NI DEPRESSION NI PERVERSION :
                      ECLOSION
                    (ou le « roman familial »
                      de Colette tout contre celui de Freud)
                     
                    
 
                    Trop lourde, la psychanalyse, 
                      pour l’alphabet que Colette imprimé à même la chair du monde ? Trop
                      coupante, cette terminologie savante,  pour ses  « sens
                      subtils » qu’elle métamorphose en un « mot plus grand que
                      l’objet » ? Inutile, cette thérapie,  à  l’artisanat de son
                      écriture qui prétend ne pas « penser » mais seulement suivre une
                      « recherche de gourmet », car c’est « l’ordinaire qui [la] pique
                      à vif » ?  
                    Et si la « monstrueuse
                      Colette » (Jean Cocteau), son « infernale méchanceté »( Liliane
                      de Pougy) qui aurait «perverti » jusqu’à l’ « instinct
                      maternel » ( Jeannie Malige), ce reflet d’ « une « certaine
                      France/…/aussi compliquée qu’une vieille Chine » ( Marguerite
                      Yourcenar) nous devenaient plus proche à travers l’écoute inaugurée par Sigmund
                      Freud ? Ce n’est pas parce que l’espiègle Claudine fausse compagnie aux
                      dramatiques Viennoises   d’une  fin de siècle névrosée, et que
                      l’indépendante écrivaine séduit Simone de Beauvoir elle-même, après avoir 
                      voué les  féministes au fouet, que les secrets du « pur et de l’impur »
                      et l’horizon animal ou floral de ses plaisirs ne s’éclairent pas à la lumière
                      de cette expérience intérieure  que  les mystiques
                      pratiquaient et que la psychanalyse à rendue  aux hommes et aux femmes
                      modernes.   De  « dépression »  en 
                      « perversion » et autres « sublimations »,  la
                      vocabulaire  freudien cesse de nous blesser, si nous-nous donnions la
                      peine, non pas de l’appliquer, mais d’en approfondir le sens, comme j’ai essayé
                      de le faire dans Le Génie féminin en lisant  Colette. Les étiquettes et les clichés  se
                      dissolvent  dans la proximité des désirs colettiens. Et c’est un mouvement
                      inverse qui m’intéresse et que je propose au lecteur aujourd’hui : comment
                      l’expérience de Colette, telle que je la lis dans son écriture, à la fois 
                      sollicite, approfondit, déplace et modifie les outils de la psychanalyse, mais
                      aussi  la réception conventionnelle  du génie littéraire et les
                      plaisirs eux-mêmes de la lecture.
                     
                     
                    La
                      jouissance de l’écriture…nommée Sido 
                     
                     
                     
                    Un temps Apollinaire qualifia Colette
                      de « perverse », avant de préférer à cet adjectif celui d’espiègle,
                      sans plus hésiter à comparer sa provocante audace à l’impudeur tragique des
                      premières chrétiennes : « C’est ainsi que délivrées de la pudeur les
                      martyres romaines entraient dans le cirque. » Perverse, Colette ?
                      Certainement, un peu, pas du tout. Elle écrit là où le pervers cherche à
                      jouir ; c’est bien sa réussite. Les passages à l’acte jalonnent sa vie, de
                      Willy à Bertrand en passant par Missy. Mais déjà elle les a transmués,
                      utilisant certains d’entre eux comme une auto-analyse, en les
                      vivant-et-méditant dans son écriture où ils finissent par revêtir la forme
                      définitive d’une  néo-réalité fictive : menteuse et sublime, d’emblée
                      irisée de sensations et accomplie en une formulation-sublimation stylistique
                      avec laquelle elle se confond. Dans cette perspective, l’écriture même apparaît
                      comme une sorte d’objet pervers mais redoublé, déplaçant d’un cran encore le
                      déplacement qu’opère le fétiche stricto sensu : déplacement du
                      déplacement, transfert du plaisir depuis la sexualité dans toutes les
                      sensations et, simultanément, tous les mots. 
                    La jouissance autre,
                      que Colette appelle « Sido », sous-tend ce retournement de la
                        perversion en sublimation, de telle sorte que la perversion elle-même s’y
                      résorbe et, sans disparaître, s’y recueille, mais en pureté. Dans certaines
                      circonstances, l’homme aussi bien que la femme en sont capables et certains
                      écrivains y excellent : Proust, Joyce, Nabokov, pour ne citer que quelques
                      modernes. A moins que cette féminité-là, si elle est spécifique à la jouissance
                        autre, ne soit aussi le secret de toute écriture , sa « lettre
                      volée »? 
                    D’ailleurs,
                      Colette ne se revendique pas spécialement « femme », moins
                      encore  « féministe». Mais une version féminine de l’angoisse de
                      séparation (que pourrait partager tout aussi bien l’homme identifié à sa mère)
                      se fait jour chez elle, par l’identification et le déni : puisque nous
                      sommes « mêmes » (moi et la mère), je ne « la » perds pas, j’en
                      jouis, je suis cette mère qui jouit et je suis donc Tout, par mon texte
                      sensible qui refait la chair du monde. En d’autres termes, le rapport féminin à
                      l’angoisse de séparation qui sous-tend les comportements pervers est tel que le contenant maternel (Sido, le jardin, la flore et la faune comblant la
                      Mère Nature), inséparable de la langue maternelle, se trouve subtilisé,
                      possédé. Mère et langue sont en définitive portées au sublime avec une
                      grâce complice où la cruauté de la possession se mue en sérénité pacifiée, pour
                      atteindre le statisme absolu des Éléates. 
                    Les
                      mouvements des passions sexuelles y sont comme au bord du texte, pré-textes
                      éphémères à l’extase. Demeure l’axe immuable, Sido –  
                      personnage, modèle, archétype ? ou encore frontière exquise entre  mère et
                      langue ? désignation de l’espace imaginaire lui-même et clairière
                      au-delà du passage à l’acte pervers, qui permet de nommer les plaisirs
                      désormais permis, avouables, partageables. « Celui qui se perd dans sa
                      passion a moins perdu que celui qui perd sa passion », écrit saint
                      Augustin. Perdue dans ses passions, Colette ne se perd nullement elle-même,
                      puisque, précisément, elle n’a jamais perdu la passion fondamentale nommée
                      Sido. Elle se tient sur cette arête vive où les choses s’élèvent en mots et où
                      ceux-ci à leur tour éprouvent les choses en une réciprocité où nous distinguons
                      comme l’aurore et le secret de toute humanité. Perversion ?
                      Sublimation ? Ces termes, et surtout leur intrication que dévoile la
                      psychanalyse, ne sont que des paliers à franchir dans l’aventure sensible du
                      sens.
                    D’autant
                      plus qu'en ses développements les plus soucieux de vérité la psychanalyse 
                      se départit aujourd’hui de la normativité qui entache ses notions fondamentales
                      et considère désormais nombre de comportements « pervers » comme des
                      jalons dans la construction complexe de la personnalité[4].
                      La bisexualité, tant revendiquée par Colette, en fait partie. Bien des
                      cures ont démontré que des relations homosexuelles chez  une personne ne
                      se considérant pas nécessairement homosexuelle, soit en cours d’analyse dans le
                      transfert avec son analyste, soit indépendamment de celle-ci, font apparaître
                      une dissociation entre identité masculine et féminine, un trait courant mais le
                      plus souvent refoulé. Lorsque la relation génitale avec un partenaire de
                      l’autre sexe ne s’accompagne pas d’un véritable abandon affectif, le sujet qui
                      en éprouve les carences peut rechercher et accomplir un « orgasme du moi[5] »
                      ou  « moi-promiscuité[6] » avec
                      une personne du même sexe. Ce lien affectif intense aux allures d'homosexualité
                      plus ou moins sublimée conduit de fait le sujet dissocié au souvenir de
                      l’identification primaire avec l’objet d’amour infantile. En tant qu’expérience
                      régressive, cet attachement comporte le risque de dissolution de soi et de
                      confusion avec l’objet aimé. A l’inverse, si ces risques sont écartés et que le
                      moi est suffisamment fort (par exemple à partir d’une forte
                      confiance-identification avec Sido !), il peut se produire, dans cette
                      confiance amoureuse avec un partenaire homosexuel ou incestueux une relation
                      paradoxale qui diverge de la sublimation instinctuelle selon Freud et que
                      Winnicott appelle  « orgasme du moi », expérience assimilable à
                      l’extase. Certaines relations, apparemment perverses dès lors qu’elles
                      mobilisent la bisexualité ou des pulsions incestueuses, comportent ce genre
                      d’extase du moi.  
                    Colette
                      elle-même nous invite discrètement à comprendre ainsi sa bisexualité et ses
                      passages à l’acte pervers. Dans ses rapports avec Willy, l’acte génital
                      normatif, accompagné de blessures narcissiques, ne lui apportait probablement
                      qu’une quasi-satisfaction. Aussi commence-t-elle par dénier avec force 
                      que « la catastrophe amoureuse, ses suites, ses phases », fassent
                      partie de « l’intimité d’une femme ». D’ailleurs, en divulguant ces
                      « demi-mensonges » érotiques (comme Colette l’a fait
                      elle-même !), la femme « sauve de la publicité des secrets confus
                        et considérables, qu’elle-même ne connaît pas très bien », enfouis
                      dans « le même secteur féminin, ravagé de félicité et de
                        désordre, autour duquel l’ombre s’épaissit[7] ».
                      Quelle qu’en pût être la vigueur réelle, le plaisir érotique que procurent ces
                      passages à l’acte (relation tapageuse avec Willy, homosexualité avec Missy,
                      sexualité incestueuse avec Bertrand) s’avère — avec le recul du
                      temps et par le destin littéraire que Colette a su leur donner — moins
                      important que la complétude affective qu’ils apportaient, car en transitant par
                      l’acte pervers, l’orgasme du moi qui les caractérise, ressenti comme une extase
                      où le moi retrouve et rétablit la communication directe avec une
                      mère-environnement, cette relation de l’ « objet subjectif »
                      recrée la présence maternelle ininterrompue qui fonde, avec la capacité d’illusion,
                      le paradoxe même de l’objet « trouvé-créé », désormais indissociable
                      de sa translittération. Sido est-elle autre chose que cela?
                     
                    Une
                      « déshonnête innocence » : Colette l’incestuelle
                    Dès Claudine à Paris (1901), et vraisemblablement sous l’influence de Willy,
                      Colette fait référence à Krafft-Ebing, auteur de la célèbre Psychopathia sexualis (1886)[9],
                        livre qui a nourri la réflexion de Freud lui-même et reste une bible en la
                        matière. Le célèbre aliéniste est cité dans une allusion à un ouvrage italien
                        relatant les diverses homosexualités au sein des collèges, et qui sera commenté
                        par La Revue en 1902 : « Cet enfant me parlait
                        d’une amusante étude psychologique consacrée par un de ses compatriotes aux Amicizie
                          di Collegio que ce Krafft-Ebing transalpin définit, paraît-il, “un
                        mimétisme de l’instinct passionnel”, car, italiens, allemands ou français, ces
                        matérialistes manifestent, tous, la plus écœurante morticolore imbécillité[10]. » 
                        L’homosexualité était un thème à la mode dans les milieux littéraires et
                        artistiques, et Colette fréquentait de nombreux adeptes de Sodome qui ont pu
                        influencer la création du personnage de Marcel (dans Claudine à Paris et
                        dans La Retraite sentimentale) : Marcel Boulestin, Jean Lorrain,
                        Edouard De Max, le marquis d’Adelsward-Fersen[11]… Une
                        déculpabilisation totale des désirs prohibés s’exprimera chez elle dans Ces plaisirs... repris dans Le Pur et l’Impur (1932) :
                        « Vit-on de tiédeur ? Pas mieux que de vice, et ce dernier n’y perd
                        rien[12]. »
                    A
                      côté de l’homosexualité, c’est une jouissance féminine secrète, à objet
                      interchangeable, éperdue d’innocence et de solitude, qui fascine Colette. Elle
                      l’incarne notamment dans le personnage d’Irène, la « femme cachée »,
                      qui fuit son mari moins pour le trahir avec un autre qu'afin de se livrer,
                      masquée,  au « monstrueux plaisir d'être seule », à une ivresse
                      auto-érotique ravageuse avec divers partenaires anonymes, de s'oublier offerte
                      dans « sa déshonnête
                        innocence »[13]. 
                    Mais
                      c’est l’inceste qui semble par-dessus tout retenir la fille de Sido[14] :
                      après Chéri et Le Blé en herbe, elle l’avoue presque dans La
                        Naissance du jour. Faut-il rappeler l’arrière-plan de ces textes, tel qu’il
                      a été reconstitué par Bertrand de Jouvenel lui-même? Leur lien est un scandale,
                      mais, au dire du principal protagoniste de cette initiation, il ouvre sur le
                      monde. Est-ce parce que Colette y assume le rôle d’auteur de ce plaisir qui est
                      aussi délivrance ? Si elle est la mère incestueuse, elle n’en est pas
                      moins celle qui effectue une « mise au monde » de Bertrand... et probablement
                      d’elle-même aussi. 
                         
                      Mère déjà d’une petite fille de sept ans, Colette décrit dans ses romans
                      un inceste avec un garçon : elle aimait à louer les traits
                      masculins de sa fille, sa robustesse plutôt que sa séduction, avant que la
                      présence de Maurice Goudeket n’éloigne progressivement les deux femmes[15].
                      Inceste-adoption, peut-être, mais l’inceste avec Bertrand n’en constitue
                      peut-être pas moins, à ses yeux, une vengeance qui l’apaise. L’aventure
                      incestueuse ou incestuelle révèle cependant, selon Colette, la radicale
                      étrangeté des deux amants. En transgressant le tabou fondamental, ils ne
                      peuvent, semble-t-il, assimiler leur culpabilité que comme une
                      « inquiétante étrangeté ». 
                     Colette
                      restera également hantée jusqu’à La Seconde (1929) par ce thème de
                      l’inceste imaginaire entre gendre et belle-mère, qui perdure en filigrane sous
                      le thème principal de ce roman centré sur la complicité homosexuelle sublimée
                      entre les deux femmes, l’épouse Fanny et la maîtresse Jane du « Grand
                      Farou ».  
                    Mentionnons
                      encore un article de Colette sur une pièce qui met en scène l’inceste entre un
                      père et sa fille, finalement parricide : « L’inceste paternel...
                      Franchement, on aurait pu nous épargner ça... — Pourquoi ? Est-ce
                      que c’est tellement grave, qu’un père convoite sa fille ?[16].» 
                      Ce n’est pas grave qu’un père convoite sa fille ; moins encore si la
                      convoitise vient de la mère, puisque telle est la violence du désir humain, sa
                      vérité inhumaine. L’écrivain n’exprime ni regrets ni remords. Monstrueuse,
                      Colette ? Ou plutôt déroutantes les vérités révélées par une expérimentatrice
                      désinhibée ?
                     
                    La
                      tentation du suicide
                    Que
                      reste-t-il de la douleur et de cette mélancolie latente, face si bien cachée du
                      plaisir transgressif lorsqu’il vient dénier les drames de la désidentification,
                      de la séparation d’avec la mère, que les études biographiques consacrées à
                      Colette passent généralement sous silence ? La plus saisissante, la plus vraie
                      probablement, de ses représentations de la vérité mélancolique sous-jacente aux
                      explorations du style Krafft-Ehring, décrit notre auteur, à l’âge de
                      vingt-neuf, trente ans (nous sommes donc en 1902-1903 : crise conjugale
                      aiguë), rongée par une « hémorragie » interne, mais qui se fige telle
                      une carapace de crabe, ou une victime triomphante ayant atteint « l’âge de
                      ne plus mourir pour personne, ni de personne ». La tentation du suicide
                      est également évoquée mais en référence à celle qui a réussi à dévier la
                      pulsion de mort. C’est bien Sido la déesse tutélaire,  apparue depuis sa
                      profondeur de « jouissance autre », Sido, cette « lettre
                      volée » de la jouissance perverse, qui a rendu impossible la mélancolie
                      suicidaire. A moins, au contraire, qu’en « écartant » Sido, le
                      suicide ne soit plus une tentation ? Ambivalente Colette ! qui, tout
                      en avouant sa vulnérabilité n’éprouvait pas la tentation de mourir. « Sido
                      vivante, je n’ai jamais songé à la mort volontaire[17]. » 
                    Le
                      suicide est cependant presque annoncé dans le titre d’un  autre roman de
                      Colette, mais se rapporte à un homme, Fred Peloux, le « fils Peloux »,
                      l’amant de Léa. Dans La Fin de Chéri (1926), après avoir tenté de
                      retrouver l’ombre de Léa, jeune femme émancipée d'après-guerre, en se réfugiant
                      auprès de la « Copine », une vieille amie qui en cultive le souvenir
                      dégradé, Chéri sombre dans la dépression et met fin à sa vie. Pourtant, les
                      nouvelles mœurs ne seront pas l’unique cause de ce dénouement tragique, et s’il
                      est vrai que Colette saisit ici l’occasion d’explorer une version mélancolique
                      de la mémoire en mettant en scène un héros trop complaisant envers le passé qui
                      tue — en contrepoint à l’enthousiasme infantile de La Maison de
                        Claudine qui vivifie —, les mobiles inconscients de l’auteur qui
                      animent cette Fin de Chéri sont peut-être plus complexes. 
                    Outre
                      la vengeance contre l’époux volage, la plume de Colette vise aussi le jeune
                      homme morbidement attaché à une fausse mère, exclu du temps et voué par
                      conséquent à la mort, mais ce n’est pas tant contre la figure réelle du fils
                      incestueux que s’acharne ce règlement de comptes qu’est la Fin de Chéri.
                      A cette date, la relation avec Bertrand est terminée, et Maurice Goudeket est
                      déjà entré dans la vie de l’écrivain. En fait, si l’on  considère les
                      multiples affirmations de Colette quant à ses identifications viriles, on peut
                      voir dans le personnage de Chéri une version masculine d’elle-même. A travers
                      la relation avec Léa, la narratrice se projette certes en elle, mais aussi dans
                      Fred, et ce tour complémentaire qu’elle dessine dans l’exploration du lien
                      pervers la confronte d’une autre façon à ses aspirations phalliques et  à
                      leur inéluctable faillite. 
                    Être
                      l’homme qui comble la mère, soit, mais quel homme ? Le père, invalide et
                      écrivain raté sous ses dehors de héros amoureux ? Le frère aîné Achille
                      Robineau-Duclos, médecin valeureux mais qui fait corps avec sa mère au point de
                      s’éteindre un an après la mort de Sido ? Le frère cadet Léo, le
                      « sylphe », charmant musicien raté, écorché vif dans ses souvenirs
                      infantiles qu’il ne peut partager qu’avec sa sœur  et qui, enfant, dans
                      les jeux avec ses camarades, n’acceptait qu’« un rôle muet, celui du “fils
                      idiot[18]” »?
                      S’il est vraisemblable que Colette ait eu hâte de « tuer symboliquement le
                      fils[19] » en
                      écrivant La Fin de Chéri, il s’agit aussi bien du fils qu’elle est
                        elle-même dans son fantasme. Quatre ans se sont écoulés entre La Maison
                          de Claudine et La Fin de Chéri (1926). L’« analyse », par
                      l’écriture, du lien incestueux et incestuel est menée sans omettre aucun des
                      rôles réversibles de cette aventure, et elle conduit jusqu’à cet envers de
                      l’exaltation transgressive qu’est sa doublure mélancolique-suicidaire. La
                        Naissance du jour (1928) et Sido (1929) peuvent ainsi s’établir dans
                      une sérénité reconquise. Pure ou impure, qu’en reste-t-il ? Qui suis-je,
                      si je ne suis ni Léa ni Chéri ? Un flot nommé « Sido ».
                    Par-delà
                      la séduction des œuvres, la complicité de Colette avec les divers aspects de la
                      perversion et la traversée de ceux-ci nous transmettent un message à résonance
                      psychanalytique. Il existe une dépressivité suicidaire, semble-t-elle dire avec La Fin de Chéri, consécutive à l’identification virile de la femme
                      (Chéri c’est moi) dans son désir incestueux pour la mère. Au fil de sa double
                      expérience sexuelle et d’écriture, Colette entame le deuil de ce fantasme, sans
                      se départir de l’adhésion à l’objet maternel ni de son aspiration phallique à
                      dominer l’autre. Mais l’auto-analyse une fois abréagie et écrite, comme nous
                      venons de le voir, son écriture peut désormais continuer à explorer cette
                      économie en se détachant du triangle œdipien et de ses succédanés, pour mieux
                      se poser dans la chair du monde. 
                     
                    Une
                      mélancolie jugulée, ou la « goutte de sang » du temps sensible
                    Certes,
                      la dépressivité guette mainte héroïne et avait assombri mainte évocation de
                      l’itinéraire propre à l’auteur, car la femme, selon Colette, « surprenant
                      animal qui participe du poète, de l’étourneau et du parfait notaire[20] »,
                      frôle souvent la mélancolie, sans y succomber tout à fait. Ainsi, Minne :
                      « Sa mélancolie désœuvrée s’amuse »,  qui côtoie de surcroît la
                      « mélancolie réelle » de Maugis (Willy)[21] ; Renée Néré, dans La Vagabonde, qui « attire » et
                      retient « les mélancoliques, les solitaires voués à la réclusion ou à la
                      vie errante », comme elle[22]… » ou
                      même Claudine  évoquant avec Annie l’amour et «  toute son
                      irrémédiable et précieuse mélancolie »[23] .
                      Toutes sont des reflets d’une petite fille qui n’a jamais été vraiment
                      enfant : « J’ai grandi, mais je n’ai jamais été petite. Je n’ai
                      jamais changé[24]... » 
                    A
                      travers ces caractères romanesques cependant, se dessine la position spécifique
                      de Colette qui est simultanément, répétons-le, une conduite psychique et un style d’écriture. L’écrivain Colette forge l’art, non pas de creuser ce
                      chagrin, de le dévoiler et de le dépasser — comme feraient, d’une autre
                      façon, le roman nordique, anglais ou slave, ou bien une thérapie. Non, ses
                      héroïnes, jusqu’à Julie de Carneilhan[25], par
                      exemple, savent masquer par la désinvolture la tristesse qu’elles ressentent.
                      Colette préfère réprimer le chagrin, tuer ce tueur qu’est le désespoir, afin de
                      bâtir sur sa tombe. « Je pleure aussi mal, aussi douloureusement qu’un
                      homme. Mais on se vainc, pourvu qu’on le veuille [26]… »
                      Un mode de vie s’est constitué, inséparable du style d’écriture, sous-tendu par
                      la certitude de ne jamais éprouver quelque manque que ce soit, de toujours
                      contenir le temps perdu et toute perte éventuelle. Il n’y a pas de deuil, il
                      est possible de tout posséder dans le style de la remémoration sensible.
                      « Ce qui me manque, je m’en passe [...] une chose qu’on connaît
                      bien pour l’avoir bien possédée, on n’en est jamais tout à fait privé[27].» La
                      traversée de la dépression, qui s’écrit avec La Fin de Chéri, passe donc
                      aussi par sa dénégation jugulée. Colette, qui éprouve à l’égard de la maladie
                      et de la vieillesse une grande répulsion, en arrive à penser que la douleur ne
                      mérite aucune considération : «  J’ai le souvenir très net d’avoir été moins
                        chérie de mes bêtes, quand je souffrais d’une trahison amoureuse. Elles
                        flairaient sur moi la grande déchéance,  la douleur[28]. »
                    Il
                      résulte de ces deux mouvements croisés – l’exploration  d’une part
                      de la pente suicidaire avec La Fin de Chéri et la répudiation de
                      cette déchéance nauséabonde – une foi inébranlable dans la force
                      psychique des femmes. Une femme ne peut mourir de chagrin et sait dépasser
                      cette faiblesse intrinsèque qui la rend si vulnérable à l’amour
                      — que Colette craint au point de la tuer dans l’œuf – et
                      qu’elle appelle une « médiocrité » : «  Combien de
                      femmes ont connu cette retraite en soi, ce repliement patient qui succède aux
                      larmes révoltées ? Je leur rends cette justice, en me flattant
                      moi-même : il n’y a guère que dans la douleur qu’une femme soit capable de
                      dépasser sa médiocrité. » Elle dit quel scepticisme éveillent en elle les
                      clichés de la femme trahie, par exemple, ces chagrins dit mortels, et combien 
                      la « bête si solide » est « dure à tuer ». Elle affirme
                      même  que c’est dans « la souffrance et la dissimulation »
                      qu’ «  elle s’exerce et s’assouplit, comme à une gymnastique quotidienne
                      pleine de risques… Car elle frôle constamment la tentation la plus poignante,
                      la plus suave, la plus parée de tous les attraits : celle de se venger[29]. »
                     Si
                      cette « médiocrité » décriée par Colette est bien une dépressivité
                      féminine fondamentale, elle souligne la difficulté, voire l’impossibilité que
                      représente, pour une femme, le fait de perdre sa mère. La preuve en est que la
                      femme cherche désespérément et en pure perte sa mère dans un amant-mari —
                      qui, selon le mot de Sido, n’est « même pas un parent ». De ce fait, le
                      couple hétérosexuel est une liaison par définition incertaine, vouée à l’échec.
                      Une solution  imaginaire, qui consiste à ne jamais se séparer de cette
                      perte impossible (la mère), mais de la porter comme un joyau caché, une douleur
                      blanche, qu’on enfouirait dans des plaisirs secrets.
                    Bien
                      sûr, au fil du temps, cette maîtrise de la douleur de la séparation évolue,
                      s’affirme et s’affine, mais elle est encore toute brûlante en 1908 lorsque
                      paraissent Les Vrilles de la vigne : «  On creuse avec une
                      avidité bête la place de la souffrance récente, sans parvenir à en tirer la
                      goutte de sang vif et frais — on s’acharne sur une cicatrice à demi
                      sèche, on regrette — je vous le jure ! — on regrette la nette
                      brûlure aiguë... » Sûre d’elle-même et déjà triomphante d’avoir surmonté cette
                      douleur, La Vagabonde (1911) peut rétorquer : « Et il pourra
                      me demander d’un ton de maître : “Où vas-tu ?” “Femelle j’étais, et
                      femelle je me retrouve, pour en souffrir et pour en jouir.”[30] »  Ces plaisirs… (1932) montrent quant à eux une femme lasse et
                      rouée : « La figure voilée d’une femme fine, désabusée, savante
                      en tromperie, en délicatesse, convient au seuil de ce livre qui tristement
                      parlera du plaisir[31] »,
                      avant que Colette lance cette cinglante repartie à Don Juan-Damien qui se
                      demande ce que les femmes ont bien pu lui donner : « Ce qu’elles vous
                      ont donné ? Mais, je pense, leur douleur. Vous n’êtes pas si mal payé[32] ! » 
                    Contre la douleur endémique et grâce à la
                      puissance du flot d’exaltation nommé « Sido », une sérénité est en
                      définitive préservée : la pétrification de la douleur, tel un trésor précieux,
                      s’y abrite, doublure muette de la joie solaire, et on finit par l’oublier.
                      Cette mémoire du pays natal résorbe les chagrins d’amour, et possède même la
                      magie de les transfigurer : « Une femme se réclame d’autant de pays
                      natals qu’elle a eu d’amours heureux. Elle naît aussi sous chaque ciel où elle
                      guérit la douleur d’aimer[33]. » Une
                      seule expérience, elle aussi interne à ce « flot » et combien vitale,
                      continue à se nourrir de la douleur et parfois l’exalte : c’est
                      l’écriture, « périlleuse et décevante[34] », la
                      « passionnante cicatrice... » 
                    En contrepoint, lorsque le sacre de Sido
                      s’énonce comme un culte des plantes ou des bêtes, un hymne au bonheur peut
                      enfin se faire jour, même si le bonheur humain est en réalité une imposture.
                      Par-delà nos passagères tristesses et grâce aux perversités exquises où
                      excellent les animaux, naturellement accompagnés par Colette et Sido, un
                      certain bonheur existe, et tout le reste est littérature.
                    Pourtant, l’évidence saute aux yeux : Sido
                      la cosmique était l’aimée... du Capitaine. Aimer Sido, au sens d’en jouir, de
                      la transsubstantier, de l’écrire, implique de se substituer au capitaine
                      Colette. Avançons l’hypothèse suivante : la véritable « lettre
                      volée » de la jouissance, selon la grande Colette, n’est — avec Sido
                      et caché par elle — autre que lui, Jules-Joseph Colette. En effet, l’objet magique de l’écriture s’appelle Sido, mais le sujet de l’écriture que
                      nous lisons, admirons et commentons arbore en toutes lettres un prénom féminin
                      qui est précisément le patronyme paternel. La jouissance autre recouvre
                      une tache noire. La douleur tapie dans l’exaltation même de l’écriture est
                      restée nouée au père, dont le nom retient la trace secrète.
                     
                    De
                      la douleur comme « gymnastique » à la réparation du père amputé
                    Le
                      charmant et passablement ridicule papa de l’écolière Claudine est spécialiste
                      en macologie, plus attaché aux gastéropodes qu’à sa fille. On ne s’étonnera
                      donc pas d’apprendre que son mari Renaud aura pour principale mission de
                      remplacer ce père fantasque et qu’il se pose en « amant paternel[35] ». Aux
                      yeux de sa jeune femme, ce personnage ambigu est lui aussi « plus féminin
                      que viril. Il m’aime, cela est hors de doute, et plus que tout, Dieu merci, je
                      l’aime, c’est aussi certain. Mais qu’il est plus femme que moi ! Comme je
                      me sens plus simple, plus brutale… plus sombre, plus passionnée[36]… » 
                      Quoi qu’il en soit, tant le besoin d’un père se fait sentir, Claudine se soumet
                      à lui comme une « enfant battue ».
                    Lorsque
                      le capitaine  Colette meurt, le 17 septembre 1905, Sido écrit à sa fille
                      aînée Juliette, issue de son premier mariage : « Je renonce à vous
                      dépeindre l’immensité de ma douleur[37] . »
                      Colette, experte en endurcissement, ne trahit ce jour-là pas la moindre émotion
                      et ne gardera des funérailles que le souvenir d’un « riant enterrement[38] ».
                      Cette même année est aussi celle de sa séparation de biens avec Willy. 
                    La
                      résurrection du Capitaine dans l’œuvre de sa fille sera lente, suivant le
                      sillage de la progressive apparition de Sido. Signalons une exception, avec le
                      texte « Un zouave », publié en feuilleton dans Le Matin les 27
                      mai et 10 juin 1915[39] : il
                      précède, par la vigueur du portrait et la chaleur de l’émotion filiale,
                      l’esquisse encore incertaine des traits maternels, disséminés çà et là[40], et qui ne
                      se cristalliseront qu’avec La Maison de Claudine (1922). La Première
                      Guerre mondiale, qui mobilise Colette comme journaliste, alors jeune épouse de
                      Henry de Jouvenel, contribue de toute évidence à cette cristallisation des
                      traits du Capitaine en héros de guerre. Ce « soldat amoureux de la
                      bataille  [...]  avait laissé en Italie toute sa jambe gauche, coupée
                      en haut de la cuisse, l’année 1859, à Melegnano »[41]. 
                    L’image
                      du père amputé, plus douloureuse encore par sa discrétion, apparaît dans La
                        Maison de Claudine  : « J’écoute s’éloigner, ferme, égal,
                      ce rythme de deux bâtons et d’un seul pied qui a bercé toute ma jeunesse[42]. » 
                      Dans Sido, Colette révèle chez le Capitaine une souffrance muette que la
                      fille serait la seule à deviner, et qui reste impensable... pour sa mère. Mais
                      surtout Colette fait pour soi-même, ce poignant aveu de tristesse déniée :
                      « Il n’est jamais trop tard, puisque j’ai pénétré ce que ma jeunesse me
                      cachait autrefois : mon brillant, mon allègre père nourrissait la
                      tristesse profonde des amputés[43]. » 
                    Si
                      l’amputation est un symbole brutal de la castration, le prénom féminin porté en
                      patronyme ne contribue pas moins, pour l’inconscient, à sa féminisation. Un
                      homme qui s’appelle Colette, qu’on perçoit amoureusement soumis à sa femme et
                      qui, de surcroît, est unijambiste, voilà de quoi briser, sans que le docteur
                      Freud ait à s’en mêler, l’image phallique du père incarnant l’interdit et la
                      loi ! On ne s’étonnera plus dès lors que Minet-Chéri, comme pour corser et
                      conjurer ces traits, se passionne pour un pervers de l’espèce de Willy et
                      s’intéresse de près à Psychopathia sexualis…
                    L’invalidité
                      physique du père n’est pourtant pas le plus cuisant pour sa fille. Du moins
                      parvient-elle à compenser le handicap paternel, en exaltant sa musculature
                      puissante dont la « force féline[44] » (le
                      Capitaine serait-il le premier « homme-chat » de Colette ?)
                      s’avère d’autant plus impressionnante qu’elle se manifeste par la main et la
                      colère et que toutes deux  prennent pour cible le papier, outil privilégié
                      d’un écrivain.  La «petite » ne l’ignorait pas : « Sa main
                      blanche ne saurait m’échapper, surtout depuis que je tiens mal mon pouce, en
                      dehors comme lui, et que comme cette main, mes mains froissent, roulent,
                      anéantissent le papier avec une fureur explosive. Et la colère donc... Je ne
                      parlerai pas de mes colères, qui me viennent de lui. » La force coléreuse
                      et la fureur méditerranéenne de Colette-le-père suscitent naturellement la
                      fascination réprobatrice de Sido : « Italien !... Homme au
                      couteau[45] ! »,
                      tandis que la fille admire l’élégance sportive de cette virilité, dont elle ne
                      cessera de rechercher la peau fine chez tous ses amants et maris. 
                    Les
                      harmoniques incestuelles avec le père s’accumulent au fil des pages, imposant
                      l’image d’un Capitaine séduisant, amateur de femmes, bon chanteur et d’une
                      grivoiserie charmante . Mais, Sido mise à part, c’est sa propre fille que
                      Colette-le-père porte dans son cœur, nonobstant toute autre conquête féminine
                      réelle ou imaginaire. Son étonnement rétrospectif est-il feint lorsqu’elle
                      découvre cet attachement ? « Mais voici que des lettres de lui
                      (je l’apprends vingt ans après sa mort) sont pleines de mon nom, du mal de la
                      “petite[46]”… »
                      Nous nous en souviendrons lorsque nous la retrouverons tendrement soumise au
                      « vice paternel » de Willy, grand amateur de « tendrons ».
                    Poète,
                      citadin, le capitaine Colette, l’amoureux fervent de Sido, est la parfaite
                      antithèse de sa femme cosmique. D’abord, sa « scandaleuse
                      sociabilité […] l’appelait vers la politique[47] ».
                      Cette désapprobation de la fille du zouave ne fera que croître chez la future
                      baronne de Jouvenel, Sido en saura quelque chose ! Mais surtout, le
                      Capitaine ne comprend pas la nature. Ne s’obstine-t-il pas à vouloir
                      pique-niquer le dimanche, alors que Sido et ses enfants, qui sont des sauvages,
                      n’en ont cure, immergés nuit et jour dans les herbes, les bois, les fleurs ! 
                    Cet
                      homme qui passe sous silence ses exploits militaires[48] est passionné par tout ce qui s’écrit. Il affiche une bruyante passion pour les
                      journaux et les livres, collectionne stylos et sceaux en cire, pour lesquels sa
                      fille concevra à son tour une véritable passion, associant dès La Maison
                        de Claudine l’invalide  à sa bibliothèque. Mais le ratage paternel ne
                      sera dévoilé que dans Sido et Colette ménage la pénible découverte, après
                      la mort de son père, d’un écrivain sans œuvres  : « Sur un des plus
                      hauts rayons de la bibliothèque, je revois encore une série de tomes cartonnés,
                      à dos de toile noire. Les plats de papier jaspé, bien collés, et la rigidité du
                      cartonnage attestaient l’adresse manuelle de mon père. […]  Deux
                      cents, trois cents, cent cinquante pages par volume ; beau papier vergé
                      crémeux ou “écolier” épais, rogné avec soin, des centaines et des centaines de
                      pages blanches... Une œuvre imaginaire, le mirage d’une carrière d’écrivain[49]. »
                      Sans s' apitoiyer ni en rit , elle accepte l’impuissance de son père avec
                      une compréhension toute... fraternelle, oui,  solidaire de la douleur et
                      prompte à s’effacer – non sans imposser dans le panthéon des lettres le
                      nom du raté .
                    Ce
                      n’est pas une femme choquée (secrètement ravie en réalité) qui contemple les
                      pages vierges du Capitaine. Sido, elle, peut adopter pareille attitude
                      vengeresse et s’en moque gentiment en couvrant, des feuilles inutiles de son
                      mari les pots de confiture, ces œuvres à elle... Au contraire, Colette, la
                      fille, y ancre sa détermination pour persévérer dans l’effort de l’écriture
                      entamé dans l’atelier de Willy : il s’agira d’accomplir la dédicace du
                      Capitaine, de réaliser l’œuvre qu’il avait seulement projetée en hommage à
                      Sido, et dont il n’a pu tracer que quelques lignes : «  J’osai
                      couvrir de ma grosse écriture ronde la cursive invisible, dont une seule
                      personne au monde apercevait le lumineux filigrane qui jusqu’à la gloire
                      prolongeait la seule page amoureusement achevée, et signée, la page de la
                      dédicace : À ma chère âme,/son mari fidèle /JULES-JOSEPH COLETTE[50].
                    Ce sera un accomplissement génial, mais non sans
                      que la fille conserve, au fond d’elle-même, l’angoisse de l’amputé et la
                      crainte de ne jamais y arriver. Jusqu’à sa fin, Colette sera hantée par le
                      spectre du Capitaine, qui lui impose d’une part le besoin « membru »
                      d’écrire — « je te percute, je tâte ta présence » —
                      et, de l’autre, la crainte de lui ressembler, la menace d’impuissance. La
                      découverte des pages vierges laissées par le Capitaine fut si spectaculaire,
                      qu’on ne peut que rêver sur le trauma et la décision compensatoire,
                      réparatrice, qui l’ont suivie. Pourtant, des signes diffus, devaient laisser
                      deviner à Colette-la-fille la faiblesse de Colette-le-père-écrivain-présumé,
                      ainsi que le testament qu’inconsciemment celui-ci lui léguait ( à elle
                      vraiment, sa première et intraitable critique littéraire que fut la fillette de
                      dix ans ?)  d’accomplir cela … 
                    Le Capitaine lui confie en effet la lecture de
                      sa « prose oratoire, ou [d’]une ode, vers faciles, fastueux par le rythme,
                      par la rime, sonores comme un orage de montagne ». Et attend, confiant,
                      son jugement, quand brusquement tombe le verdict d’une jeunesse
                      insolente : « Toujours trop d’adjectifs », tranche
                      Colette-la-fille[51].
                      Colette-le-père, se fâche tout rouge, invectivant la future grande Colette,
                      « la vermine, le pou vaniteux que j’étais ». La scène, pour œdipienne
                      qu’elle soit, et d’un Œdipe inversé (puisque la fille, tel un garçon,
                      « assassine » l’écriture de papa), n’en est pas moins
                      formatrice : l’amour théâtral du père pour sa fille et sa vraie-fausse
                      colère préparent à la fois la culpabilité envers l’amputé, l’écrivain raté, et
                      l’engagement de la fillette (aidée plus tard par la découverte de ses dossiers
                      vides ) dans son destin d’écrivain. Rappelons d’abord cette complicité
                      fille/père, que Sido ne soupçonne pas : « Elle le croyait gai, parce qu’il
                      chantait. Mais, moi qui siffle dès que je suis triste [...] je voudrais qu’elle
                      eût compris que la suprême offense, c’est la pitié.   »
                     
                    « C’est lui qui se fait jour… »
                    Avant de réunir papa et maman, pour reconnaître
                      sa dette envers tous deux, quoique différente, c’est explicitement au capitaine
                      que Colette fait remonter son métier d’écrivain, suggérant que leurs premières
                      passes d’armes autour de la question du style auraient amorcé la véritable
                      transmission de ce talent « lyrique » que Willy devait tant lui
                      reprocher, mais qu’elle saura préserver en l’affinant à l’extrême, jusqu'à se
                      forger  la gloire qui est désormais la sienne  : « C’est lui qui
                      se voulait faire jour, et revivre quand je commençai, obscurément,
                      d’écrire. »
                    Après quelques hésitations révélatrices dans ses
                      brouillons, Colette précise que c’est à son père qu’elle doit le surnom
                      (provençal ou persan ? — elle se prend à rêver) de Bel-Gazou,
                      qu’elle transmet à sa propre fille : sacre solennel, s’il en fût, du
                      Capitaine en patriarche de toute la lignée. Les deux noms propres que Colette
                      forge, son nom de plume et le tendre sobriquet donné à sa fille, sont des
                      signifiants dus au père Colette. D’ailleurs, ce n’est qu’après une triple
                      mention du nom de Colette, pour désigner le père et la fille, dans La Maison
                        de Claudine [52] que
                      l’écrivain adoptera définitivement le patronyme comme nom de plume, en 1923,
                      abandonnant Colette Willy et Colette de Jouvenel.
                    En réalité, et plus sournoisement, le motif qui
                      attisait cette rivalité et finit par métamorphoser le « lyrisme
                      paternel » en joyau de la littérature française sous la signature
                      « Colette », n’était autre que la jalousie. De Colette-le-père lui
                      viennent, pense-t-elle, aussi bien les accès de colère que le démon de
                      « la jalousie qui me rendit, autrefois, si incommode[53] ».
                      Jalousie du père, ou bien de la fille à l’endroit du père et de la
                      mère ? Cet homme qui prenait autrefois tous les risques dans les
                      batailles, aujourd’hui mutilé, restait aux côtés de Sido. 
                    Nous pouvons croire Colette lorsqu’elle
                      reconstitue ses antécédents. En effet, un amour aussi extrême pour maman ne
                      peut que stimuler, avec la jalousie, le désir fervent de la fille-garçon de
                      conquérir à son tour cet objet définitif de l’amour paternel, tant convoité,
                      mais qui conservait très ostensiblement son quant-à-soi. D’autant que Sido ne
                      manque pas, selon sa fille, de signifier sa supériorité au Capitaine . Ne
                      possède-t-elle pas ses enfants, alors que lui  aurait simplement voulu
                      être comme eux — un enfant de sa femme ?  Et Sido ira même
                      jusqu’à désavouer ce « grand amour » qui pourtant l’honore,
                      puisqu’elle y voit la cause de l’échec du Capitaine, ce malheureux qui a
                      préféré aimer une femme plutôt que construire une œuvre . Voilà bien une
                      erreur à ne pas commettre... Tel est du moins le décryptage de la fille. Il lui
                      reste, dès lors, à aimer tout autrement que le zouave, à écrire Sido comme n’a
                      pas pu le faire monsieur Colette. Un tel projet peut mener à l'éclosion
                      d'une grande... Colette.
                    Julia Kristeva