Jean-François Rabain
Julia Kristeva,
lectrice d’Aragon
Cerisy-la-Salle, 27 juin 2021
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini
Pas de prunelle
abjecte et vile qui ne touche
L’éclair d’en haut …
Victor Hugo La légende des siècles
En exergue de Pouvoirs de
l’horreur de Julia Kristeva
Mon
intervention se fera en deux parties. Dans un premier temps, je rappellerai ce
que Julia Kristeva nous apporte pour mieux entendre la littérature, en
particulier l’œuvre d’Aragon, et dans une deuxième partie, je proposerai
quelques réflexions sur le roman détruit, brûlé, La défense de l’infini.
« Qui est là ? Ah très bien, faites
entrer l’infini », conclut Une
Vague de rêve, texte d’Aragon publié en même temps que le Manifeste du surréalisme en 1924. La défense de l’infini est un roman de
1.500 pages, qui devait faire plusieurs volumes et qui sera jeté au feu
quelques années plus tard. Aragon s’est-il découragé devant ce monument de
papier ? Quel est donc cet infini qui
serait à défendre ? Défense et illustration ou interdit ? De quel infini parle Aragon ? L’infini-absence
de limite, l’infini de Pascal ou de Kant (« le ciel étoilé »), l’infini des poètes, de l’interprétation, l’infini
de l’Autre, de sa transcendance ou de son épiphanie , l’infini du langage ou de
la pensée ?
Aragon l’a écrit : sa passion est le langage.
« Je peux me consumer de tout l’enfer du
monde
Jamais je ne perdrai cet émerveillement
Du langage
Jamais je ne me réveillerai d’entre les
mots ».
La
rime est miroir et se mire à l’infini, le vers regarde à l’envers, écrit Aragon dans La mise à mort. « Le retour à la rime fait qu’il se brime et se grime, qu’il
frime, trime, comme pour s’étourdir et oublier un crime, à moins de le
transformer en prime », écrivait Philippe Sollers en 2007, « Aragon a-t-il eu
peur de devenir fou ? », dans un texte du Nouvel Observateur.
On
peut chercher cet infini à travers mille occurrences chez Aragon, celle des
temps brouillés, éclatés, de ses romans (La
mise à mort, Blanche ou l’oubli),
du Sujet impossible à cerner se cachant derrière les miroirs et les masques, du mentir-vrai comme manifestation
paradoxale de la vérité. Mais aussi peut-être dans le féminin et la béance du
sexe du Con d’Irène, texte qui a survécu
à de La défense de l’infini. Nous y
reviendrons.
Pour l’exégèse
biblique, un
texte n’a jamais fini de parler. Le pouvoir diredu texte est infini. Le pouvoir dire du texte déborde toujours le vouloir dire, il lui reste toujours à dire. Ce pouvoir dire est infini, non parce qu’on peut faire dire aux textes tout et
n’importe quoi, mais parce que le lecteur peut entendre ou construire de l’in-ouï, au sens littéral du terme, du jamais entendu, à partir de sa propre
lecture. Même chose pour le
psychanalyste, qui ne se contente pas d’interpréter le discours qu’il entend, mais qui renvoie le sujet à l’écoute de son propre
discours (« sous une forme inversée », dira Lacan après Jakobson). On peut en effet distinguer plusieurs
niveaux de lecture. Il y a d’abord ce que le texte veut dire, l’intention de
l’auteur. Ensuite ce que le texte peut dire, qui relève de la liberté
interprétative du lecteur. Et enfin ce que le lecteur peut faire dire d’inédit ou d’in-ouï à un texte, parce qu’il a le pouvoir, dans
un contexte nouveau, de l’emmener ailleurs. Au dernier niveau, il y a ce qui
reste caché, secret, inaccessible, l’ombilic du rêve pour Freud.
Pour l’exégèse biblique, les mots n’ont pas
fini de dire ce qu’ils peuvent dire. Il existe en effet un « lire aux éclats », pour Marc-Alain Ouaknine « qui refuse
toute lecture d’imposition qui écarterait la
turbulence imprévisible, la complexité des phénomènes ». Il s’agit de mettre en
place toute une méthodologie d’ouverture, de brisures, qui refuse aux mots et aux idées l’enfermement. L’interprétation met en jeu le
mouvement même du penser qui consiste précisément en l’ébranlement des institutions
préfabriquées du sens. Il existe une façon particulière de délier la langue pour accéder à la parole. On le voit, par exemple,
dans l’humour qui joue avec
l’homophonie et le double sens des mots.
Il y
a donc plusieurs façons de raconter l’Histoire, plusieurs façons de raconter la
vérité. On doit se méfier de tout
ce qui est complet, entier, de tout ce qui se défini comme fini et qui empêche l’infini d’habiter le monde. Dans
le judaïsme, il y a toujours quelque chose qui laisse de l’incomplétude à l’œuvre. Il faut laisser une part d’infini en
nous-même. Il reste toujours une
pièce manquante à l’édifice : circoncision, verre cassé le jour du
mariage, brique manquante pour la maison. Cette pratique de la déchirure, de la
dislocation du texte, de la trouée et de la fente, Aragon la retrouve dans la poésie et ces pages du Con
d’Irène, fragment conservé de La défense de l’infini, où il célèbre
le sexe de la femme avec une écriture de feu, un feu de lettres, Feux de joie, langue ardente de l’orage.
Quelle
sidération, les étudiants de l’université de Paris-Diderot ont-ils pu vivre, le
7 mars 1995, lorsque Julia Kristeva leur fit lecture de cette page d’Aragon qui célèbre le sexe féminin, décrit par
ses contours et par ses bords. Il faut entendre cette description emplie de
sensations, d’émotions et de désir : « Si petit et si
grand ! C’est ici que tu es à ton aise, homme enfin digne de ton nom,
c’est ici que tu te retrouves à
l’échelle de tes désirs. Ce lieu, ne
crains pas d’en approcher ta figure, et déjà ta langue, la bavarde, ne tient plus en place, ce lieu de délice et
d’ombre, ce patio d’ardeur, dans ses limites nacrées. O fente, fente humide et
douce, cher abîme vertigineux (…) Touchez, mais touchez donc. Touchez ce
sourire voluptueux, dessinez de vos doigts le hiatus ravissant ».
Révélation ou ivresse sacrée devant L’Origine du monde peint par Courbet, Julia Kristeva note l’aspect
religieux de ce dévoilement. Il s’agit d’une
« église », d’une « ogive sainte ». « Irène est comme une arche au-dessus de la mer ». Un palais, un écrin, une alcôve, une bouche de communion qui est en même
temps un abîme, écrira Philippe Sollers. L’écriture
poétique d’Aragon lie la jouissance sexuelle à la jouissance de la langue. Ouragan sensoriel et langue ardente de l’orage... « La
confrontation de l’état érotique et de l’état d’écriture révèle et annonce une
autre jouissance : celle des
métaphores », écrit Julia
Kristeva.
En relisant Aragon, Julia Kristeva nous montre que,
bien au-delà de son aspect formel, la littérature est d’abord une expérience,
c’est-à-dire une découverte de l’apparition
dans la langue d’un innomé jusqu’alors, enraciné dans le vécu, le
passionnel et l’archaïque. La
littérature comme expérience de
la vie psychique croise ainsi l’expérience de la psychanalyse. Dans Sens et non-sens
de la révolte, Julia indique que depuis un siècle environ un évènement a
marqué profondément l’expérience littéraire européenne, c’est la rencontre de la littérature avec
l’impossible. Amorcée par le
romantisme allemand, Novalis, Schelling, Hölderlin,/ Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé, en France, la littérature renonce
au rôle du beau langage, à la poésie décorative, à la rhétorique vide, elle se
fait exploratrice des ressources mêmes du verbe - que dire ? comment dire ? que signifie dire ? faire et défaire le sens - elle explore
les impasses de la conscience et s’associe à la folie. Rimbaud avait déjà indiqué le chemin en explorant les états-limites où la pensée se ressource aux sensations, au « dérèglement de tous les sens », une
pensée qui s’achemine vers un langage fulgurant, vers une illumination. Jusqu’où
peut donc aller la littérature comme voyage
au bout de la nuit, comme limite de l’absolu, comme limite du sens, limite
de la psyché et limite du délire ?
Cette littérature comme pensée de l’impossible, dissout
l’apparente cohérence du raisonnement et déploie une nouvelle dynamique de la
pensée. C’est une littérature de l’a-pensée (avec un a privatif), c’est ainsi que la nomme Julia Kristeva. Il s’agit d’une écriture-pensée qui explore les logiques de l’impossible, la
logique du rêve, la logique de la contradiction, la logique des limites du
pensable, comme l’utopie d’une logique libérée des contraintes de l’action et
du jugement. Une littérature qui met également en coprésence pensée et sexualité.
La révolte surréaliste a essayé de
spécifier en quoi consiste l’insoutenable de cette variante de la pensée que
l’être humain accomplit en écrivant. « C’est à la poésie que tend l’homme », écrit
Aragon. « Le Surréalisme est
l’emploi dérèglé et passionnel de la provocation sans contrôle de l’image, pour elle-même et pour ce qu’elle entraine de
perturbations imprévisibles et de métamorphoses. Chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers », écrit Aragon dans Le paysan de Paris. Pour André Breton, il existe une
pensée aux limites du pensable : une pratique du langage libérée des
freins de la conscience jugeante. Comme Freud, dont il s’inspire avec l’écriture automatique qui est une
réplique de l’association libre, Breton ouvre cette autre scènequi est celle
de l’inconscient et des puissances du rêve. « L’homme, ce rêveur définitif » est quasiment l’incipit du
premier Manifeste du surréalisme.
Ce qui est dit pour l’écriture, vaut également pour
la parole sur le divan. La libre association donne accès à des formes
verbales qui suivent les logiques du rêve, par condensation ou déplacement, par
métaphore ou métonymie, par ressemblance ou continuité, diront Jakobson et
Lacan. « Voilà comment
j’avance d’un mot à l’autre, d’un texte à l’autre, d’un corps à l’autre, un
peu somnambule, un peu halluciné, un peu fou, mais toujours cette même route,
suivre le cours d’une pensée, associer, voyager, s’en aller sur la mer. Une pensée c’est
de l’encre, c’est l’océan… », écrit Philippe Sollers dans son dernier livre Agent secret.
André Breton et Aragon ont poussé à
l’extrême cette rencontre de la littérature avec l’impossible. Ce dont se réclament les surréalistes
n’est plus un art, mais une révolution de la pensée. Il s’agit
d’atteindre à un type d’illumination ou de merveilleux à travers le culte de l’écriture, de
l’écriture comme accès privilégié ou source de l’a-pensée. Cette exigeance conduira le groupe surréaliste à la
recherche d’un nouveau style. Il
s’agit de créer une autre langue à
l’aide de l’écriture automatique, des récits de rêves, des collages, des fragments. Dans Le Traité du style, Aragon a cette définition : « J’appelle style, l’accent que prend à
l’occasion d’un homme donné, le flot par lui répercuté de l’océan symbolique qui
mine universellement la terre par métaphore ». « Le style
ouvre la langue de telle manière que chaque individu, chaque homme donné, soit
le représentant de l’océan symbolique, de l’infini de la langue, auxquels nous
sommes conduits si nous tenons compte de la confrontation avec l’éphémère,
l’humour et l’image », commente Julia Kristeva.
Un
mot sur l’image et sur la métaphore, et sur la possibilité d’ouvrir cet infini. C’est par la dé-coïncidence d’avec ce-qui-a-déjà-été-dit, que l’on peut
rouvrir les portes du langage et entendre le non entendu, l’in-ouï, nous propose François Jullien. Seule la décoïncidence avec le langage convenu, le langage déjà
toujours arpenté, peut faire émerger ce que nous avons sous les yeux mais que
nous ne percevons plus. Cette pratique de la dé-coïncidence, qui laisse entendre l’inouï, est celle de la
poésie. Le Bateau ivre en reste un
des plus beaux exemples. « Et j’ai
vu quelque fois ce que l’homme a cru voir », « la circulation des sèves in-ouïes », « ô future Vigueur ». La langue ne doit plus rester canalisée
dans son simple énoncé, elle doit s’arracher à l’ornière du déjà vu, du déjà
dit, du déjà pensé. Il s’agit de retirer le mot de son emploi convenu, de le faire dé-coïncider de son usage,
pour l’ouvrir à un autre possible, auparavant insoupçonné. Il faut se décoïnciderde
ce qui a déjà été dit pour faire entendre de l’inouï. « Fleurs
d’ombre », « lichen de
soleil », « morves d’azur,
« azur vert », « vin
bleu », introduisent la décoïncidence. Le langage connait ici le
même désarrimage ou la même « dérade »
que le bateau divagant d’Arthur. Telle est pour François Jullien, l’ébriété du
poème. On y force la clôture des mots pour les ouvrir vers un incommensurable, pour les charger d’infigurable.
La métaphore est, en effet, dans
la langue beaucoup plus qu’une « figure », fut-elle la reine des
figures du discours. Elle n’a pas qu’une
fonction décorative ou d’embellissement. Elle n’est pas seulement un trope de
la ressemblance, de la comparaison ou de l’analogie, comme pour Fontanier. La pensée classique, pour François Julien, n’a
pas reconnu ce que produit l’intrusion de l’autre au sein du même, ce en quoi consiste la métaphore. Dire : « c’est un lion », n’est pas la même chose que de
dire : « il est fort comme un
lion ». Cette effraction de
l’autre au sein du langage, offre la possibilité d’y dire l’inouï. Exemple, ce vers du Bateau Ivre : « Les flots roulant au loin leurs frissons de
volets ». En se transposant dans la mer, les raies striées des volets
font paraitre à vif et restituent, dans
l’essor d’une sensation non encore emboitée
dans le langage, le tremblement palpitant des vagues dans leur ondulation
sans fin. La métaphore, par son
transport dans de l’autre, fait surgir ce qui n’avait jamais été entendu, l’in-ouï, le
non-ouï, et les « sèves inouïes » du Bateau désamarré.
« Métaphores ?
Non, métamorphoses… », écrit Julia
Kristeva dans son livre Colette. Dans Les vrilles de la vigne, le rossignol, le roi du chant, émerveille
Colette par sa voix. Déjà, les
allitérations du titre, tout en labiales vibrantes et mouillées, (VR/ILLE et
V/IGNE), le laissaient entendre. Les vibrations de la bouche, la profusion de VV,
sont associées par Colette à un état de perte de soi et de fièvre propice à
l’écriture, nous dit Julia. Par ailleurs, le rossignol,
oiseau qui est associé dans la symbolique à l’érection du sexe masculin ,
fait couple avec la vigne, il craint d’en être le prisonnier. « N’entend-on
pas la même consonne palatale liquide gn dans rossignol et dans vigne,
comme s’ils se répondaient en écho ou en miroir, duo ligoté par un même plaisir
de bouche, par une avidité assoupie ? », écrit Julia. Ivresse amoureuse, donc... « Mais, d’emblée, la
musique des mots suggère que le rossignol ne figure pas simplement l’homme ni même son désir ; l’oiseau musicien évoque l’artiste qui tient la plume, et son
être fluide le porte à s’identifier avec ses partenaires pour en faire un monde
– le monde de son chant », écrit Julia.
« J’ai
vu le rossignol chanter sous la lune », écrit Colette. Le je de Colette
s’immerge dans la voix. Colette
s’écoute écrire. « J’entends
encore à travers les notes d’or, les sons de flûtes graves, les trilles tremblées et cristallines… »,
écrit Colette. « Les vrilles menaçantes sont remplacées par des trilles. Moi, j’entonne le chant du rossignol, le rossignol c’est moi », souligne Julia.
Cette cantilène onirique, tout en jeux de
mots, sonorités et identités croisées, renvoie au moi de Colette que les vrilles du désir avaient ligoté. « La langue absorbe dans son tressé/serré
les trilles du rossignol… ». « Écoutons les triolets des trilles, les triades de
cette incantation, les triples répétitions de mots et la reprise par trois des tournures syntaxiques. Nous assistons ici non pas au dépassement des
intrigues du désir mais à leur transsubstantiation, mot de Proust mais aussi d’Aragon. « Je voudrais dire, dire, dire tout
ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui
m’enchante et me blesse et m’étonne… », écrit Colette.
Le rossignol et la vigne sont les deux métaphores polymorphes et croisées de
Colette elle-même, de ses désirs et de ses dépassements
sublimatoires, écrit Julia Kristeva. « La justesse et la concision onirique de l’écriture de Colette en font
plus que de simples images de rhétorique : elles sont la réalisation même
du changement en cours. Mieux que des métaphores ce sont des
métamorphoses », écrit Julia.
« Les trilles du rossignol sont ceux de Colette elle-même ».
« Le moi ne se compare pas au
rossignol ni ne se prend pour lui : « Moi est le rossignol », « moi » est la nuit sonore ». Les allégories de Colette, comme ses métaphores, sont des métamorphoses parce qu’elles saississent l’objet nommé (le rossignol, la vigne) dans son impact sensible sur le sujet. Le
lecteur bascule des mots aux choses. « Colette, écrit Julia, croque la vigne
toxique et se coule dans la gorge du rossignol. Les vrilles de la vignefont
du style une expérience de transsubstantiation. La musique des
trilles l’emporte sur le sens de l’alphabet en vrilles ». « Ces
vocables rares qui brisent le récit ne seraient-ils pas en définitive des
indices de l’irreprésentable ?
Il y a de l’insensé dans la chair du
monde disent les vrilles/trilles,
et la sonorité des mots/ qui brouille la logique/ en est l’indice fiévreux ou
enjoué », écrit Julia.
Même cantilène chez Aragon avec le trèfle dans Blanche ou l’oubli. L’écrivain qui a érigé la catachrèse, la figure de l’oubli, comme horizon ultime de son roman,
évoque ce lieu où nait le langage,
« ce lieu entre penser et parler,
cette chambre interdite où se marient et divorcent sans fin les mots et les
rêves ». L’écrivain
évoque « les phrases défaites comme des chevelures, les syntaxes brisées,
la chanson morte, kaléidoscope des cris, apocalypse dans une goutte d’eau, tout
n’est qu’une bouteille à la mer ». Cette bouteille à la mer lancée à travers l’inconnu, cette bout-à-la
mer, ce bout-à-l’âme, devient pour Aragon, un beach-la-mer, un bichelamar où se mêlent les mots de plusieurs langues (…) « Dans mon bichlamar à moi se heurtent plus de mots que des Iles Aléoutiennes à la Tasmanie ». Il prend l’exemple du trèfle pour illustrer la
complexité du langage intérieur dont il est habité ; ce trèfle
dont les racines courent sous les pavés de sa maison de Saint-Arnoult. Sous
les pavés, la page… et le trésor des signifiants. Trèfle
envoie à triple, à truffe, à trouvaille, à trifouillis,
à trafaret, trafite, trefole, en russe, à trifle en anglais, trüffel, tartuffeln en allemand, à trefeul, celui qui au 16e siècle trouve les trèfles à quatre feuilles, ce qui,
par association, fait surgir dans la mémoire d’Aragon le souvenir de son
camarade Tréfouel, lui-même expert en
trèfle à quatre feuilles. Un nom reste comme en suspens dans l’énumération
d’Aragon : le patronyme d’Elsa (Triolet).
« Ces buissons de mots qui s’accrochent entre eux tout aussi bien que le trèfle entre les pavés, ce « patois de ma tribut sauvage », Aragon lui
donne, après Léon-Paul Fargues, le nom de potasson. « Comment se façonne
l’âme d’un individu, ce lieu où nait le langage ? Ici où l’homme est abandonné à la seule
force de son âme, le désert intérieur,
ce lieu de conscience où se fait le passage à la parole, ce champ où germent
les signes, les trèfles entre les
pavés... Toute la vie n’aura été qu’arracher de ce lieu la chevelure des trèfles, pour voir ce qu’il y a derrière les mots, dans leurs racines, (…) à la seule force, au seul vent, au cyclone de son âme, cette terre du retour à l’univers d’avant les mots, cette terre noire de l’âme. Je suis
là sur mes pavés mentaux, à parler cette langue pour moi seul, arracher mes
trèfles… ».
Quelles sont les conditions pour
qu’advienne l’alchimie du verbe et
l’a-pensée ? Comment advient
l’imaginaire ? questionne Julia
Kristeva. L’a-pensée déploie
dans la chair de la langue les
polyvalences des métaphores, les
ressources sémantiques des sons, et jusqu’au battement des sensations ;
une constellation de significations déplie alors les secrets de l’être parlant et l’associe aux
pulsations du monde. « L’écriture de
l’a-pensée couvre et dénude la substance de la langue pour laisser imaginer la
germination du sens dans le désir
sensible », écrit Julia. L’exemple cité du Con d’Irène montre
qu’il n’y a pas de chair plus troublante
que la chair de l’écriture.
II/ Retour sur Défense de l’infini.
« On ne sait pas tout l’infini qui tient dans un nom propre »
Littérature N°2.
« Je vous réserve une infinité de surprises infinies »
Le Paysan de Paris.
« Je ne suis ni les règles du roman ni la marche du poème . Je pratique tout éveillé la confusion des genres ».
La défense de l’infini.
On n’a jamais fini de s’interroger sur La
Défense de l’infini, ce roman fantôme d’Aragon, quatre années d’écriture jetées au feu dans une chambre d’hôtel à Madrid en octobre1927. Aragon tente de se suicider dix mois plus tard à Venise, en septembre 1928. L’autodafé
de Madrid aura préparé le suicide de Venise, écrit Philippe Forest.
« Je l’ai détruit ou pas, ce roman (…), brûlé, brûlant,
brûlé, quatre ans de ma vie secrète, quatre
ans de ma folie… », écrit
Aragon dans Henri Matisse, roman, en
1971.
Et dans Chant de la Puerta del Sol :
« Alors j’ai déchiré quatre années de ma vie
De
mes tremblantes mains (…)
Quatre
ans les feuilles/ de quatre ans rameutées
Pour
le feu projeté/ les flammes tout à l’heure (…)
Des
cris se taisent dans le vol des cendres
Des
secrets/
/Le
papier
Se
racornit avec sa bouche de feu sur
l’écriture (…)
On peut interroger cette rage de détruire que
l’on entend dans les poèmes de La grande
Gaité, au titre antiphrase.
« Tout
est faux/
J’écris
ceci dans un café de Venise/
Tout
est faux y compris l’amour ».
« Je
comprends aujourd’hui ceux qui se mutilent
Ceux
qui crèvent leur tympan pour ne plus
Entendre un nom qui les fatigue
Leurs
yeux pour ne plus voir la langueur d’autres yeux
Ceux
qui lacèrent leurs lèvres afin
De
les rendre hideuses, de les
Rendre
impropres aux baisers
(…)
Je comprends ceux qui s’émasculent ».
Doit-on
rapporter la tentative de suicide à Venise à la jalousie que l’écrivain éprouvait envers Henry Crowder, le musicien noirque Nancy Cunard avait pris pour amant ? Sur le chemin de son retour
à Paris, Aragon s’arrête à Milan et assiste quatre, cinq fois de suite à la représentation d’Otello, le
maure de Venise, à la Scala de Milan. Aragon évoque longuement le thème la jalousie et Othello dans La mise à mort. « La mise à mort est un livre sur la
jalousie », écrit-il. (p. 28). Le drame d’Othello
traverse tout le roman. Aragon écrit Anthoine, son double,
avec un h comme le Othello de Shakespeare.
Le miroir figure un double mais aussi un
rival. « La scène finale de La
mise à mort rejoint la colère homicide des
jaloux et le drame d’Othello », écrit Aragon. Le dernier chapitre du roman, Le
miroir brisé, est une mise en scène
du suicide de Venise. Aragon brise l’ultime miroir et tue le double qui le poursuit.
La
jalousie, cependant, n’est pas, pour Aragon, une passion banale ou sordide. La jalousie est le propre de l’homme, écrit-il, elle n’est pas « cette jalousie bestiale, sentiment du
propriétaire lésé, dont le ridicule fait le succès des comédies (de boulevard) ». La jalousie pour Aragon est une passion plus haute. Il n’y a pas d’amour sans jalousie. Elle exprime l’absolue nécessité de
l’Autre, l’amour et le regard d’une femme indispensable pour retrouver une cohérence
et une unité, surtout pour un homme qui craint de perdre son image dans la glace.
Aragon a survécu grâce à Elsa. Perdre Elsa, serait plus ou moins se retrouver à
Venise. « A Elsa Triolet, sans qui je me serais tu », est la
dédicace des Cloches de Bâle. On pourrait
lire : « Sans qui je me serais tué ».
L’autodafé
n’a donc pas fini d’interroger.. Dans Avant-dire, préface écrite en 1964 pour Le
Libertinage, Aragon souligne sa compulsion à écrire. « Je ne me souviens pas d’un temps où je n’ai pas
écrit ». Il insiste sur sa « volonté
de roman ». Il avoue environ 60
romans écrits avant ses dix ans. « Dès le plus jeune âge,
j’appartenais à cette espèce zoologique des écrivains pour qui la pensée se
forme en écrivant », écrit-il.
La destruction de Défense de l’infini a été précédée par bien d’autres disparitions. Dans Avant dire, Aragon raconte qu’il a
fait disparaitre « une série de
quatorze romans » que « la pudeur de ses sept ou huit ans lui a fait détruire ». Subsistera Quelle
âme divine !une pièce très courte écrite à 10 ans, qui raconte le
déménagement d’une famille à Saint-Pétersbourg et qui est la transposition du
déménagement de la propre famille d’Aragon pour la rue Saint-Pierre à Neuilly. Les personnages de Quelle âme divine renvoient, sous des transpositions diverses, à la véritable identité des
parents de l’écrivain. On y aperçoit un vieux monsieur dont
il faut se débarrasser qui évoque le père-parrain d’Aragon, Louis Andrieux. La
pièce est dédiée à Marguerite, le nom
de la mère d’Aragon. En offrant ce cadeau à sa « sœur », c’est-à-dire à celle qui était sa mère, le petit Aragon se fait, comme Œdipe, un déchiffreur d’énigme. Il utilise l’écriture romanesque pour l’élucidation du roman familial.
Aragon eut très tôt, et contre ses amis
surréalistes, l’ambition de réinventer le roman.Non seulement le roman est « une
machine à fixer des secrets », écrit-il dans les Incipits, mais il s’écrit clandestinement et avec La
Défense de l’infini, il se détruit. Ce genre littéraire, anachronique,
cacophonique, carnavalesque, où plusieurs voix toujours se combattent fut le
lieu de toutes les tensions et contradictions de l’auteur, écrit Daniel Bougnoux dans l’édition de La Pléiade. Dans les derniers romans, La mise à mort,
Blanche ou l’oubli, le texte dialogal fait alterner les locuteurs. La pluralité des
personnages et des voix qui feuillètent le discours font éclater la notion de
Sujet et égarent le lecteur. On ne peut manquer de faire un lien entre roman et mensonge familial. « Mentir
est le propre de l’homme. C’est par cette propriété du mensonge qu’il
avance, qu’il découvre, qu’il invente, qu’il conquiert. La forme la plus haute du mensonge, c’est le roman où mentir permet d’atteindre la vérité », écrit
Aragon dans La mise à mort.
Philippe Sollers propose une hypothèse. L’explication que l’on donne généralement de la destruction du manuscrit brûlé
à Madrid, remarque-t-il, est le plus souvent autobiographique. Nancy Cunard, la
jalousie, le manque d’argent, etc… Cependant, à cette époque, Aragon
bascule du côté du pouvoir. Il rejoint le parti communiste français. Et avec
lui, la privation d’une certaine liberté. Avant cette date, Aragon a rédigé des
textes anarchistes, explosifs, érotiques : Le libertinage, Le paysan de Paris. Pour
Sollers La défense de l’infini est la défense du corps et de la liberté. En
s’inscrivant au parti communiste, Aragon renonce à son corps et à cette folle
liberté lui faisant « changer de
lit, changer de corps », s’éparpillant au milieu des sensations et des
expériences sans lendemain. « Salut à toi Parti, ma famille
nouvelle. Salut à toi Parti, mon père désormais », écrit Aragon en
1954. Après l’autodafé, après la destruction du texte de La défense de l’infini, Aragon se voit « expulsé de son corps
ou mis à côté de son corps », écrit Philippe Sollers. Après le ralliement
au PCF, l’écrivain se trouve face à une impasse littéraire. Il refusera de
reconnaitre Le Con d’Irène, comme ses
autres textes érotiques et provocateurs.
Cette liberté qu’évoque Sollers, Aragon la
retrouve dans ses derniers romans qui sont autant de fascinants miroirs. La mise à mort, Blanche ou l’oubli, sont
des textes puzzle, collages, d’une écriture éclatée, métaphorique, où Aragon
vieilli retrouve toute l’inspiration de sa jeunesse. « Ce fantasme d’un
recommencement ou d’un mouvement perpétuel rejoint celui d’une écriture interminable (infinie ?), ou plus exactement celui d’une écriture qui rejoint le flux et le jaillissement
de la parole » écrit Daniel Bougnoux. Non seulement, notre conscience n’a rien de linéaire mais elle se déroule sur
plusieurs scènes ou plusieurs niveaux simultanément. La fuite des idées, la
métaphore, la censure et l’oubli, (comme le montrera le roman Blanche ou l’oubli en 1967), le style
oral, la fragmentation des intrigues, le barriolage carnavalesque, font du texte aragonien une
immense exploration du champ de la pensée et un outil de connaissance.L’écriture d’Aragon rejoint parfois celle de
l’association libre. Elle explore les abymes de la conscience,
ces abymes que précisément La défense de
l’infini se proposait d’explorer. « Écrire,
c’est analyser la parole, la fixer dans sa capillarité, ses ramifications
tenues aux bords du silence, dans ses allusions, ses alluvions… Toute phrase est un delta, un sentier qui bifurque (…) C’est
une conscience qui se parle et qui se change en texte, frénétiquement,
interminablement », écrit Bougnoux. « Tout m’est également parole », écrit Aragon dans une lettre à Jacques Doucet,
en 1923.
On comprend la fascination que peuvent exercer les romans d’Aragon sur les
psychanalystes.
Dans Blanche ou l’oubli, c’est la
personne même d’Aragon qui s’effrite. « Moi ?
qui c’est moi ? Encore un faux pas dans la bouche. Il n’y a pas plus
de moi que de vous. Tout cela peut-être ne sert qu’à masquer quelqu’un
d’autre… ». Aragon trouve également une résonnance dans les travaux de Benveniste sur les langues
indo-européennes, où l’on observe une absence de pronom personnel, avec sa
quête d’identité toujours fuyante et brouillée. Par une mécanique des reflets, (expression de l’écrivain) les
personnages du roman aux prénoms imprécis et abstraits renvoient à des
identités floues, où un personnage en recouvre un autre, tel un ruban déroulé à l’infini,provoquant chez le lecteur
une sensation de vertige, de doute généralisé sur l’existence même des
personnages. « Je fais entrer l’infini », écrit Aragon dans Blanche ou l’oubli (1967) reprenant
l’expression d’Une vague de rêves de
1924.
La
flamme de l’écriture parcoure
les derniers romans d’Aragon. Maryse Vassevière évoque le brasier de son écriture. ,. Dans Anicet ou le panorama, on
assistait à un immense brasier au sommet de l’Arc de Triomphe où brûlent les
œuvres dérobées dans les musées. Anicet y brûle une lettre de sa mère. « Je viens de regarder consumer ce qui fut jadis tout mon amour. Je cesse d’être l’esclave
de mon passé », écrit Aragon. On trouve dans La Défense de l’infini, l’incendie du Bazar de la Charité et des
feux de forêt provoqués par une jeune fille pyromane.
Dans La
défense de l’infini, Aragon évoque Maurice
Scève et Mucius Scaevola qui,
pour prouver son courage et sa détermination au peuple romain, avait mis sa
main droite dans les braises. « Il se brûla jadis la main sur les diamants
noirs de l’héroïsme » écrit Aragon dans Le mauvais plaisant.
Écrire est un acte
héroïque.
Le feu parcoure les
poèmes.
« Tu
n’imagines pas comme
Le feu fait la bouche à l’homme
Fraiche et brûlante à la fois
Et la lèvre douce au doigt
Entre les flammèches folles
Qui lui sortent pour paroles… ».
« Il advint qu’un beau jour l’univers se
brisa
Sur
les récifs que des naufrageurs enflammèrent
Mais
je voyais briller au-dessus de la mer
Les
yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa ».
Enfin Feux
de Paris, que cite également Alain Badiou dans son livre Radar Poésie, Essai sur Aragon :
« Plein feu sur l’homme et sur
la femme
Sur
le Louvre et sur Notre Dame
Du
Sacré Cœur au Panthéon (…)
Plein feu sur la noirceur
des songes
Plein feu sur les arts du
mensonge
Flambe perpétuel
été
Flambe de notre
flamme humaine
Et
que partout nos mains ramènent
Le
soleil de la vérité ».
Merci à Julia, de nous avoir
permis de relire Aragon et de redécouvrir avec elle cet immense écrivain, cet
immense poète.
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Jean-François Rabain