Colette : une reine de la bisexualité
Colette
affirme qu’adolescente elle s’imaginait en « reine de la terre »,
dotée d’un « front carré de garçon ».
« J’avais douze ans, le langage et les manières d’un garçon intelligent,
un peu bourru, mais la dégaine n’était point garçonnière, à cause d’un corps
déjà façonné fémininement, et surtout de deux longues tresses, sifflantes comme
des fouets autour de moi ».
Elle proclame : « “Moi, je serai marin !” [...] Parce qu’elle rêve
parfois d’être garçon et de porter culotte et béret bleus. »
Et d’attribuer cette conviction d’être à la fois fille et garçon à son milieu,
à une éducation naturelle et libérale dans laquelle la séduction ignore les
sexes : « Je sors d’un milieu où la beauté masculine et la beauté
féminine se côtoient également [...] si peu que j’ai fréquenté, dans ma vie
passée, le monde sans épithète, il m’a été facile de surprendre que les moyens
de plaire sont les mêmes chez les hommes et chez les femmes, et guère plus
discrets. »
Cet
androgynat sied tout aussi bien à l’ambiguïté de ses maris et
partenaires : le « triple » Renaud, par exemple, fait de
« rage puérile, d’amusement et de féminine pudeur », entraîne Colette
à jouer le rôle de « [son] mousse violé ».
A ses débuts, femme « garçonnière » et « assurée dans la
compagnie des hommes », Colette se dit « hostile à la fréquentation
des femmes ». Elle en redoutait le « luxe qui demandait ensemble des
ménagements et une certaine méfiance ».
Mais cette crainte prestement et vaillamment surmontée, nous le savons, l’écrivain
déclare sans appel : « Je vise le véridique hermaphrodisme mental,
qui charge certains êtres fortement organisés. »
Son amie Marguerite Moreno imputait la peur que Colette inspirait aux hommes et
les séparations qui s’ensuivaient à sa double nature : ne serait-ce pas
cette virilité, cette bisexualité psychique qui conduit l’homme à se mesurer,
en compagnie de Colette, non pas avec une autre femme, mais avec un autre
homme ? « Pourquoi ne te résignes-tu pas à penser que certaines
femmes représentent, pour certains hommes, un danger d’homosexualité ? »
Que faire alors ? Quel être au monde pourrait reconnaître et accepter sans
crainte cet « hermaphrodisme mental » si puissamment revendiqué par
Colette ? « Mais si tu dis vrai, qui nous tiendra pour femmes ?
Des femmes. Seules des femmes ne sont ni offensées, ni abusées par notre
virilité spirituelle. »
Très subtilement, Colette trace une ligne de démarcation souvent incertaine
entre, d’une part, sa bisexualité, qu’elle croit commune à toutes les femmes
et, d’autre part, le libertinage saphique possédant lui-même plusieurs
versions.
Cette
homosexualité endogène se présente dans l’écriture de Colette comme une volupté
entre fille et mère ; Missy fut la source de cette découverte : « Tu me
donneras la volupté, penchée sur moi, les yeux pleins d’une anxiété maternelle,
toi qui cherches, à travers ton amie passionnée, l’enfant que tu n’as pas eu… »
Cette variante de lien homosexuel
parental ne saurait se confondre, selon Colette, avec ce que l’homme ou tel
autre étranger imaginent comme un « vice », voire même comme un
« amour » gomorrhéen : les deux femmes se réfugient l’une près
de l’autre, afin de se consoler des duretés de la vie et surtout des peines
dues à l’hétérosexualité. Le couple féminin étant une « création aussi fragile, et de tout menacée »,
les deux amantes ne peuvent imaginer ni craindre la séparation :
« corps jumeaux, pareillement affligés, voués aux mêmes soins, aux mêmes chastetés fatidiques... Une femme s’émerveille, s’attendrit
de ressembler à une femme aimée, s’apitoie... [...] ce n’est point de la
passion qu’éclôt la fidélité de deux femmes, mais à la faveur d’une sorte de parenté. ».
Ces noces de la mêmeté cimentent, dans la version bien dite
« parentale » de l’homosexualité féminine, selon Colette, une
« solidarité délicate qui ne vit que de soins incessants et conjugués ».
Et voici le tableau idyllique de ce paradis où le temps suspend son vol dans « a
day of sweetly enjoyed retirement » : « C’est cette
sensualité sans résolution et sans exigences, heureuse du regard échangé, du
bras sur l’épaule, émue de l’odeur de blé tiède réfugiée dans une chevelure, ce
sont ces délices de la présence constante et de l’habitude qui engendrent et
excusent la fidélité. Brièveté merveilleuse des jours pareils à la lampe
répercutée dans une perspective de miroirs ! Peut-être cet amour, qu’on
dit outrageant pour l’amour, échappe-t-il aux saisons, aux déclins de l’amour,
sous la condition qu’on le gouverne avec une sévérité invisible, qu’on le nourrisse
de peu, qu’il vive à tâtons et sans but et que sa fleur unique soit une
confiance telle que l’autre amour ne puisse ni la sonder, ni la comprendre,
mais seulement l’envier, — telle que par sa grâce un demi-siècle coule
comme a day of sweetly enjoyed retirement. »
Une
semblable idéalisation résiste-t-elle aux conflits et aux hostilités de la vie
quotidienne ? Non, bien sûr, mais Colette se plaît à cultiver cette
tonalité paradisiaque de l’homosexualité féminine, comme la doublure
« pure », en négatif, de la dangereuse volupté : « J’ai
écrit “parenté” quand il faudrait peut-être écrire “similitude”. L’étroite
ressemblance rassure même la volupté. »
On imagine aisément que c’est la sublimation, l’acte de l’écriture, qui se
propose comme la réalisation enfin réussie et durable de cette version de
l’amour, dont seule Sido, la mère imaginaire, pourra en être la déesse. Colette
ne décrit-elle pas la communication entre lesbiennes comme un chiffre économe à
outrance, un alphabet foudroyant, avec des trilles muets, des « vrilles de
la vigne » d’une rapidité exemplaire ? « Je me plaisais à la
promptitude admirable dans le langage muet, dans l’échange de la menace, de la
promesse, comme si, le lent mâle écarté, tout message de femme à femme devînt
clair, foudroyant, limité à un petit nombre infaillible de signes… »
Cependant,
il faudra développer ce « langage muet » en romans et nouvelles, pour
dégager le couple des homosexuelles de l’« atmosphère d’impasse »
dans laquelle il s’enferre, comme n’importe quel amour. Un autre défaut affecte
cette osmose parentale : la présence sensorielle du corps jumeau, sa réalité
tangible, est indispensable, faute de quoi le lien gomorrhéen se rompt :
« Une femme n’est pas fidèle à une femme qui n’est pas là. »
Nous
voilà ainsi renseignés sur l’économie profonde qui sous-tend le style
elliptique de Colette : en somme, il s’agirait de traduire au plus près du
senti ces fulgurances, cette appartenance intuitive immédiate qui lie les
deux amoureuses. La plus virile d’entre elles ne serait donc pas celle qui en a
l’air, mais celle qui, les sens fixés sur cette osmose quasi muette, parvient à
transposer les signes succincts en cette énonciation serrée et sensitive que
nous avons appelée les « vrilles de la vigne »...
Les
expériences saphiques qui attirent le désir et l’attention de Colette découlent
de son « hermaphrodisme mental » sans pourtant s’y confondre. Elles
sont révélées dans les Claudine, avec
les maîtresses et les élèves de Montigny, puis, plus explicitement, avec Rézi.
La Gomorrhe de 1900 trouve un écho dans l’œuvre de Colette avec les évocations
de Missy, de Natalie Barney, le « pape de Lesbos » et ses amies, en
particulier la poétesse Renée Vivien (pseudonyme de Pauline Tarn). Des
sentiments contradictoires traversent ce milieu de « castes » :
méfiance entre Colette et Natalie Barney ; fascination pour l’écriture
mélancolique de Renée Vivien, mais aussi désaveu de sa « puérilité »
et de sa consomption érotique, soupçonnée d’être « hors de la sincérité ».
Et surtout, une forte ambivalence trame sa liaison avec Mathilde de Morny, alias Missy. Celle-ci, divorcée d’avec
le marquis de Belbeuf en 1903, partagea la vie de Colette de 1906 à 1911.
Missy
prête ses traits à Margot dans La
Vagabonde et L’Entrave, et se
laisse deviner dans Les Vrilles de la
vigne (« Nuit blanche », « Jour gris », « Le
dernier feu ») et enfin dans Le Pur
et l’Impur. « La Chevalière » vexe la marquise, abandonnée par
Colette. Dans une lettre à Marguerite Moreno, l’écrivain qualifiera Missy
d’« être inachevé », peu après qu’elle se fut suicidée en 1944.
Après avoir été longuement inhibée par l’ample fresque gomorrhéenne de Proust,
Colette trace enfin un tableau du saphisme dans Le Pur et l’Impur. Loin des subtilités narratives, de
l’accumulation de détails psychologiques propres aux divers personnages d’A la recherche du temps perdu, c’est un
texte, au contraire, lapidaire. Avec ce « don décrétal de
l’observation » qu’elle attribue à Sido,
et qu’elle possède à merveille, Colette croque Gomorrhe dans de mini-récits
incrustés dans un essai serré, et qui dépeignent un saphisme idyllique à côté
d’un autre passablement ridicule.
Animée
d’une belle tendresse sceptique, l’écrivain salue le dévouement sentimental, la
pure quête d’amour et la solidarité, introuvable ailleurs, qu’elle observe chez
les homosexuelles : « Au-dessus d’une cour inquiète et débile, son
front blanc, carré, ses yeux anxieux, presque noirs, cherchaient ce qu’elle [la
Chevalière] n’a jamais trouvé : un calme climat sentimental. »
« Chez ces femmes tout ensemble libres et apeurées, qui aimaient les nuits
blanches, la pénombre, l’oisiveté, le jeu, je n’ai presque jamais rencontré le
cynisme. »
Comparables à des aristocrates déclassées, certaines gomorrhéennes fascinent
Colette. Dans leur érotisme des bas-fonds, elle souligne la dignité timide avec
laquelle elles se laissent malmener par de jeunesses voraces qui profitent de
leur besoin (masochiste ?) de donner : « Il en allait autrement
de leurs protégées. Une brutale, une cauteleuse jeunesse, souvent cupide, se
pressait autour de ces femmes qui tenaient, de leur origine non moins que de
leur enfance, un goût du bas complice et du camarade en livrée, partant une
inguérissable timidité qu’elles dissimulaient de leur mieux. L’orgueil de
donner le plaisir les allégeait de toute autre dignité, elles toléraient qu’une
jeune bouche les tutoyât, et elles retrouvaient, sous l’injure, le tremblant et
secret divertissement des dîners de leur enfance à la table de l’office… »
Pourtant, la désapprobation fuse sans prévenir : « le libertinage
saphique est le seul qui soit inacceptable ».
Il fallait s’y attendre : si l’amour lesbien est familial et qu’il assume
le rôle d’un antidépresseur, il n’est pas érotique. Dans ce cocon douillet, qui
n’est qu’une « création de l’esprit », le « fiévreux
plaisir », selon Colette, n’a qu’une « part petite », tandis que
l’intervention pulsionnelle de l’homme, qui « aime qu’on le convoite comme
un superflu », peut facilement anéantir la quiétude de cette
« couveuse » : « La plus ordinaire irruption peut changer
mortellement l’égale atmosphère de couveuse, au sein de laquelle deux femmes se
dévouent à une création de leur esprit. »
L’écrivain
réserve cependant ses critiques les plus acerbes à celles de ses consœurs qui
singent l’homme :une amazone n’est qu’un
« rat équeuté » ! — « Assises sur le beau rein d’un
pur-sang osseux, exhaussées par le socle jumelé d’une croupe alezane où
dansaient deux ellipses d’onctueuse lumière, elles se délivraient de la
gaucherie de rat équeuté qui affligeait leur démarche ».
A ses yeux, il n’y a rien de plus affligeant qu’une femme qui s’imagine être un
homme : « Tu comprends, une femme qui reste une femme, c’est un être
complet. Il ne lui manque rien, même auprès de son “amie”. Mais si elle se met
en tête de vouloir être un homme, elle est grotesque. Qu’est-ce qu’il y a de
plus ridicule, et de plus triste, qu’un homme… simulé ? »
Et Colette de partager l’avis d’une certaine Loulou qui s’adresse ainsi à son
amie masculine : « Mais, moi, ça m’humilie d’être avec un homme qui
ne peut pas faire pipi contre un mur. »
En
revanche, l’homme homosexuel semble accepté sans aucune réserve :
« Il est en moi de reconnaître à la pédérastie une manière de légitimité
et d’admettre son caractère éternel. »
« La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est
puissante. »
Consciente
de sa composante mâle, Colette découvre avec un regret à peine ironique qu’un
homosexuel est plus femme que les femmes-objets de l’imagerie mondiale :
« O grâces d’un homme endormi, je vous revois encore ! Du front à la
bouche, il n’était derrière ses paupières fermées que sourire, nonchalance et
malice de sultane au moucharabieh... Et moi qui aurais “bien voulu”, sotte,
être tout entière une femme, je le contemplais avec un mâle regret, celui qui
avait un si joli rire et s’émouvait d’un beau vers, d’un passage… »
Mais elle repère vite l’incomplétude tragique de l’androgyne : alors qu’il
croit ne manquer de rien pour avoir réuni les deux sexes, l’androgyne se sait
néanmoins perdu de ne pouvoir jamais être à la hauteur du... féminin :
« Façonné à l’usage et à l’inimitié de la femme, pourtant il reconnaît de
loin, dans un homme, sa propre espèce, son aimable péril de sous-genre ;
il ruine rapidement son semblable s’il est obligé de l’affronter, mais de
préférence il s’écarte. Car il se sait perdu dès qu’une femme, en parlant de
lui, dira “eux”, au lieu de dire “Il”. »
Dans la « froide amitié » des homosexuels, Colette repère l’oubli de
l’autre sexe, cette étrange amputation qu’elle prend pour de la sagesse :
« Ils m’ont appris que non seulement l’homme amoureusement se contente de
l’homme, mais encore qu’un sexe peut supprimer, en l’oubliant, l’autre sexe. »
Aurait-on là le terme ultime de la guerre des sexes, que cette prétendue
« amoureuse » n’a pas oublié(e) sa vie durant ?
Colette
trace moins l’image d’une homosexualité mâle faite de grandeur et de méchanceté
« à la baron de Charlus », que celle de l’homme androgyne dont elle
nous livre le portrait le plus poignant de la littérature française :
celui d’un errant en quête d’adoption maternelle. Qu’il obtient, de fait, dans
ces lignes de Colette : « Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne
erre, s’étonne, mendie tout bas... Son demi-pareil, l’homme, est prompt à
s’effrayer, et l’abandonne. Il lui reste sa demi-pareille, la femme. Il lui
reste surtout le droit, même le devoir, de ne jamais être heureux. Jovial,
c’est un monstre. Mais il traîne incurablement parmi nous sa misère de
séraphin, sa lueur de larme. Il va du penchant tendre à l’adoption maternelle… »
Ainsi,
d’avoir exploré en soi-même et chez les autres cet arc-en-ciel des postures et
des identités sexuelles, Colette en arrive à une certitude qui n’est pas la
moins séduisante des découvertes de son génie : il existe une maturité
sexuelle et psychologique des femmes qui prend l’allure d’une juvénile
délicatesse.
Maturité précoce, ou la délicatesse selon
Mitsou et Gigi
N’ayant
jamais reconnu les cubistes ni les surréalistes, Colette nous propose cependant
un portrait de la femme, fait de surimpositions d’images contradictoires et
souvent incompatibles, dans une vision complexe et polytopique qui évoque les
tableaux de Picasso.
Tout
d’abord, le tendron, où l’on
reconnaît la jeune Colette elle-même, éveillée à la passion par un « vice
paternel » qu’elle dépasse bien vite ; telle Claudine, qui va se
prolonger jusqu’à Louisette, la petite paysanne effrontée, « avide comme
les enfants sont criminels, avec grâce, avec majesté ».
Elle y ajoute la maîtresse mûre, aimant
la « chair fraîche » (on y reconnaît également Colette) : ce sont
Léa, Camille Dalleray ou, de manière plus terne si ce n’est tragico-comique,
Marco. Cette dernière se fait abandonner par son jeune lieutenant, après s’être
malencontreusement coiffée de son képi. Ce couvre-chef lui donnait-il un air
trop viril, quelque peu travesti, révélant ainsi un fantasme inconscient de
l’amant, que sa conscience ne pouvait, hélas, pas supporter ? Mais dans
cette comédie — nous sommes loin de Chéri !
—, la délaissée s’en sort allègrement puisqu’elle obtient que son travail
de nègre lui soit payé, non plus un sou mais deux sous la ligne !
A
ces deux figures, le tendron et la maîtresse mûre, se superpose celle de la femme avide et mystique, sans
objet : telles Annie, Renée ou la « femme cachée ». Cette ambivalence
est toutefois compensée par la distinction appuyée de Julie de Carneilhan. Une
femme qui, par malheur, serait incapable de sensualité est un véritable
scandale aux yeux de Maxime (et donc pour Colette !) : avant qu’elle
s’éveille au plaisir, il déplore qu’Armande « ne manque jamais une
occasion d’écarter d’elle ce qui se savoure, se touche, se respire ».
Plurielle,
complexe et multiface, la féminité se vit comme un processus de renaissance
infini : « Une créature féminine s’y reprend à plusieurs fois pour éclore. »
Quelle explication à ce mystère chez la femme ? Sa capacité de rejoindre
facilement l’enfance, et de se priver d’un être pour se mirer dans l’Etre. A
chacune donc sa « maison de Claudine », son jardin secret où se
tapissent les ressorts de ses rebondissements successifs. Et à chacune aussi,
comme Alice, ce don de communion avec la nature, où la passion érotique —
toujours quelque peu frustrante — obtient cette plénitude cosmique que
nul ne peut lui procurer : « Elle ouvrit brutalement la fenêtre,
reçut sur son visage échauffé une cinglée de pluie froide, une bouffée de vent
qui portait l’odeur de l’humus inondé, et referma les vantaux. Michel n’avait
pas bougé, et à le voir immobile elle eut honte. »
Au
plus grand dam de l’homme, la femme chez Colette ne forme un duo qu’avec le
paysage : « Elle se rapprocha de la fenêtre pour jeter, l’un de ces
mouvements que les hommes appellent masculins, sa cigarette consumée, revint en
allumer une autre et s’assit commodément dans le fauteuil qui flanquait la
table-bureau. Elle surveillait ses propres gestes et leur liberté, au point de
choisir le fauteuil de canne, l’accoudoir de la table, la lumière de la lampe
sur son visage, et d’abandonner à Michel, par générosité feinte, le divan et la
pénombre. La lune croissante emplissait d’un bleu poudreux et clair la longue
fenêtre sans rideaux, et le rayon de la lampe atteignait, rosé, les plus
proches étoiles du seringa. »
Ce
puzzle de la féminité s’enrichit d’une vision, dans laquelle il culmine, et qui
semble être celle de la créature idéale : les personnages de Mitsou et
Gigi traversent toutes les autres images féminines dont l’œuvre de Colette
abonde, et nous en proposent le dépassement épuré par l’alchimie de l’art, car
ces « femmes » savent transcender les humains et le monde qui les
entourent. Disons que ces mirages d’une féminité idéale et tendrement ironique
sont sortis tout droit, non d’une quelconque réalité qu’ils n’ignorent
cependant pas, mais de l’écriture même de Colette.
On
connaît l’émotion de Proust qui pleure à la lecture de la lettre adressée par
Mitsou au lieutenant bleu.
Comme lui, j’aime cette fille simple, si vraie, avec ses meubles de mauvais
goût, et qui épouse la vérité de Colette en écrivant à sa manière avec une
« inexpugnable innocence ». La réponse à la question que pose le texte « Mitsou, ou comment
l’esprit vient aux filles » est performative : elle est tout entière
donnée par le contexte et par le style de la nouvelle. Il n’y a pas de doute,
l’esprit vient aux filles... en écrivant.
La
guerre, la beauté bien française, et moderne, de la petite actrice, ainsi que
cet « envers du music-hall » que Colette connaît parfaitement,
mélange de cynisme et de pureté, favorisent autant l’aventure que son
renoncement. Ainsi sont posées les conditions sociales et historiques qui
conditionnent le thème de la petite histoire. Le reste n’est que magie, et elle
tient à la force du discours. Maîtresse de son art du raccourci, Colette
déploie ici une autre variante de ces « vrilles de la vigne » qu’elle
affectionne : le récit s’estompe sous les dialogues incisifs et les
lettres échangées. Nullement narrative, la passion de Mitsou et du lieutenant
bleu sera donc théâtrale et épistolaire.
La
cristallisation de l’amour est inséparable d’une révélation rhétorique :
l’esprit ne vient à la jeune fille que s’il est indistinctement un art de vivre
et un art de nommer. De ce mélange étroit entre réalité amoureuse et art
verbal, nous sommes avertis d’emblée, ne serait-ce que par le nom étrange de
Mitsou. Peut-être persan ? Nullement, ses sonorités stridentes seraient
plutôt un écho sarcastique à la mécanique de l’époque (« C’est un nom fait
des initiales [...] de deux sociétés, l’une qui s’appelle “Minoteries Italo-Tarbaises”,
et l’autre les “Scieries Orléanaises Unifiées”. Ça a fait M.I.T.S.O.U :
Mitsou. »)
que ladite Mitsou, par son esprit, est destinée à démentir.
Car
la petite actrice s’avère être une amante perfectible au fur et à mesure
qu’elle se forge un style et qu’elle excelle à exprimer une passion qui est une
dépossession. Le lieutenant a beau être instruit et plus riche qu’elle, c’est
Mitsou qui l’emporte en goût et en délicatesse, parce qu’elle l’emporte en
style. Ne nous hâtons pas trop d’imputer son renoncement au seul masochisme
féminin qui la ferait humblement s’éclipser pour ne pas avoir à pleurer de plus
cruelles défaites. Une extrême délicatesse psychologique, une acceptation
subtile de l’impossible, renforcée par la crainte de la mésalliance sociale, et
les frustrations imposées par la guerre se conjuguent ici avec une maîtrise de
soi-même qui ne s’acquiert que dans la maîtrise de la langue — et
qui élèvent cet apparent dolorisme féminin à l’un des sommets de la littérature
française. Le lieutenant Robert, dont la vie de militaire « s’empreint
d’un caractère d’intensité ou de contention religieuse », se laisse
bouleverser par Mitsou au point d’y voir la préfiguration de la femme qu’il
aimera,
mais ce n’est que pour mieux la quitter : « Elle est sotte ?
Mais non. On n’est pas sot avec des sens fins, et une telle aptitude à éprouver
ce qu’on ne raisonne point. [...] Son grand crime, c’est justement qu’elle
oblige à penser à elle. »
Pourtant, plus subtile encore qu’il ne la suppose, Mitsou dépasse Robert dans
cet art de la dépossession qui, étranger à toute indifférence, atteint son acmé
lorsque la jeune femme comprend — et écrit — que l’amour suprême,
celui qu’elle a réussi à faire naître entre eux deux, n’est que la capacité de
« faire illusion aux plus délicats ». De quoi s’agit-il, sinon de
l’aptitude imaginaire, celle-là même que cultive l’écrivain ? Et que
Mitsou enracine dans la possibilité qu’aurait une femme de désirer physiquement
un autre corps, mais aussi de s’en déprendre pour n’en aimer que la
représentation idéale : à moins que ce ne soit celle-ci qui précède
celle-là ?
Mitsou
commence sa dernière épître en remarquant, quant à l’amour, cette différence
entre les sexes : lui, il ne l’aime pas idéalement, bien qu’il la désire,
tandis qu’elle-même ne peut que l’idéaliser pour ensuite le désirer. « Mon
chéri, le difficile pour vous, c’était de ne pas être aimé de moi. Le presque
impossible pour moi, c’est d’être aimée de vous. »
Courtoise, délicate et respectueuse de son amant, elle lui attribue, et à lui
seul, cet éveil rhétorique qui s’est fait en elle-même au cours de leur
relation : « Tu m’as trouvée sur le bord d’une scène où je chantais
trois couplets, et je n’avais pas dans la tête autant d’idées que de couplets.
Ce qui t’a plu en moi, c’est toi qui l’a mis. »
Puis elle reconnaît que « ce qui a plu », « bourgeonnement
rentré », s’est bien produit en elle-même à la fois dans son corps et dans
son esprit. Elle abandonne alors l’humilité du « ça » pour un je final — Mitsou, désenchantée, énonce
avec une troublante fierté ce je désillusionné qui chante les éternelles merveilles de... l’illusion !
Écoutez, Sa Majesté Mitsou vous parle, une femme affirme le triomphe de
l’imaginaire : « Vous n’avez qu’à demander. Si j’aurez préféré la promenade de jour au lieu de notre prochaine nuit ? Je n’hésite
pas, j’aurai préférez la nuit. Mon amour, la nuit c’est moins embarrassant,
c’est moins intime. Je serai toujours à peu près à la hauteur de vous, pourvu
que je soie toute nue dans vos bras et couchée. Le plus terrible c’est qu’il
faut nous relevez, et alors là je tremble devant vous. [...] N’empêche qu’une
femme qui a une obstination en amour, ça pousse vite. Ça fleurit, ça sait prendre une tournure, une
couleur, à faire illusion aux plus délicats. Mon amour, je vais essayer de devenir ton illusion. »
Dans
un registre plus proche du vaudeville que de l’idylle, tant la présence de ses
deux cocottes de tantes surcharge la nouvelle de naturalisme sociologique, Gigi
impose aux lecteurs de Colette la noblesse d’une maturité juvénile qui n’a rien
à envier à celle de Mitsou. Nous sommes sous l’Occupation et Colette a
soixante-dix ans. Comme d’autres écrivains et cinéastes qui, par déni, prudence
ou désir d’oublier les atrocités de la guerre, créent des œuvres qui s’en
éloignent, cette vieille dame rêve de jeunesse désobéissante : Gigi, ou la
fraîcheur d’une résistance ?
Afin
de séduire Gaston Lachaille, « Les sucres Lachaille », un homme à
femmes dont les scandales érotiques défraient la chronique, tante Alicia et Mme
Alvarez (qui, « de sa vie passée, gardait les habitudes honorables des
femmes sans honneur, et les enseignait à sa fille et à la fille de sa fille »)
rivalisent de conseils auprès de la petite Gilberte : « La figure, tu
peux, à la rigueur, la remettre au lendemain matin, en cas d’urgence et de
voyage. Tandis que le soin du bas du corps, c’est la dignité de la femme » ;
ou encore : « Un joli lot de faiblesses et la peur des araignées,
c’est notre bagage indispensable auprès des hommes […] parce que neuf hommes sur dix sont superstitieux, dix-neuf sur vingt
croient au mauvais œil, et quatre-vingt-dix-huit sur cent ont peur des
araignées. Ils nous pardonnent... beaucoup de choses, mais non pas d’être
libres de ce qui les inquiète... »
Sans se priver des conseils rusés de ses tantes, Gigi comprend d’instinct qu’en
amour il faut renoncer. Poignant, le mélodrame joue de toutes les ficelles pour
faire pleurer dans les chaumières : « Allez-vous en
d’ici ! », ose jeter la petite à la tête des prestigieux Sucres
Lachaille, à l’encontre des désirs secrets (?) des deux matrones. « Elle
s’aveuglait de ses poings, qu’elle écrasait sur ses yeux, Gaston l’avait
rejointe et cherchait, sur ce visage bien défendu, la place d’un baiser. Mais
il ne trouvait pour ses lèvres que le bout d’un petit menton couvert de larmes.
Au bruit des sanglots, Mme Alvarez accourut. Pâle et circonspecte, elle se tint
hésitante au seuil de la cuisine :
Mon
Dieu, Gaston, dit-elle, qu’est-ce qu’elle a donc ?
— Eh, dit Lachaille, elle
a qu’elle ne veut pas ! »
La fin évidemment heureuse,
avec le sempiternel mariage, place cette analyse de la psychologie féminine
dans la catégorie des divertissements grand public, et il faudra toute
l’élégance compréhensive d’Audrey Hepburn pour que la distinction de Gigi se
dégage du mélo et éclate à l’écran en pleine lumière. Car la virtuosité de
cette nouvelle tient en effet à un art situé aux antipodes de celui Mitsou.
Jouant avec les stéréotypes, chargeant les clichés du demi-monde et d’une
féminité de bazar, Gigi touche le « nerf. »,
dira Colette elle-même, de l’imaginaire de Boulevard si cher au public
français. « Tandis que Mitsou est une bravoure de rhétorique et qu’elle
fait coïncider l’extrême goût en amour avec la virtuosité d’une lettre, Gigi n’est
que sensation, intuition, toute en actes et sans mots : ne se
contente-t-elle pas d’un “Alors... Voilà, Bonjour... Bonjour, Gaston” »
— platitudes qui sonneraient vaudevillesques si elles ne tranchaient pas
sur la fausseté des manèges séducteurs calculés par les deux tantes.
En fait, cette ellipse qu’est
le langage de Gigi n’est même pas un désaveu du vaudeville. Elle exprime
l’humour généreux de l’auteur qui parie sur l’innocence juvénile dont la
maturité s’avère plus pragmatique que la roublardise des vieilles courtisanes.
Et si c’était cela, le fin mot de la « perversion » chez
Colette ? Contre le cynisme des professionnelles, il existe une perversité
du calcul inconscient, que Gigi met en acte. Ce n’est ni la manipulation, ni la
naïveté qui font fléchir Gaston, c’est l’« abstention » (comme dirait
Sido), c’est la frustration qui renforcent le désir et mettent à l’épreuve la
vérité des sujets amoureux.
Pourtant, le comique de cette
idylle, et son charme « pervers », tiennent au fait que les menées des
tantes ne se voient nullement déjouées par on ne sait quelle pureté absolue de
Gigi, au contraire. La stratégie inconsciente de la jeune héroïne, autre
version du « tendron » à mi-chemin entre l’oie blanche et la
polissonne, réussit bien mieux que le plan ourdi par ses tantes, et ceci tout
en s’y opposant : Gigi ne sera pas une maîtresse de plus des « Sucres
Lachaille », et Gaston finit bien par l’épouser. Sans y penser, mais sans
rester non plus sourde aux intentions de ses tantes, Gigi réalise leurs désirs
de cocottes qui ne rêvent en définitive que de mariage et de respectabilité.
Au-delà de leurs desseins explicites, leur nièce y parvient par des voies
détournées, apparemment opposées mais en définitive complices et beaucoup plus
efficaces. Nous sommes dans le non-dit, et rarement un texte de Colette a été
aussi fidèle à la vocation principale de son écriture, qui est de faire
apparaître l’éclosion d’une passion
et d’un style, plutôt que son déroulement.
Ici, l’éclosion se signale en négatif, par soustraction, aussi bien dans la
pudeur des sentiments de Gigi et Gaston que par les lacunes du récit.
L’attachante maturité de la jeune femme se laisse deviner dans les blancs du
vaudeville : les ellipses de Colette précipitent brusquement l’intrigue, et
noient le business matrimonial dans
ce mélange de pathos et d’ironie qui fait le succès de l’art populaire.
« ...ces hommes que les autres hommes
appellent grands. »
Jouissance
mature et bisexualité psychique ne favorisent, on s’en doute, aucun culte du
grand homme, ni même de l’homme tout court chez Colette : « Je n’ai
guère approché, pendant ma vie, de ces hommes que les autres hommes appellent
grands. Ils ne m’ont pas recherchée. »
Ne
nous hâtons pas, toutefois, de conclure à une homophobie ou à un mépris des
hommes de la part d’une Colette qui, si elle n’a jamais partagé la rage des
féministes antiphallocrates, aurait voulu conserver le pouvoir phallique pour
elle toute seule ! Colette -« Culotte », ne se sont pas privés
de ricaner les connaisseurs.
Pourtant, le paysage au vitriol qu’elle dresse du pays des hommes n’épargne pas
non plus celui des femmes : la même décapante cruauté, à l’affût des faiblesses
et des monstruosités, anime cette écriture dionysiaque, cette écriture
« au couteau ». Quel est, en effet, cet homme colettien, dont un
« fossé » sépare l’héroïne après un « plaisir indigné »,
arraché de « haute lutte »,
et qui dissimule mal son anxiété par une accumulation fébrile de
conquêtes ? « Si vous saviez ce que j’ai pu rencontrer, comme femmes,
autour d’un amant !... C’est horrible. Le mot n’est pas trop fort. »
« L’obsession de la puissance égalerait-elle, pour un amant, l’obsession
de l’impuissance ? »
Le
« nous » des amants étant impossible, la fidélité elle-même ne
suffisant pas à « engendrer la confiance »,
le « je » féminin s’insurge enfin contre l’« humiliation
d’appartenir mieux que je ne possédais ».
« Posséder », ou « s’amarrer » : entre ces deux pôles, les
héroïnes de Colette hésitent. Renée exprimera, de manière bien soumise, ce
va-et-vient que ses consœurs n’ignorent point : « Je crois que
beaucoup de femmes errent d’abord comme moi, avant de reprendre leur place, qui
est en deçà de l’homme... »
Le résultat de cette ambivalence ne sera pas un rejet pur et simple de l’homme :
« Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte ; mais je m’engage ici
à prendre courtoisement mon congé. Non, tu ne m’as pas tuée, peut-être ne
m’as-tu jamais voulu de mal... Adieu, cher homme, et bienvenue aussi à toi. »
Il
s’agit plutôt de rejeter la croyance dans le couple absolu, pour tenter de
construire une liberté sexuelle : « Voyez-vous que le hasard ait fait
de moi une de ces femmes cantonnées dans un homme unique, au point qu’elles en
portent jusque sous terre, stériles ou non, une ingénuité confite de vieille
fille ?... D’imaginer un pareil sort, mon double charnu, tanné de soleil
et d’eau, que je vois dans le miroir penché, en tremblerait, s’il pouvait
trembler encore d’un péril rétrospectif. »
Par les risques consentis et la bonne distance enfin trouvée, cette liberté
apaise les tensions et devient ludique : « entre l’homme et moi une longue
récréation commence... Homme, mon ami, viens respirer ensemble ?... »
Dans
le parcours de cette déprise des hommes, le détachement envers Willy, qui a des
allures de règlement de comptes posthume, occupe sans aucun doute la première
place. Après son émergence, dans la série des Claudine, puis sa mise à mort (Renaud, dans La Retraite sentimentale), sans compter les nombreuses allusions
aux impasses du couple (Renée Néré dans L’Entrave et La Vagabonde), Colette dresse, de
son premier mari, un portrait qui serait caricatural s’il n’était pas tragique
dans Mes apprentissages (1936).
Elle
n’omet ni le diagnostic psychiatrique de « pathologie » —
« névrose » révélée par un « tic »,
« intoxication », « fébrilité »,
« déséquilibre », « délire photographique » —, ni les
interprétations graphologiques du cachottier,
ni même la description phrénologique : « Le puissant crâne, l’œil à fleur
de front, un nez bref, sans arête dure, entre les joues basses, tous ses traits
se ralliaient à la courbe » !
N’osant pas écrire un « roman » à propos de Willy
(« L’empêchement est qu’aucun être ne l’a connu intimement »),
ayant interrompu le dévoilement total qu’elle s’était proposé initialement,
Colette brave cependant l’autocensure en procédant par touches passionnelles
qui font de ce défunt mari un véritable héros, un « joueur »,
un « mort vivant » a-t-on dit. A
contrario, le texte confère à ce personnage une réelle importance, que
l’épouse-écrivain s’emploie pourtant à lui dénier.
Les
formules cinglantes font mouche, la caricature distille son fiel :
« une légèreté étrange d’obèse, une dureté d’édredon bourré de cailloux » ;
« il ressemblait surtout à la reine Victoria »
— ce qui ne se veut pas un compliment sur sa virilité, n’en déplaise à la
puissante monarque. Le vicieux Willy a tous les défauts, dont le plus
impardonnable est sa calvitie ! « Mon mauvais départ, qui avait planté
entre toute jeunesse et moi un homme pire que mûr [...] moi qui n’avais —
pour cause — jamais touché amoureusement une chevelure d’homme... »
Henri
Gauthier-Villars a beau avoir réagi aux attaques formulées de son vivant, en
appelant Colette « ma veuve » et en se moquant de ses revendications
sur les Claudine qu’il considère
œuvre commune : « Si Mme Colette et moi avions eu un enfant, elle
dirait qu’elle l’a fait toute seule », Colette a la partie belle surtout
lorsqu’elle s’attaque à la faillite de l’écrivain Willy. Critique peut-être,
écrivain, certainement pas. En proie à l’inhibition ? « Entre le désir, le
besoin de produire une denrée imprimée et la possibilité d’écrire, s’élève,
chez cet auteur étrange, un obstacle dont je n’ai jamais distingué la forme, la
nature, peut-être terrifiantes. »
Avec une générosité empoisonnée, elle lui reconnaît certains talents :
« Et n’était-il pas plus simple, à un homme musicien d’oreille, capable de
s’accompagner lui-même au piano, de chanter d’une voix de ténor, faible et
agréablement voilée, n’était-il vraiment pas plus aisé d’écrire ? Non.
Tout lui sembla facile, tout lui sembla permis, hormis la tâche de l’écrivain. »
« Je persiste à croire que ce critique, qui empruntait à autrui ses
arguments même de critique, était un censeur-né, incisif, prompt à frapper le
point faible, à réveiller, d’une pointe un peu cruelle, l’amour
propre-assoupi. » Mais il lui manque persévérance et humilité : « Il
a dû fréquemment croire, autrefois, qu’il était sur le point d’écrire, qu’il
allait écrire, qu’il écrivait... La plume aux doigts, une détente, une syncope
de la volonté lui ôtaient son illusion. »
Et Colette de s’adonner à coeur joie à un commentaire du terme, en vieux
français s’il vous plaît, de « déflocquement », qu’elle emprunte à
Balzac pour désigner son effondrement de toxicomane : un « phénomène
affreux qui semble fondre les os, dénouer tous les ressorts de la volonté.
S’agissait-il des abdications que connaissent, devant l’effort, beaucoup
d’intoxiqués ?... »
L’épouse vengeresse a beau feindre l’objectivité en glissant quelques
compliments, l’insulte est lâchée : cet homme debout, avec lequel elle
s’était laissé photographier assise et arborant une « expression tout
ensemble soumise, fermée, mi-gentille, mi-condamnée », lui fait maintenant
« plutôt honte ».
Le livre est publié en 1936, et le compte de Willy semble réglé : reste celui
de Jouvenel.
Entre
le baron et sa future épouse, tout commence par une intense complicité, en
apparence aussi existentielle que sexuelle. Le contexte de la Première Guerre
mondiale conduit Colette sur le front où, par son métier de journaliste, elle
acquiert une connaissance tout à fait exceptionnelle de la guerre pour une
femme de cette époque. La guerre resserre aussi le lien entre les deux
amants ; et la vagabonde n’hésite pas à se complaire à nouveau dans le
rôle assumé d’une entravée de harem cette fois-ci (comme elle l’écrit dans une
lettre à Annie de Pène).
Plus tard, lorsque Germaine Patat entre dans la vie de Jouvenel en 1920 et que
la mésentente du couple devient manifeste en 1923, Colette se lie d’amitié avec
sa rivale, — et c’est dans La
Seconde qu’elle donne sa version de cette amitié féminine. Inspirée par la
réalité du ménage Jouvenel, la transposition du trio force cependant le trait
jusqu’à la caricature vengeresse, par la mise en scène imaginaire d’un homme
falot, le pauvre Farou, dominé par « ses » deux femmes. On est bien
loin du fascinant Henry de Jouvenel qui se plaisait à gaspiller de la noblesse
dans le journalisme (au dire de son ami Anatole de Monzie)... Et
pourtant ! Le modèle se laisse plus facilement deviner dans le personnage
d’Herbert d’Espivant, l’ex-mari de Julie de Carneilhan, qu’il a quittée pour
Marianne, une femme d’origine juive, personnage qui permet à Colette de se
venger de Sarah Germaine Hément, Claire Boas... Et quoique toujours séduisant
au point d’entraîner l’élégante Julie dans de louches transactions, Herbert
d’Espivant, qui n’est pas l’homme-objet habituel de la galerie colettienne, ne
brille pas en comparaison du noble panache de Julie de Carneilhan :
« Toujours ce crédit ouvert à la sensualité, pensa-t-elle, le
plaisir-chantage, le plaisir-panacée, le plaisir-coup mortel, il ne connaît
donc que ça ? »
Une
lumière automnale, mais qui fait de l’« amant idéal » « son
meilleur ami », baigne le portrait de l’homme des derniers textes. On y
reconnaît le troisième mari de Colette, Maurice Goudeket. On a déjà insisté sur
la passion qui liait le couple et que certaines déclarations de Colette
pouvaient négliger, voire dissimuler. Pour nous en tenir aux écrits, en lisant
cette confidence au Petit Corsaire : « Ce qui me lie à Maurice, ce
qui l’attache à moi ? C’est ma virilité »,
on comprend que Goudeket ait supprimé ce passage. Mais quelle vérité et quelle
franchise, de la part de Colette, dans la perception de la bisexualité du
couple, que l’écrivain ne redoute plus ! La confiance et le respect se lisent
dans un autre portrait masculin, celui de Vial dans La Naissance du jour (où l’on croit reconnaître Goudeket). La
narratrice peut lui dire son indépendance affective puisqu’elle s’en déprend,
et qu’elle ne craint plus la solitude..
La
sollicitude mutuelle sera renforcée par la guerre — Maurice est
emprisonné dans le camp de Compiègne, et Colette s’efforce de le libérer, lui
envoie des vivres — et par le vieillissement : la pythonisse du
Palais-Royal, devenue impotente, a besoin de l’appui sans apitoiement de son
« meilleur ami ». Je relève, sous la plume de la gourmande Colette,
ces phrases qui condensent, en ces temps dramatiques de l’Occupation, l’amour
pour son mari transmué en une indéfectible amitié : « Je conserve ces
lignes, les premières venues du camp de Compiègne, et qui signifiaient
échanges, vie, reprise d’espoir. Je garde aussi une liste, qui me parvint plus
tard... Une liste, une litanie plutôt, qui postulait, si je pouvais les confier
à un chemin sur — merci, Dr Breitmann ! —, du beurre, des
confitures, du sucre, et surtout, comme un refrain ardent, surtout “pain, au
nom du ciel, pain !” »
Pareille
réhabilitation in fine de la confiance
en l’homme ne peut effacer l’image récurrente que dessinent les écrits de
Colette : le « figurant viril », souvent « homme-objet »,
est falot. Outre Chéri que nous avons déjà évoqué, tels sont aussi Maxime de La Vagabonde et Jean de L’Entrave, parmi d’autres. Amoindri,
« mystérieux comme une courtisane »,
Chéri n’est aimé par Léa que parce qu’il est « soumis, mal enchaîné,
incapable d’être libre ».
Pauvre homme, toujours désarçonné, timide, inapte à réagir aux circonstances un
tant soit peu compliquées de la vie, comme le désamour par exemple, qu’une
femme, au contraire, ne craint pas d’affronter : « [...] comme un
homme a l’air bête, quand on lui rappelle quelque chose d’un amour qui n’existe
plus ? Petit imbécile, moi ça ne me gêne pas de rappeler ça. »
Chéri n’est pas si différent de Farou coincé entre ses deux femmes :
« Un homme, dans cette situation-là ?... Mais il n’y en a pas un sur
cent qui s’en tire à son avantage, sinon à son honneur... »
« Je l’ai trouvé au-dessous de tout, mais au-dessous de tout !
Pourquoi a-t-il été au-dessous de tout ? »
Les quatre sœurs, ravagées par des amours impossibles et réfugiées dans le
foyer paternel souscrivent au verdict d’Hermine dénonçant
l’« enfantillage » masculin : « Tu as déjà vu un homme
faire un geste au moment précis où tu attends qu’il le fasse ? »
Faible, blessé par la femme infidèle, l’homme désespère et se suicide pour de
bon. La « Dame du photographe »,
unique personnage féminin à le faire, se rate. Après
Chéri, c’est Michel qui confirme ce destin fatal : déçu par l’infidélité
d’Alice, ou simplement par son indépendance, il se noie.
Quant
à l’envers de ce mélancolique, celui qu’on appellerait aujourd’hui un
phallocrate, « Lui » n’est qu’un prétentieux, un faux maître, tout
content de régner sur des femmes inférieures et pour cela même ridiculement
idéalisées : « Il lui faut — car elles en demandent ! - la
Femme du Monde couperosée qui s’occupe de musique et qui fait des fautes
d’orthographe, la vierge mûre qui lui écrit, d’une main paisible de comptable,
les mille z’horreurs.
» Et encore : « Lui faible, Lui, volage et amoureux de l’amour
qu’Il inspire, Lui qui goûte si fort ce jeu de se sentir empêtré dans cent
petits doigts crochus de femmes... Alors... adieu tout ! adieu... presque
tout. Je Le leur laisse. Peut-être qu’un jour Il les verra comme je les vois,
avec leurs visages de petites truies gloutonnes. Il s’enfuira, effrayé,
frémissant, dégoûté d’un vice inutile... »
Sous
la caricature perce, toutefois, la reconnaissance compatissante envers la
faiblesse masculine. Comme si Colette se laissait aller à s’identifier, non pas
avec le pouvoir supposé au phallus de l’homme, mais avec la fragilité de la
castration masculine et avec sa latente mélancolie : « O toi,
ombrageuse, renaissante et délicate pudeur de l’homme... »
Elle déplore, de même, cette découverte moderne qu’est la carence de la
fonction paternelle : « Mais pour une mère, l’absence de protection,
la paternité passive est un régime exténuant. »
Sa
projection dans la sexualité masculine conduit Colette à de superbes saisies,
qu’aucune autre femme n’avait écrites avant elle, de l’homme androgyne. Mme
Dalleray contemple, « désabusée, les traits qui seraient sans doute, plus
tard, ceux d’un homme brun assez banalement agréable, mais que la dix-septième
année, pour un peu de temps encore, retenait en deçà de la virilité ».
Même dans les bras de Vinca, Phil ne se déprendra pas de sa passivité
féminine : « Philippe s’abandonnait à une lâche et récente habitude
de passivité, acquise dans des bras moelleux ; mais s’il chercha, avec une
amertume à peine supportable, le parfum résineux, la gorge accessible, du moins
il gémissait sans effort le nom de : “Vinca chérie... Vinca chérie...” »
L’homme féminin n’est, en définitive, qu’un homme-enfant : « Mais ni
Camille Dalleray ni Vinca, dans son rêve, ne voulaient se souvenir que Philippe
n’était qu’un petit garçon tendre, pressé seulement de poser sa tête sur une
épaule, un petit garçon de dix ans... »
En
scrutant « ses traits plaintifs, et moins pareils à ceux d’un homme qu’à
ceux d’une jeune fille meurtrie »,
Colette se coule ainsi dans la douleur de l’homme lorsque celui-ci se confronte
à son pouvoir viril aussi bien qu’à sa castration : « Il cachait, de
son mieux, une douleur qu’il ne comprenait pas. Qu’avait-il donc conquis, la
nuit dernière, dans l’ombre parfumée, entre des bras jaloux de le faire homme
et victorieux ? Le droit de souffrir ? le droit de défaillir de
faiblesse devant une enfant innocente et dure ? le droit de trembler inexplicablement,
devant la vie délicate des bêtes et le sang échappé à ses sources ?... »
Elle aime à nommer pudiquement la tumescence et la détumescence — le
« vol » et la « chute » — du sexe masculin :
« Il baissa la tête, vit passer devant lui deux ou trois images
incohérentes, inéluctables, de vol comme l’on vole en songe, de chute comme
l’on choit en plongeant, à l’instant où les plis de l’onde vont joindre le
visage renversé — puis, sans élan, avec une lenteur réfléchie, avec un
courage calculé, il remit son bras nu dans la main ouverte. ».
Elle détecte les ruses : « Un peu de l’aménité des maris infidèles se
glissait en lui et le rendait suspect. »
Mais ces accents de complicité, plutôt rares, tranchent sur la tonalité
dominante de l’agacement : à quoi bon, les hommes, après tout !
« Ça n’est pas si grave, un homme, ça n’est pas éternel ! Un homme,
c’est... ce n’est pas plus qu’un homme... »
En
définitive, l’homme est toujours un vaincu chez Colette, même et surtout dans
un ménage à trois : « Une froide observatrice sans mœurs, mais non
sans lucidité, assurait que dans un trio voluptueux il y avait toujours une
personne trahie, et souvent deux. J’aime à penser que le plus constamment
trompé est patriarche à huis clos, mormon clandestin. Il l’a bien mérité, en
tant que provocateur traditionnel, pacha au petit pied. »
Ce détachement désabusé explique, peut-être, le manque de consistance des
personnages masculins chez Colette, qu’elle fut d’ailleurs la première à
constater, reconnaissant avoir senti avec le seul Farou, dans La Seconde, « un peu plus
d’aplomb » : « Douillettement coincé entre sa femme et sa maîtresse,
Farou s’étaie à elles, emprunte un peu de vie à deux femmes rivales qui ne se
haïssent point. »
Non contente de le priver de prénom pour l’affubler du seul
« Farou », nom qu’on donne au « chien de troupeau dans mon pays
natal », mais dont la fatuité réveille inévitablement l’assonance
« faraud », Colette raille ce « monarque » imaginaire tout
à « son espèce favorite et musulmane de bonheur »,
et le présente comme un séducteur stéréotypé, pétri de roueries et de lâchetés.
Pourtant Farou n’est-il pas un homme, le seul chez Colette, qui excelle dans un
métier, artistique de surcroît, puisque ce mari infidèle est un célèbre auteur
drolatique ? N’en croyez rien !
La
méchanceté de Colette atteint un des sommets de la perfidie lorsqu’elle démolit
cet écrivant de pièces, incapable de sentiments, en lui ôtant jusqu’à la
qualité d’homme de théâtre pour ne voir dans son travail qu’un caprice féminin,
une facilité : « Très malheureux... Peut-il être très malheureux ? Ou
même triste ? En tout cas, il n’est pas méchant. Mais personne n’a jamais
eu l’occasion de dire, ni d’entendre dire, qu’il est bon. Ni gai, d’ailleurs.
Qu’il a peu l’air d’un homme de théâtre ! Pourtant, il aime le théâtre...
Non, il n’aime pas le théâtre, il aime écrire des pièces. Pourquoi suis-je
ainsi faite que j’assimile son métier, son art, à un capricieux travail de
femme ? Non, pas tout à fait un travail de femme,
mais à un métier facile. »
Centre
vide en somme que ce Farou, autour duquel pourra s’agencer l’affectueuse
solidarité de Fanny et Jane, respectivement son épouse et sa maîtresse.
D’ailleurs, Farou l’anti-héros « quitte le texte avant la fin du récit »,
laissant s’imposer, non pas le message conformiste d’un nécessaire sauvetage du
mariage, que Colette aurait tenté dans ce texte, mais l’idée désabusée de
l’impossibilité du couple, face auquel seule triomphe la sagesse de la
solidarité féminine.
On
reste troublé, néanmoins, par une parenté inattendue, voire sournoise,
peut-être inconsciente, entre cet homme et l’écrivain : si Farou est le seul de
ses personnages à n’avoir pas de prénom, n’est-ce pas aussi le cas... de
Colette elle-même, l’auteur ? Elle a juste un nom, qui fut initialement un
prénom. Féminin, masculin, nom, prénom... Infinis sont les règlements de
comptes avec l’homme, mon semblable, mon frère, mon père...
L’idéal féminin comporte son négatif
Aux
hommes falots correspondent des femmes terribles : le regard
« ogre » de Colette »
pulvérise les apparences et campe, avec et par-delà la volupté, les
protagonistes d’une véritable guerre des sexes.
Le
projet d’écrire un livre Femmes pour
Grasset en 1936 n’a certes jamais vu le jour,
mais l’ensemble de l’œuvre trace l’image complexe d’un deuxième sexe auquel
Colette n’épargne ni son l’enthousiasme, que nous avons déjà détaillé, ni
d’impitoyables révélations sur la psychologie féminine. Dotée d’une force
invincible, la femme — à l’exception de la « Dame du photographe »
— ne se laisse jamais abattre ; en langage psychanalytique, on dira
qu’elle ignore la castration et ne veut rien savoir de la mort. Sido le fait
comprendre à sa fille : « Moi,
je risque moins, tu comprends. Je ne suis qu’une femme. Passé un certain âge,
une femme ne meurt presque jamais volontairement. »
Mieux encore, si l’on peut dire, une femme est potentiellement criminelle, et
elle n’en fait pas un complexe : « Une femme sait tout du crime
qu’elle exécutera peut-être. »
Néanmoins,
avec sa « rêverie maniaque » dans laquelle « quotidiennement
elle [s’]abuse sur [sa] sagesse », la femme est
« fragile ». C’est le revers solitaire de sa dureté. Elle « se
plaît en femelle » qui ne désire que « servir à quelque chose,
amoureusement parlant ».
Ce goût du service et de la soumission frise l’esclavage et le
masochisme : « La dignité, c’est un défaut d’homme. J’aurais mieux
fait d’écrire que “le dégoût n’est pas une délicatesse féminine” » ;
« L’esprit de contradiction chez la femme est aussi fort que l’instinct de
propriété. Si elle n’a pour tout bien qu’un malheur, elle se colle à son
malheur. » ;
« J’attends une fin, en sachant que ce n’est pas moi qui mettrai un terme
à ma pleutrerie, mais l’homme qui le premier disposa de moi. »
Le personnage de la jeune Vinca en est une des incarnations les plus naïves,
les plus « originaires » : « C’est
peut-être l’an prochain qu’elle tombera à ses pieds et qu’elle lui dira des
paroles de femme : “Phil ! ne sois pas méchant... Je t’aime, Phil,
fais de moi ce que tu voudras... Parle-moi, Phil...” »
Un narcissisme chagrin gît au fond de l’âme féminine, qui se complaît dans le
« spectacle souvent poignant » de la douleur d’une autre femme,
« propre à faire naître la crainte égoïste et frappante qu’on nomme
pressentiment. C’est presque toujours elle-même qu’une femme mire dans une
douleur féminine. »
Est-ce
un appel à la révolte qui se dissimule dans ces constats d’une condition
pénible, comme ont pu le penser les féministes découvrant Colette ? Ou, au
contraire, le diagnostic désabusé d’une impasse, d’une nature indépassable si
ce n’est qu’en sacrifiant... la féminité à l’« hermaphrodisme
mental » ? « Car la femme garde, au fond d’elle-même, une
confiance dédiée au ravisseur. »
Même la superbe Julie de Carneilhan est une dominatrice dominée :
« De Becker à Coco Vatard, devant combien d’hommes s’était-elle humiliée
sur un ton dominateur ? »
Éprise
du visage, surtout féminin »,
Colette ne cesse de le scruter et de l’aimer, et ce « paysage de
prédilection »,
parfois « effrayé, déclinant », lui donne l’envie de s’écrier à
l’adresse des femmes : « Allez plaire, allez aimer, allez nuire
— allez jouer ! »
Même si elle nourrit une profonde compassion pour ce « pluriel mystérieux,
franc-maçonnerie imposante de celles que le monde hypnotise, surmène et
discipline »,
elle méprise l’univers des apparences dans lequel s’aliènent les femmes,
constamment préoccupées, telle Valentine, par ce tyrannique « de quoi
est-ce qu’on a l’air ? » Si une complicité entre malheureuses peut s’établir sur ce fond de
détresse profonde, Colette ne se fait aucune illusion quant à la solidité d’une
telle solidarité « désagrégée constamment par l’homme, constamment
réformée aux dépens de l’homme... »
Car la violente agressivité, la « malveillance singulièrement féminine et
forte, partant créatrice »
constituent l’autre face de cette servitude volontaire. Colette s’amuse à
décrire Léa et Charlotte, ces « deux vieilles ennemies »,
comme « deux chiens [qui] retrouvent la pantoufle qu’ils ont l’habitude de
déchirer ».
Ou encore, ce bilan plus sournois : « Voilà, songea Léa allègrement. Deux
femmes un peu plus vieilles que l’an passé, la méchanceté habituelle et les
propos routiniers, la méfiance bonasse, les repas en commun. »
L’homme
se laisse toujours dominer par « l’autre femme » qui n’est pas la
plus charmante, comme on aurait pu naïvement le croire, mais la plus
intraitable, la plus autoritaire. Il se soumet à « cette mécontente, cette
difficile, cette supérieure ».
La femme moderne, telle la jeune Edmée qui épouse Chéri, est une castratrice
patentée qui éveille un mélange de crainte et de fascination chez
Colette : « Pourvue de patience, et souvent subtile, Edmée ne prenait
pas garde que l’appétit féminin de posséder tend à émasculer toute vivante
conquête et peut réduire un mâle, magnifique et inférieur, à un emploi de
courtisane. »
Et encore : « Et le travail, et l’activité, et le devoir, et les
femmes qui servent le pays... Tu parles, et qui sont folles pour le pèze...
Elles sont commerçantes que c’en est à vous dégoûter du commerce. Elles sont
travailleuses à vous faire prendre le travail en abomination... »
Mais c’est
surtout avec le grand âge — reflet de la puissance maternelle — que
la femme se fige en sorcière : « Elle aimait ces vieilles dames
délurées, pleines de griffes, sataniques, et maternelles comme les suppôts d’un
enfer pour damnés convalescents. »
Ce qui n’empêche pourtant pas Colette de s’attendrir sur son propre
vieillissement : « Tu regardes émerger, d’un confus amas de défroques
féminines, alourdie encore comme d’algues une naufragée — si la tête est
sauve, le reste se débat, son salut n’est pas sûr — tu regardes
émerger ta sœur, ton compère : une femme qui échappe à l’âge d’être une
femme ».
Sans oublier de souligner les petites vacheries qu’échangent les vieilles
femmes : « “le nez de Marie-Antoinette !”, affirmait la mère de
Chéri, qui n’oubliait jamais d’ajouter :
“...et dans deux ans, cette bonne Léa aura le menton de Louis XVI” »,
perfidie que Chéri ne manquera pas de reprendre à son compte quand il regarde
Léa : « Chéri voyait danser brièvement le bas de son visage pareil à
celui de Louis XVI. »
Inutile d’ailleurs d’attendre la vieillesse pour décrire une féminité infernale
: la bouche d’une chanteuse apparaît comme une monstruosité béante que ne sauve
même pas — puisqu’il le rehausse — le génie de la
cantatrice : « Je supputai la vaste ouverture qu’elle démasquerait
tout à l’heure, la qualité des sons que mugirait cet antre... Le beau
dégueuloir ! »
Pourtant, le démonisme féroce
de ces femmes n’est qu’apparence. Dans le fond, ce n’est que mensonge,
dissimulation et fausseté : « Pendant ces saisons furtives de
sécheresse, elle cherchait à se faire honte d’elle-même, mais une Alice plus
savante n’ignorait pas qu’une femme n’a honte que de ce qu’elle laisse
paraître, non de ce qu’elle éprouve... »
Comme Julie, une femme est prête au « merveilleux saccage de la vérité, de
la confiance ».
Bref, le « génie femelle » est « occupé de tendre imposture, de
ménagement, d’abnégation ».
Et Colette d’arriver à cette condensation du visage tumultueux de l’hystérique,
tourmentée par sa duplicité et sa peur des autres : « Chagrine,
lâche, puis sage et dissimulée, se fiant à son visage qui, plein et douillet
comme celui des enfants, ne trahissait guère que les grands tumultes, elle
errait entre une douleur ennuyeuse et la crainte de tout ce qui est désordre
extérieur, cris, aveux, convulsion des visages et des corps... »
Cette sorcellerie qui se
consume en elle-même peut soit « se passer de la présence, de l’existence
de l’homme »
— Colette ne se décrit-elle pas comme « relativement veuve » ? —,
soit se placer provisoirement en retrait, afin de mieux se préparer à la guerre
passionnée et interminable avec l’autre sexe : « [...] retraite
sévère où se confine une passion féminine, stage voluptueux, rigoureuse
investiture à défaut de laquelle, assurait le duc de Morny, une femme reste à
l’état d’ébauche ».
Puissance originelle et
maléfique, la figure de la mère cristallise et étaie cette vision d’une
féminité redoutable qui imprègne les pages de Colette.