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JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE

Colloque de Cerisy 2021

 

 

 

 

              

 

                                                      

  MARILIA AISENSTEIN

 CREATION, FICTION, CLINIQUE                                                                    

 

 

 

 

 

 

              

         Un roman peut être lu comme une histoire clinique et une narration clinique est également une création littéraire de l’orateur ou l’écrivain.

Je parle donc ici de la mise en récit, écrite ou orale, mais adressée à un public, fut-il composé de psychanalystes, d’une expérience intime, vécue comme unique et incommunicable, en tous cas par l’un des protagonistes.

Comment s’opère la transition entre le privé, singulier de l’expérience à la transcription dans la langue commune ? Puis, dans une langue commune à un groupe de psychanalystes ou dans une fiction romanesque adressée au monde ?

Si nous prenons le rêve pour exemple il nous faut penser cette transcription en deux temps. La transcription de l’image en mots par le rêveur lui- même et pour lui seul. Un rêve qui n’a jamais acquis le statut de récit existe-t-il ?

Le deuxième temps est celui de la mise en forme de ce récit pour un auditoire, voire un interlocuteur, le psychanalyste par exemple, fut-il absent. Le rêveur est le créateur de son rêve mais celui qui l’écoute doit devenir co-créateur de l’élaboration en commun.

Toute transcription tient à la fois de la traduction mais aussi de la création.  Une séance

d’analyse est une création a deux.

Pour tenter d’approcher le sujet je partirai d’un roman (1):

La narratrice, Olga, rapporte :

« La transformation de la société est une supercherie si elle n’est pas transformation des sujets- êtres parlants- et c’est leur manière de dire qu’il fallait commencer par transformer…D’où le rôle révolutionnaire de la littérature, de l’avant-garde en particulier ;

Ce n’est ni de l’ésotérisme, ni de l’art pour l’art mais « une opération chirurgicale » d’une finesse inouïe dans les tissus les plus fins du corps social, les tissus de la parole, du style, de la rhétorique, des rêves ». J’avais depuis des décennies gardé cette phrase forte en tête tant je la trouve subtile et profonde.

Dans le livre Olga Morena est une jeune-femme venue d’un pays étranger qui réfléchit beaucoup, dévore des livres, travaille à une thèse de lettres et tombe amoureuse, pour tout vous dire cette héroïne moderne ressemble beaucoup à Julia Kristeva qui en est la créatrice.

 

(1)                 Les Samouraïs Paris Gallimard 1990

L’opération « d’une subtilité inouïe dans les tissus les plus fin du corps social » défini à mes yeux exactement l’œuvre de Julia, elle opère en psychanalyste et en romancière. Julia est non seulement psychanalyste, philosophe et linguiste mais un vrai écrivain.

C’est plutôt rare, et personnellement je ne connais que JB. Pontalis qui avait, lui-aussi, ce talent.

 Soleil Noir, De l’Âme, Les Samouraïs, le Géni Féminin (H. Arendt, M Klein, Colette), Le Vieil Homme et Les Loups, Meurtre à Byzance, Possessions, l’Horloge Enchantée, sont des livres qui ne laissent pas le lecteur indemne ; sans parler de Thérèse mon Amour qui dans mon cœur a le statut de chef-d’œuvre.

Qu’attend-on d’un roman ?

Au-delà de la beauté de la langue, de l’émerveillement d’une lecture qui nous fait tout oublier je crois que la vraie littérature porte un pouvoir de modification de l’intime de notre être-au -monde. Les bons livres nous marquent mais surtout nous transforment.

 En cela la démarche psychanalytique et l’écriture romanesque se rapprochent tout en s’opposant.

Ce qu’elles ont en commun est un pouvoir transformationnel de l’être, allié et la capacité de tout convertir en langage.

Énoncée en tout début d’analyse la règle fondamentale Freudienne exige du sujet de convertir l’entièreté de son psychisme en mots.

Tous les autres moyens de communication sont interdits. La gestuelle est suspendue et le divan ne laisse pas voir les expressions du visage.

De façon très différente, il n’y a ni divan, ni Règle fondamentale, la démarche de l’écriture littéraire obéit au même impératif de tout exprimer en mots, et seulement en mots.

Dans son superbe discours du Nobel la romancière Polonaise Olga Tokarczuk a écrit :« Je rêve d’un langage qui saurait exprimer l’intuition la moins claire, je rêve de métaphores qui iraient au-delà des différences culturelles, je rêve enfin d’un genre qui aurait du contenu et serait transgressif, tout en étant aimé des lecteurs ».

Pour l’écrivain seuls comptent les mots puisqu’ils s’adressent à un interlocuteur invisible, inconnu et muet.

Mais encore faut-il que ces mots aient une chair, comme se plait à le souligner Julia Kristeva, ce qui est une façon poétique de dire que le langage s’enracine dans les pulsions et que s’il existe des discours « vivants » il est aussi des discours sans chair, vides, désincarnés.

Nous autres psychanalystes, spécialistes de la psychosomatique, les nommons « discours, ou pensée opératoire ». Il s’agit d’un langage qui n’appelle pas des images, une langue descriptive, rationnelle, non métaphorique et consciente, qui parait sans aucun lien à une activité fantasmatique.  Elle double et illustre l’action, parfois la précède ou la suit, mais dans un champs temporel limité. 

Pour le dire autrement :  Le sujet reste constamment au ras de ses gestes ……il est enlisé dans l’actualité.

Cette langue est diamétralement opposée à la littérature sous toutes ses formes et encore plus à l’écriture poétique.

Le psychanalyste par contre est, lui, souvent confronté à ces discours sans vie, face auxquels notre tache est de les réanimer. Pour cela il faut une créativité accrue, voire sans limites. Il faut, à tout prix ,parvenir à donner de la chair aux mots.

Dans Les Nouvelles Maladies de l’Âme Julia a évoqué ces patients chez qui le langage n’est que ce qu’il désigne et pour qui la fiction n’existe pas, ou n’existe plus.  Je préfère moi nommer ce discours : « fonctionnement opératoire » qui est à mes yeux une modalité de survie, une défense drastique contre tout ce qui serait de l’ordre du fantasme et de l’émotion.

 Les territoires de la fiction sont dans ces cas-là frappés d’interdit. Dans ces derniers le travail exigé de l’analyste suit une méthode. Méthode et créativité ne sont pas contradictoires, loin de là, en effet il s’agirait de construire d’inventer de la fiction là où elle fait défaut. Avec ces patients l’usage de la métaphore pout servir d’ouverture. Une patiente me parle de ses casseroles usées, elle veut en acheter de nouvelles ; Je lui dis « vous m’évoquez l’expression Passer à la Casserole »…..Elle est étonnée et j’ajoute : « les mots ont plusieurs sens ».

Nous restons loin de la littérature qui a su magnifiquement conserver ses droits aux bizarreries, à l’incongru, aux provocations, aux excès, au grotesque, à la folie…. 

La littérature est certes la discipline princeps dont le but est la transmission- transcription de l’obscur et de l’inconnaissable de l’humain dans une écriture partageable et partagée par des lecteurs anonymes.

 La littérature est d’essence « psychologique », elle plonge profondément dans la pensée et les visées des personnages décrits. Le lecteur est entrainé à des interprétations psychologiques des sujets et partage leur intimité et leurs vies.

Je rappelle ici combien Freud s’est appuyé sur la fiction et les mythes pour élaborer sa théorie ; Avant d’écrire Un Souvenir de Léonard de Vinci   il s’est plongé dans la lecture du roman de D .Merejkovski [1] . 

  En quoi la psychanalyse serait -elle si différente du roman ?

La première vise à être partagée par le plus de lecteurs possibles, l’autre exige l’intimité et le secret.

Le domaine qui touche à la transmission de l’intime de l’expérience du divan est encore plus complexe et évidement indispensable. Je pense ici à la supervision, pratique selon laquelle un analyste raconte une de ses analyses à un autre psychanalyste plus chevronné.

Il est encore un autre niveau, celui du récit clinique qu’il soit parlé ou bien écrit. Dans la rédaction je dirais que la fiction me semble « heureusement » inévitable, c’est un exercice d’écriture très particulier car il faut se tenir sur une crête tenue entre fiction indispensable et vérité clinique.

J’aime beaucoup écrire de la clinique, toute histoire de patient est une histoire originale qui pour moi devient un roman. Je prends lors de la rédaction un soin extrême à déguiser les sujets, l’important à mon sens est que le patient sache qu’il ne peut être reconnu de personne. N’en reste pas moins que même transformée en comtesse Italienne et flanquée de deux frères aînés au lieu d’une sœur, on pourrait penser qu’une patiente habitant Saint-Cloud reconnaîtrait probablement une séance au cours de laquelle elle livre certaines associations et raconte un rêve.

Je parle au conditionnel.  Malgré cela je me suis toujours demandée si nos patients, ceux qui nous aident à écrire et à penser la clinique, reconnaîtraient dans nos écrits, non pas un fragment d’analyse, mais quelque chose de l’intimité et de la singularité de leur démarche privée ?

Je pense que nous n’échappons pas au fait de créer, à partir de la clinique, des « fictions ». Fiction ne veut pas dire « faux » mais peut au contraire nous aider à faire surgir une vérité secrète.

  A mon sens ce travail de transformation tient au fait narratif en lui–même et se joue à plusieurs niveaux :

La mise en récit par un patient possède déjà un pouvoir transformationnel, la ressaisie par le psychanalyste est une élaboration après-coup. Or le processus d’après-coup remanie les éléments du discours un peu comme un kaléidoscope que l’on tournerait lentement.

Cela dit la question se pose de savoir si raconter ou écrire aurait une valeur curative ou cathartique en soi ? « En soi » veut dire sans la présence réelle ou imaginaire de l’autre, le psychanalyste, le lecteur « le tendre narrateur » comme l’appelle Olga Tokarczuk.

 

Étant psychanalyste je terminerai banalement en vous parlant de ma clinique.

Un homme d’environ 45 ans était venu me voir pour une anxiété persistante malgré une vie plutôt heureuse et réussie. Étudiant brillant au lieu de s’engager dans une carrière il avait voulu voir le monde en marchant, des jours et des jours. Il avait ainsi sillonné la France à pied durant plus d’un an. Il s’était alors aperçu être passionnément amoureux de la nature et plus particulièrement de la végétation. Il adorait imaginer des jardins et de simple jardinier il était devenu un paysagiste connu et très recherché ?

Durant des années et des années chaque séance débutait rituellement par :

" J'ai beaucoup hésité à venir, ce travail me semble absurde. Je n’ai rien d’intéressant à dire, je n'y crois pas." Ensuite il me parlait, son discours était fluide, vivant, associatif, créatif. Il me racontait la création de ses jardins. Avant toute chose il lui fallait dormir à la belle étoile sur le terrain pour « ressentir » disait- il les plantes que cette terre -là aimerait.

Il en parlait avec passion avec une passion qui induisait chez moi, la régression formelle, des images, des senteurs, je voyais ses jardins, j'entendais le bruissement des feuilles. Il me faisait partager et ses joies et ses peines. Il aimait sa femme et ses fils et avait cette qualité de discours qui permet des représentations vives. J'imaginais sa vie et les siens.

Environ 3 ou 5 minutes avant chaque fin de séance il regardait sa montre, son ton changeait et il disait invariablement :

" Excusez -moi de cette séance ridicule. Vous voyez que je n'ai rien à dire. Tout cela est absurde, je crois qu'il faut arrêter."

Durant plus d'une année je lui disais que nous en reparlerions et j'étais par devers moi inquiète, persuadée qu'il allait mettre un terme à l’analyse.

Ensuite je ne lui disais plus rien car j’étais sûre de le revoir.

J'ai mis très longtemps à comprendre qu'il mettait "un double cadre". Je ne parle pas ici du « double cadre » de José Bleger pour qui le double cadre est le cadre du patient/celui de l’analyste ; celui du patient restant longtemps muet car il représente le « non -moi » du patient, soit la part niée ou négativée de lui -même. Je veux tout simplement dire que ce que nous nommons « cadre analytique » ne suffisait pas à le rassurer et le convaincre de l’étanchéité entre le dit de la séance et la vie réelle.

Je compris, ou cru comprendre, à ce moment- là qu’il vivait « la parole associative » comme quelque chose de dangereux, voire d’explosif qui pourrait le mettre en danger. Il lui fallait donc « isoler » les séances, en annuler le contenu, en quelque sorte, les « négativer ».

J’avais été intriguée par l’opposition entre la puissance métaphorique de son discours et l’aridité, la pauvreté des souvenirs de l’enfance. Je m’interrogeais : refoulement, repression, traumatisme précoce ?

Je lui fis part de ma réflexion lui formulant mon étonnement devant une peur, une terreur, que je décelais en lui, d’être « puni ou banni » (lui dis-je) pour avoir parlé librement.

Très ému le patient me demande : « Comment avez-vous compris ? ».

 Bouleversé il me raconte alors que très petit, à l’école maternelle, lors d’un jeu de petits- garçon, où ils faisaient semblant de se tirer dessus avec des fusils fictifs, il avait lâché :

« Mon papa à moi il déteste les militaires ».

Le lendemain son père avait été arrêté et emprisonné ; sa mère, professeure de lycée, avait été licenciée. Ils avaient connu la misère, la faim, et avaient, enfin, grâce à une ONG, pu fuir et émigrer en Europe.

Cela aurait pu suffire mais les traumas ont une terrible tendance à se répéter.

La seconde fois adulte et père de famille, paysagiste connu, lors d’une fête d'inauguration d'un somptueux jardin exécuté pour des "milliardaires sans doute quelque peu maffieux", il avait bu un peu trop de champagne. Assez éméché à la femme qui le complimentait, il avait dit, avoir créé un jardin aussi « séduisant et sexy » qu'elle.

La fête terminée, sortant de la propriété il avait été battu comme plâtre par trois hommes de la sécurité de la maison qui lui avaient cassé des cotes et des dents.

Il ne pouvait donc pas « se lâcher » s’abandonner au langage, parler librement sans danger et sinon il lui fallait annuler d'avance et à posteriori tout ce qui se déployait dans chaque séance.

Ce n’est qu’après cette réminiscence qu’il a pu dévoiler son enfance, riche, chaleureuse mais toujours sous le signe du secret et de la peur.

Ce n’est qu’alors que je pu comprendre sa fuite des études. Élève brillant, un collègue de la mère l’avait inscrit d’office dans un lycée prestigieux sous la condition que personne ne sache rien de sa vie. Il devait refuser les invitations des camarades pour ne pas raconter qu’il avait faim et que son domicile était surveillé. Il était alors devenu quasi-muet avec ses camarades mais se consolait en parlant aux arbres.

 

En guise de conclusion je ne peux pas résister à citer quelques phrases magnifiques tirées de la section 5 du dernier chapitre des Samouraïs et qui me semblent mieux montrer le lien intime entre clinique et fiction littéraire que ne le ferait un discours.

Ce chapitre s’intitule Algonquin comme le célèbre club Bostonien et un palace Newyorkais.

On peut lire (page 383) :

« Soigner les autres demande une sorte de suicide terne de soi. On ne peut confondre le soin avec le dévouement car il est égoïste de se dévouer, et l’égoïsme n’a jamais rien fait d’autre que cacher la haine de soi. Au contraire le soin procède de la liquidation de soi.

Finis les impénétrables rayons du for intérieur auxquels se fixe la dépression de C.

Vous êtes en état de transfusion et votre dissémination disperse le malheur des autres.

Aucun contenu n’est absolu, le mien pas plus qu’un autre. C’est cela, dans le soin, j’emploie mon savoir à m’abolir, mais sans éclat. »

Écrites dans une langue superbe ces trois phrases démontrent à mon sens ce qu’est la création littéraire, l’écriture romanesque mais aussi elles dévoilent parfaitement des facettes du travail en double de l’analyste.

 

 

 

 

  MARILIA AISENSTEIN

Colloque de CERISY,  Juin 2021, autour de l’œuvre de Julia Kristeva, le Mardi 29/7 après-midi : Les Territoires de la Fiction

 



[1] Merejkovski D. (1900), Le roman de Léonard de Vinci, Presses de la Renaissance, Paris, 2004.

 

 

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