JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET
RELIANCE
Colloque de Cerisy 2021 |
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Laurent Danon-Boileau
Exil,mélancolie, sublimation
Exil
« L’exil c’est une
tragédie et c’est aussi un salut. Il faut essayer de ne pas oublier
les deux versants (…) C’est une douleur, la perte des racines d’une certaine
naturalité -l’élément matricide que cela représente- et en même temps une espèce de distance à l’égard de tout, aussi bien de soi
que de l’accueillant. C’est un lieu de vigilance. Depuis les sophistes, tous
les philosophes se sont demandés où l’on est quand
on pense. Pour ma part, je crois que l’on est en exil » Ce sont les propos de Julia
rapportés dans la revue Hommes et migrations (1205 janvier Février 1997p 112).
Elle est revenue à de nombreuses reprise sur cette relation notamment dans le texte: Le triple arrachement d’Israel Exode, Exil, Retour qui figure en pp 434-446 de La haine et le Pardon.
Mélancolie
Kristéva souligne donc que pour elle l’exil est matricide, qu’il implique de se défaire violemment de la terre et de la langue de la mère pour se porter ailleurs. Dans un endroit qu’on ne connait pas. Il
engendre une perte. Celle-ci peut avoir deux ordres de conséquences :la mélancolie ou la sublimation. La
mélancolie est sans doute la plus fréquente. L’exil la convoque tragiquement
« Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis
et nous pleurions, nous souvenant de Sion. Aux saules des alentours nous avions
pendu nos harpes. C'est là que nos vainqueurs nous demandèrent des chansons, et nos bourreaux, des airs joyeux : « Chantez-nous,
disaient-ils, quelque chant de Sion. » Comment
chanterions-nous un chant du Seigneur sur une terre étrangère ? Si je t'oublie, Jérusalem, que ma main droite m'oublie ! Que ma
langue s'attache à mon palais si je perds ton souvenir, si je n'élève Jérusalem, au sommet de ma joie. Souviens-toi,
Seigneur, des fils du pays d'Édom, et de ce jour à Jérusalem où ils criaient : « Détruisez-la, détruisez-la de fond en comble ! » O Babylone misérable, heureux qui te revaudra les maux
que tu nous valus. Heureux qui saisira tes enfants, pour les briser
contre le roc ! »
Tel fut le sort des Juifs déportés à Babylone selon le
Psaume de David 136 . Il rappelle, si on devait l’oublier, que tant que l’exilé pleure, sa harpe se tait car sa chanson ne peut être que distraction servile. Il rappelle aussi
que sa haine est loin du pardon. Il dit enfin l’exigence du souvenir La mélancolie menace,
comme désinvestissement de la capacité à jouer, à chanter. Les harpes ont
muettes et restent suspendues.
Evidemment tout exil n’est pas de ce registre. Il
peut aussi être propice à la sublimation. En effet, comme
lui, la sublimation implique un matricide.Comme
lui, elle suppose un mouvement d’éloignement du naturel, du premier, de l’ombilical, une
distance prise par rapport à « Mater Certissima » et dès lors une émancipation, au moins partielle, de la
tyrannie de l’objet. Pourtant, il ne s’agit pas de
renoncer à sa mère patrie pour tenter de s’enraciner en terre étrangère. Car au mieux on n’y serait qu’un métèque dont l’oikos, le lieu de résidence, resterait en discontinuité radicale –‘méta’–avec celui des autochtones.
Non, il s’agit au contraire comme Julia Kristéva y insiste, de demeurer ‘entre’. Entre la mère patrie et le
lieu d’accueil . Entre terre d’exil et terre d’asile.
Curieusement, l’étymologie du mot « exil » ne dit pas autre chose. Une tradition tendancieuse et répressive voudrait faire dériver ce
terme d’un « ex-solum » désignant
la punition, de qui a été rejeté, banni du solum où il naquit. Mais à ce qu’il semble, la vérité de la langue n’est pas
là. Il s’avère que le terme provient non de ‘ex solum’ mais de ‘ex-ire’, et manifeste seulement une
marche résolue (ire) hors d’un espace
clos (ex), d’un lieu d’enfermement. C’est cette intention et la constance de ce mouvement qu’exprime le
terme. Marcher ‘hors de’.
La sublimation, la créativité sont ainsi en un sens effet d’exil. En disant cela, je pense encore me situer dans le droit fil de la
pensée de Kristéva. Sublimer c’est
cheminer.
Caminante,
no hay camino,
se
hace camino al andar.
dit Machado.
toi qui chemines, point de chemin
le chemin se fait en marchant
Ce chemin, commun à l’exil comme à la sublimation,
suppose une seconde condition: le deuil du père. Ce père n’est toutefois pas
le père oedipien
mais un père tendre , préambivalent. Et
son deuil est à la fois condition et matériau de la sublimation qui
s’ensuit.
Pour que les
deux conditions que je viens d’évoquer soient réunies, il faut préserver une capacité de jeu et une
capacité de croire au sens que lui donne Kristéva . Il faut parvenir à prendre
plaisir à sa
pensée, et à ses représentations même
quand la réalité qui vient en face montre qu’elle ne peut aucunement se résumer à un effet de désir voire
qu’elle le dément. Lorsque les conditions dont je viens de parler sont réunies (détournement de l’objet, deuil du
père) le ‘plaisir du fonctionnement mental’ (Kestemberg)
peut alors advenir. Et il s’agit bien là
d’un destin sublimatoire de la pulsion.
Parvenu à ce point de reprise et de mise en écho de
certains thèmes essentiels de la pensée analytique de JK, je voudrais avancer
de deux manières différentes
-d’abord en revenant sur le processus singulier que
constitue la sublimation chez Freud pour
montrer qu’on peut y lire en filigrane non pas un seul mais deux destins de la
pulsion ; il convient en effet de distinguer entre sublimation ordinaire et
sublimation d’exception. Je reprends ces
termes à JL Baldacci en leur donnant un tour que j’espère un peu personnel.
Jusque’à présent, ce que j’ai pu dire avait trait pour l’essentiel à la
sublimation ordinaire.
Ensuite, j’aimerais suivre dans la clinique le devenir
de ces destins pulsionnels et leur articulation. Toutefois, comme il est
souvent d’usage dans la réflexion en psychanalyse, ce qui
va faire office de clinique est une
œuvre de notre culture. En l’occurrence il va s’agir d’une oeuvre majeure, la tempête de Shakespeare. En effet, elle
montre admirablement le lien entre exil
et travail de culture, entre exil et sublimation. Même s’il y est surtout
question de la sublimation ordinaire.
Mais revenons tout d’abord sur les deux formes de sublimation que je cherche à
distinguer: Une certaine lecture de Freud, la mienne notamment, permet de
dégager deux formes de sublimation: d’un côté la sublimation ordinaire ( qui
pour moi correspond au plaisir du
fonctionnement mental que j’évoquais tout à l’heure), et de l’autre la
sublimation d’exception, laquelle n’implique pas nécessairement de rupture avec l’économie de la
mélancolie, ce que Kristéva rappelle au tout début de Soleil Noir lorsqu’elle
évoque les analyses d’Aristote concernant la mélancolie des grands hommes.
La sublimation ordinaire est celle dont Freud fournit
la définition en 1923 dans Le Moi et le Ça, (Essai de
psychanalyse, trad. fr. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.)
« La transposition de libido d’objet en
libido du moi, dit Freud, comporte manifestement un abandon des buts sexuels,
une désexualisation donc une espèce de sublimation.
Et même une question mérite d’être traitée à fond : n’est-ce pas là la voie générale de toute
sublimation ? Toute sublimation ne se produit-elle pas par l’intermédiaire
du moi qui commence par transformer la libido sexuelle en libido narcissique
pour lui assigner éventuellement un autre but ? » Ici pour Freud, la désexualisation de la
pulsion suppose le préalable d’un changement d’objet, d’ un retour sur le Moi de la pulsion. Pour ma part, je ne pense pas que ce retour
sur le moi se fasse dans toutes les formes de sublimation, ni que ce soit une
voie générale. En revanche, elle a
incontestablement lieu dans la sublimation ordinaire. La sublimation ordinaire
est celle qui est à l’oeuvre notamment dans la cure. De manière plus large, son exercice est rarement solitaire . Il
se nourrit du plaisir de penser
ensemble, du penser avec , dans les colloques, et les discussions sans enjeu
narcissique. Ce lien à l’autre favorise le détachement de l’objet premier que
la pulsion doit opérer, et favorise son
retour sur le moi. La co-pensée détourne la pulsion de son objet initial et ouvre la voie du
réinvestissement narcissique. Par ailleurs l’ intensité et la qualité de la pulsion impliquée dans la sublimation ordinaire est ici de l’ordre du bien tempéré.
Pour toutes ces raisons le processus peut conserver à la pulsion son caractère libidinal en faisant obstacle à
toute déqualification, à toute dégradation qui pourrait finalement en faire une excitation sans qualité. Le caractère libidinal conservé par la pulsion ordinairement sublimée lui permet de circuler de représentation en
représentation sans qu’il y ait jamais
d’éconduction.
Mais cette sublimation ordinaire n’est à mon sens que
l’une des deux variantes de ce destin particulier. qu’est la sublimation.
L’autre est constitué par la sublimation d’exception. La sublimation
d’exception est celle que Freud avait
défini plus tôt en 1910 dans ‘Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci’, ( trad.
fr. J. Altounian, A. Bourguignon) Elle se
caractérise essentiellement par deux
traits: un changement de but , qui implique la désexualisation, d’une part, et la pratique d’une activité socialement
valorisée d’autre part. Le retour sur le
moi n’y apparait pas comme un trait nécessaire. Et c’est tout le problème. Je
voudrais au passage insister sur le fait qu’en parlant d’‘exception' je ne vise
ni les dons de celui qui fait recours à ce type de sublimation, ni la qualité
des oeuvres produites. Nous faisons tous
recours à la sublimation d’exception chaque fois que nous nous mettons à notre
table de travail pour produire un écrit, quelle qu’en soit la qualité. Les caractéristiques de la sublimation
d’exception sont autres. Tout d’abord, contrairement à la sublimation
ordinaire, dans sa pratique socialement valorisée ou la réalisation d’une
oeuvre , le créateur d’exception est seul. Cette solitude ou plutôt ce sentiment de solitude est sans
doute ce qui rend compte du lien avec la mélancolie.
« C’est bien la maladie qui fut l’ultime fond
De toute poussée créatrice
En
créant, je pouvais
guérir
En
créant je retrouvai la
santé »
(H.Heine
, Neue Guedichte, Schopunfsliede, VII)
Ces vers de Heine qui figurent dans Pour
introduire le Narcissisme situent la question : la désorganisation,
la maladie de l’esprit et du corps, constituent alors ‘l’ultime fond de la ‘poussée créatrice’’ et de la
sublimation mais d’une sublimation particulière , la sublimation d’exception. Ici comme on
voit, si la sublimation d’exception donne
naissance à un objet socialement valorisé , en revanche, elle ne dispose pas d’un effet assuré sur la qualité de la pulsion. Il se peut par
ailleurs que l’intensité de la pulsion en cause dans ce type de
sublimation cesse d’être ‘bien tempéré’ et qu’elle verse dans l’excès. Le chemin qu’organise la sublimation
d’exception ne parvient pas alors à
constituer un ‘détour’ suffisant
pour maintenir la qualité érotique de la
pulsion. Le moment de la production de
l’objet culturel équivaut alors à un substitut d’éconduction. Et quoi
qu’il en soit, l’élan pulsionnel ne fait pas retour sur le moi.
Je voudrais à présent revenir sur le
lien entre exil et sublimation en passant par cette clinique particulière que
peut offrir la prise en compte d’une oeuvre culturelle. Je vais fonder mes
analyses sur La tempête de Shakespeare.
Dans la tempête il est surtout question de sublimation
ordinaire. Elle est décisive pour tout
les personnages, exception faite de Prospero, le Duc de Milan détrôné par son frère. En effet, en un sens si Prospero a été chassé
de son trône c’est parce qu’il s’est enfermé trop longtemps dans la recherche alchimique solitaire, par goût excessif
pour la sublimation d’exception
et désir d’accomplir le grand oeuvre. On se souvient de l’histoire. Prospéro,
duc de Milan, a été détrôné par son frère félon Antonio. Contraint de fuir sa ville, Prospero
s’exile avec sa fille Miranda dans une île seulement
habitée par l’orphelin d’une défunte sorcière,
Caliban, monstre à peine doué de parole. Lorsque la pièce commence, par sa magie, Prospero a déchainé une tempête fictive pour
naufrager sur les rivages de son île la flotte de son frère. Ce dernier,
accompagné de son fils Ferdinand, fait retour vers Milan après une célébration de noces en pays lointain. L’ouverture
met en représentation la violence des flots et le désarroi de l’équipage, rappelant que tout mouvement de sublimation ne
peut advenir qu’après un temps d’impuissance
et de désespoir face au déchainement des
pulsions et de la nature. Ici la pédagogie
alchimiste de Prospero, tout comme
quelques siècles plus tard la pédagogie maçonne de Zarastro dans la Flute opposent la violence à la violence : elles en usent afin que le
sujet soit arraché à ses répétitions mais aussi à sa nature, laquelle
tend vers la mort et l’inerte de toute la force de ses pulsions. Celles-ci,
comme on sait, n’aspirent qu’à la décharge. En l’occurrence la tempête convoquée par Prospero, n’est pas
moindre que celle du poème de Tagore que cite Winnicott au début de son article sur l’espace culturel:
(« Sur la grève de mondes sans fin des enfants
se rassemblent. Des vagues porteuses de mort chantent aux enfants des ballades
qui ne veulent rien dire, presque comme une mère qui balance le berceau de son
bébé. ».)
De la Tempête, je privilégierai quelques moments essentiels : le dialogue entre père et
fille, entre Prospero et Miranda, sur la
mise à distance de la mère et de la mère patrie qu’exige le travail de pensée,
la relation entre sublimation et deuil du père et ce que peut être un deuil
porteur de travail de pensée -je songe ici à la fameuse chanson d’Ariel qui
brosse la fiction d’un père mort que l’océan tel qu’en lui-même en vient à
changer. Puis je me ferai l’écho de la découverte émerveillée que Caliban, la brute autochtone, parvient à faire de la sublimation ordinaire. Je ne résisterai pas au
plaisir de rappeler comment Prospéro l’associe à un renversement du rapport naïf entre rêve et vie quotidienne .
Enfin je reviendrai sur l’abdication
de la maîtrise à laquelle se contraint
finalement Prospero bien décidé à faire oeuvre de sublimation au sens plein du
terme, c’est à dire avec mesure- jusqu’à
un certain point. Un certain point où il faut savoir casser sa baguette. Et s’en tenir à la
sublimation ordinaire, quelqu’appétit que l’on puisse avoir pour la sublimation
d’exception.
Tempête, usurpation, exil. Pour que la sublimation puisse faire son œuvre il faut que l’ordre de la nature tout comme l’assurance des choses et la constance de leur place soient au préalable maltraitées.
Cependant, immédiatement après la scène de tempête qui sert d’ouverture au drame
shakespearien, c’est le souvenir de sa nature humaine que Prospero tente
de réveiller en sa fille Miranda .
Il cherche en effet à lui faire retrouver le souvenir de ses premiers
moments de vie et celui des soins
maternels. Il la questionne comme s’il voulait s’assurer qu’elle n’a pas oublié
ce qu’elle a perdu, qu’il
voulait conforter les traces de cette nature , aviver la mémoire des premiers
temps de vie. Et l’échange est ici singulier. Dans le dialogue, tout semble perverti . D’abord, Miranda elle-même ne fait pas référence à
la présence d’une mère, d’un objet
premier. Elle se rappelle seulement ’quatre ou cinq femmes’ autour d’elle signant certes par là son statut d’enfant
princier mais oblitérant aussi tout lien avec une mère définie. De même
que pour la castration , le surnombre des objets maternels renvoie à ici à leur perte . Disposer pour ses soins de ‘quatre ou cinq femmes’ c’est n’avoir aucune mère. Dans le discours de Prospéro, cette dernière d’ailleurs n’est pas désignée par son nom: il la
convoque seulement comme ‘piece of virtue’ ,
parangon de vertu, la réduisant ainsi à sa plus aride abstraction. Au mépris de l’adage latin,
se pourrait-il que pour les besoins de
la cause sublimatoire la mère doive abdiquer son statut de certissima ? Pourrait-on lire dans l’existence de
ces quatre ou cinq femmes indistinctes une condition nécessaire à la mise en
œuvre de ce destin pulsionnel singulier que constitue la sublimation? En la pourvoyant alors de
plusieurs mères sans aucune certitude, il s’agirait de pointer
chez Miranda une aptitude native au déplacement et au transfert.
Le père il est
vrai n’en est pas plus assuré pour autant. Dans la manière
qu’il a de faire référence à lui-même comme père, en se
désignant par son titre de Duc de Milan,
Prospero en vient même à faire douter sa
fille de ce qu’il est pour elle: ‘ Sir, are not you my father’ : »N’est-ce pas vous mon père ? » s’écrie-t-elle ? Et
plutôt que de répondre simplement par l’affirmative, plutôt que d’asseoir sa paternité d’un
mot, Prospero vient prendre appui sur la
parole de la mère de Miranda ’she said thou was my daughter’ (« Tu étais ma fille, m’a-t-elle dit »). Ici, c'est seulement la parole qui fait foi, la parole de la mère. La
rupture du lien de nature est ainsi consommée. Miranda est en exil de ses
origines, et dès lors nécessairement engagée dans une exigence de sublimation.
Mais dans ce beau dialogue,
qu’advient-il alors du lien entre père et mère? Quelle place peut-il encore y
avoir pour la représentation de la scène primitive? En fait, elle risque constamment l’effacement et la désaffection. Et sans représentation de la scène primitive,
il ne saurait y avoir ni sujet ni partant mouvement sublimatoire. Cet excès de détachement et d’exil de la
nature n’échappe d’ailleurs pas à Prospero : tandis qu’il rappelle à sa fille les premières années dont elle n’a qu’un souvenir fané, le mage redoute constamment de la
voir se désintéresser de son propos. Sans cesse, il l’interpelle pour lui fait
remontrance de son peu d’attention: ‘tu ne m’écoutes pas’, lui dit-il à
diverses reprises. Et les protestations de Miranda n’emportent pas sa
conviction. Ayant gommé le lien charnel entre lui-même et ce ‘piece of virtue’ auquel Miranda doit la vie et qu’il ne nomme d’ailleurs jamais par son nom, Prospero tue chez sa fille toute libido
sciendi. Et c’est là tout le
problème: une scène primitive désincarnée perd sa force d’attraction et son pouvoir moteur dans le processus
sublimatoire. Le sujet perd tout appétit pour sa propre histoire. Tout comme la sublimation des pulsions, l’exil des
objets a donc une limite. Il exige d’être tempéré.
Par ailleurs, comme on sait depuis Totem et Tabou pour s’inscrire dans l’ordre de la civilisation et que la sublimation
advienne comme destin pulsionnel, l’exil de la nature , le matricide ne suffit
pas. Il faut aussi en passer par le
meurtre du père de la horde, sa
dévoration par et avec les frères, et l’entrée dans la culpabilité. Cette thématique est également présente dans le drame
shakespearien. Mais sur un mode plus
Kristévien que Freudien. Tandis qu’il erre sur la grève à la recherche de son
père qu’il est convaincu d’avoir perdu
corps et biens, Ferdinand le fils tombe soudain sous le charme de la
chanson qu’Ariel, l’elfe invisible au
service de Prospero, vient murmurer à
ses oreilles.
Il va y être uniquement question de la transmutation,
de la sublimation au sens cette fois alchimique du terme, qui doit
prendre possession du corps du père mort , noyé dans les profondeurs de l’océan.
« Par cinq brasses de fond
Ton père repose
De ses os vient ce corail
Voici des perles :ce furent ses yeux
De lui jamais
rien ne s’ efface
Tout se mue par
la loi des mers
En choses riches et étranges
Nymphes des eaux, au fil des heures
Veillez à faire sonner
le glas »
Cette exaltation insidieuse de la mort du père est une invitation à en faire un deuil fécond. Elle souligne la nature inquiétante
de toute sublimation qui procède du meurtre du père et doit soumettre chaque partie de son corps à une
transformation marine, à une transmutation qui le change en ‘ choses
riches et étranges’ . En l’occurrence l’imprécision de l’expression même ‘choses riches et étranges’ incite à
l’associativité, et l’exercice du
préconscient sur la matière du deuil lui-même. C‘est ainsi du moins que
j’interprète l’invocation aux nymphes des eaux convoquées finalement pour
sonner le glas du père, à chaque heure
qui passe. Ici donc, le deuil du
père semble condition de et matière à sublimation.
On vient de
voir comment le début de la Tempête
propose des éléments de nature à penser les conditions qui ouvrent le destin
pulsionnel de la sublimation: rupture avec le registre du naturel et du
maternel mais maintien de la scène primitive toutefois, mise en jeu du deuil du père sur un mode qui préserve
cependant l’associativité. Jusqu’ici
toutefois, ceux qui se prêtaient au processus étaient des êtres humains. Mais
qu’advient-il quand il s’agit de faire découvrir ce destin à une brute, une bête, au monstre Caliban, orphelin
d’une mère sorcière? On sait qu’à son endroit, Prospero ne fait nullement usage
de pédagogie douce. Il le rudoie, le frappe à l’occasion et ne semble pas même
envisager qu’il puisse se prêter à
un processus d’éducation. Et pourtant, voici ce que Caliban l’inhumain exprime de la
sublimation qu’il découvre autour de lui:
« Pas d’inquiétudes!Cette ile bruisse de sons et
de douces musiques
Qui donnent de la joie et ne font aucun mal
Tantôt mille instruments vibrent à mes oreilles
Tantôt si je
m’éveille après un long sommeil
Des voix me bercent et de nouveau
Je vois en rêve se fendre la nuée déployant des richesses
Prêtes à m’inonder
Et souvent, au réveil j’ai gémi pour en rêver encore »
De même que les joies de la musique, le plaisir et les
jeux alternés du sommeil et du rêve sont devenus ainsi lentement accessibles à Caliban . Il a
progressivement acquis une capacité de
sublimation ordinaire et le recours à la créativité de l’inconscient s’ouvre à
lui. Une capacité de jeu du préconscient et de rêve. Ici tout conduit en
effet à l’idée que le rêve constitue le premier temps du travail de sublimation. C’est d’ailleurs
ce que suggère Prospero, quand après
avoir fait représenter un spectacle de masques, jeu baroque de théâtre
dans le théâtre, il peut s’écrier:
We are the stuff
that dreams are made on
And our little
lives are surrounded by sleep.
’Nous sommes coupés dans l’étoffe des rêves
Et nos médiocres vies sont nimbées de sommeil’
Le sommeil le rêve et l’inversion du rapport du rêve à la réalité semblent ici
sollicités pour figurer l’essence du processus de sublimation ordinaire.
Je voudrais à présent revenir sur le monologue de
Prospero qui sert d’épilogue à la Tempête. Le mage y déclare renoncer à la maitrise que lui fournit son savoir sublimatoire
d’alchimiste pour endosser à nouveau son
humanité dans toute sa faiblesse
‘ Mes charmes
sont rompus, déclare-t-il,
Mais la pauvre force qui me reste est à moi’
Cette adresse est décisive. Elle inscrit le renoncement
nécessaire qu’implique le destin pulsionnel de toute sublimation d’exception:
quelle que soit l’excellence de son art, à un moment donné ou à un
autre le sujet doit en répudier
l’exercice,. Faute de quoi, voulant
faire l’ange et cédant à sa toute puissance infantile, il fait la bête. Pour échapper à ce destin il convient, comme Prospero, de revenir à cette pauvre force qui reste à chacun d’entre
nous.
Parvenu à ce
point, comme Prospero, renonçant à l’étayage magique du charme de la Ttempête, il me faut rassembler les quelques idées que j’ai souhaité vous
présenter s’agissant du lien entre exil mélancolie et sublimation. Loin de Babylone, il est des exils qui peuvent susciter une
sublimation heureuse. Heureuse c’est à dire non pas nécessairement productrice
de chef d’oeuvre mais en mesure de conserver à la pulsion sa qualité érotique
et sa faculté de détour. .Celle que Prospero s’efforce de promouvoir sur son île est de celles-là. Elle est
ordinaire.Comme Freud y insiste dans le Moi et le Ça, elle se caractérise par un retour sur la personne
propre de la pulsion initialement adressée à l’objet, engendrant alors le
‘plaisir du fonctionnement mental’. Elle
suppose un exil du lieu de résidence de l’objet Mais un exil bien tempéré. Elle suppose
aussi l’égide d’une instance tierce,
dont le sujet peut faire une manière de deuil pour en déployer un
héritage ‘riche et d’étrange’. Toutefois, ce n’est là que l’un
des chemins de la sublimation. L’autre,
la sublimation d’exception n’est pas moins essentiel. En revanche son
incidence sur la qualité de la pulsion
n’est jamais assurée. A mon sens la
question essentielle est celle de l’articulation de l’une et de l’autre.
Pour
conclure, j’aimerais évoquer certaines des questions qui demeurent. Il n’en
manque pas.
Tout d’abord, quand est ce que l’exil engendre la
mélancolie, et quand est ce qu’il conduit à la sublimation? Ensuite d’où vient
que la pulsion emprunte la voie de la
sublimation plutôt qu’un autre destin tel que le renversement en son contraire ? Il semble en tout état de cause que toute sublimation
dépende de l’allure de la pulsion, de son intensité. Si elle est ‘bien tempérée’, le sujet parvient à mettre en
jeu son préconscient , et la sublimation qui en résulte peut être aussi
bien la sublimation ordinaire que la
sublimation d’exception. Dans l’ensemble, ce destin demeure sous l’égide d’un moi qui n’a pas à se déformer pour traiter la pulsion qui
l’anime.
Mais il peut également se faire que la pulsion en
jeu soit violente. Dès lors, au cours de la sublimation, pour pour changer la
qualité de cette pulsion, le sujet doit en passer par une
réorganisation du moi L’image qui me sert à penser la chose est celle du lit
d’un torrent où les rochers s’opposent au courant . Pour que le processus soit plus harmonieux,
il faut que le flux pulsionnel passe plus aisément, et que l’organisation
défensive que forment ces rochers, cet assemblage qui constitue le moi,
subisse un changement de configuration, d’organisation. Il faut une déformation , une
altération du moi , puis une réorganisation de ses défenses.Cela passe par une
mise en crise de ses limites et l’établissement de ce que De M’Uzan nommait la
chimère. Ici tout dépend des identifications inconscientes dont le sujet dispose. Il faut qu’il puisse s’identifier à un objet , non à
une imago fixe et mutilante. L’organisation d’ensemble de la sublimation peut
alors constituer un détour remarquable pour la pulsion et trouver pleinement sa valeur fonctionnelle. A discuter, bien sûr. Et je me
réjouis du moment de sublimation ordinaire que nous nous apprêtons à partager.
Laurent Danon-Boileau
Colloque de Cerisy, Juin 2021
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