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                                        RELIANCE
                                        
                                       
                                      Colloque de Cerisy 2021  | 
                                   
                                
                               
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                        Laurent Danon-Boileau 
                        Exil,mélancolie, sublimation
                          
                         
                        
                           
                         
                        
                           
                         
                        Exil
                          
                         
                        
                           
                         
                        « L’exil c’est une
                          tragédie et c’est aussi un salut. Il faut essayer de ne pas oublier
                            les deux versants (…) C’est une douleur, la perte des racines d’une certaine
                              naturalité -l’élément matricide que cela représente- et en même temps une espèce de distance à l’égard de tout, aussi bien de soi
                                que de l’accueillant. C’est un lieu de vigilance. Depuis les sophistes, tous
                                  les philosophes se sont demandés où l’on est quand
                                    on pense. Pour ma part, je crois que l’on est en exil » Ce sont les propos de Julia
                                      rapportés dans la revue Hommes et migrations (1205 janvier Février 1997p 112).
                                      Elle est revenue à de nombreuses reprise sur cette relation  notamment dans le texte:  Le triple arrachement d’Israel Exode, Exil, Retour  qui figure en pp 434-446 de  La haine et le Pardon.
  
 
                        
                           
                         
                        Mélancolie
                          
                         
                        
                           
                         
                        Kristéva  souligne donc que pour elle l’exil est matricide, qu’il implique de se défaire violemment de la  terre et de la langue de la mère pour se porter ailleurs.  Dans un endroit qu’on ne connait pas. Il
                          engendre une perte. Celle-ci peut avoir deux ordres de conséquences :la  mélancolie ou  la sublimation. La
                            mélancolie est sans doute la plus fréquente. L’exil la convoque tragiquement
  
 
                        
                           
                         
                        « Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis
                          et nous pleurions, nous souvenant de Sion. Aux saules des alentours nous avions
                          pendu nos harpes. C'est là que nos vainqueurs nous demandèrent des chansons, et nos bourreaux, des airs joyeux : « Chantez-nous,
                            disaient-ils, quelque chant de Sion. » Comment
                              chanterions-nous un chant du Seigneur sur une terre étrangère ? Si je t'oublie, Jérusalem, que ma main droite m'oublie ! Que ma
                                langue s'attache à mon palais si je perds ton souvenir, si je n'élève Jérusalem, au sommet de ma joie. Souviens-toi,
                                  Seigneur, des fils du pays d'Édom, et de ce jour à Jérusalem où ils criaient : « Détruisez-la, détruisez-la de fond en comble ! » O Babylone misérable, heureux qui te revaudra les maux
                                    que tu nous valus.  Heureux qui saisira tes enfants, pour les briser
                                    contre le roc ! » 
  
 
                        Tel fut le sort des Juifs déportés à Babylone selon le
                          Psaume de David 136 . Il rappelle, si on devait l’oublier, que tant que l’exilé pleure, sa  harpe se tait car sa chanson ne peut être  que distraction servile. Il rappelle aussi
                            que sa haine est loin du pardon. Il dit enfin l’exigence du souvenir La  mélancolie menace,
                              comme désinvestissement de la capacité à jouer, à chanter. Les harpes ont
                              muettes et restent suspendues.
  
 
                        
                           
                         
                        
                           
                         
                        Evidemment tout exil n’est pas de ce registre. Il
                          peut  aussi être  propice à la sublimation. En effet, comme
                          lui, la sublimation implique un matricide.Comme
                            lui, elle suppose un mouvement d’éloignement du naturel, du premier,  de  l’ombilical, une
                              distance prise par rapport à « Mater Certissima »  et dès lors une émancipation, au moins partielle,  de  la
                                tyrannie de l’objet. Pourtant, il ne s’agit  pas de
                                  renoncer à sa mère patrie pour  tenter de s’enraciner en terre étrangère. Car au mieux on n’y serait qu’un métèque dont l’oikos, le lieu de résidence, resterait en  discontinuité radicale –‘méta’–avec celui des autochtones.
                                    Non, il s’agit au contraire comme Julia Kristéva  y insiste, de demeurer ‘entre’. Entre la mère patrie et  le
                                      lieu d’accueil . Entre terre d’exil et terre d’asile.
  
 
                        Curieusement, l’étymologie  du mot « exil » ne dit pas autre chose. Une tradition   tendancieuse  et répressive voudrait faire dériver ce
                          terme d’un  « ex-solum »  désignant
                            la punition,   de qui a été rejeté, banni du  solum où il naquit.  Mais à ce qu’il  semble,   la vérité de la langue n’est pas
                              là. Il s’avère que le terme provient non  de ‘ex solum’  mais de  ‘ex-ire’, et manifeste seulement une
                                marche résolue (ire) hors  d’un espace
                                  clos (ex), d’un  lieu d’enfermement.  C’est cette intention et la constance de ce mouvement qu’exprime le
                                    terme. Marcher ‘hors de’.
  
 
                        La sublimation, la créativité sont ainsi en un sens effet d’exil. En disant cela, je pense  encore me situer dans le droit fil de la
                          pensée de  Kristéva. Sublimer c’est
                          cheminer.
  
                         
                         
                          Caminante,
                            no hay camino, 
  se
    hace camino al andar. 
   dit Machado.
  
 
                        
                           
                         
                        toi qui chemines, point de chemin
                          
                         
                        le chemin se fait en marchant
                          
                         
                        
                           
                         
                        
                           
                         
                        Ce chemin, commun à l’exil comme à la sublimation,
                          suppose  une seconde condition:  le  deuil  du père. Ce père n’est toutefois   pas
                            le père oedipien
                              mais un père tendre , préambivalent.  Et
                                son deuil est à la fois condition et matériau de la sublimation qui
                                s’ensuit.
  
 
                        Pour  que les
                          deux conditions que je viens d’évoquer soient réunies,  il faut préserver une capacité de jeu et une
                          capacité de croire au sens que lui donne Kristéva . Il faut parvenir à prendre
                          plaisir à sa
                            pensée, et à ses représentations même
                              quand la réalité qui vient en face  montre qu’elle ne peut aucunement se résumer à un effet de désir voire
                              qu’elle le dément. Lorsque les conditions dont je viens de parler sont  réunies (détournement de l’objet, deuil du
                              père) le ‘plaisir du fonctionnement mental’ (Kestemberg)
                                peut  alors advenir. Et il s’agit bien là
                                d’un destin sublimatoire de la pulsion.
  
 
                        
                           
                         
                        Parvenu à ce point de reprise et de mise en écho de
                          certains thèmes essentiels de la pensée analytique de JK, je voudrais avancer
                          de deux manières différentes
  
                         
                        -d’abord en revenant sur le processus singulier que
                          constitue  la sublimation chez Freud pour
                          montrer qu’on peut y lire en filigrane non pas un seul mais deux destins de la
                          pulsion ; il convient en effet de distinguer entre sublimation ordinaire et
                          sublimation d’exception.  Je reprends ces
                          termes à JL Baldacci en leur donnant un tour que j’espère un peu personnel.
                          Jusque’à présent, ce que j’ai pu dire avait trait pour l’essentiel à la
                          sublimation ordinaire.
  
                         
                        Ensuite, j’aimerais suivre dans la clinique le devenir
                          de ces destins pulsionnels et leur articulation. Toutefois, comme il est
                          souvent d’usage dans la réflexion en psychanalyse,  ce  qui
                          va faire office de clinique   est une
  œuvre de notre culture. En l’occurrence il va s’agir d’une oeuvre majeure,   la tempête de Shakespeare. En effet, elle
                          montre admirablement le  lien entre exil
                          et travail de culture, entre exil et sublimation. Même s’il y est surtout
                          question de la sublimation ordinaire.
  
                         
                        
                           
                         
                        Mais revenons tout d’abord sur les  deux formes de sublimation que je cherche à
                          distinguer: Une certaine lecture de Freud, la mienne notamment, permet de
                          dégager deux formes de sublimation: d’un côté la sublimation ordinaire ( qui
                          pour moi correspond  au plaisir du
                          fonctionnement mental que j’évoquais tout à l’heure), et de l’autre la
                          sublimation d’exception, laquelle  n’implique pas nécessairement de rupture avec l’économie de la
                          mélancolie, ce que Kristéva rappelle au tout début de Soleil Noir lorsqu’elle
  évoque les analyses d’Aristote concernant la mélancolie des grands hommes.
  
                         
                        
                           
                         
                        La sublimation ordinaire est celle dont Freud fournit
                          la définition en 1923 dans Le Moi et le Ça, (Essai de
                            psychanalyse, trad. fr. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.)
  
 
                        
                           
                         
                        « La transposition de libido d’objet en
                          libido du moi, dit Freud, comporte manifestement un abandon des buts sexuels,
                          une désexualisation donc une espèce de sublimation.
                            Et même une question mérite d’être traitée à fond : n’est-ce pas là la voie générale de toute
                              sublimation ? Toute sublimation ne se produit-elle pas par l’intermédiaire
                                du moi qui commence par transformer la libido sexuelle en libido narcissique
                                pour lui assigner éventuellement un autre but ? » Ici pour Freud, la désexualisation de la
                                  pulsion suppose le préalable d’un changement d’objet, d’ un retour sur le Moi de la pulsion.  Pour ma part, je ne pense pas que ce retour
                                    sur le moi se fasse dans toutes les formes de sublimation, ni que ce soit une
                                    voie générale. En revanche,  elle a
                                    incontestablement lieu dans la sublimation ordinaire. La sublimation ordinaire
                                    est celle qui est à l’oeuvre notamment dans  la cure. De manière plus large, son exercice est rarement solitaire . Il
                                    se nourrit  du plaisir de penser
                                    ensemble, du penser avec , dans les colloques,  et les discussions  sans enjeu
                                    narcissique. Ce lien à l’autre favorise le détachement de l’objet premier que
                                      la pulsion doit opérer, et favorise  son
                                      retour sur le moi. La co-pensée détourne la pulsion de  son objet initial et ouvre la voie du
                                      réinvestissement narcissique. Par ailleurs l’ intensité et la qualité de la pulsion impliquée  dans la sublimation ordinaire  est ici de l’ordre du bien  tempéré.
                                        Pour toutes ces raisons le processus peut conserver à la pulsion  son caractère libidinal en faisant obstacle à
                                        toute déqualification, à toute dégradation  qui pourrait finalement en faire une excitation sans qualité.  Le  caractère libidinal conservé par la pulsion ordinairement sublimée  lui permet de circuler de représentation en
                                          représentation sans  qu’il y ait jamais
                                          d’éconduction.
  
 
                        Mais cette sublimation ordinaire n’est à mon sens que
                          l’une des deux variantes de ce destin particulier. qu’est la sublimation.
                          L’autre est  constitué par  la sublimation d’exception. La sublimation
                          d’exception est  celle que Freud avait
                          défini plus tôt en 1910 dans ‘Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci’, ( trad.
                            fr. J. Altounian, A. Bourguignon) Elle se
                              caractérise essentiellement par  deux
                              traits: un changement de but , qui implique la  désexualisation,  d’une part, et  la pratique d’une activité socialement
                              valorisée d’autre part.  Le retour sur le
                              moi n’y apparait pas comme un trait nécessaire. Et c’est tout le problème. Je
                              voudrais au passage insister sur le fait qu’en parlant d’‘exception' je ne vise
                              ni les dons de celui qui fait recours à ce type de sublimation, ni la qualité
                              des oeuvres produites. Nous faisons  tous
                              recours à la sublimation d’exception chaque fois que nous nous mettons à notre
                              table de travail pour produire un écrit, quelle qu’en soit la qualité.  Les caractéristiques de la sublimation
                              d’exception sont autres. Tout d’abord, contrairement à la sublimation
                              ordinaire, dans sa pratique socialement valorisée ou la réalisation d’une
                              oeuvre , le créateur d’exception est seul. Cette solitude  ou plutôt ce sentiment de solitude est sans
                                doute ce qui rend compte du lien avec la mélancolie. 
  
 
                        
                           
                         
                        « C’est bien la maladie qui fut l’ultime fond
                          
                         
                        De toute poussée créatrice
                          
                         
                        En
                          créant, je pouvais
                            guérir
  
 
                        En
                          créant je retrouvai la
                            santé »
  
 
                        (H.Heine
                          , Neue Guedichte, Schopunfsliede, VII) 
  
 
                        Ces vers de Heine qui figurent dans Pour
                          introduire le Narcissisme situent la question : la désorganisation,
                          la maladie de l’esprit et du corps, constituent alors  ‘l’ultime fond de la ‘poussée créatrice’’  et de la
                            sublimation mais d’une sublimation particulière ,   la sublimation d’exception. Ici comme on
                            voit, si  la sublimation  d’exception  donne
                              naissance à un objet socialement valorisé  , en revanche, elle ne dispose pas d’un effet assuré sur la  qualité de la pulsion. Il se peut par
                              ailleurs que l’intensité de la pulsion  en cause  dans ce type de
                              sublimation  cesse d’être ‘bien tempéré’   et qu’elle verse dans l’excès.  Le chemin qu’organise la sublimation
                              d’exception ne parvient pas alors  à
                              constituer un ‘détour’ suffisant
                                pour maintenir la qualité érotique de la
                                  pulsion.  Le moment de la production de
                                  l’objet culturel  équivaut  alors à un substitut d’éconduction. Et quoi
                                  qu’il en soit, l’élan pulsionnel ne fait pas retour sur le moi.
  
 
                        
                           
                         
                        Je voudrais à présent revenir sur le
                          lien entre exil et sublimation en passant par cette clinique particulière que
                          peut offrir la prise en compte d’une oeuvre culturelle. Je vais fonder mes
                          analyses sur La tempête de Shakespeare.
  
                         
                        
                           
                         
                        
                           
                         
                        Dans la tempête il est surtout question de sublimation
                          ordinaire. Elle est décisive  pour tout
                          les personnages, exception faite  de Prospero, le Duc de Milan détrôné par son frère.  En effet, en un sens si Prospero a été chassé
                            de son trône c’est parce qu’il s’est enfermé  trop longtemps dans la recherche alchimique solitaire, par goût excessif
                            pour  la sublimation d’exception 
                              et désir d’accomplir le grand oeuvre. On se souvient de l’histoire. Prospéro,
                              duc de Milan, a été  détrôné par son frère félon Antonio. Contraint de fuir sa ville, Prospero
                                s’exile avec sa fille Miranda dans une île seulement
                                  habitée par l’orphelin d’une défunte sorcière,
                                    Caliban, monstre à peine doué de parole. Lorsque la pièce commence, par sa magie, Prospero a déchainé une tempête fictive pour
                                      naufrager sur les  rivages  de son île la flotte de son frère. Ce dernier,
                                        accompagné de son fils Ferdinand, fait retour vers Milan après une célébration de noces en pays lointain. L’ouverture
                                          met en représentation la violence des flots et le désarroi de l’équipage, rappelant que  tout  mouvement de sublimation ne
                                            peut advenir qu’après un temps d’impuissance
                                              et de désespoir face au  déchainement des
                                              pulsions et de la nature. Ici la pédagogie
                                                alchimiste de Prospero,  tout comme
                                                quelques siècles plus tard  la pédagogie maçonne de Zarastro  dans la Flute  opposent la violence à la violence : elles en usent afin  que  le
                                                  sujet soit arraché  à ses  répétitions mais aussi à sa nature, laquelle
                                                  tend vers la mort et l’inerte de toute la force de ses pulsions. Celles-ci,
                                                  comme on sait, n’aspirent qu’à la décharge.  En l’occurrence la tempête convoquée par Prospero, n’est pas
                                                    moindre que celle du poème de Tagore que cite Winnicott au début de son article sur l’espace culturel:
                                                      (« Sur la grève de mondes sans fin des enfants
                                                        se rassemblent. Des vagues porteuses de mort chantent aux enfants des ballades
                                                        qui ne veulent rien dire, presque comme une mère qui balance le berceau de son
                                                          bébé. ».)
  
 
                        De la Tempête, je privilégierai quelques moments  essentiels : le dialogue entre père et
                          fille, entre Prospero et Miranda,  sur la
                          mise à distance de la mère  et de la mère patrie qu’exige le travail de pensée,
                            la relation entre sublimation et deuil du père  et ce que peut être un deuil
                              porteur de travail de pensée -je songe ici à la fameuse chanson d’Ariel qui
                              brosse la fiction d’un père mort que l’océan tel qu’en lui-même en vient à
                              changer. Puis je me ferai l’écho de la découverte  émerveillée que Caliban,  la brute autochtone, parvient à faire de la sublimation ordinaire. Je ne résisterai pas au
                                plaisir de rappeler comment Prospéro l’associe à un renversement du  rapport naïf entre rêve et vie quotidienne .
                                Enfin  je reviendrai sur l’abdication
                                  de la maîtrise  à laquelle se contraint
                                  finalement Prospero bien décidé à faire oeuvre de sublimation au sens plein du
                                  terme, c’est  à dire avec mesure- jusqu’à
                                  un certain point. Un certain point où il faut savoir  casser sa baguette. Et s’en tenir à la
                                  sublimation ordinaire, quelqu’appétit que l’on puisse avoir pour la sublimation
                                  d’exception.
  
 
                        
                           
                         
                        Tempête, usurpation, exil. Pour que la sublimation  puisse faire son œuvre il faut que l’ordre  de la nature  tout comme l’assurance des choses et la constance  de leur place  soient au préalable maltraitées.
                          
                         
                        Cependant, immédiatement après la scène de tempête qui sert d’ouverture au drame
                          shakespearien, c’est le souvenir de sa nature humaine que  Prospero tente
                            de réveiller en  sa fille Miranda .
                            Il  cherche en effet à lui faire  retrouver  le souvenir  de ses premiers
                            moments de vie et celui  des soins
                            maternels. Il la questionne comme s’il voulait s’assurer qu’elle n’a pas oublié
                            ce qu’elle a perdu, qu’il
                              voulait conforter les traces de cette nature , aviver la mémoire des premiers
                              temps de vie. Et  l’échange est ici  singulier.  Dans le dialogue,  tout  semble perverti  . D’abord, Miranda elle-même ne fait pas référence à
                                la  présence d’une mère, d’un objet
                                premier. Elle se rappelle seulement ’quatre ou cinq  femmes’ autour d’elle  signant certes par là son statut d’enfant
                                  princier mais oblitérant aussi tout lien avec une mère  définie. De même
                                    que pour la  castration ,  le surnombre  des objets maternels renvoie à ici à leur perte .  Disposer pour ses soins  de ‘quatre  ou cinq  femmes’ c’est n’avoir  aucune mère. Dans le discours de Prospéro, cette dernière d’ailleurs n’est pas désignée  par son nom: il  la
                                      convoque seulement comme ‘piece of virtue’ ,
                                        parangon de vertu, la réduisant ainsi à sa plus aride  abstraction. Au mépris de l’adage latin,
                                        se  pourrait-il que pour les besoins de
                                        la cause sublimatoire la  mère doive abdiquer son statut de certissima ? Pourrait-on lire dans l’existence de
                                          ces quatre ou cinq femmes indistinctes une condition nécessaire à la mise en
  œuvre de ce destin pulsionnel singulier que constitue la sublimation? En la pourvoyant alors de
    plusieurs mères sans aucune certitude, il s’agirait de pointer
      chez Miranda une aptitude native au déplacement et au transfert.
  
 
                        Le père  il  est
                          vrai n’en est pas plus assuré pour autant.  Dans la manière
                            qu’il a  de  faire référence  à lui-même comme père,  en  se
                              désignant par son titre de  Duc de Milan,
                              Prospero en vient  même à faire douter sa
                              fille de ce qu’il est pour elle: ‘ Sir, are not you my father’ :  »N’est-ce pas vous  mon père ? » s’écrie-t-elle ?  Et
                                plutôt que de répondre simplement par l’affirmative, plutôt que d’asseoir sa paternité d’un
                                  mot, Prospero vient prendre appui sur la
                                    parole de la mère  de Miranda ’she said thou was my  daughter’   (« Tu étais  ma fille, m’a-t-elle dit »).  Ici, c'est seulement  la parole qui  fait foi, la parole de la mère. La
                                      rupture du lien de nature est ainsi consommée. Miranda est en exil de ses
                                      origines, et dès lors nécessairement engagée dans une exigence de sublimation.
                                      Mais dans  ce beau dialogue,
                                      qu’advient-il alors du lien entre père et mère? Quelle place peut-il encore y
                                      avoir pour la représentation  de la scène primitive?   En fait, elle risque constamment l’effacement et la désaffection.  Et sans représentation de la scène primitive,
                                        il ne saurait y avoir ni  sujet ni  partant mouvement sublimatoire.  Cet excès de  détachement  et d’exil de la
                                        nature n’échappe d’ailleurs pas à Prospero  : tandis qu’il rappelle à sa fille les premières années dont elle n’a qu’un souvenir fané,  le  mage redoute constamment de la
                                          voir se désintéresser de son propos. Sans cesse, il l’interpelle pour lui fait
                                          remontrance de son peu d’attention: ‘tu ne m’écoutes pas’, lui dit-il à
                                          diverses reprises. Et les protestations de Miranda n’emportent pas sa
                                          conviction. Ayant gommé le  lien  charnel entre lui-même  et ce ‘piece of virtue’ auquel Miranda doit  la vie et qu’il  ne nomme  d’ailleurs jamais par son nom, Prospero tue chez sa fille toute libido
                                            sciendi. Et  c’est là tout le
                                            problème:  une scène primitive désincarnée  perd sa force d’attraction et son pouvoir moteur dans le processus
                                              sublimatoire. Le sujet perd tout appétit pour sa propre histoire. Tout  comme la sublimation des pulsions, l’exil des
                                              objets a donc une limite. Il exige d’être tempéré.
  
 
                        Par ailleurs,  comme on sait depuis Totem et Tabou pour  s’inscrire dans l’ordre de la civilisation et que la sublimation
                          advienne comme destin pulsionnel, l’exil de la nature , le matricide ne suffit
                          pas.  Il faut aussi en passer par le
                          meurtre du père de la  horde, sa
                          dévoration par et avec les frères, et l’entrée dans la culpabilité. Cette  thématique est  également présente dans le drame
                          shakespearien.  Mais sur un mode plus
                          Kristévien que Freudien. Tandis qu’il erre sur la grève à la recherche de son
                          père qu’il est convaincu  d’avoir perdu
                          corps et biens, Ferdinand le fils tombe soudain sous le charme de la
                          chanson  qu’Ariel, l’elfe invisible au
                          service de Prospero, vient murmurer   à
                          ses  oreilles.
  
                         
                        Il va y être uniquement question de la transmutation,
                          de la sublimation au sens cette fois  alchimique du terme,  qui doit
                          prendre possession du corps du père mort ,  noyé dans les profondeurs de l’océan.
  
                         
                        « Par cinq brasses de fond
                          
                         
                        Ton père repose
                          
                         
                        De ses os vient ce corail
                          
                         
                        Voici des perles :ce furent ses yeux
                          
                         
                        De lui  jamais
                          rien ne  s’ efface
  
                         
                        Tout se mue   par
                          la loi des mers
                          
                         
                        En  choses   riches et étranges
                          
                         
                        Nymphes des eaux, au fil des heures
                          
                         
                        Veillez à  faire sonner
                          le glas »
  
                         
                        Cette exaltation insidieuse de  la mort  du père est une invitation à en faire un deuil  fécond. Elle souligne la nature inquiétante
                          de toute sublimation qui procède du meurtre du père et doit  soumettre chaque partie de son corps à une
                          transformation  marine, à une  transmutation qui le change en  ‘  choses
                          riches et étranges’ . En l’occurrence l’imprécision de l’expression même  ‘choses riches et étranges’ incite à
                          l’associativité,  et l’exercice du
                          préconscient sur la matière du deuil lui-même. C‘est ainsi du moins que
                          j’interprète l’invocation aux nymphes des eaux convoquées finalement pour
                          sonner le glas du père, à  chaque heure
                          qui passe. Ici donc,  le deuil du
                          père  semble  condition de et matière  à sublimation.  
  
                         
                        On  vient de
                          voir comment  le début de la Tempête
                          propose des éléments de nature à penser les conditions qui ouvrent le destin
                          pulsionnel de la sublimation: rupture avec le registre du naturel et du
                          maternel mais maintien de la scène primitive toutefois, mise en jeu du  deuil du père sur un mode qui préserve
                          cependant l’associativité.  Jusqu’ici
                          toutefois, ceux qui se prêtaient au processus étaient des êtres humains. Mais
                          qu’advient-il quand il s’agit de faire découvrir ce destin à une  brute, une bête, au monstre Caliban, orphelin
                          d’une mère sorcière?  On sait qu’à  son endroit, Prospero ne fait nullement usage
                          de pédagogie douce. Il le rudoie, le frappe à l’occasion et ne semble pas même
                          envisager qu’il puisse  se prêter à
                          un  processus d’éducation. Et pourtant,  voici ce que Caliban l’inhumain exprime de la
                          sublimation qu’il découvre autour de lui:  
  
                         
                        « Pas d’inquiétudes!Cette ile bruisse de sons et
                          de douces musiques
                          
                         
                        Qui donnent de la joie  et ne font aucun  mal
                          
                         
                        Tantôt mille  instruments vibrent à mes oreilles
                          
                         
                        Tantôt  si je
                          m’éveille après un long sommeil
  
                         
                        Des voix me bercent et de nouveau
                          
                         
                        Je vois en rêve se fendre la nuée déployant   des richesses
                          
                         
                        Prêtes à m’inonder
                          
                         
                        Et souvent, au réveil  j’ai gémi pour en rêver encore »
                          
                         
                        De même que les joies de la musique, le plaisir et les
                          jeux alternés du sommeil et du rêve sont devenus  ainsi lentement accessibles à Caliban . Il a
                          progressivement acquis une capacité  de
                          sublimation ordinaire et le recours à la créativité de l’inconscient s’ouvre à
                          lui. Une capacité de jeu du préconscient et de rêve. Ici tout conduit en
                          effet  à l’idée que  le rêve constitue  le premier temps  du travail de sublimation. C’est d’ailleurs
                          ce que suggère  Prospero, quand après
                          avoir fait représenter un spectacle de  masques,  jeu baroque de théâtre
                          dans le théâtre, il peut s’écrier:
  
                         
                        We are the stuff
                          that dreams are made on
                          
                         
                        And our little
                          lives are surrounded by sleep.
                          
                         
                        ’Nous sommes coupés dans l’étoffe des rêves
                          
                         
                        Et nos médiocres vies sont nimbées de sommeil’
                          
                         
                        Le sommeil le rêve  et l’inversion du rapport du rêve  à la réalité semblent  ici
                          sollicités pour figurer l’essence du processus de sublimation ordinaire.
  
                         
                        
                           
                         
                        Je voudrais à présent revenir sur le monologue de
                          Prospero qui sert d’épilogue à la Tempête. Le mage  y déclare renoncer à la  maitrise que lui  fournit son savoir sublimatoire
                          d’alchimiste  pour endosser à nouveau son
                          humanité dans toute sa faiblesse
  
                         
                        ‘ Mes  charmes
                          sont rompus, déclare-t-il,
  
                         
                        Mais la pauvre force qui me  reste est à moi’
                          
                         
                        
                           
                         
                        Cette adresse est décisive. Elle inscrit le renoncement
                          nécessaire qu’implique le destin pulsionnel de toute sublimation d’exception:
                          quelle que soit l’excellence de son art, à un moment donné ou à un
                            autre  le sujet doit en répudier
                            l’exercice,.  Faute de quoi, voulant
                            faire l’ange et cédant à sa toute puissance infantile, il fait la bête.  Pour échapper à ce destin il  convient, comme Prospero, de revenir à  cette pauvre force qui reste à chacun d’entre
                            nous.
  
 
                         Parvenu à ce
                          point, comme Prospero, renonçant à l’étayage magique du charme de la Ttempête, il me faut  rassembler les  quelques  idées   que j’ai souhaité vous
                            présenter s’agissant du lien entre exil  mélancolie et sublimation. Loin de Babylone, il  est des exils qui peuvent susciter une
                            sublimation heureuse. Heureuse c’est à dire non pas nécessairement productrice
                            de chef d’oeuvre mais en mesure de conserver à la pulsion sa qualité érotique
                            et sa faculté de détour. .Celle que Prospero  s’efforce de promouvoir sur son île est  de celles-là.  Elle est
                            ordinaire.Comme Freud y insiste dans le Moi et le Ça, elle  se caractérise par un retour sur la personne
                            propre de la pulsion initialement adressée à l’objet, engendrant alors le
  ‘plaisir du fonctionnement mental’.  Elle
                            suppose un exil du lieu de résidence de l’objet  Mais un exil bien tempéré.  Elle suppose
                            aussi  l’égide d’une instance tierce,
                            dont le sujet peut faire une manière de  deuil pour en déployer  un
                            héritage ‘riche et d’étrange’.  Toutefois,  ce n’est là que l’un
                            des chemins de la sublimation.  L’autre,
                            la sublimation d’exception n’est pas moins essentiel. En revanche son
                            incidence  sur la qualité de la pulsion
                            n’est jamais assurée.  A mon sens la
                            question essentielle est celle de  l’articulation de l’une et de l’autre.
  
 
                        Pour
                          conclure, j’aimerais évoquer certaines des questions qui demeurent. Il n’en
                          manque pas.
  
 
                        Tout d’abord, quand est ce que l’exil engendre la
                          mélancolie, et quand est ce qu’il conduit à la sublimation? Ensuite d’où vient
                          que la pulsion  emprunte la voie de la
                          sublimation plutôt qu’un autre destin tel que le  renversement en son contraire ? Il semble  en tout état de cause que toute sublimation
                            dépende  de l’allure de la pulsion, de son intensité. Si elle est ‘bien tempérée’, le sujet parvient à mettre en
                              jeu son préconscient , et la sublimation qui en résulte peut être aussi
                              bien  la  sublimation ordinaire que  la
                              sublimation d’exception. Dans l’ensemble,  ce destin  demeure sous l’égide d’un moi qui n’a pas à se déformer pour traiter la pulsion qui
                                l’anime.
  
 
                        Mais il peut également se faire que la pulsion en
                          jeu  soit violente. Dès lors, au cours de la  sublimation, pour pour changer la
                            qualité  de cette pulsion,  le sujet doit en passer par une
                            réorganisation du moi L’image qui me sert à penser la chose est celle du lit
                            d’un torrent où les rochers s’opposent au courant  . Pour que le processus soit plus harmonieux,
                            il  faut que le flux pulsionnel passe plus aisément, et que l’organisation
                              défensive que forment ces rochers, cet  assemblage qui constitue le  moi,
                              subisse un changement de configuration, d’organisation. Il  faut une déformation ,  une
                                altération du moi , puis une réorganisation de ses défenses.Cela passe par une
                                mise en crise de ses limites et l’établissement de ce que De M’Uzan nommait la
                                chimère. Ici tout dépend des identifications inconscientes  dont le  sujet dispose. Il faut qu’il puisse s’identifier à un objet ,  non à
                                  une imago fixe et mutilante. L’organisation d’ensemble de la sublimation peut
                                  alors constituer un détour remarquable  pour la pulsion et trouver pleinement sa valeur  fonctionnelle. A discuter, bien sûr. Et je me
                                  réjouis du moment de sublimation ordinaire que nous nous apprêtons à partager.
  
 
                          
                        Laurent Danon-Boileau 
                        Colloque de Cerisy, Juin 2021                         
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