Colette, une
nouvelle mystique ?
« En somme, il ne m’aura fallu que quarante-cinq ans
de carrière pour m’assurer qu’on devient un grand écrivain — ainsi,
d’ailleurs qu’un grand poète — autant parce que l’on refuse à sa plume
que parce qu’on lui accorde, et que l’honneur de l’écrivain, c’est le
renoncement. »
« (...) la seule vertu dont je me targue : le scrupule.
Plus circonspecte chaque jour devant mon travail, et
plus incertaine que je le doive continuer, je ne me rassure que par la
crainte même. »
Écrire
c’est réinventer l’amour. Dans notre civilisation occidentale fondée sur Le Banquet de Platon ou le Cantique des
cantiques, de l’Agapè chrétienne à l’érotisme (post-)moderne, le lien à autrui
et ses plaisirs s’est toujours écrit. Consolant, décevant ou prometteur,
l’amour nous fait vibrer et vivre, pour le meilleur et pour le pire. Les
religions et les idéologies le fondent, le modulent et le déforment. Les
créations esthétiques (musique, peinture, sculpture, littérature...), qui
mobilisent l’expérience sensible, située au carrefour des plaisirs et des
liens, trouvent dans l’aventure amoureuse leur terrain de prédilection. Dans le
christianisme, le Verbe s’étant fait Chair, et le langage devenu Amour, la
littérature ne pouvait que faire de l’amour son thème explicite, pour en
décliner les variantes conformes ou innovantes. Qu’ils se placent fidèlement
dans son sillage, ou qu’ils veulent ravir à la religion son pouvoir, les
artistes modernes le savent bien. Au XIXe siècle, Rimbaud se
proclama « inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui [l’]ont précédé : un musicien même, qui a trouvé quelque chose
comme la clef de l’amour » (Les
Illuminations). Et d’imaginer, en guise de clef, un paradis visionnaire
qui, pour être éphémère, n’en pas moins le royaume d’une jouissance vagabonde
et sans entrave : l’amour est une « satisfaction irrépressible pour
les amateurs supérieurs », une « immense opulence inquestionnable »,
des « trouvailles et de termes non soupçonnés, possession
immédiate », « ce qui ne se vendra jamais »…
Colette,
elle aussi, aurait pu dire avoir trouvé cette « clef de l’amour »,
mais à sa façon et au féminin. Si l’opulence sexuelle rimbaldienne n’en est pas
absente, c’est plutôt une sensualité d’une étonnante pureté qui l’auréole : des
sensations embrasées, et communiquant entre elles à tout instant, défient et
déplacent le sexuel proprement dit, nous l’avons vu. Parfaitement lucide de
cette traversée de l’« Inexorable », Colette la scandaleuse revendique
sa naïveté, pure au cœur de l’impur, qu’elle habite avec une innocence animale
au-delà de l’angoisse.
Le
génie de Colette a su dire avec justesse l’intimité sensitive de la femme, qui englobe et
diffracte l’excitation érotique dans
une sorte de « perversité » naturelle : toutes les zones érogènes et
tous les objets du monde sont pour elle des sources de frustration ou de
satisfaction. En effet, lorsque la frigidité défensive est dépassée et que
l’érotomanie hystérique s’harmonise, la femme épouse moins un partenaire qu’un
réseau d’objets ou de fétiches (avec ou sans lui) : enfants, amants, amis,
flore et pomone, activités et liens divers auxquels
elle demande « encore ». Son univers mental est comme transvasé dans
un panthéisme de désirs : « c’est mon corps qui pense », et
« toute ma peau a une âme ».
Le refoulement et les contraintes sociales freinent cette psyché sensible à
l’infini, car, dans la plupart des cas, seule demeure l’insatisfaction d’une
avidité mâtinée de mélancolie. Perplexes, les hommes s’interrogent, comme l’a
fait Freud : « Que veut une femme ? » Quel est
l’« objet » introuvable du plaisir féminin qui, de cette
dissémination, fait de la femme une perpétuelle Bovary, au pire une
mélancolique impénitente, au mieux l’« éternelle ironie de la
communauté » (Hegel) ? Mise à part la psychanalyse (mais rares sont
celles qui y ont accès, et encore plus rares celles qui la mènent à bon terme),
c’est l’écriture qui offre, des saintes mystiques aux « écrivaines »
modernes, un abri privilégié aux plis et replis mystérieux de cette intimité
sensitive.
De
l’excitabilité du corps féminin, Colette apporte une connaissance qui, pour
être singulière et inimitable, n’en est pas moins un fait de société. Cette
amoureuse qui va au bout de ses désirs fait figure de femme libre et scandalise
les mœurs, déjà passablement bouleversées à la charnière des XIXe et
XXe siècles. Cependant, non seulement Colette n’embrasse aucune
cause libertaire, qu’elle soit celle, sociologique, de l’émancipation de toutes
les femmes (le féminisme a déjà connu les revendications des suffragettes) ou
celle, sexiste, d’un groupe dissident parmi elles (on considère à juste titre
1900 comme une année faste du saphisme, notamment parisien), mais, peu à peu,
elle se détache de l’idéologie de l’amour lui-même. Elle la relaye non par la
résignation, mais par une autre variante d’Éros, faite d’enthousiasme, de liens
dionysiaques avec les hommes, les femmes, les plantes, les bêtes et les
monstres, et surtout par leur incessante métamorphose en écriture.
Ce
corps métamorphique dont elle détaille les expériences, ce corps à la fois
follement excitable et scrupuleusement soumis à la discipline de l’écriture, et
jamais l’un sans l’autre, semble avoir mûri, comme Colette en reconstitue
elle-même le vrai-faux souvenir dans ses textes autobiographiques, à
l’intérieur des harmoniques incestueuses du clan des Colette, dont nous venons
de refaire le parcours. En ce sens, « l’amoureuse Colette »
a toujours été là, bien avant les ateliers de sieur Willy. Néanmoins,
l’initiation perverse et raffinée que lui a imposée cet homme « pire que
mûr » et « sans scrupules » a fait de l’élève douée un
« prodige de libertinage, qui ne compte avec aucun dégoût ».
Et c’est par l’écriture, superbe thérapie, vagabondage sans répit, qu’elle suit
les aléas du lien amoureux, pour les transcender avec une rigoureuse
allégresse. Il n’y a pas d’autre « amoureuse Colette » que Colette la
styliste, au travers et au-delà de Colette la provocante qui défraie la
chronique. C’est dans son écriture que ne cesse de s’affiner l’économie du
plaisir féminin, c’est dans les textes de Colette que s’offre la véritable
expérience de liberté, existentielle en même temps que stylistique, parce
qu’elle est fondamentalement stylistique : une liberté que le lecteur reçoit
avant tout, et avec le recul des années, comme une réinvention du discours
amoureux, et nullement comme un programme de vie, comme on a trop voulu le
faire accroire à l’époque.
Depuis
la Sulamite du Cantique des cantiques, les femmes inventent la parole
d’amour. Si le texte biblique ne l’avoue qu’en biais, en laissant parler pour
la première fois au monde une amoureuse, mais en attribuant la signature de son
incantation au seul roi Salomon, son époux, en revanche la longue histoire de
la mystique chrétienne met en valeur des femmes dont la ferveur amoureuse n’a
rien à envier à celle des hommes, quand elle ne la dépasse pas. Sainte Thérèse
d’Avila (1515-1582) explore le « diamant » du « château de
l’âme », non sans constater que la « connaissance » ou la
« représentation » de cet espace sont impénétrables, et sa conquête
commence tout en bas, en compagnie de « reptiles » ! Sainte Angèle de
Foligno (1248-1309), négative et annihilante, se
décrit comme « faite de non-amour », et aborde le divin comme un
« abîme », une « chose qui n’a pas de nom ». Sainte
Hildegarde de Bingen (1098-1179) écrit ses « visions » qui se
tiennent sur le « toit » des mots et ne s’épargne ni têtes de loups,
ni léopards, ours et autres lions, qui pénètrent, tel un scanner, dans ses
vaisseaux, son cerveau, son cœur et jusqu’à ses os. Toutes essaient, au fil du
temps, de trouver les mots pour cet embrasement de tous leurs sens qui ne
s’adresse pas à un partenaire, à un autre, mais à ce grand Autre qu’elles
appellent « Dieu » et qui, transitant par le corps de Jésus, épouse
l’univers entier sans oublier celui de l’amoureuse elle-même. Souvent épouses
ou maîtresses déçues dans le monde profane, ces femmes en quête d’amour que
sont les mystiques chrétiennes nous transmettent des vérités qui, même en ce
XXIe siècle débutant, ne sont pas foncièrement opaques.
Plus près de nous, l’amour reste-t-il toujours un piège dans lequel
s’enferme l’excitabilité des femmes naïves, vouées à l’Autre jusqu’au
masochisme ? Ou demeure-t-il cette expérience qui permet aux plus
audacieuses d’entre elles d’aller aux limites du plaisir et de la connaissance
de soi ? Ces questions restent ouvertes, quand on parcourt les flambées du
« pur amour » selon Jeanne Guyon (1648-1717) : combien de
« femmes de lettres », y compris de nos jours, ne se délectent-elles
pas dans le rôle de mères oblatives au service de leur fils élu, forcément
génial — réplique plus ou moins fidèle des rapports que Mme Guyon
entretenait avec le génial Fénelon qui défia Bossuet, figure paternelle s’il en
fut ? Prêtes à suivre leur « grand homme » sans toujours bien le
comprendre, ces émules contemporaines de Mme Guyon s’offrent en spectacle
complaisant à une société qui ne se prive pas de s’amuser quand le tabou de l’inceste
est bafoué, ne serait-ce que dans le fantasme : le « pur amour »,
fort bavard à l’époque, est désormais devenu un créneau publicitaire, un
produit racoleur du Marché, parmi tant d’autres.
Contrairement aux graphomanes
dans le style de Mme Guyon, les libertines, peu loquaces, laissèrent la plume à
Diderot ou à Sade. Plus tard, après l’orage romantique, Mme de Staël et George
Sand explorèrent les méandres psychologiques des amoureuses et levèrent
timidement le voile sur leurs désirs sexuels. Mais il faudra attendre le XXe siècle pour en savoir davantage sur l’érotisme féminin. Dans le sillage des
mystiques, ce fut l’extase masochique avec Laure, avec Georges Bataille. Mêlant
désirs crus et langage obscène, dans Histoire
d’O., Dominique Aury sut dévoiler avec une
troublante décence, au dire de Jean Paulhan lui-même, la passivité violente et
non moins dominatrice de la jouissance féminine. Les générations suivantes
bravèrent la pornographie, quand elles ne s’y installèrent pas, de Régine Deforges à Virginie Despentes.
Exaltation des mythes mâles chez Marguerite Yourcenar, ivresse de la douleur
d’aimer chez Marguerite Duras, sexualité neutralisée par l’ironie des tropismes
chez Nathalie Sarraute — les modernes sont des anti-Pénélopes qui ne
cessent de nouer et de dénouer les trames qui les lient à Éros. Sans oublier
celles, plus rares en France et moins célèbres que leurs consœurs
anglo-saxonnes, qui préfèrent se consacrer à Thanatos, son redoutable jumeau :
les femmes excellent en effet dans les récits d’assassinats et cruautés en tous
genres, telle Marie Despleschin qui réserve ces noirs
sarcasmes aux brutalités dont une femme sait si bien être la plaie et le
couteau, la déplorable victime et la sinistre actrice... Je ne saurais les
évoquer toutes.
Leurs œuvres, célèbres ou
encore marginales, constituent le pourtour de ce jardin des amours féminines,
au centre duquel trône Colette. Naïves ou lucides, excessives ou séductrices,
écrivaines confirmées ou aventurières encore hésitantes, ces femmes en
cultivent les bordures, opèrent des coups de sonde audacieux. Lorsqu’elles
parviennent à créer un « univers » social ou psychologique qui les
distingue du marché littéraire ambiant, elles se replient alors dans leur
expérience amoureuse, sur l’étroite plate-bande de leur propre symptôme. En
face d’elles, Colette rayonne dans sa « maison de Claudine » de tous les feux des amours, elle réveille
l’arc-en-ciel complet d’une sensibilité féminine à l’affût de toutes les
autres. Non pas parce qu’elle soit allée le plus loin possible dans la brûlure
des désirs : d’autres femmes ont pu la dépasser en témérité érotique. Ni
qu’elle ait rassemblé des expériences d’une richesse ou d’une universalité
inédites jusqu’alors. Mais la fille de Sido a réussi à disposer le spectre
diversifié et souvent endolori de ses amours dans un Eden qui est une parole de bien-être. Approchée avec
avidité, la monstruosité elle-même est apprivoisée par Colette, pour nous être
restituée vivable et vivifiante. D’avoir sondé jusqu’au désert de l’amour,
cette vagabonde ne le fuit que pour mieux le replanter des « vrilles de la
vigne ». Aussi, peut-on lire écrite par elle, cette phrase des plus
souveraine de la littérature française, parce que la plus désabusée :
« Le large, mais non le désert. Découvrir qu’il n’y a pas de désert :
c’est assez pour que je triomphe de ce qui m’assiège.
»
L’amour ne se dit qu’en métaphores...
Dans
le double jeu de ses plaisirs et de sa jouissance, cette chercheuse du mot
exact a compris que l’amour ne peut se dire qu’en biais, par déplacement, et
incomplètement. Son classicisme contourne ainsi le modernisme, et Colette peut
nous rencontrer comme une véritable post-moderne.
Évitant aussi bien la confession que la sécheresse, l’obscénité relâchée que la
tyrannique maîtrise, le verbe de Colette est fondamentalement libre parce qu’il
suit le chemin des métaphores.
La
jouissance ne peut pas se dire ? Bien sûr, sainte Thérèse !
Parfaitement, Angèle de Foligno ! Mille fois d’accord avec vous ! Depuis
la nuit des temps, toutes celles qui s’y sont essayé l’ont fait en pure perte.
Or voilà qu’elle peut enfin se dire : infiniment, indéfiniment, lorsqu’une
femme marie ses sens, comme le fait Sido, aux « quatre points cardinaux »,
et qu’elle célèbre par chaque métaphore une union amoureuse avec l’Être. Son
écriture devient alors un flux, un courant : non pas un courant de la
conscience ni même de l’inconscient, mais un courant de l’écoulement de soi par
lequel le Soi rejoint la chair du monde, le flux des amours et des phénomènes.
Il n’y a pas d’autre façon d’être « au courant » de ses propres
extases, de ses malheurs, de son narcissisme, de ses perversions, de ses
couples et de leur défaite, que ce courant métaphorique-métamorphique qui les
écrit.
L’écriture
d’un tel déluge de métaphores n’est pas le « langage » amoureux, il est l’amour en tant que tel,
c’est-à-dire une volupté, accompagnée en mots, jusqu’à l’impossible et
l’inévitable. Et que Colette parvient à rendre contagieux : par-delà
l’« amour » et le « bonheur », dont elle moque les
impostures, cette femme communique non pas de l’enthousiasme — l’entheos grec est
l’« inspiré d’un dieu », et rien de moins inspiré que notre
« grosse abeille » de Colette —, mais un acquiescement au monde dans lequel son
« Moi » se coule et se perd ; un remerciement à l’Être qui la
résorbe ; une appartenance à un monde sans la mort, où la renaissance est
attendue : « Rien ne dépérit, c’est moi qui m’éloigne, rassurons-nous. »
Rassurons-nous,
en effet : par-delà le temps et les mœurs qui ont changé — les
nôtres étant les plus libres, comme chacun sait ! —, les images
amoureuses de Colette font de cette fausse paysanne, de cette infatigable
styliste, « notre Colette ». On employait cette expression, dans une
sorte d’élan républicain, pendant les toutes dernières années de sa vie. En
reprenant la formule, j’aimerais lui donner un sens transversal qui pourrait
relier l’orgueil national à l’appétit de Colette pour l’Être. Avec le recul,
nous découvrons que Colette n’est pas seulement un écrivain français et que, si
son écriture appelle un pluriel (« notre »), ce dernier n’est pas celui
d’une communauté — il ne s’agit pas du « nous » des
Bourguignons, des Français de souche, des citoyens d’entre-deux-guerres, et
autres. Il s’agit d’un « nous » qui est « au courant » du
pur et de l’impur, d’un « nous » de transfusion, de vibration, de
sentant-senti : espace paradoxal d’un « chiasme », précise
Merleau-Ponty, interface du dedans et du dehors, du sujet et de l’objet, polytope de transvasements et de communions par-delà les
fractures, la cruauté, la guerre des sexes et l’isolement des espèces. Il
s’agit d’une certaine façon d’être hors de soi, de parler un soi disséminé, désidentifié, inhumain, un soi au courant de la chair du
monde. Il s’agit d’être amoureuse, évidemment, mais au sens pur et impur de
Colette, qui est au courant de tous les amours et ne se fixe à aucun.
JULIA KRISTEVA