« Plus que sur toute autre manifestation
                      vitale, je me suis penchée, toute mon existence, sur les éclosions. C’est là
                      pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une
                      banale défaite. [...] L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin et je ne cesserai
                      d’éclore que pour cesser de vivre. »
                      
                    
                    
                       
                    
                    
                      
                    
                    « ...mes vieux sens subtils. »
                      
                    
                    
                       
                    
                    La
                      sexualité  déployée dans les pages de Colette habite le corps étrange de
                      cette femme qui naît et renaît sous la plume de l’écrivain.
                      
                    
                    Exquise,
                      inhumaine, endiablée, maniaque, féroce, contagieuse ? — l’écriture
                      de Colette impose à notre lecture et à nos désirs ce corps paradoxal : un
                      corps métamorphique. Sans identité sexuelle, ni humaine, ni autre, mais
                      amalgamé à toutes les identités et les embrasant toutes, il se métamorphose
                      sans cesse, permutant les rôles, désolidifiant clivages et barrières, et
                      s’élargit, incommensurable, aux dimensions du cosmos lui-même. Il serait corps
                      cosmique, en effet, si le cosmos était un transfert d’énergies, d’éléments,
                      d’états provisoires. Ce qui captive la vagabonde ne se laisse jamais fixer, car
                      c’est dans le passage qu’elle trouve son rythme, et dans ce perpétuel
                      glissement son mode d’être : aucun interdit n’arrête cette porosité du
                      même à l’autre, du normal au déviant, de la scène à la salle, du faune à la
                      momie, de la pierre précieuse à l’eau, du verre au vert, de l’animal à l’enfant
                      et de l’enfant à l’adolescent, de l’homme à la femme et vice versa.
                      Désidentifié, transférentiel, ce corps, qui est partout et nulle part, existe parce qu’il s’énonce en un langage privilégié, celui de la métaphore : non
                      pas la métaphore-substitut, mais la métaphore comme un geste de contradiction et de tension, comme une métamorphose.
                      S’il est doté, de surcroît, d’une sexualité exubérante, c’est qu’il accomplit
                      sa dissémination grâce à une extravagante sensorialité. En effet, l’écriture de
                      Colette ne se focalise pas sur les organes et encore moins sur les organes
                      sexuels : chez elle, tous les sens sont des organes sexuels. A cette différence
                      près, si l’on se réfère à notre perception ordinaire, qu’à l’instant même où
                      elle ressent les éléments, les éléments la ressentent : aimante/aimée,
                      sujet/objet, Colette décrit un orgasme gigantesque du sentant et du senti. Les barrières entre les
                      cinq sens, ainsi que le seuil entre la perception intime et la réalité extérieure
                      qui motive celle-ci, ne sont posées que pour être traversées : ce sont des
                      passerelles, jamais des limites — « [...] quelque chose de moi se
                      suspend à tout ce que je traverse — pays nouveaux, ciels purs ou nuageux,
                      mers sous la pluie couleur de perle grise —, s’y accroche si
                      passionnément qu’il me semble laisser derrière moi mille petits fantômes à ma
                      ressemblance, roulés dans le flot, bercés sur la feuille, dispersés dans le
                      nuage… Mais un dernier petit fantôme, le plus pareil de tous à moi-même, ne
                      demeure-t-il pas assis au coin de ma cheminée, rêveur et sage, penché sur un
                      livre qu’il oublie de lire ?… »
                      De même, lorsqu’elle se targue de son absence de vocation littéraire pendant
                      l’enfance, Colette se livre moins à un déni de son destin d’écrivain qu’à la
                      célébration de sa présence charnelle sensible, immergée dans un pré-langage.
                      Bien loin des rigueurs de l’expression, c’est une avidité, une mobilité
                      sensuelle, un accord avec ce que le langage n’est pas mais qu’il absorbe en
                      sentant. — « J’étais donc la seule de mon espèce, la seule mise au
                      monde pour ne pas écrire. Quelle douceur j’ai pu goûter à une telle absence de
                      vocation littéraire ! Mon enfance, ma libre et solitaire adolescence,
                      toutes deux préservées du souci de m’exprimer, furent toutes deux occupées
                      uniquement de diriger leurs subtiles antennes vers ce qui se contemple,
                      s’écoute, se palpe et se respire. »
                      
                    
                    Le
                      jeu d’acteur, le mime, la danse conviennent à merveille à ces plaisirs intimes,
                      bien qu’offerts au regard d’autrui ; ils conjuguent repli narcissique et
                      séduction maximale, solitude et toute-puissance. Ce furent d’abord des numéros
                      de music-hall, de 1906 à 1912, dont nous ne savons pas beaucoup plus que ce
                      qu’elle nous livre dans L’Envers du
                        music-hall (1913), suivis par des prestations d’actrice dramatique qui ne
                      cessèrent qu’en 1926 lorsque Colette joue pour la dernière fois La Vagabonde à Monte-Carlo avec Paul
                      Poiret. Et bien qu’elle se fustige plus tard comme une « ratée du
                      music-hall »,
                      que certains aient déploré ses « exhibitions tristes » ou qualifié sa
                      performance d’« enfantine en face d’une actrice intelligente et de
                      métier », des critiques ont loué « l’aisance, la grâce, la souplesse
                      des mouvements », et lui ont reconnu « une originalité physique
                      d’expression ». Et j’ai tendance à partager l’enthousiasme de Louis Delluc
                      qui admirait chez elle ce mélange d’« impudeur » et de
                      « naïveté ». « Quelque chose de chaste » et
                      « d’avidement sensuel » devait certainement transparaître du corps de
                      Colette sur les planches. A demi-mot, celle-ci le laisse entendre en affirmant
                      que L’Envers est le livre dans lequel
                      « nulle part [elle] n’eu[t] besoin de mentir ».
                      
                    
                    Son
                      insistance à dénoncer l’illusion de ces fastes qui ne sont que des cache-misère
                      ne vise pas tant à critiquer le monde du spectacle, qu’à révéler que les
                      plaisirs de son corps métamorphique qui « joue » sont inséparables
                      des « tourments » (faim, soif, froid, fatigue, tristesse) qui
                      « empêchent de penser ». Mais surtout, ils livrent l’actrice ainsi
                      dépersonnalisée à la réalité radicale de son propre corps, qui est le véritable
                      sujet et objet de son écriture. Or, le théâtre réunit tous ces paradoxes :
                      personne, non-personne, corps, sujet, objet, écriture. Etait-ce un défi
                      supplémentaire à la morale bourgeoise de figurer dans les variétés du début du
                      siècle, cette « grande parade des filles », et de participer à
                      « quelque chose comme le congrès du putanat » ? Ou bien, au contraire, comme elle le prétend pour contrer
                      les rumeurs qui voulaient la compromettre, le music-hall fut-il sa manière très
                      personnelle de rentrer dans « un couvent moderne » ?
                      J’aime à penser que la scène a été le meilleur refuge pour l’éclosion de son
                      corps métamorphique, puisqu’il y est enfin désapproprié — rien que des
                      gestes et des rôles. En passant de l’autre côté de la rampe, Colette quitte la
                      place figée de spectatrice « raidi[e] de fatigue » et
                      d’« orgueil défensif » et devient... une bacchante. « Car je
                      danserai encore sur la scène, je danserai nue ou habillée, pour le seul plaisir
                      de danser, d’accorder mes gestes au rythme de la musique, de virer, brûlée de
                      lumière, aveuglée comme une mouche dans un rayon... »
                      Avait-elle été « forcée » à jouer la pantomime, comme le regrette
                      Annie dans La Retraite sentimentale ?
                      Rien de « forcé », en tout cas, dans cette ivresse auto-érotique de
                      ses noces orgiaques avec le public : « Je n’ai pas vu le public,
                      dit-elle simplement. On faisait la nuit dans la salle. La lumière de la rampe
                      me serrait le front. J’ai entendu, senti une chaude haleine, un remuement de
                      bêtes invisibles, au fond de ce noir béant… ».
                      Elle y goûte un plaisir qui « n’est pas uniquement physique », mais
                      « un impérieux plaisir d’inquiétude et d’attente, un plaisir, si je puis
                      dire, de rendez-vous ».
                      
                    
                    L’expérience
                      de la scène fut de toute évidence un « rendez-vous » avec son corps
                      métamorphique offert, en attente d’une rencontre amoureuse indéfinie, infinie,
                      et qui rendait ostensible la logique profonde de cet autre rendez-vous que Colette n’abandonna jamais : l’écriture. A
                      travers le mime et le théâtre, elle cherche une écriture physique et rythmique,
                      un geste du sens, qu’on retrouve dans ses livres et qui font de son style
                      savoureux un peu plus que de la simple littérature. Veut-elle
                      « s’exhiber » lorsqu’elle joue dans Chéri, après l’avoir écrit ? Certainement, entre autres
                      raisons.
                      
                    
                    Le
                      corps qui se déploie ainsi n’est pourtant ni « hystérique » ni
                      « pervers » : en transitant par la perversion, il assume ces
                      désirs voyeuristes, exhibitionnistes ou incestueux qui, lorsqu’ils se terrent
                      dans l’inconscient, handicapent le corps de l’hystérique. Plus encore, le
                      passage à l’acte du corps métamorphique chez Colette est un passage obligé pour
                      la conduire des sensations aux mots les plus exacts, afin qu’ils résorbent ses
                      membres et ses organes sexuels eux-mêmes et, en définitive, s’y substituent.
                      L’exhibition n’est alors qu’une station dans le parcours de la sublimation. Une
                      des saisies les plus fulgurantes du corps métamorphique se lit dans ce tableau
                      impressionniste que Colette fait des corps des femmes au music-hall :
                      « Ces plumes qui sont peut-être des algues, cette atmosphère verte comme
                      une eau pure, ces portraits de maîtres d’où le modèle peint, franchissant
                      soudain le cadre, s’échappent vivant... ces acrobates qui lancent au vol,
                      relancent une jeune femme aérienne... ces blocs, ces murs de femmes ganguées de
                      paillettes rouges, bleues, blanches, matériaux féminins qui renoncent à avoir
                      un visage pour n’être plus que des volumes éblouissants, que le jeu énorme et
                      onctueux de trois couleurs, l’une dans l’autre mordant, l’une à l’autre prenant
                      puis rendant son reflet ; — tout cela c’est l’essence même du grand
                      music-hall. »
                      Quelle superbe métamorphose du tricolore républicain en kaléidoscope
                      charnel ! Y aurait-il, aussi, chez Colette, une « politique » du corps  ? Une politique sensuelle, une ironie en
                      somme, tout en voltiges verbales ?
                      
                    
                    Le récit ne convient pas au corps
                      métamorphique, situé de l’autre côté de la rampe, sans barrière et sans
                      interdit. De ces épreuves qui nouent les intrigues narratives, il n’en reste à
                      Colette aucune à franchir ou à décrire. Contes et romans illustrent une logique
                      œdipienne, celle des désirs et meurtres interdits qui exigent des combats et,
                      par conséquent, des héros. Le corps métamorphique, lui, ne l’ignore pas mais,
                      incestueux impénitent, il ne s’y arrête pas non plus. On a pu émettre
                      l’hypothèse que, chez les humains, le récit est aussi originel que la
                      syntaxe : dès que le petit enfant articule une écholalie à l’intention de
                      sa mère, cette incantation serait déjà une phrase (telle mélodie signifie
                      « je veux maman »), mais aussi un fantasme (« je mange
                      maman ») qui trahit un conflit, une épreuve, la poursuite d’un but, une
                      satisfaction ou sa frustration. En d’autres termes, toute phrase est un
                      fantasme, et tout fantasme est une narration.
                      Cependant, certains sujets préfèrent moduler ces phrases et ces récits
                      omniprésents en fulgurantes saisies de l’instant, sans pour autant se figer
                      dans la pose d’un poète. Plus qu’un plaisir qui vise des objets précis, c’est la joie qui les déborde et les ex-centre : cette jubilation ex-statique motive une
                      poétique du fragment, dans laquelle prennent une égale importance l’union avec
                      une fleur, ou celle avec une femme, un homme ou un chat...
                      
                    
                    Le moi-source qui écrit sa dissémination polymorphe est le véritable objet
                      de son exaltation amoureuse : il n’existe pas d’autrui, pas de différent, inassimilable
                      pour lui. L’écriture trace une avidité qui s’aime elle-même parlant d’amour. Un moi vorace s’affirme ainsi, pulvérisé aux quatre points cardinaux qu’il s’approprie dans
                      son énonciation métaphorique-métamorphique. Les frontières entre le
                      « sujet » et l’ « objet » amoureux s’estompent,
                      l’amour lui-même s’éclipse dans une aimantation, une
                      dispersion-appropriation-formulation qui constitue le corps métamorphique aux
                      sensations polymorphes. Colette la décrit comme une « possession »,
                      « inexorable », sa « seule façon » d’être en
                      « embrassant » les êtres : « [...] comme la vue de ce que
                      j’aime, beauté de mon amie, suavité des forêts fresnoises, désir de Renaud,
                      suscite en moi la même émotion, la même faim de possession et
                      d’embrassement ! […] N’ai-je donc qu’une seule façon de sentir ? »
                      Sensitif et possessif, ce moi renaît,
                      se fait-défait-refait dans un moiré d’ambiguïtés mêlant jouissance et
                      souffrance, qui abolit le temps linéaire et narratif des épreuves et s’érige
                      dans la verticalité de l’instant-espace polymorphe. Son temps est séquencé en
                      une série d’instants, mais des instants espacés à l’infini, qui tissent
                      l’espace géant de tous les transferts d’identités imaginables. La fuite du
                      temps, le cycle des saisons, la ronde des passions qui éclosent et meurent, se
                      laissent jouer en scènes multiples, opposées et réciproques. Des perceptions en
                      cascade transforment le temps en mosaïque de foyers sensibles : jusqu’à la
                      fin de sa vie, Colette se décrit comme un écrivain « secouru »
                      « par la fidèle mémoire de son cerveau et celle de ses vieux sens subtils ».
                      
                    
                    En
                      effet, la mémoire arrête le temps en lieux et phénomènes, elle l’amplifie en
                      maisons de Claudine et jardins de Sido, en papillons et herbiers, flore et
                      pomone, dialogues de bêtes et autres naissances du jour : tous sont objets
                      de mes sens, s’y confondent non pas sous le régime d’un seul, mais dans ma
                      parole où s’ébat « une puissante arabesque de chair, un chiffre de membres
                      mêlés, monogramme symbolique de l’Inexorable... En ce mot, l’Inexorable, je
                      rassemble le faisceau de forces auquel nous n’avons su donner que le nom de
                      “sens”. Les sens ? Pourquoi pas le sens ? Ce serait pudique, et suffisant. Le sens : cinq autres sous-sens s’aventurent loin de lui, qui
                      les rappelle d’une secousse — ainsi des rubans légers et urticants,
                      mi-herbes, mi-bras délégués par une créature sous-marine.…. »
                      
                    
                    Le goût, au sens propre et figuré,
                      domine le corps polymorphe de Colette. Son avidité est d’abord gourmandise,
                      plaisirs de bouche : ail cru, chocolats, gigots et lapins, plats mitonnés,
                      festins bucoliques... Les saveurs font le lit des mots. Qu’un écrivain soit
                      fondamentalement un oral insatiable, quelques grands fumeurs ou asthmatiques du
                      panthéon des lettres nous en révèlent la culpabilité.
                      Au contraire, sous un naturel de cuisinière de terroir, Colette revendique le
                      plaisir oral avec une jubilation insolente : « D’où me vient ce goût
                      violent du repas des noces campagnardes ? Quel ancêtre me légua, à travers
                      des parents si frugaux, cette sorte de religion du lapin sauté, du gigot à
                      l’ail, de l’œuf mollet au vin rouge, le tout servi entre des murs de grange
                      nappés de draps écrus où la rose rouge de juin, épinglée, resplendit ? »
                      Les gourmets se délectent à recenser les recettes de Colette, des livres de
                      cuisine s’en inspirent.
                      De ces infinies orgies de bouche, hauts lieux du pèlerinage colettien,
                      évoquons-en au moins quelques-unes.
                      
                    
                    Commençons
                      par cet ahurissant goûter d’enfant, qui scandalisera ou fera saliver plus d’une
                      mère moderne, ainsi que tout écrivain amoureux de mots frais et de rythmes
                      grisants: « Une tranche de pain bis, longue d’un pied, coupée à même la
                      miche de douze livres, écorcée de sa croûte et roulée, effritée comme semoule
                      sur la table de bois gratté, puis noyée dans le lait frais ; — un
                      gros cornichon blanc macéré trois jours dans le vinaigre et un décimètre cube
                      de lard rosé, sans maigre ; — enfin un pichet de cidre dur, tiré à
                      la “cannelle” du tonneau... Que vous semble ce menu ? C’est celui d’un de
                      mes goûters d’enfant. En voulez-vous un autre ?
                      » Passons par la truffe, un aliment raffiné, mais avant tout une meurtrière
                      écologique, pour Colette : « Croquez la gemme des terres pauvres en
                      imaginant — si vous ne l’avez pas visité — son désolé royaume. Car
                      elle tue l’églantier, anémie le chêne, et mûrit sous une rocaille ingrate. ».
                      Une truffe à déguster comme il suit : « Baignée de bon vin blanc très
                      sec — gardez le champagne pour les banquets, la truffe se passe bien de
                      lui — salée sans excès, poivrée avec tact, elle cuira dans la cocotte
                      noire couverte. Pendant vingt-cinq minutes, elle dansera dans l’ébullition
                      constante, entraînant dans les remous et l’écume — tels des tritons
                      joueurs autour d’une noire Amphitrite  — une vingtaine de lardons, mi-gras, mi-maigres, qui étoffent la
                      cuisson. Point d’autres épices ! »
                      Et finissons par le « poisson au coup de pied » ; là, vous
                      mangez un rituel, le feu de l’enfer lui-même transmué en paradis :
                      « Apprêtez votre balai, j’appelle ainsi ce bouquet odorant de laurier, de
                      menthe, de pebredaï, de thym, de romarin, de sauge, que vous avez noué avant
                      d’allumer votre feu. Apprêtez donc le balai, c’est-à-dire qu’il trempe dans un
                      pot empli de la meilleure huile d’olive mêlée de vinaigre de vin — ici
                      nous n’admettons que le vinaigre rose et doux. L’ail — vous pensiez
                      naïvement qu’on pouvait se passer de lui ? — pilé, jusqu’à
                      consistance de crème, rehausse le mélange comme il convient... Du sel, peu, du
                      poivre, assez.
                      
                    
                    Attention.
                      Votre feu n’est plus que braise bientôt. »
                      
                    
                    Il
                      faut savoir gré à Colette de nous avoir révélé la source secrète de cette
                      fixation orale, qui ne la lâchera pas sa vie durant, au risque de la faire
                      grossir dans la force de l’âge, qui assoupit d’autres plaisirs : à l’en
                      croire, cela remonterait à deux femmes, doublures séduisantes de Sido, mais en
                      plus joueuses et cruelles. D’abord Adrienne, une voisine qui allaite son fils
                      pendant que Sido donne le sein à sa fille : les deux femmes « échangèrent
                      un jour, par jeu, leurs nourrissons ». Et la grande Colette d’en rougir
                      encore, hantée par « le sein brun d’Adrienne et sa cime violette et dure... »
                      Il existe donc une autre maman, Adrienne à la place de Sido, et bien avant
                      Missy. Mais ce n’est pas tout. Le délice oral n’embrasse sa pleine palette
                      qu’avec la « déloyale » Mélie, la nourrice : « La coupable,
                      la déloyale, ma nourrice, Mélie, assise sur l’une de ces chaises, ouvrit son
                      corsage et délivra son sein sans rival, blanc et bleu comme le lait, rose comme
                      cette fraise qui a nom “belle-de-juin”. J’accourus, agile sur mes jambes de
                      seize mois, et je m’accoudai debout, sur ses genoux, dédaignant de m’y asseoir,
                      car je tétais, assurait Mélie, “comme une grande personne”… Horreur ! On
                      avait souillé de moutarde ce sein, cette cime visitée par l’aurore !...
                      
                    
                    Ce
                      n’est pas de la brûlure aux lèvres que je pleurai si longtemps. C’est parce
                      que, devant mes larmes, renversant son cou blanc de belle blonde, son cou plus
                      jeune que son visage hâlé, Mélie, mon esclave, source de mes félicités les
                      meilleures, Mélie, deux fois traîtresse, Mélie riait... »
                      
                    
                    Pourtant
                      comme rien n’est simple chez Colette, papa se mêle aussi à l’oralité de sa
                      fille et parachève gaillardement l’éducation de ses papilles en la faisant
                      boire, fort jeune, du vin cuit : « J’ai été très bien élevée. Pour
                      preuve première d’une affirmation aussi catégorique, je dirai que je n’avais
                      pas plus de trois ans lorsque mon père me donna à boire un plein verre à
                      liqueur d’un vin mordoré, envoyé de son Midi natal : le muscat de
                      Frontignan.
                      
                    
                    Coup
                      de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles neuves ! Ce sacre me
                      rendit à jamais digne du vin. »
                      
                    
                    Le
                      goût, le plus intime de nos sens, commence par une avancée risquée vers
                      l’autre : besoin de respirer, boire, manger ; et il se termine par un
                      repli sur soi, afin de cuver, de déguster, d’analyser le butin. Dépendance
                      cannibalique, certes, le goût est cependant à l’origine de notre discernement,
                      il est même le véritable embryon du jugement.
                      Approche de l’autre en apparence, apprentissage du partage s’il en est, le goût
                      n’en est pas moins, et sur-le-champ, dévoré par l’intimité elle-même qui débute
                      avec lui et ne cesse de distiller ses joies et ses peines dans un plaisir
                      cannibalique : par le goût, je m’approprie l’autre, je l’assimile. Lorsque
                      le sens oral archaïque devient goût civilisé, culture culinaire et, plus noble
                      encore, jugement esthétique, le goût place mon cannibalisme intime sous le
                      regard des autres, mais il ne demeure pas moins convaincu d’être le centre
                      émetteur et souverain de toute relation.
                      
                    
                    Dans
                      une civilisation d’égotistes qui rivalisent en goût — les Français y
                      excellent, tout autant que les Chinois ou les Italiens —, la vie sociale
                      est une épreuve de Narcisses qui confrontent leurs goûts singuliers en de longues
                      et dures batailles, avant de dégager un « esprit général » supposé
                      les apaiser. La communauté qui en résulte n’est d’ailleurs qu’un accord de
                      goûts, dont on préfère oublier les escarmouches préparatoires pour ne célébrer
                      que le plaisir partagé, désormais supposé universel. Si j’écris le goût, celui
                      de ma bouche ou de mes préférences esthétiques, je pousse sa logique dévorante
                      à son comble : je m’approprie l’objet de partage que je prétends déguster
                      avec le lecteur, je le capture par la création d’une langue propre, la mienne.
                      Nourrie de mes sensations, elle contamine l’objet, l’assimile en l’enfermant
                      dans mon senti à moi, avant que je ne ligote le lecteur lui-même dans la gamme
                      de mes plaisirs, dans le rythme de mes mots, piège souverain dans lequel je
                      fais mijoter mes deux proies — le monde que je mange et le lecteur que je
                      dévore.
                      
                    
                    Colette
                      est la superbe créatrice d’une langue de goût : exit l’objet, digéré le lecteur, le moi se nourrit de son dire, et
                      le style n’est que la face écrite de son plaisir mangeur — le bon sein,
                      moutarde comprise, enfin assimilé à satiété. Aussi le goût ponctuera-t-il
                      fatalement la métaphore de la nuit blanche que l’écrivain passe à côté de
                      Missy : en passant par la vue (un papillon), le toucher mêlé à l’ouïe (une
                      brise me frôle, mais elle est déjà savourée comme un acide), une avalanche de
                      feuilles de tilleul, de noyer et de sauge, la métaphore filée finit par
                      s’éclore en suc poivré et dégustation de citronnelle : « Le sommeil
                      s’approche, me frôle et fuit… Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de
                      lourd velours que je poursuivais, dans le jardin enflammé d’iris… Tu te
                      souviens ?
                      
                    
                    Une
                      brise acide et pressée jetait sur le soleil une fumée de nuages rapides, fanait
                      en passant les feuilles trop tendres des tilleuls, et les fleurs du noyer
                      tombaient en chenilles roussies sur nos cheveux, avec les fleurs des
                      paulownias, d’un mauve pluvieux de ciel parisien… Les pousses des cassis que tu
                      froissais, l’oseille sauvage en rosace parmi le gazon, la menthe toute jeune,
                      encore brune, la sauge duvetée comme une oreille de lièvre — tout
                      débordait d’un suc énergique et poivré, dont je mêlais sur mes lèvres le goût
                      d’alcool et de citronnelle…
                      
                    
                    Tu
                      m’as donné les fleurs désarmées… »
                      
                    
                    Nécessairement,
                      naturellement, c’est dans ce palais du goût, c’est dans ma bouche vorace que
                      vivent les mots : Colette la musicienne qui ne cesse de s’entendre écrire
                      est aussi une mangeuse de ses mots, elle les roule dans sa langue gourmande.
                      Même si l’écriture traverse des moments de « trou mental »,
                      d’« abolition », qui offrent une « ressemblance parfaite, je
                      pense, avec ce que doit être le début d’une mort », elle demeure un
                      plaisir de « gourmet », attentif à ce « bruit d’affouillement que
                      produit la recherche d’un mot […] meilleur et meilleur que meilleur », qui
                      offre à l’idée sa « pâture fraîche de verbe ».
                      
                    
                    ...
                    JULIA KRISTEVA