MARILIA AISENSTEIN
CREATION, FICTION, CLINIQUE
Un
roman peut être lu comme une histoire clinique et une narration clinique est également
une création littéraire de l’orateur ou l’écrivain.
Je parle donc ici
de la mise en récit, écrite ou orale, mais adressée à un public, fut-il composé
de psychanalystes, d’une expérience intime, vécue comme unique et
incommunicable, en tous cas par l’un des protagonistes.
Comment s’opère
la transition entre le privé, singulier de l’expérience à la transcription dans
la langue commune ? Puis, dans une langue commune à un groupe de psychanalystes
ou dans une fiction romanesque adressée au monde ?
Si nous prenons
le rêve pour exemple il nous faut penser cette transcription en deux temps. La
transcription de l’image en mots par le rêveur lui- même et pour lui seul. Un rêve
qui n’a jamais acquis le statut de récit existe-t-il ?
Le deuxième
temps est celui de la mise en forme de ce récit pour un auditoire, voire un
interlocuteur, le psychanalyste par exemple, fut-il absent. Le rêveur est le créateur
de son rêve mais celui qui l’écoute doit devenir co-créateur
de l’élaboration en commun.
Toute
transcription tient à la fois de la traduction mais aussi de la création. Une séance
d’analyse est une création a deux.
Pour tenter
d’approcher le sujet je partirai d’un roman (1):
La narratrice,
Olga, rapporte :
« La
transformation de la société est une supercherie si elle n’est pas
transformation des sujets- êtres parlants- et c’est leur manière de dire qu’il
fallait commencer par transformer…D’où le rôle révolutionnaire de la
littérature, de l’avant-garde en particulier ;
Ce n’est ni de l’ésotérisme,
ni de l’art pour l’art mais « une opération chirurgicale » d’une
finesse inouïe dans les tissus les plus fins du corps social, les tissus de la parole,
du style, de la rhétorique, des rêves ». J’avais depuis des décennies
gardé cette phrase forte en tête tant je la trouve subtile et profonde.
Dans le livre Olga
Morena est une jeune-femme venue d’un pays étranger qui réfléchit beaucoup, dévore
des livres, travaille à une thèse de lettres et tombe amoureuse, pour tout vous
dire cette héroïne moderne ressemble beaucoup à Julia Kristeva qui en est la créatrice.
(1)
Les Samouraïs Paris Gallimard 1990
L’opération « d’une
subtilité inouïe dans les tissus les plus fin du corps social » défini à
mes yeux exactement l’œuvre de Julia, elle opère en psychanalyste et en romancière.
Julia est non seulement psychanalyste, philosophe et linguiste mais un vrai
écrivain.
C’est plutôt rare,
et personnellement je ne connais que JB. Pontalis qui
avait, lui-aussi, ce talent.
Soleil Noir, De l’Âme, Les Samouraïs, le Géni Féminin (H. Arendt, M Klein, Colette), Le Vieil Homme et Les
Loups, Meurtre à Byzance, Possessions, l’Horloge Enchantée, sont
des livres qui ne laissent pas le lecteur indemne ; sans parler de Thérèse
mon Amour qui dans mon cœur a le statut de chef-d’œuvre.
Qu’attend-on d’un
roman ?
Au-delà de la
beauté de la langue, de l’émerveillement d’une lecture qui nous fait tout
oublier je crois que la vraie littérature porte un pouvoir de modification de l’intime
de notre être-au -monde. Les bons livres nous marquent mais surtout nous
transforment.
En cela la démarche psychanalytique et l’écriture
romanesque se rapprochent tout en s’opposant.
Ce qu’elles ont
en commun est un pouvoir transformationnel de l’être, allié et la capacité de
tout convertir en langage.
Énoncée en tout
début d’analyse la règle fondamentale Freudienne exige du sujet de convertir l’entièreté
de son psychisme en mots.
Tous les autres
moyens de communication sont interdits. La gestuelle est suspendue et le divan
ne laisse pas voir les expressions du visage.
De façon très différente,
il n’y a ni divan, ni Règle fondamentale, la démarche de l’écriture littéraire
obéit au même impératif de tout exprimer en mots, et seulement en mots.
Dans son superbe
discours du Nobel la romancière Polonaise Olga Tokarczuk a écrit :« Je
rêve d’un langage qui saurait exprimer l’intuition la moins claire, je rêve de métaphores
qui iraient au-delà des différences culturelles, je rêve enfin d’un genre qui aurait
du contenu et serait transgressif, tout en étant aimé des lecteurs ».
Pour l’écrivain
seuls comptent les mots puisqu’ils s’adressent à un interlocuteur invisible,
inconnu et muet.
Mais encore
faut-il que ces mots aient une chair, comme se plait à le souligner Julia Kristeva,
ce qui est une façon poétique de dire que le langage s’enracine dans les
pulsions et que s’il existe des discours « vivants » il est aussi des
discours sans chair, vides, désincarnés.
Nous autres
psychanalystes, spécialistes de la psychosomatique, les nommons « discours,
ou pensée opératoire ». Il s’agit d’un langage
qui n’appelle pas des images, une langue descriptive, rationnelle, non métaphorique et consciente,
qui parait sans aucun lien à une activité fantasmatique. Elle double et illustre l’action, parfois la
précède ou la suit, mais dans un champs temporel limité.
Pour le dire autrement : Le sujet reste constamment au ras de ses
gestes ……il est enlisé dans l’actualité.
Cette langue est
diamétralement opposée à la littérature sous toutes ses formes et encore plus à
l’écriture poétique.
Le psychanalyste par contre est,
lui, souvent confronté à ces discours sans vie, face auxquels notre tache est de
les réanimer. Pour cela il faut une créativité accrue, voire sans limites. Il faut,
à tout prix ,parvenir à donner de la chair aux mots.
Dans Les Nouvelles Maladies
de l’Âme Julia a évoqué ces patients chez qui le langage n’est que ce qu’il
désigne et pour qui la fiction n’existe pas, ou n’existe plus. Je préfère moi nommer ce discours : « fonctionnement
opératoire » qui est à mes yeux une modalité de survie, une défense
drastique contre tout ce qui serait de l’ordre du fantasme et de l’émotion.
Les territoires de la fiction sont dans ces cas-là
frappés d’interdit. Dans ces derniers le travail exigé de l’analyste suit une méthode.
Méthode et créativité ne sont pas contradictoires, loin de là, en effet il s’agirait
de construire d’inventer de la fiction là où elle fait défaut. Avec ces
patients l’usage de la métaphore pout servir d’ouverture. Une patiente me parle
de ses casseroles usées, elle veut en acheter de nouvelles ; Je lui dis « vous
m’évoquez l’expression Passer à la Casserole »…..Elle
est étonnée et j’ajoute : « les mots ont plusieurs sens ».
Nous restons loin de la
littérature qui a su magnifiquement conserver ses droits
aux bizarreries, à l’incongru, aux provocations, aux excès, au grotesque, à la
folie….
La littérature
est certes la discipline princeps dont le but est la transmission-
transcription de l’obscur et de l’inconnaissable de l’humain dans une écriture partageable
et partagée par des lecteurs anonymes.
La littérature est d’essence « psychologique »,
elle plonge profondément dans la pensée et les visées des personnages décrits.
Le lecteur est entrainé à des interprétations psychologiques des sujets et
partage leur intimité et leurs vies.
Je rappelle ici
combien Freud s’est appuyé sur la fiction et les mythes pour élaborer sa théorie ;
Avant d’écrire Un Souvenir de Léonard de Vinci il s’est
plongé dans la lecture du roman de D .Merejkovski .
En quoi
la psychanalyse serait -elle si différente du roman ?
La première vise
à être partagée par le plus de lecteurs possibles, l’autre exige l’intimité et
le secret.
Le domaine qui
touche à la transmission de l’intime de l’expérience du divan est encore plus
complexe et évidement indispensable. Je pense ici à la supervision, pratique
selon laquelle un analyste raconte une de ses analyses à un autre psychanalyste
plus chevronné.
Il est encore un
autre niveau, celui du récit clinique qu’il soit parlé ou bien écrit. Dans la
rédaction je dirais que la fiction me semble « heureusement »
inévitable, c’est un exercice d’écriture très particulier car il faut se tenir
sur une crête tenue entre fiction indispensable et vérité clinique.
J’aime beaucoup écrire
de la clinique, toute histoire de patient est une histoire originale qui pour
moi devient un roman. Je prends lors de la rédaction un soin extrême à déguiser
les sujets, l’important à mon sens est que le patient sache qu’il ne peut être
reconnu de personne. N’en reste pas moins que même transformée en comtesse Italienne
et flanquée de deux frères aînés au lieu d’une sœur, on pourrait penser qu’une
patiente habitant Saint-Cloud reconnaîtrait probablement une séance au cours de
laquelle elle livre certaines associations et raconte un rêve.
Je parle au conditionnel. Malgré cela je me suis toujours demandée
si nos patients, ceux qui nous aident à écrire et à penser la clinique, reconnaîtraient
dans nos écrits, non pas un fragment d’analyse, mais quelque chose de
l’intimité et de la singularité de leur démarche privée ?
Je pense que nous
n’échappons pas au fait de créer, à partir de la clinique, des « fictions ».
Fiction ne veut pas dire « faux » mais peut au contraire nous aider à
faire surgir une vérité secrète.
A mon sens ce travail de transformation tient
au fait narratif en lui–même et se joue à plusieurs niveaux :
La mise en récit
par un patient possède déjà un pouvoir transformationnel, la ressaisie par le
psychanalyste est une élaboration après-coup. Or le processus d’après-coup
remanie les éléments du discours un peu comme un kaléidoscope que l’on tournerait
lentement.
Cela dit la
question se pose de savoir si raconter ou écrire aurait une valeur curative ou
cathartique en soi ? « En soi » veut dire sans la présence réelle
ou imaginaire de l’autre, le psychanalyste, le lecteur « le tendre narrateur »
comme l’appelle Olga Tokarczuk.
Étant psychanalyste
je terminerai banalement en vous parlant de ma clinique.
Un homme d’environ
45 ans était venu me voir pour une anxiété persistante malgré une vie plutôt heureuse
et réussie. Étudiant brillant au lieu de s’engager dans une carrière il avait
voulu voir le monde en marchant, des jours et des jours. Il avait ainsi sillonné
la France à pied durant plus d’un an. Il s’était alors aperçu être passionnément
amoureux de la nature et plus particulièrement de la végétation. Il adorait imaginer
des jardins et de simple jardinier il était devenu un paysagiste connu et très
recherché ?
Durant des années et des années chaque séance
débutait rituellement par :
" J'ai beaucoup hésité à venir, ce
travail me semble absurde. Je n’ai rien d’intéressant à dire, je n'y crois pas."
Ensuite il me parlait, son discours était fluide, vivant, associatif, créatif. Il
me racontait la création de ses jardins. Avant toute chose il lui fallait
dormir à la belle étoile sur le terrain pour « ressentir » disait- il
les plantes que cette terre -là aimerait.
Il en parlait avec passion avec une
passion qui induisait chez moi, la régression formelle, des images, des
senteurs, je voyais ses jardins, j'entendais le bruissement des feuilles. Il me
faisait partager et ses joies et ses peines. Il aimait sa femme et ses fils et avait
cette qualité de discours qui permet des représentations vives. J'imaginais sa
vie et les siens.
Environ 3 ou 5 minutes avant chaque fin de
séance il regardait sa montre, son ton changeait et il disait invariablement :
" Excusez -moi de cette séance
ridicule. Vous voyez que je n'ai rien à dire. Tout cela est absurde, je crois
qu'il faut arrêter."
Durant plus d'une année je lui disais que
nous en reparlerions et j'étais par devers moi inquiète, persuadée qu'il allait
mettre un terme à l’analyse.
Ensuite je ne lui disais plus rien car j’étais
sûre de le revoir.
J'ai mis très longtemps à comprendre qu'il
mettait "un double cadre". Je ne parle pas ici du « double cadre »
de José Bleger pour qui le double cadre est le cadre du patient/celui de l’analyste ;
celui du patient restant longtemps muet car il représente le « non -moi »
du patient, soit la part niée ou négativée de lui -même. Je veux tout simplement
dire que ce que nous nommons « cadre analytique » ne suffisait pas à le
rassurer et le convaincre de l’étanchéité entre le dit de la séance et la vie
réelle.
Je compris, ou cru comprendre, à ce moment-
là qu’il vivait « la parole associative » comme quelque chose de dangereux,
voire d’explosif qui pourrait le mettre en danger. Il lui fallait donc « isoler »
les séances, en annuler le contenu, en quelque sorte, les « négativer ».
J’avais été intriguée par l’opposition entre
la puissance métaphorique de son discours et l’aridité, la pauvreté des souvenirs
de l’enfance. Je m’interrogeais : refoulement, repression,
traumatisme précoce ?
Je lui fis part de ma réflexion lui
formulant mon étonnement devant une peur, une terreur, que je décelais en lui,
d’être « puni ou banni » (lui dis-je) pour avoir parlé librement.
Très ému le patient me demande : « Comment
avez-vous compris ? ».
Bouleversé
il me raconte alors que très petit, à l’école maternelle, lors d’un jeu de
petits- garçon, où ils faisaient semblant de se tirer dessus avec des fusils
fictifs, il avait lâché :
« Mon papa à moi il déteste les militaires ».
Le lendemain son père avait été arrêté et
emprisonné ; sa mère, professeure de lycée, avait été licenciée. Ils
avaient connu la misère, la faim, et avaient, enfin, grâce à une ONG, pu fuir
et émigrer en Europe.
Cela aurait pu suffire mais les traumas
ont une terrible tendance à se répéter.
La seconde fois adulte et père de famille,
paysagiste connu, lors d’une fête d'inauguration d'un somptueux jardin exécuté
pour des "milliardaires sans doute quelque peu maffieux", il avait bu
un peu trop de champagne. Assez éméché à la femme qui le complimentait, il avait
dit, avoir créé un jardin aussi « séduisant et sexy » qu'elle.
La fête terminée, sortant de la propriété il
avait été battu comme plâtre par trois hommes de la sécurité de la maison qui
lui avaient cassé des cotes et des dents.
Il ne pouvait donc pas « se lâcher »
s’abandonner au langage, parler librement sans danger et sinon il lui fallait annuler
d'avance et à posteriori tout ce qui se déployait dans chaque séance.
Ce n’est qu’après cette réminiscence qu’il
a pu dévoiler son enfance, riche, chaleureuse mais toujours sous le signe du secret
et de la peur.
Ce n’est qu’alors que je pu comprendre sa
fuite des études. Élève brillant, un collègue de la mère l’avait inscrit d’office
dans un lycée prestigieux sous la condition que personne ne sache rien de sa
vie. Il devait refuser les invitations des camarades pour ne pas raconter qu’il
avait faim et que son domicile était surveillé. Il était alors devenu quasi-muet
avec ses camarades mais se consolait en parlant aux arbres.
En guise de conclusion je ne peux pas résister
à citer quelques phrases magnifiques tirées de la section 5 du dernier chapitre des Samouraïs et qui me semblent mieux montrer le lien intime entre
clinique et fiction littéraire que ne le ferait un discours.
Ce chapitre s’intitule Algonquin comme le célèbre
club Bostonien et un palace Newyorkais.
On peut lire (page 383) :
« Soigner les autres demande une
sorte de suicide terne de soi. On ne peut confondre le soin avec le dévouement
car il est égoïste de se dévouer, et l’égoïsme n’a jamais rien fait d’autre que
cacher la haine de soi. Au contraire le soin procède de la liquidation de soi.
Finis les impénétrables rayons du for intérieur
auxquels se fixe la dépression de C.
Vous êtes en état de transfusion et votre dissémination
disperse le malheur des autres.
Aucun contenu n’est absolu, le mien pas
plus qu’un autre. C’est cela, dans le soin, j’emploie mon savoir à m’abolir, mais
sans éclat. »
Écrites dans une langue superbe ces trois phrases
démontrent à mon sens ce qu’est la création littéraire,
l’écriture romanesque mais aussi elles dévoilent parfaitement des facettes du
travail en double de l’analyste.
MARILIA AISENSTEIN
Colloque de CERISY, Juin 2021, autour de l’œuvre de
Julia Kristeva, le Mardi 29/7 après-midi : Les Territoires de la Fiction