille Colette par sa voix. Déjà, les allitérations du titre, tout en labiales vibrantes et mouillées, (VR/ILLE et V/IGNE), le laissaient entendre. Les vibrations de la bouche, la profusion de VV, sont associées par Colette à un état de perte de soi et de fièvre propice à l’écriture, nous dit Julia. Par ailleurs, le rossignol, oiseau qui est associé dans la symbolique à l’érection du sexe masculin [23] , fait couple avec la vigne, il craint d’en être le prisonnier. « N’entend-on pas la même consonne palatale liquide gn dans rossignol et dans vigne, comme s’ils se répondaient en écho ou en miroir, duo ligoté par un même plaisir de bouche, par une avidité assoupie ? », écrit Julia. Ivresse amoureuse, donc... « Mais, d’emblée, la musique des mots suggère que le rossignol ne figure pas simplement l’homme ni même son désir ; l’oiseau musicien évoque l’artiste qui tient la plume, et son être fluide le porte à s’identifier avec ses partenaires pour en faire un monde – le monde de son chant », écrit Julia. [24]

     « J’ai vu le rossignol chanter sous la lune », écrit Colette. Le je de Colette s’immerge dans la voix. Colette s’écoute écrire. [25]  « J’entends encore à travers les notes d’or, les sons de flûtes graves, les trilles tremblées et cristallines… », écrit Colette. « Les vrilles menaçantes sont remplacées par des trilles. Moi, j’entonne le chant du rossignol, le rossignol c’est moi », souligne Julia.

     Cette cantilène onirique, tout en jeux de mots, sonorités et identités croisées, renvoie au moi de Colette que les vrilles du désir avaient ligoté. « La langue absorbe dans son tressé/serré les trilles du rossignol… ». « Écoutons les triolets des trilles, les triades de cette incantation, les triples répétitions de mots et la reprise par trois des tournures syntaxiques. Nous assistons ici non pas au dépassement des intrigues du désir mais à leur transsubstantiation, mot de Proust mais aussi d’Aragon. « Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne… », écrit Colette.

 

     Le rossignol et la vigne sont les deux métaphores polymorphes et croisées de Colette elle-même, de ses désirs et de ses dépassements sublimatoires, écrit Julia Kristeva. « La justesse et la concision onirique de l’écriture de Colette en font plus que de simples images de rhétorique : elles sont la réalisation même du changement en cours. Mieux que des métaphores ce sont des métamorphoses », écrit Julia. « Les trilles du rossignol sont ceux de Colette elle-même ». « Le moi ne se compare pas au rossignol ni ne se prend pour lui : « Moi est le rossignol », « moi » est la nuit sonore ». Les allégories de Colette, comme ses métaphores, sont des métamorphoses parce qu’elles saississent l’objet nommé (le rossignol, la vigne) dans son impact sensible sur le sujet. Le lecteur bascule des mots aux choses. « Colette, écrit Julia, croque la vigne toxique et se coule dans la gorge du rossignol. Les vrilles de la vignefont du style une expérience de transsubstantiation. La musique des trilles l’emporte sur le sens de l’alphabet en vrilles ». « Ces vocables rares qui brisent le récit ne seraient-ils pas en définitive des indices de l’irreprésentable ? Il y a de l’insensé dans la chair du monde disent les vrilles/trilles, et la sonorité des mots/ qui brouille la logique/ en est l’indice fiévreux ou enjoué », écrit Julia. [26]

 

      Même cantilène chez Aragon avec le trèfle dans Blanche ou l’oubli. L’écrivain qui a érigé la catachrèse, la figure de l’oubli, comme horizon ultime de son roman, évoque ce lieu où nait le langage, « ce lieu entre penser et parler, cette chambre interdite où se marient et divorcent sans fin les mots et les rêves ». [27] L’écrivain évoque « les phrases défaites comme des chevelures, les syntaxes brisées, la chanson morte, kaléidoscope des cris, apocalypse dans une goutte d’eau, tout n’est qu’une bouteille à la mer ». [28] Cette bouteille à la mer lancée à travers l’inconnu, cette bout-à-la mer, ce bout-à-l’âme, devient pour Aragon, un beach-la-mer, un bichelamar où se mêlent les mots de plusieurs langues (…) « Dans mon bichlamar à moi se heurtent plus de mots que des Iles Aléoutiennes à la Tasmanie ». Il prend l’exemple du trèfle pour illustrer la complexité du langage intérieur dont il est habité ; ce trèfle dont les racines courent sous les pavés de sa maison de Saint-Arnoult. Sous les pavés, la pageet le trésor des signifiants. Trèfle envoie à triple, à truffe, à trouvaille, à trifouillis, à trafaret, trafite, trefole, en russe, à trifle en anglais, trüffel, tartuffeln en allemand, à trefeul, celui qui au 16e siècle trouve les trèfles à quatre feuilles, ce qui, par association, fait surgir dans la mémoire d’Aragon le souvenir de son camarade Tréfouel, lui-même expert en trèfle à quatre feuilles. Un nom reste comme en suspens dans l’énumération d’Aragon : le patronyme d’Elsa (Triolet).

       « Ces buissons de mots qui s’accrochent entre eux tout aussi bien que le trèfle entre les pavés, ce « patois de ma tribut sauvage », Aragon lui donne, après Léon-Paul Fargues, le nom de potasson. « Comment se façonne l’âme d’un individu, ce lieu où nait le langage ? [29] Ici où l’homme est abandonné à la seule force de son âme, le désert intérieur, ce lieu de conscience où se fait le passage à la parole, ce champ où germent les signes, les trèfles entre les pavés... Toute la vie n’aura été qu’arracher de ce lieu la chevelure des trèfles, pour voir ce qu’il y a derrière les mots, dans leurs racines, (…) à la seule force, au seul vent, au cyclone de son âme, cette terre du retour à l’univers d’avant les mots, cette terre noire de l’âme. Je suis là sur mes pavés mentaux, à parler cette langue pour moi seul, arracher mes trèfles… ». [30]

     

        L’objectif de la nouvelle poésie est « la transsubstantiation de chaque chose en miracle », écrit Aragon dans Le Traité du style, en consonance avec le Rimbaud des Illuminations et avec le mot de Proustqui demande au verbe écrit de se faire chair par « transsubstantiation ». [31] Pour Mallarmé : « Le vers ne doit pas se composer de mots mais d’intentions et toutes les paroles s’effacer devant les sensations ». Dans Le Paysan de Paris, Aragon définit le Surréalisme comme « l’emploi dérèglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers ». [32] L’image est vecteur essentiel de la création littéraire, pour Aragon. « La parole poétique métamorphose le monde et lui restitue toute sa beauté émerveillée », écrit Philippe Forest dans sa biographie d’Aragon. [33]

      

      Quelles sont les conditions pour qu’advienne l’alchimie du verbe et l’a-pensée ? Comment advient l’imaginaire ? questionne Julia Kristeva. L’a-pensée déploie dans la chair de la langue les polyvalences des métaphores, les ressources sémantiques des sons, et jusqu’au battement des sensations ; une constellation de significations déplie alors les secrets de l’être parlant et l’associe aux pulsations du monde. « L’écriture de l’a-pensée couvre et dénude la substance de la langue pour laisser imaginer la germination du sens dans le désir sensible », écrit Julia. [34] L’exemple cité du Con d’Irène montre qu’il n’y a pas de chair plus troublante que la chair de l’écriture.

 

II/ Retour sur Défense de l’infini. [35]

                                            

                                                     « On ne sait pas tout l’infini qui tient dans un nom propre »

                                                                                                           Littérature N°2. [36]

                                                          « Je vous réserve une infinité de surprises infinies »

                                                                                                        Le Paysan de Paris. [37]

                                                      « Je ne suis ni les règles du roman ni la marche du poème                                       .                                                        Je pratique tout éveillé la confusion des genres ».

                                                                                                           La défense de l’infini. [38]

 

       On n’a jamais fini de s’interroger sur La Défense de l’infini, ce roman fantôme d’Aragon, [39] quatre années d’écriture jetées au feu dans une chambre d’hôtel à Madrid en octobre1927. [40] Aragon tente de se suicider dix mois plus tard à Venise, en septembre 1928. L’autodafé de Madrid aura préparé le suicide de Venise, écrit Philippe Forest. [41]

     « Je l’ai détruit ou pas, ce roman (…), brûlé, brûlant, brûlé, quatre ans de ma vie secrète, quatre ans de ma folie… », écrit Aragon dans Henri Matisse, roman, en 1971. [42]

        Et dans Chant de la Puerta del Sol [43]  :

« Alors j’ai déchiré quatre années de ma vie

De mes tremblantes mains (…)

Quatre ans les feuilles/ de quatre ans rameutées

Pour le feu projeté/ les flammes tout à l’heure (…)

Des cris se taisent dans le vol des cendres 

Des secrets/

/Le papier

Se racornit avec sa bouche de feu sur l’écriture (…)

                                    

      Comment comprendre cet autodafé et l’abandon de ce monument de papier ? Aragon évoque, dans Henri Matisse roman, ces centaines de pages « couvertes de cris et d’écritures, ici et là froissées, recollées, grouillant de mots impurs, de ratures, d’intrus, d’ivrognes, de putains, de collages… », dans lesquelles il explique vouloir se cacher. [44]

      Faut-il comprendre ce geste comme l’expression d’un trouble identitaire se révélant dans un moment de crise ? On pense à Rimbaud jetant au feu ses exemplaires d’Une saison en enfer et demandant à Paul Demeny de brûler ses vers. [45] Est-ce un geste de mortification vis-à-vis de la femme qu’Aragon aime alors, Nancy Cunard, témoignage de la passion qui le possède et du désespoir qui l’a saisi ? [46] Ou faut-il encore entendre ce geste comme le risque d’une écriture qui explore les limites, la passion du multiple, sous le double regard de l’infini et de la mort ? [47] On connait la poétique de l’infini qui imprègne Aragon depuis Une vague de Rêve : « Qui est là ? Ah, très bien. Faites entrer l’infini ». [48] Dans la Préface du Libertinage, Aragon écrit : « Quelqu’un va-t-il prendre la défense de l’infini ? ». [49] Défense et illustration. Cette mystique de l’infini conduit l’écrivain à écrire à l’infini et à parler une langue de feu, « Je parle un langage de décombres où voisinent les soleils et les plâtras », écrit Aragon dans Le traité du style. [50] Drieu La Rochelle reconnaitra à l’écrivain la beauté de cette tentation de l’absolu. [51]

      

      On peut interroger cette rage de détruire que l’on entend dans les poèmes de La grande Gaité, au titre antiphrase. [52]

« Tout est faux/

J’écris ceci dans un café de Venise/

Tout est faux y compris l’amour ». [53]

 

« Je comprends aujourd’hui ceux qui se mutilent

Ceux qui crèvent leur tympan pour ne plus

Entendre un nom qui les fatigue

Leurs yeux pour ne plus voir la langueur d’autres yeux

Ceux qui lacèrent leurs lèvres afin

De les rendre hideuses, de les

Rendre impropres aux baisers

(…) Je comprends ceux qui s’émasculent ». [54]

        

Doit-on rapporter la tentative de suicide à Venise à la jalousie que l’écrivain éprouvait envers Henry Crowder, le musicien noirque Nancy Cunard avait pris pour amant ? Sur le chemin de son retour à Paris, Aragon s’arrête à Milan et assiste quatre, cinq fois de suite à la représentation d’Otello, le maure de Venise, à la Scala de Milan. [55] Aragon évoque longuement le thème la jalousie et Othello dans La mise à mort. « La mise à mort est un livre sur la jalousie », écrit-il. (p. 28). Le drame d’Othello traverse tout le roman. Aragon écrit Anthoine, son double, avec un h comme le Othello de Shakespeare.

     La mise à mort « est aussi un livre sur la pluralité de la personne humaine », écrit Aragon (p. 473). Les deux personnages de La mise à mort, Alfred et Anthoine, sont les images dédoublées de l’auteur qui apparait multiplié, divisé, éclaté, dans une mécanique des reflets. [56] Le tourment de l’auteur est d’avoir perdu son image dans la glace. (p. 25, 28). Un double efface son image et Aragon se retrouve devant une hallucination négative, définie comme la représentation de l’absence de représentation. « La mise à mort n’est qu’une variation sur l’idée de miroir où, pour moi l’échelle des reflets va de la lumière aveuglante aux ténèbres, le miroir pouvant aussi bien être obscur que lumineux, servant aussi bien à montrer, qu’à déformer, à cacher », écrit Aragon. Le miroir est à la fois révélateur et écran, comme le souvenir-écran pour Freud qui révèle et masque à la fois. Ce que l’écran révèle est à la fois reflet, transparence ou masque. Dans Après-dire, texte écrit après le roman, Aragon révèle tout. L’image de Fougère, l’héroïne du roman, est inventée pour cacher Elsa. [57] Elsa mon miroir. Elsa, l’indispensable image du narcissisme défaillant de l’écrivain.

    

      Le miroir figure un double mais aussi un rival. « La scène finale de La mise à mort rejoint la colère homicide des jaloux et le drame d’Othello », écrit Aragon. Le dernier chapitre du roman, Le miroir brisé, est une mise en scène du suicide de Venise. Aragon brise l’ultime miroir et tue le double qui le poursuit. [58]

      La jalousie, cependant, n’est pas, pour Aragon, une passion banale ou sordide. La jalousie est le propre de l’homme, écrit-il, elle n’est pas « cette jalousie bestiale, sentiment du propriétaire lésé, dont le ridicule fait le succès des comédies (de boulevard) ». [59] La jalousie pour Aragon est une passion plus haute. Il n’y a pas d’amour sans jalousie. Elle exprime l’absolue nécessité de l’Autre, l’amour et le regard d’une femme indispensable pour retrouver une cohérence et une unité, surtout pour un homme qui craint de perdre son image dans la glace. Aragon a survécu grâce à Elsa. Perdre Elsa, serait plus ou moins se retrouver à Venise. « A Elsa Triolet, sans qui je me serais tu », est la dédicace des Cloches de Bâle. On pourrait lire : « Sans qui je me serais tué ».

   

      L’autodafé n’a donc pas fini d’interroger. [60] . [61] Dans Avant-dire, préface écrite en 1964 pour Le Libertinage, Aragon souligne sa compulsion à écrire. « Je ne me souviens pas d’un temps où je n’ai pas écrit ». Il insiste sur sa « volonté de roman ». Il avoue environ 60 romans écrits avant ses dix ans. « Dès le plus jeune âge, j’appartenais à cette espèce zoologique des écrivains pour qui la pensée se forme en écrivant », écrit-il. [62]

       La destruction de Défense de l’infini a été précédée par bien d’autres disparitions.  [63]   Dans Avant dire, Aragon raconte qu’il a fait disparaitre « une série de quatorze romans » que « la pudeur de ses sept ou huit ans lui a fait détruire ». Subsistera Quelle âme divine !une pièce très courte écrite à 10 ans, qui raconte le déménagement d’une famille à Saint-Pétersbourg et qui est la transposition du déménagement de la propre famille d’Aragon pour la rue Saint-Pierre à Neuilly. [64] Les personnages de Quelle âme divine renvoient, sous des transpositions diverses, à la véritable identité des parents de l’écrivain. [65] On y aperçoit un vieux monsieur dont il faut se débarrasser qui évoque le père-parrain d’Aragon, Louis Andrieux. La pièce est dédiée à Marguerite, le nom de la mère d’Aragon. En offrant ce cadeau à sa « sœur », c’est-à-dire à celle qui était sa mère, le petit Aragon se fait, comme Œdipe, un déchiffreur d’énigme. Il utilise l’écriture romanesque pour l’élucidation du roman familial.

     

      Aragon eut très tôt, et contre ses amis surréalistes, l’ambition de réinventer le roman. Non seulement le roman est « une machine à fixer des secrets », écrit-il dans les Incipits, mais il s’écrit clandestinement et avec La Défense de l’infini, il se détruit. Ce genre littéraire, anachronique, cacophonique, carnavalesque, où plusieurs voix toujours se combattent fut le lieu de toutes les tensions et contradictions de l’auteur, écrit Daniel Bougnoux dans l’édition de La Pléiade. [66] Dans les derniers romans, La mise à mort, Blanche ou l’oubli, le texte dialogal fait alterner les locuteurs. La pluralité des personnages et des voix qui feuillètent le discours font éclater la notion de Sujet et égarent le lecteur. On ne peut manquer de faire un lien entre roman et mensonge familial. « Mentir est le propre de l’homme. C’est par cette propriété du mensonge qu’il avance, qu’il découvre, qu’il invente, qu’il conquiert. La forme la plus haute du mensonge, c’est le roman où mentir permet d’atteindre la vérité », écrit Aragon dans La mise à mort. [67]

 

      Philippe Sollers propose une hypothèse. [68] L’explication que l’on donne généralement de la destruction du manuscrit brûlé à Madrid, remarque-t-il, est le plus souvent autobiographique. Nancy Cunard, la jalousie, le manque d’argent, etc… Cependant, à cette époque, Aragon bascule du côté du pouvoir. Il rejoint le parti communiste français. Et avec lui, la privation d’une certaine liberté. Avant cette date, Aragon a rédigé des textes anarchistes, explosifs, érotiques : Le libertinage, Le paysan de Paris. Pour Sollers La défense de l’infini est la défense du corps et de la liberté. En s’inscrivant au parti communiste, Aragon renonce à son corps et à cette folle liberté lui faisant « changer de lit, changer de corps », s’éparpillant au milieu des sensations et des expériences sans lendemain. [69] « Salut à toi Parti, ma famille nouvelle. Salut à toi Parti, mon père désormais », écrit Aragon en 1954. [70] Après l’autodafé, après la destruction du texte de La défense de l’infini, Aragon se voit « expulsé de son corps ou mis à côté de son corps », écrit Philippe Sollers. Après le ralliement au PCF, l’écrivain se trouve face à une impasse littéraire. Il refusera de reconnaitre Le Con d’Irène, comme ses autres textes érotiques et provocateurs.

    

        Cette liberté qu’évoque Sollers, Aragon la retrouve dans ses derniers romans qui sont autant de fascinants miroirs. La mise à mort, Blanche ou l’oubli, sont des textes puzzle, collages, d’une écriture éclatée, métaphorique, où Aragon vieilli retrouve toute l’inspiration de sa jeunesse. « Ce fantasme d’un recommencement ou d’un mouvement perpétuel rejoint celui d’une écriture interminable (infinie ?), ou plus exactement celui d’une écriture qui rejoint le flux et le jaillissement de la parole » écrit Daniel Bougnoux. [71] Non seulement, notre conscience n’a rien de linéaire mais elle se déroule sur plusieurs scènes ou plusieurs niveaux simultanément. La fuite des idées, la métaphore, la censure et l’oubli, (comme le montrera le roman Blanche ou l’oubli en 1967), le style oral, la fragmentation des intrigues, le barriolage carnavalesque, font du texte aragonien une immense exploration du champ de la pensée et un outil de connaissance. L’écriture d’Aragon rejoint parfois celle de l’association libre. Elle explore les abymes de la conscience, ces abymes que précisément La défense de l’infini se proposait d’explorer. « Écrire, c’est analyser la parole, la fixer dans sa capillarité, ses ramifications tenues aux bords du silence, dans ses allusions, ses alluvions… Toute phrase est un delta, un sentier qui bifurque (…) C’est une conscience qui se parle et qui se change en texte, frénétiquement, interminablement », écrit Bougnoux. « Tout m’est également parole », écrit Aragon dans une lettre à Jacques Doucet, en 1923 [72] . On comprend la fascination que peuvent exercer les romans d’Aragon sur les psychanalystes.

      

      « C’est le langage qui constitue le vrai sujet et le héros principal de Blanche ou l’oubli », écrit Roman Jakobson. [73] . Ce qui caractérise en effet la dernière période de création d’Aragon, c’est la place centrale qu’y occupent ses réflexions sur le langage. Dans Blanche ou l’oubli, Gaiffier, l’alter-égo de l’auteur, décrit la passion poétique et linguistique de cette époque pour « le cheminement des mots, leur façon de s’accrocher les uns aux autres, en dehors du vocabulaire d’un langage reconnu, défini, colmaté ». La limite entre les deux personnages du roman, son auteur et le linguiste Geoffroy Gaiffier, [74] , tend à s’effacer malgré tous les traits qui les différencient. [75] Cette « poésie de la linguistique », écrit Jakobson, est illustrée par les exemples d’annominations fantaisistes telle que les variations sur le mot trèfle ou la déclinaison interne des mots (seul, soul, saule, sel, sale…). « Le poète et le linguiste comprennent et affrontent, chacun, l’art du mot et la science du mot qui dépasse l’héritage de l’expérience collective pour s’ouvrir le domaine individuel ». Dans Blanche ou l’oubli, l’écrivain pratique une langue disloquée sous la pression de l’affect : « Ça se dégonfle… le parler perd ses boulons, pour un rien ça cracherait le meurtre, les mots s’estompent, les lettres se mêlent, il se fait des trous dans les cris… ». [76] Souvent le poète délivre un pur plaisir phonique, une allitération en chaîne tel un phrasé musical ou un poème homophonique : « Tout ce que je dis se gave, s’aggrave, s’embranche, s’imbrique s’ébrèche et se brise, s’ébroue et se frise dans le magnétophone aphone où les phrases s’effritent ». [77]

      Dans Blanche ou l’oubli, c’est la personne même d’Aragon qui s’effrite. « Moi ? qui c’est moi ? Encore un faux pas dans la bouche. Il n’y a pas plus de moi que de vous. Tout cela peut-être ne sert qu’à masquer quelqu’un d’autre… ». Aragon trouve également une résonnance dans les travaux de Benveniste sur les langues indo-européennes, où l’on observe une absence de pronom personnel, avec sa quête d’identité toujours fuyante et brouillée. Par une mécanique des reflets, (expression de l’écrivain) les personnages du roman aux prénoms imprécis et abstraits renvoient à des identités floues, où un personnage en recouvre un autre, tel un ruban déroulé à l’infini,provoquant chez le lecteur une sensation de vertige, de doute généralisé sur l’existence même des personnages. « Je fais entrer l’infini », [78] écrit Aragon dans Blanche ou l’oubli (1967) reprenant l’expression d’Une vague de rêves de 1924.

 

      La flamme de l’écriture parcoure les derniers romans d’Aragon. Maryse Vassevière évoque le brasier de son écriture. [79] , [80] . Dans Anicet ou le panorama, on assistait à un immense brasier au sommet de l’Arc de Triomphe où brûlent les œuvres dérobées dans les musées. Anicet y brûle une lettre de sa mère. « Je viens de regarder consumer ce qui fut jadis tout mon amour. Je cesse d’être l’esclave de mon passé », écrit Aragon. [81]  On trouve dans La Défense de l’infini, l’incendie du Bazar de la Charité et des feux de forêt provoqués par une jeune fille pyromane. [82]

     Dans La défense de l’infini, Aragon évoque Maurice Scève et Mucius Scaevola qui, pour prouver son courage et sa détermination au peuple romain, avait mis sa main droite dans les braises. « Il se brûla jadis la main sur les diamants noirs de l’héroïsme » écrit Aragon dans Le mauvais plaisant. [83]

 

Écrire est un acte héroïque.

 

Le feu parcoure les poèmes.

 

« Tu n’imagines pas comme

   Le feu fait la bouche à l’homme

   Fraiche et brûlante à la fois

   Et la lèvre douce au doigt

   Entre les flammèches folles

   Qui lui sortent pour paroles… ». [84]

 

« Il advint qu’un beau jour l’univers se brisa

Sur les récifs que des naufrageurs enflammèrent

Mais je voyais briller au-dessus de la mer

Les yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa ». [85]

 

Enfin Feux de Paris, que cite également Alain Badiou dans son livre Radar Poésie, Essai sur Aragon :

 

« Plein feu sur l’homme et sur la femme

Sur le Louvre et sur Notre Dame

Du Sacré Cœur au Panthéon (…)

 

Plein feu sur la noirceur des songes

Plein feu sur les arts du mensonge

Flambe perpétuel été

Flambe de notre flamme humaine

Et que partout nos mains ramènent

Le soleil de la vérité ». [86]

     

     Merci à Julia, de nous avoir permis de relire Aragon et de redécouvrir avec elle cet immense écrivain, cet immense poète.

 

                                                        *****

                                                               

             Jean-François Rabain                                             

 



[1] René Char : « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant ». Feuillets d’Hypnos in Fureur et mystère.

Arthur Rimbaud : Sensation. « Mais l’amour infini me montera dans l’âme… ».

[2] « La signification, c’est l’infini, c’est-à-dire Autrui ». Levinas E. Totalité et infini. Poche. 1971. p. 227.

[3] “Won from the void and formless infinite” Milton. Lost Paradise.

[4] Aragon Les Poètes. Cité par Alain Badiou. Radar poésie. Gallimard 2020. p. 9.

[5] Aragon. La mise à mort.Gallimard. Folio. p.187.

[6] Sollers Ph. Le Nouvel Observateur du 05/04/2007.

  Et Prigent Christian. Journal 1983 : Aragon/Sollers in Cahiers Aragon. N°1. 2016. p. 187.

[7] « Il lui reste toujours à dire et le prochain lecteur vous dira peut-être ce que le texte veut dire ou peut encore dire ». Peu importe ce que le texte voulait dire ou veut dire, parce que son « vouloir dire » est toujours plus petit que son « pouvoir dire ». M-A Ouaknine in Delphine Horvilleur. Le rabbin et le psychanalyste. Hermann 2020.

[8] Les quatre consonnes de pardès pour les exégètes.

[9] Ouaknine M-A. Lire aux éclats. Lieu commun 1989. p.12.

[10] Voir l’histoire juive La vie est (n’est pas) une flèche. (Oui on peut le dire aussi comme ça, dit le rabbin.)

  [11] Kristeva J. Sens et non-sens de la révolte. Fayard. 1996. T1. p. 290.

[12] Éloge des nymphes « Sous le satin griffé de l’aurore, la couleur de l’été quand on ferme les yeux ».

[13] Sollers Ph. Aragon secret in Éloge de l’infini.Gallimard. 2001. p. 513.

[14] Kristeva J. o.c. p. 286.

[15] Kristeva J. o.c. p. 238.

[16] Aragon. Le paysan de Paris. Gallimard. Folio. p.82.

[17] Sollers Ph. Agent secret. Mercure de France. 2021

[18] Pour Aragon, l’écriture peut être un acte de pensée. « Je ne pense pas sans écrire, écrire est ma méthode de pensée ». Le con d’Irène. Mercure de France. 1997. p.31 ». « J’appartenais dès le plus jeune âge à cette espèce zoologique des écrivains pour qui la pensée se forme en écrivant ». Préface du Libertinage.

[19]   Jullien F. L’inouï. Grasset. 2019. p. 27. « L’inouï - mieux encore que l’infini, la catégorie évoquée d’ordinaire pour faire face à ce débordement - peut enfin mordre sur ce plus réfractaire de la pensée ».

[20] Qui fait écho au « vent bleu » de Breton dans Nadja.

[21] Jullien F. L’inouï. O.c. p.156.

[22] Kristeva J. Colette. Le génie féminin. Fayard. 2002. p.123-138.

[23] Et qui renvoie à la bisexualité psychique de Colette…

[24] Kristeva. J. Colette. o.c. p. 125-131.

[25] « Mettre le pied sur la gorge de son propre chant », écrit Maïakovski.

[26] Kristeva J. Colette o.c. p. 162. Autre exemple de l’invention métaphorique chez Colette : « Roses noires, confiture d’odeur ». « Ici le regard mange la rose, la vue est devenue un goût. Je savoure la fleur comme une confiture. Et le parfum devient confit ». Expérience trans-modale.

[27] Aragon. Blanche ou l’oubli. Gallimard. Folio 2014. p. 427.

[28] Aragon. Blanche ou l’oubli. o.c. p. 404-406.

[29] « Le cheminement des mots, leur façon de s’accrocher les uns aux autres, pour constituer un individuel parler, c’est une image de comment se constitue un idiome, (un idiolecte), un menschlicher Sprachbaupour parler comme Humboldt… comment se façonne l’âme d’un individu, si on appelle âme la conscience, ce lieu où nait le langage… », écrit Aragon. o.c. p. 427.

[30] Aragon. o.c. p. 428

[31] Kristeva J. Le temps sensible. Pp. 138-140 et 301-302.

[32] Aragon. Le paysan de Paris OPC TI p 190.

[33] Forest Ph. Aragon. Gallimard. 2015. p 221.

[34] Kristeva J. Sens et non-sens de la révolte. o.c. p. 254.

[35] « Sollers, aimé des fées », écrit Breton. « A Philippe Sollers, de la part d’un de ses cadets, Louis », écrit Aragon. « Tu as le sens de l’infini, calme et stupéfiant, comme un doigt pointé sur une ligne de ta propre écriture. Sollers Ph. La Guerre du Goût. Folio. Gallimard 1969. p. 409.

[36] Aragon. Littérature N°2. Cité par Olivier Barabant. Pléiade. OPC. T 1 p XLVIII.

[37] « Qu’avez-vous à désespérer de ma lanterne magique ? Je vous réserve une infinité de surprises infinies".

Aragon Le paysan de Paris. Pléiade. OPC. T 1 p 189.                                                                                                                                                                                                                                      

[38] Aragon. La défense de l’infini. Gallimard. 1997. p 168.

[39] Le mot est d’Aragon dans l’Avant-dire du Libertinage

[40] 1.500 feuillets perdus dont 200 seulement échapperont à la destruction. Vendus et retrouvés dans le fond d’un libraire américain, Titus, plus tard. 1500 feuillets écrit au moment où Aragon achevait Le paysan de Paris et Le Traité du style. (Prélude à un autodafé. Pléiade. ORC T 1. p.1212). Publié quatre ans après la mort d’Aragon par Édouard Ruiz. Dans l’Avant dire du Libertinage Aragon écrit : « J’étais presque assuré d’avoir réinventé le roman. Je me mis à un écrire un, décidé à la plus folle démesure… ».

[41] Forest Ph. Aragon Gallimard 2015 p. 300.

[42] Aragon. Henri Matisse roman. Quarto Gallimard. p. 600.

[43] Aragon date ce poème de 1928, mais il est réécrit et publié en 1974. L’analyse stylistique du poème montre qu’il relève en partie ou en totalité de l’esthétique propre à l’écriture d’Aragon dans les années 1970. « Fascinante fiction » écrit Olivier Barbarant dans les notes de La Pléiade OPC T2. p.1647.

[44] Aragon : « J’avais feint de montrer ceci ou cela, pour qu’on s’en fasse une idée fausse, chacun la sienne, des amis, des passants, des idiots, leur cachant des centaines de pages, me cachant des centaines de pages, couvertes de cris et d’écritures, ici et là froissées, sales, recollées, grouillant de mots impurs, de ratures, d’intrus, d’ivrognes, de putains, de collages… ». Henri Matisse roman. Gallimard Quarto. p. 600.

[45] « Brulez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner », écrit Rimbaud en juin 1971 à Paul Demeny. Alain Borer. Rimbaud, l’heure de la fuite. Découvertes Gallimard. p. 62.

[46] Voir Philippe Forest Aragon. Gallimard 2015. p 297. Et J-B Pontalis : « La passion exige la possession de l’autre tout en la sachant impossible et elle ignore qu’en retour elle fait de vous un possédé ». J-B Pontalis. Elle. Gallimard 2007. p 77.

[47] Bougnoux D.  Aragon. ORC Pléiade T 1. p 1149.

[48] Le paysan de Paris évoque la découverte de « l’infini sous les apparences finies de l’univers ».

[49] A propos du démarquage du groupe dadaïste : « Nos jugements se rendaient sans cesse à l’échelle de l’infini et cet infini nous écrasait ». cf Bougnoux D. in ORC T1 p. 1152.

[50] Aragon Traité du style. Gallimard. 1928. p. 177.

[51] « La médiation perpétuelle de l’absolu fait à Louis Aragon et à quelques autres des paupières crispées ». Lettre à Jacques Doucet. OPC I p. 1153.

[52] Haddad G. Les biblioclastes. Le Messie et l’autodafé. Grasset 1990. p. 223.

[53] Aragon. La grande Gaité. Ramo dei morti. Gallimard. Poésie p. 105.

[54] Aragon. Gobi 28. La Grande Gaité. OPC I p.440 ; Gobi 28 Poésie Gallimard. 2019. p. 100.

[55] Aragon La mise à mort. Gallimard. Folio. p 169.

[56] Louis, Marie, Antoine, Alfred, sont les quatre prénoms donnés à Aragon à son baptême.

[57]  « J’avoue, oui : Fougère, c’est Elsa Triolet ». Le mérou Après-dire. La mise à mort. o.c. p 501.

[58] Le fazzoletto, le mouchoir d’Othello, don de sa mère magicienne, apparait dans cette dernière scène où Fougère, c’est-à-dire Elsa, éponge le sang de l’écrivain. « Les miroirs ardents mettent le feu aux navires ». « Je brûle de cette jalousie insensée dont pas moins que d’Othello le souvenir d’Aphrodite à Paphos consume encore à Famagouste les lieux mythiques où le More de Venise est supposé avoir déchiré ses doigts et son âme ». Le mérou. Après dire. La mise à mort. o.c. p. 527.

[59] Aragon. La mise à mort. Chapitre Lettre à Fougère sur l’essence de la jalousie. o.c. p.71. « Aimer, c’est éprouver ses limites devant l’illimité ». p. 74.

[60] On peut en rappeler d’autres : Kafka demandant à Max Brod de brûler son œuvre après sa mort, Mallarmé demandant aux siens de brûler Igitur et Le tombeau d’Anatole. Le Livre Brûlé de Rabbi Nachman de Breslav. Anastassia Philippovna, dans L’Idiot de Dostoïevski, qui jete dans le feu les 100.000 roubles de Rogojine.

[61] On pourrait aussi rappeler tous les « romans » que Aragon enfant a pu détruire, comme Les Sorcières du Vésuve écrit à l’âge de 11 ans. Olivier Barabant. Pléiade OPC T 1 p. L

[62] Aragon. Avant dire. Pléiade T1 p 253. « J’étais presque assuré d’avoir réinventé le roman. (…) C’était ce brusque exercice où j’entrais un beau jour, comme à la recherche d’un nouveau langage qui devint Le paysan de Paris ».

[63] « La Défense de l’infini, pour donner à ce feuilleton gigantesque le nom dont je l’affublais au hasard, avait commencé à s’écrire à Giverny, au printemps 1923. Il sommeillait, repartait, prenait des proportions inquiétantes. A vrai dite, tout ce que j’écrivais, je prétendais le faire entrer dans ce roman-fantôme (…) Mais l’ensemble de l’ouvrage assez avancé, devait, pour de toutes autres considérations, être détruit de mes mains à Madrid à la fin de 1927. J’avais trente ans. Il n’y avait pas que le désappointement de relire ces quinze cents pages griffonnées, le drame était pour moi de se contenter à la fois de ce que j’écrivais et de ce que je devenais. Au début de cette année-là, j’avais à la fois fait le geste le plus important de ma vie (le ralliement au parti communiste), alors que je m’étais jeté dans une passion toute autre (Nancy Cunard) … Oh ce désordre de la destinée ! Et l’année suivante, je n’ai pas déchiré qu’un manuscrit (le suicide à Venise). Mais ceci est d’un tout autre roman », écrit Aragon.

[64] Publiée dans Littérature en 1919. « Nul ne s’inquiète des dates 1903-1904 qui accompagnent le texte ». Barabant O. Pléiade. OPC T I p LV.

[65] Voir l’analyse subtile et convaincante de Daniel Bougnoux et Renate Lance-Otterbein in Pléiade. T 1.

[66] Bougnoux D. in Aragon Pléiade O.C. vol 1 page XV.

[67] Aragon La mise à mort. o.c. p.147.

[68] Sollers Ph. Éloge de l’infini. Gallimard. 2001. p.763.

[69] Aragon. « Est-ce ainsi que les hommes vivent… « Le fait est que j’aime rudement, homme ou femme, toucher un corps qu’un rêve d’amour possède déjà… ». Le Libertinage.

[70] Aragon. Les yeux et la mémoire. Comment l’eau devint claire.1954.

[71] Bougnoux D. Aragon. ORC Pléiade V p. 1311.

[72] Aragon. La défense de l’infini. « Je ne suis ni les règles du roman ni la marche du poème. Je pratique tout éveillé la confusion des genres ».

[73] Jacobson R. Le métalangage d’Aragon. L’Arc. N° 53. 1973. p. 79.

[74] « Né le 3 octobre 1897 comme l’auteur de ce livre » écrit Aragon.

[75] « Comment se façonne l’âme d’un individu, si on appelle âme ce lieu où nait le langage ». Blanche ou l’oubli.

[76] Aragon. Blanche ou l’oubli. Gallimard. Folio. p. 452

[77] Aragon. Blanche ou l’oubli. O.c. p. 157. Déjà dans le Traité du style, Aragon annonçait la couleur : « Je piétine la syntaxe parce qu’elle doit être piétinée : c’est du raisin ».

[78] Aragon. La mise à mort. Folio. p. 496.

[79] Vassevière Maryse. « Le romancier jette tout le « paquet des songes » des autres écrivains pour alimenter le brasier de sa propre écriture ». Une œuvre vraiment croisée : Le Babel des voix et des textes. Internet.

[80] Parlant de l’homme qui a perdu son imagez, Aragon écrit :« J’ai failli dire un feu qui perdit son image ». La mise à mort. o.c. p. 32. « L’essentiel ce n’est pas d’expliquer La mise à mort, elle est là pour ça, ou jetez ce livre au feu ». 

[81] Aragon. Anicet ou le panorama.Gallimard Folio. p. 97.

[82] Aragon. L’instant.Pléiade. ORC T I. p. 644.

[83] Aragon Le mauvais plaisant. o.c. p. 608. Maurice Scève (Délie, objet de plus haute vertu. 1544). Scève retrace la contradiction de l’expérience amoureuse partagée entre les brûlures de la chair et la quête idéale de la beauté. Cette contradiction est résumée par l’anagramme du titre (que prolonge Aragon) où le nom de la femme Délie se renverse en l’idée. Daniel Bougnoux. ORC T1 p 1243.

[84] Aragon. Les Poètes 1960. Les amants de la place Dauphine. Pléiade. T2. p. 403.

[85] Aragon. Les Yeux d’Elsa.

[86] Aragon. 1957. Les feux de Paris. Les Poètes. Spectacles à la lanterne magique. Pléiade. Œuvres poétiques complètes. T2. p. 417. Cité par Alain Badiou dans Radar Poésie, essai sur Aragon. Gallimard 2020. Un poème fait d’octosyllabes où songes riment avec mensonges et où l’été flambe avec vérité.

 

 

 

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