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Charlotte Casiraghi et Julia Kristeva à Cerisy, 28 juin 2021 |
SOUFFRANCES INCONNUES
par
Charlotte Casiraghi
Bonsoir,
Je tiens tout d’abord à exprimer ma
gratitude aux organisateurs du colloque de Cerisy pour leur hospitalité. Je veux
également remercier du fond du cœur Julia Kristeva de m’avoir invitée à parler
ce soir. Nous nous sommes rencontrées en 2017 quand Julia était venue à Monaco
prononcer une conférence sur « L’érotisme maternel et son sens aujourd’hui ».
La pensée de Julia Kristeva sur la reliance maternelle m’accompagne dans
toutes mes réflexions. Sa bienveillance et ses encouragements m’ont été très précieux
pour m’engager à réfléchir sur le corps maternel et en souligner les enjeux
philosophiques. Pour lui rendre hommage ce soir, j’aimerais à partir de ce que
m’a transmis Julia, continuer cette réflexion sur la reliance maternelle, qui
est un point d’intensité qui compte autant pour elle que pour moi et où nos
voix se sont accordées. Julia m’a dit plusieurs fois qu’elle souhaitait que je
parle pour mon intervention ce soir à Cerisy de mes propres réflexions sur la
maternité, ou de tout autre sujet qui me passionne. C’est une preuve de son
immense générosité que de me pousser à exprimer quelque chose de singulier sur
un sujet qu’elle maîtrise autant.
Je voudrais partir de ces
quelques mots de Julia Kristeva, prononcés lors d’une
interview, et qui m'ont marquée et résonnent toujours en moi comme un mantra :
« La mère libre n’est
pas encore née, et il n’y
aura pas de nouvel humanisme sans que les mères aient pu prendre la parole ». À
chaque fois que je doute cette phrase revient et me relance dans la réflexion.
Parler de la maternité ou du corps maternel relève d’une nécessité éthique et
politique, car s’y
logent et s’y cachent bien des violences et des préjugés qui compromettent
l’émancipation des femmes tout comme la protection de l’enfance. Mais je me demande très souvent
pourquoi en parle-t-on encore si peu à part dans les magazines féminins ?
Pourquoi les discours féministes mettent souvent de côté la question de la
maternité ?
Comme le rappelle souvent Julia, l’expérience de la maternité est trop
souvent banalisée, surmédicalisée, vue à travers les filtres déformants des
préjugés, des discours tout faits et d’un « sens commun » façonné par la
tradition culturelle et les idéologies ; quelque chose manque alors pour
accompagner les mères et libérer leur parole. La société ne prend pas
suffisamment en considération leurs souffrances, leurs doutes, leur
vulnérabilité, de peur sans doute que cela remette en question le moment
magnifié de la naissance d’un
enfant — ou encore l’émancipation des femmes — et toute une série de fantasmes
puissants qui lui sont attachés.
L’épreuve
de la maternité, bien qu’elle
soit source d’émerveillement, de créativité, de « renaissance », et qu’elle
ouvre à une expérience sans égal — d’où peuvent être tirées des énergies
intellectuelles sociales et morales inouïes — n’a
pourtant rien d’idyllique
même lorsqu’elle
est amoureusement voulue, attendue, espérée de tout son cœur et de tout son
corps. Quand bien même s’y serait-elle préparée, la mère, en donnant la vie, se
voit confrontée à la pensée de la mort, à la peur de l’abandon, à l’altération du corps, à l’étrangeté de l’autre et à ses
besoins urgents, à la douleur physique, à la séparation, aux pleurs de
détresse, à la faim et à la soif d'un nourrisson qui dépend entièrement d'elle.
Un autre est en elle et, quelques secondes plus tard, son ventre se vide. Le nourrisson
« est venu », existe désormais dans le monde, avant même que le monde ne vienne
à lui : il est un petit étranger — car la mère attendait un enfant, dont elle imaginait les traits, et c’est cet enfant-là qui est venu, aux traits inconnus —
qu’elle se doit d’accueillir,
soigner, comprendre. Ces exigences convoquent, en les bouleversant totalement,
ses propres représentations psychiques et symboliques de la maternité. Ce
processus est encore trop souvent vu comme quelque chose d’ordinaire et qui
empêche souvent les femmes de se sentir légitime pour exprimer des difficultés.
Les femmes commencent à libérer la
parole sur la question du harcèlement, du viol, des violences conjugales, mais
au sujet de la maternité, je remarque tous les jours, qu’il y a comme une
aphasie et une pudeur qui empêchent d’approfondir certains sujets. La
difficulté d’être mère est sinon un tabou du moins un non-dit qui pèse encore
trop lourd sur les épaules des femmes. Elles avouent rarement ce qui, émotionnellement,
physiquement, psychiquement, les traverse, car le poids du regard social est
fortement intériorisé. Ce soir je ne voudrais parler de ce silence
maternel.
Du silence des mères, et de ces « souffrances inconnues »
qui résident dans le secret de leurs âmes, et qui n’ont pas été dites ou pu être entendues
pendant des siècles.
Derrière ces images de mères
parfaites se cachent souvent des mélancolies indicibles.
Derrière ces images de mères
dévouées se dissimulent souvent des inquiétudes inavouables.
Permettez-moi de citer ici ces mots d'Anne Dufourmantelle, extraits
de son ouvrage La sauvagerie maternelle :
« Une mère qui a du chagrin, même
longtemps, n’est
pas dangereuse pour son enfant. Mais les mères qui cachent leurs pleurs sous la
rage, la faiblesse sous une trop grande rigidité, ces mères sont envahies d’un désir de mourir
inscrite dans un héritage inconscient. »
La société — vous me pardonnerez
ce terme trop générique : il faudrait bien analyser les mécanismes idéologiques
qu’elle met en œuvre à cet effet — ne devrait pas idéaliser les mères, ni en
donner une image d’épanouissement et de toutepuissance. Elle devrait en
revanche leur accorder la plus grande attention et une protection sans faille car
elle vivent un moment d’instabilité
psychique et font face à un véritable séisme pouvant donner lieu à des phases
de profonde mélancolie et à un sentiment de solitude immense. La mère — dans
certains imaginaires sociaux — est vénérée pour sa douceur, sa dévotion mais
lorsqu’elle
faillit à cette capacité d’aimer,
lorsque la protection se renverse en abandon, elle ravive les peurs les plus
archaïques et n’a plus le droit à une écoute bienveillante. Elle ne se sent pas
non plus autorisée à parler de son malaise. Accueillir la parole des mères est
tout aussi important que d’accueillir
la parole de l’enfant.
Cette libération de la parole — pour ne citer qu’un petit indice assez parlant —
commence à se faire avec l’apparition
d'un nouveau hashtag « Mon post-partum » où de nombreuses mères ont brisé
certains tabous et évoqué leurs difficultés : le manque de considération et
de soutien face à ce qu’elles
ont vécu comme une épreuve.
C’est
un début, mais informer ne suffit pas ; de nouvelles idées, de nouvelles
pratiques, de nouvelles modalités d’information et d’association doivent
apparaître et acquérir la force d’un « mouvement d’opinion », susceptible de
pousser les pouvoirs politiques et sociaux à instituer des formes d’assistance
et de protection pour chaque femme se trouvant confrontée à des moments
difficiles, à une maternité qui ne va pas de soi. Il faut rappeler que chaque
maternité est singulière, qu’elle est le fruit d’une histoire singulière, qui
se tresse cependant avec celle de toutes les femmes. Il n’y a pas de schéma
idéal, ni d’archétype de la bonne mère.
Pour rester au plus près de la
singularité de l’expérience vécue, je
voudrais m’appuyer sur la littérature qui permet — sans doute mieux que la
philosophie — de parler du vécu des mères. Je voudrais pour cela convoquer
l’immense génie de Balzac. Il est un des premiers romanciers et un des rares à
s’intéresser
à la reliance maternelle. Je voulais que
résonne la voix d’un homme qui a su convoquer en lui le maternel non pour
idéaliser les mères ou les dévaloriser, mais pour comprendre l’expérience de la
maternité. Dans ses romans, Balzac a donné la parole aux mères et a déconstruit
ce fameux mythe de l’amour maternel, ainsi que les nombreux tabous qui sont
attachés à lui. Il s’est intéressé au ressenti des femmes dans les premiers
mois de grossesse, aux problèmes d’allaitement, aux angoisses des mères lorsque
leur bébé est malade. La liste est longue mais je ne pensais pas qu’un homme
ayant vécu au 19ème siècle pouvait s’intéresser autant à la maternité. Certains
romans comme Mémoire de deux jeunes
mariées, Le lys dans la vallée,
ou La femme de trente ans permettent
d’engager une
réflexion d’une
grande modernité sur nos représentations de la maternité mais aussi sur les
souffrances maternelles.
I. LA FEMME DE TRENTE ANS
A) La maternité hante l’œuvre balzacienne
En relisant Balzac ces derniers
temps, je me suis rendue compte à quel point la maternité hante toute son
œuvre. Il oppose de manière assez classique deux figures antithétiques de la
féminité : d’un côté, la femme passionnée et charnelle, et de l’autre, la femme
vertueuse et céleste.
Mais Balzac surprend sur un point : c’est qu’en faisant des
portraits de femmes tiraillées entre la passion et le devoir, le désir et la
vertu, il n’idéalise jamais la mère ou l’amante. Il ne refoule pas la maternité
dans l’érotique féminine et ne réduit jamais la femme à un rôle. Il cherche, au
contraire, à montrer toute la complexité du sujet-femme et de la passion
maternelle en n’occultant pas son rapport à la mélancolie et en mettant au
premier plan l’expérience charnelle et intime des femmes. Balzac cherche à la
fois la mère et la femme passionnée ; il tente d’en saisir les contrastes
subtils — en accompagnant la sensibilité féminine, voire en allant jusqu’à
assumer lui-même un certain rôle maternel.
Son expérience personnelle et ses traumatismes l’ont sans doute
conduit à explorer une vaste palette de la complexité de la psyché féminine dans
ses romans. Balzac fut abandonné par sa mère et placé très jeune en nourrice.
Sa mère a perdu un enfant avant
sa naissance à cause d’un
problème d’allaitement
et cela a sans doute en partie expliqué son détachement vis-à-vis d'Honoré de
Balzac. Mais ce qui interrogea Balzac, c’est
qu’elle eut,
plus tard, un enfant illégitime appelé Henry, qu’elle
couvrit de l'attention et des soins qu’elle
n’avait pas été
capable de prodiguer à ses premiers enfants. Cette préférence pour Henry, son
attachement pour sa fille ainée Laure — avec qui elle eut une grande complicité
— augmentèrent le sentiment d'abandon chez Balzac et chez sa jeune sœur adorée
Laurence. Celle-ci mourut en 1825 abandonnée et atteinte de tuberculose après
deux grossesses et en ayant tout fait pour un mari auquel elle avait cru et qui
en retour, ne prit pas soin d'elle. Sa mère n’est
jamais venue au secours de sa fille. Balzac écrira à Mme Hanska : « Elle a tué
Laurence ». Cette phrase tranchante souligne la double-image de sa mère
abandonnique et de sa sœur tant aimée et tragiquement disparue.
B) Présentation de La Femme de trente
ans
Dans La femme de trente ans, Balzac explore ce drame familial et règle
ses comptes avec sa mère au travers de la fiction, tout en évitant la facilité qui
eût consisté à condamner le comportement abandonnique d’une mère par un
discours moralisateur. Balzac donne la parole aux femmes et ose parler d’un sujet tabou : la
mélancolie maternelle.
Le romancier met en scène Julie, une jeune femme gâtée par
son père, ayant perdu sa mère en bas âge. Selon ses vœux, elle épouse Victor d’Aiglemont car elle admire
en lui l’officier
téméraire. Mais ce mariage est un échec. Victor est froid et méprisant,
infidèle, il manque de tact et d’écoute. Ils ont ensemble une petite fille,
Hélène, qui ne parvient pas à rendre à sa mère ni l’insouciance, ni la joie de son adolescence.
L’absence d’amour qui la lie à ce
mari devenant de jour en jour plus étranger et plus lointain incline Julie à se
détourner de son enfant. Un jour, Mme d’Aiglemont
découvre l’amour
en la personne d’Arthur
Grenville, un lord anglais d’une
intelligence et d’une
sensibilité supérieures. Mais il meurt et laisse Julie d’Aiglemont à son
chagrin, consciente d’avoir
perdu sa vie en s’encombrant
d’un mari
insignifiant et d’une
petite fille pour laquelle elle ne parvient pas à ressentir d’amour sincère. Julie
sombre dans la dépression. Chez Balzac, elle devient l’allégorie de la mélancolie, mélancolie
liée à l’amour
impossible à ressentir envers sa fille.
C’est
ici que je voudrais aborder la question du mythe de l’amour maternel, que Balzac analyse avec sensibilité,
profondeur et de façon très moderne. Grâce à la dramaturgie littéraire et à la
complexité des points de vue qu’il
donne à entendre, Balzac ne sombre pas dans l’idéologie
ou la défense unilatérale d’une
cause. Il offre à Julie une écoute précieuse en la personne d’un prêtre. Voici les
mots qu’il se
permet de mettre dans sa bouche :
C) Lecture
« Un enfant, monsieur, n’est-il
pas l’image de
deux êtres, le fruit de deux sentiments librement confondus ? S’il ne tient pas à
toutes les fibres du corps comme à toutes les tendresses du cœur ; s’il ne rappelle pas de
délicieuses amours, les temps, les lieux où ces deux êtres furent heureux, et
leur langage plein de musiques humaines, et leurs suaves idées, cet enfant est
une création manquée. Oui, pour eux, il doit être une ravissante miniature où
se retrouvent les poèmes de leur double vie secrète ; il doit leur offrir une
source d’émotions fécondes, être à la fois tout leur passé, tout leur avenir.
Ma pauvre petite Hélène est l’enfant
de son père, l’enfant
du devoir et du hasard ; elle ne rencontre en moi que l’instinct de la femme, la loi qui nous
pousse irrésistiblement à protéger la créature née dans nos flancs. Je suis
irréprochable, socialement parlant. Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon
bonheur ? Ses cris émeuvent mes entrailles ; si elle tombait à l’eau, je m’y précipiterais pour
l’aller
reprendre. Mais elle n’est
pas dans mon cœur. […] Pour moi, le jour est plein de ténèbres, la pensée est
un glaive, mon cœur est une plaie, mon enfant est une négation. Oui, quand
Hélène me parle, je lui voudrais une autre voix ; quand elle me regarde, je lui
voudrais d’autres
yeux. Elle est là pour m’attester
tout ce qui devrait être et tout ce qui n’est
pas. Elle m’est
insupportable ! […] Parfois je tremble de trouver en elle un tribunal où je
serai condamnée sans être entendue. »
II. ANALYSE DE LA
FEMME DE TRENTE ANS
Rarement la littérature a laissé
une telle place à la souffrance maternelle et à son expression sans tabou — sauf
peut-être dans le théâtre tragique grec, notamment celui d’Euripide, où
résonnent les cris de douleurs des mères. Balzac intitule ce chapitre « Souffrances
inconnues », en soulignant par ce qualificatif, le caractère obscur de ces
sentiments : les femmes sont maintenues dans l’ignorance
de leur état, le romancier leur donne la parole de manière franche et
directe.
Il anticipe ainsi certains débats
actuels autour du post-partum. Ces souffrances sont inconnues, n’ont pas le droit
d’être exprimées, parce qu’elles viennent remettre en question notre vision
idéalisée de l’amour
maternel.
A) La critique de la liberté individuelle
Julie d’Aiglemont a tout pour être heureuse, elle épouse un
homme qui la séduit au premier regard et elle a avec lui une petite en bonne
santé. Mais elle est pourtant terrassée par une mélancolie inavouable. Choisir
librement le mariage et la maternité n’est pas synonyme d’épanouissement. Que
signifie « choisir librement » un mari si les conditions concrètes de la
liberté n’existent
pas ? Tout le poids, symbolique et réel, de la maternité et du bonheur conjugal
pèse sur les femmes, comme si cette tache herculéenne allait de soi et que les
hommes et la société n’avaient
pas leur part de responsabilité.
Julie est-elle libre si elle est promise à la solitude, à l’abandon sans aucun
soutien moral et affectif, sans un socle de repères identificatoires ? N’est-elle pas alors
condamnée à une existence factice en demeurant enfermée dans son rôle d’épouse
et de génitrice ? Julie s’en
veut car elle s’est
faite prisonnière toute seule en succombant aux illusions de la passion, laquelle
n’offre qu'une liberté
illusoire.
Balzac multiplie les points de vue au sujet de l'état de
Julie, il rassemble des éléments hétérogènes qui donnent à voir sa vie. Il
dresse en quelque sorte le portrait de plusieurs femmes à travers son héroïne
et explore une palette de situations plus large pour montrer qu’il n’y a pas une cause et
une explication unique à la mélancolie de son personnage. Julie d'Aiglemont
demeure
toujours énigmatique ; les écueils qu'elle rencontre sont
multiples.
Elle est captive d'une image de
la famille bourgeoise bien-pensante, d’injonction
sociales, mais aussi de fantasmes inconscients, d’angoisses
enracinées dans sa propre histoire familiale et dans un contexte plus large de
crise des valeurs qui la conduisent au désenchantement et au nihilisme. Il n’y a pas d’ailleurs, d’avenir, de
contrepartie à la perte et à la douleur pour Julie qui ne croit plus en
rien.
Elle s’écroule dans la dévalorisation de soi et Balzac
interroge son « besoin de
croire » qu’il place au cœur de
la vie psychique de son personnage.
B) Le mythe de l’amour maternel
Dans le chapitre intitulé « Premières fautes », celui précédant
son aveu, Balzac fait le récit de la progressive descente aux enfers de Julie
dans la mélancolie et tente d’en
retracer toute l’histoire,
qui est certes aggravée par une conjugaison de facteurs et d’événements
successifs, mais qui renvoie toujours à un trauma initial : à savoir le décès
précoce de sa mère dont elle n’a
jamais fait le deuil. La maternité n’efface
en rien cet événement douloureux ; elle le réactive au contraire.
Malgré les failles dans l’histoire
familiale de Julie, et la médiocrité de son mari qui ne lui offre aucune
contenance, Balzac, au travers de Julie, s’adresse
à la société qui est aussi responsable de son malheur en ayant construit ce
fameux mythe de l’amour
maternel. Ce mythe porte en lui nos illusions les plus tenaces. Le prêtre
auquel Julie se confie comprend que la religion ne peut rien pour elle. Son
enfantmême devrait pourtant lui
donner foi en l’avenir,
être une promesse et un miracle de bonheur et d’amour
— mais il n’en est rien. L’agonie morale persistante de Julie montre que
l’enfant n’est pas un gage de bonheur, car il ne peut venir combler le vide
mélancolique.
Le mythe de l’amour
maternel, qui irait de soi pour toute mère, donne lieu à des fantasmes si
puissants que Julie elle-même ne parvient pas à les déconstruire malgré sa
lucidité. Elle rêve dans sa douleur à cet enfant du bonheur qu’elle aurait pu avoir,
cet enfant investi du désir passionné de ses deux parents, qu’elle appelle « un
miniature ». Cet « enfant de la passion » n’existe
que dans l’imagination
de Julie, dans l’ivresse
de ses affects, dans le fantasme d’une maternité glorieuse, emplie de nobles et
grandioses sentiments — ce qui ne fait que renforcer sa culpabilité.
La reliance maternelle n’est ni pur devoir, ni
pure passion car elle repose sur un processus de sublimation, sur une
créativité qui se construit progressivement à partir d’un socle de transmission. Elle n’est pas qu’une question de
volonté, mais dépend d’un
environnement, d’un
héritage culturel et des représentations symboliques de la maternité dont on
dispose.
L'aveu de Julie : « Moi seule suis l’auteur du mal. J’ai voulu mon mariage » souligne la
perversité de la situation au sein de laquelle la femme — à l’image de
L’Héautontimorouménos baudelairien — se fait bourreau et victime en même temps.
Sans que jamais la société ou son entourage ne remettent en cause son rôle dans
le malaise psychique et existentiel de cette mère qui n’a rien de solide sur quoi s'appuyer.
C) Le sens de l’aveu
Balzac ne conclut pas, ne donne pas tort ou raison à qui
que ce soit, il refuse tout a priori moral
et ne condamne pas Julie en disant que c’est une mère indigne. Il juge les
passions et les vices à l’aune de leurs résultats sociaux effectifs. Le verdict
social, dans le cas de Julie, est sans appel : elle est condamnée au silence et
au dépérissement dans une mélancolie porteuse d’une dangereuse vérité. Elle se
retrouve alors sans écoute ni soutien. Sa souffrance est incompréhensible,
innommable, impossible à comprendre et à justifier aux yeux de la société dont
les valeurs sacralisent l’enfant et la dévotion maternelle. La société n’accepte pas qu’une mère puisse
souffrir et ne pas aimer son enfant. Ce tabou plonge les femmes dans une honte
dévastatrice, qui fait qu’elles n’ont
pas le droit à la parole, ni à aucune empathie.
Julie n’a
pas d’autre
choix que d'avoir honte en secret.
Elle n’a pas d’autre
choix que de communiquer de manière allusive, d’avoir
la sensation d’évoluer dans le vide, sans contact réel avec autrui. En passant aux
aveux, Julie retrouve un espace intérieur, un sentiment de liberté : lucidement,
elle accomplit un « acte de parole » qui ouvre un espace d’écoute et de
réflexion de la conscience sur elle-même. Dès lors, elle n’est plus en effet condamnée
à la passivité, elle donne du sens à ce qui lui arrive par une clairvoyance certes
douloureuse, mais recherchée et poussée à l’extrême.
La liberté intérieure se conquiert et s’affirme
dans un regard lucide sur le réel : Julie démonte les rouages de la machine qui
l’a broyée tout
en ayant conscience de ses limites et de sa part de responsabilité dans son
propre malheur.
Dans ce portrait de mère
mélancolique, Balzac n’enferme
pas la femme dans la fatalité, il lui donne une profondeur énigmatique par la
magie de son écriture, un espace de liberté, une fragilité pleine de mystère,
de poésie et d’élégance. Balzac nous rappelle que ce n’est pas parler de la
mélancolie en soi qui est dangereux, mais notre incapacité à dire et à regarder
les revers en face. En donnant des mots à Julie, il la rend moins seule. La
leçon de Balzac résonne pour moi avec un article de Julia Kristeva paru dans la
revue Femme en 1988 que je voudrais
citer ici :
« Je plaide donc pour le droit à la tristesse et à la
solitude. Une personne capable de vivre une gamme de tristesse n’est surement
pas une forte personnalité, mais sa palette émotive une fois nommée, dévoilée à
ellemême et aux autres, peut-être une preuve délicate de sa vitalité, de sa
beauté. Pour quoi faire ? Pour être capable d’éviter les compromissions, il
nous faut apprendre à nous « installer en nous-mêmes », comme le disaient les
vieux moralistes. En d’autres mots: à vivre notre solitude jusqu’à son désarroi
insoutenable, sans panique et sans censure. À aimer donc cette mélancolie qui est
l’autre face de la séduction féminine ; à nous aimer nous-mêmes. »
(p.
54, Seule une femme)
III. CONCLUSION
Je suis convaincue, comme Julia
Kristeva, que quelque chose manque aujourd’hui
dans nos discours sur la maternité. Il manque des représentations symboliques
mais aussi une véritable écoute et un soutien que nous devons aux mères car, abandonnées
à elle-mêmes, elles sont exposées, comme le nourrisson, à la détresse. Nos
représentations de la maternité sont emplies de préjugés et de fantasmes, parce
que nous redoutons d’y apercevoir la part de mélancolie, de folie, de déraison qu’elle
contient. Ces craintes enfouies ne permettent pas d’accompagner les mères dans leurs
difficultés, ni de penser une éthique du maternel.
Pour clore cette intervention, j’aimerais citer deux
écrivaines qui me sont chères et qui abordent la maternité de manière
singulière : Hélène Cixous et Lou AndreasSalomé. L’amour maternel, contrairement à
l'amour-passion, se détache de l’objet,
refuse l’emprise
et l’exclusivité
du lien. Il déborde et irrigue tous les liens, empreint qu’il est de cette sérénité toujours
conquise sur la mélancolie, capable d’accueillir la fragilité par des gestes et
des paroles dont la
« chaleur » est indispensable à la survie et à
l’épanouissement de tout être vivant. Comme le dit magnifiquement Hélène Cixous
: « J’ai pour le
sort des vivants l’amour
infatigable d’une
mère. C’est
pourquoi je suis partout, mon ventre cosmique, je travaille mon inconscient
mondial, je fous la mort à la porte, elle revient, on recommence, je suis
grosse de commencements ». Je cite son livre Entre l’écriture (p. 59).
Résonnent aussi en moi les mots de Lou Andreas-Salomé
lorsqu’elle
parle de l’amour
d’une mère pour
son enfant dans Eros. Elle évoque « une
chaleur qui permet à ses virtualités de se réaliser, qui l’interprète comme une
promesse — promesse qu’elle
se fait à elle-même. C’est
à cette fin que des actes et des prières sont contenus jusque dans les petits
surnoms tendres dont elle caresse son enfant pour l’appeler, de jour en jour, à entrer plus
profondément dans la vie » (p. 105, Eros)
La chaleur n’est
pas qu’un pur
instinct biologique de couvée, ni une pure volonté détachée du corps et de ses
pulsions mais elle contient en elle une promesse implicite. Un oui originaire,
celui qui appelle la vie, qui permet de grandir malgré les obstacles et qui
porte en lui une infinie gratitude.
La naissance d’un enfant comporte
toujours une certaine violence en tant qu’elle
nous confronte à ce qui nous échappe, à quelque chose qui demeure indisponible
à la volonté et qui précisément signifie notre condition humaine dans sa finitude
et sa fragilité. L’expérience
de la maternité telle qu’elle
est vécue par les femmes au moment de l’accouchement,
et des premiers temps avec un nouveau-né, fait toucher à vif cette expérience
de destitution de la volonté et la part de déchirure contenue dans tout lien
vivant d’amour.
C’est pour cela
qu’elle requiert
toute notre attention et notre compassion.
Je vous remercie.
Charlotte Casiraghi
Colloque international de Cerisy du 26 juin au 3 juillet 2021 : JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE
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