Content on this page requires a newer version of Adobe Flash Player.

Get Adobe Flash player

s'abonner aux flux rss

 

La révolte intime : Colette

Séminaire doctoral de Julia Kristeva

introduction générale

 

NI DEPRESSION NI PERVERSION : ECLOSION

(ou le « roman familial » de Colette tout contre celui de Freud)

 

Colette

 

Trop lourde, la psychanalyse,  pour l’alphabet que Colette imprimé à même la chair du monde ? Trop coupante, cette terminologie savante,  pour ses  « sens subtils » qu’elle métamorphose en un « mot plus grand que l’objet » ? Inutile, cette thérapie,  à  l’artisanat de son écriture qui prétend ne pas « penser » mais seulement suivre une « recherche de gourmet », car c’est « l’ordinaire qui [la] pique à vif » ? 

Et si la « monstrueuse Colette » (Jean Cocteau), son « infernale méchanceté »( Liliane de Pougy) qui aurait «perverti » jusqu’à l’ « instinct maternel » ( Jeannie Malige), ce reflet d’ « une « certaine France/…/aussi compliquée qu’une vieille Chine » ( Marguerite Yourcenar) nous devenaient plus proche à travers l’écoute inaugurée par Sigmund Freud ? Ce n’est pas parce que l’espiègle Claudine fausse compagnie aux dramatiques Viennoises   d’une  fin de siècle névrosée, et que l’indépendante écrivaine séduit Simone de Beauvoir elle-même, après avoir  voué les  féministes au fouet, que les secrets du « pur et de l’impur » et l’horizon animal ou floral de ses plaisirs ne s’éclairent pas à la lumière de cette expérience intérieure  que  les mystiques pratiquaient et que la psychanalyse à rendue  aux hommes et aux femmes modernes.   De  « dépression »  en  « perversion » et autres « sublimations »,  la vocabulaire  freudien cesse de nous blesser, si nous-nous donnions la peine, non pas de l’appliquer, mais d’en approfondir le sens, comme j’ai essayé de le faire dans Le Génie féminin[1] en lisant  Colette. Les étiquettes et les clichés  se dissolvent  dans la proximité des désirs colettiens. Et c’est un mouvement inverse qui m’intéresse et que je propose au lecteur aujourd’hui : comment l’expérience de Colette, telle que je la lis dans son écriture, à la fois  sollicite, approfondit, déplace et modifie les outils de la psychanalyse, mais aussi  la réception conventionnelle  du génie littéraire et les plaisirs eux-mêmes de la lecture.

 

 

La jouissance de l’écriture…nommée Sido

 

 

 

Un temps Apollinaire qualifia Colette de « perverse », avant de préférer à cet adjectif celui d’espiègle[2], sans plus hésiter à comparer sa provocante audace à l’impudeur tragique des premières chrétiennes : « C’est ainsi que délivrées de la pudeur les martyres romaines entraient dans le cirque. » Perverse, Colette ? Certainement, un peu, pas du tout. Elle écrit là où le pervers cherche à jouir ; c’est bien sa réussite. Les passages à l’acte jalonnent sa vie, de Willy à Bertrand en passant par Missy. Mais déjà elle les a transmués, utilisant certains d’entre eux comme une auto-analyse, en les vivant-et-méditant dans son écriture où ils finissent par revêtir la forme définitive d’une  néo-réalité fictive : menteuse et sublime, d’emblée irisée de sensations et accomplie en une formulation-sublimation stylistique avec laquelle elle se confond. Dans cette perspective, l’écriture même apparaît comme une sorte d’objet pervers mais redoublé, déplaçant d’un cran encore le déplacement qu’opère le fétiche stricto sensu : déplacement du déplacement, transfert du plaisir depuis la sexualité dans toutes les sensations et, simultanément, tous les mots.

La jouissance autre[3], que Colette appelle « Sido », sous-tend ce retournement de la perversion en sublimation, de telle sorte que la perversion elle-même s’y résorbe et, sans disparaître, s’y recueille, mais en pureté. Dans certaines circonstances, l’homme aussi bien que la femme en sont capables et certains écrivains y excellent : Proust, Joyce, Nabokov, pour ne citer que quelques modernes. A moins que cette féminité-là, si elle est spécifique à la jouissance autre, ne soit aussi le secret de toute écriture , sa « lettre volée »?

D’ailleurs, Colette ne se revendique pas spécialement « femme », moins encore  « féministe». Mais une version féminine de l’angoisse de séparation (que pourrait partager tout aussi bien l’homme identifié à sa mère) se fait jour chez elle, par l’identification et le déni : puisque nous sommes « mêmes » (moi et la mère), je ne « la » perds pas, j’en jouis, je suis cette mère qui jouit et je suis donc Tout, par mon texte sensible qui refait la chair du monde. En d’autres termes, le rapport féminin à l’angoisse de séparation qui sous-tend les comportements pervers est tel que le contenant maternel (Sido, le jardin, la flore et la faune comblant la Mère Nature), inséparable de la langue maternelle, se trouve subtilisé, possédé. Mère et langue sont en définitive portées au sublime avec une grâce complice où la cruauté de la possession se mue en sérénité pacifiée, pour atteindre le statisme absolu des Éléates.

Les mouvements des passions sexuelles y sont comme au bord du texte, pré-textes éphémères à l’extase. Demeure l’axe immuable, Sido –   personnage, modèle, archétype ? ou encore frontière exquise entre  mère et langue ? désignation de l’espace imaginaire lui-même et clairière au-delà du passage à l’acte pervers, qui permet de nommer les plaisirs désormais permis, avouables, partageables. « Celui qui se perd dans sa passion a moins perdu que celui qui perd sa passion », écrit saint Augustin. Perdue dans ses passions, Colette ne se perd nullement elle-même, puisque, précisément, elle n’a jamais perdu la passion fondamentale nommée Sido. Elle se tient sur cette arête vive où les choses s’élèvent en mots et où ceux-ci à leur tour éprouvent les choses en une réciprocité où nous distinguons comme l’aurore et le secret de toute humanité. Perversion ? Sublimation ? Ces termes, et surtout leur intrication que dévoile la psychanalyse, ne sont que des paliers à franchir dans l’aventure sensible du sens.

D’autant plus qu'en ses développements les plus soucieux de vérité la psychanalyse  se départit aujourd’hui de la normativité qui entache ses notions fondamentales et considère désormais nombre de comportements « pervers » comme des jalons dans la construction complexe de la personnalité[4]. La bisexualité, tant revendiquée par Colette, en fait partie. Bien des cures ont démontré que des relations homosexuelles chez  une personne ne se considérant pas nécessairement homosexuelle, soit en cours d’analyse dans le transfert avec son analyste, soit indépendamment de celle-ci, font apparaître une dissociation entre identité masculine et féminine, un trait courant mais le plus souvent refoulé. Lorsque la relation génitale avec un partenaire de l’autre sexe ne s’accompagne pas d’un véritable abandon affectif, le sujet qui en éprouve les carences peut rechercher et accomplir un « orgasme du moi[5] » ou  « moi-promiscuité[6] » avec une personne du même sexe. Ce lien affectif intense aux allures d'homosexualité plus ou moins sublimée conduit de fait le sujet dissocié au souvenir de l’identification primaire avec l’objet d’amour infantile. En tant qu’expérience régressive, cet attachement comporte le risque de dissolution de soi et de confusion avec l’objet aimé. A l’inverse, si ces risques sont écartés et que le moi est suffisamment fort (par exemple à partir d’une forte confiance-identification avec Sido !), il peut se produire, dans cette confiance amoureuse avec un partenaire homosexuel ou incestueux une relation paradoxale qui diverge de la sublimation instinctuelle selon Freud et que Winnicott appelle  « orgasme du moi », expérience assimilable à l’extase. Certaines relations, apparemment perverses dès lors qu’elles mobilisent la bisexualité ou des pulsions incestueuses, comportent ce genre d’extase du moi. 

Colette elle-même nous invite discrètement à comprendre ainsi sa bisexualité et ses passages à l’acte pervers. Dans ses rapports avec Willy, l’acte génital normatif, accompagné de blessures narcissiques, ne lui apportait probablement qu’une quasi-satisfaction. Aussi commence-t-elle par dénier avec force  que « la catastrophe amoureuse, ses suites, ses phases », fassent partie de « l’intimité d’une femme ». D’ailleurs, en divulguant ces « demi-mensonges » érotiques (comme Colette l’a fait elle-même !), la femme « sauve de la publicité des secrets confus et considérables, qu’elle-même ne connaît pas très bien », enfouis dans « le même secteur féminin, ravagé de félicité et de désordre, autour duquel l’ombre s’épaissit[7] ». Quelle qu’en pût être la vigueur réelle, le plaisir érotique que procurent ces passages à l’acte (relation tapageuse avec Willy, homosexualité avec Missy, sexualité incestueuse avec Bertrand) s’avère — avec le recul du temps et par le destin littéraire que Colette a su leur donner — moins important que la complétude affective qu’ils apportaient, car en transitant par l’acte pervers, l’orgasme du moi qui les caractérise, ressenti comme une extase où le moi retrouve et rétablit la communication directe avec une mère-environnement, cette relation de l’ « objet subjectif » recrée la présence maternelle ininterrompue qui fonde, avec la capacité d’illusion, le paradoxe même de l’objet « trouvé-créé », désormais indissociable de sa translittération. Sido est-elle autre chose que cela?

 

Une « déshonnête innocence » : Colette l’incestuelle[8]

Dès Claudine à Paris (1901), et vraisemblablement sous l’influence de Willy, Colette fait référence à Krafft-Ebing, auteur de la célèbre Psychopathia sexualis (1886)[9], livre qui a nourri la réflexion de Freud lui-même et reste une bible en la matière. Le célèbre aliéniste est cité dans une allusion à un ouvrage italien relatant les diverses homosexualités au sein des collèges, et qui sera commenté par La Revue en 1902 : « Cet enfant me parlait d’une amusante étude psychologique consacrée par un de ses compatriotes aux Amicizie di Collegio que ce Krafft-Ebing transalpin définit, paraît-il, “un mimétisme de l’instinct passionnel”, car, italiens, allemands ou français, ces matérialistes manifestent, tous, la plus écœurante morticolore imbécillité[10]. »  L’homosexualité était un thème à la mode dans les milieux littéraires et artistiques, et Colette fréquentait de nombreux adeptes de Sodome qui ont pu influencer la création du personnage de Marcel (dans Claudine à Paris et dans La Retraite sentimentale) : Marcel Boulestin, Jean Lorrain, Edouard De Max, le marquis d’Adelsward-Fersen[11]… Une déculpabilisation totale des désirs prohibés s’exprimera chez elle dans Ces plaisirs... repris dans Le Pur et l’Impur (1932) : « Vit-on de tiédeur ? Pas mieux que de vice, et ce dernier n’y perd rien[12]. »

A côté de l’homosexualité, c’est une jouissance féminine secrète, à objet interchangeable, éperdue d’innocence et de solitude, qui fascine Colette. Elle l’incarne notamment dans le personnage d’Irène, la « femme cachée », qui fuit son mari moins pour le trahir avec un autre qu'afin de se livrer, masquée,  au « monstrueux plaisir d'être seule », à une ivresse auto-érotique ravageuse avec divers partenaires anonymes, de s'oublier offerte dans « sa déshonnête innocence »[13].

Mais c’est l’inceste qui semble par-dessus tout retenir la fille de Sido[14] : après Chéri et Le Blé en herbe, elle l’avoue presque dans La Naissance du jour. Faut-il rappeler l’arrière-plan de ces textes, tel qu’il a été reconstitué par Bertrand de Jouvenel lui-même? Leur lien est un scandale, mais, au dire du principal protagoniste de cette initiation, il ouvre sur le monde. Est-ce parce que Colette y assume le rôle d’auteur de ce plaisir qui est aussi délivrance ? Si elle est la mère incestueuse, elle n’en est pas moins celle qui effectue une « mise au monde » de Bertrand... et probablement d’elle-même aussi.

      Mère déjà d’une petite fille de sept ans, Colette décrit dans ses romans un inceste avec un garçon : elle aimait à louer les traits masculins de sa fille, sa robustesse plutôt que sa séduction, avant que la présence de Maurice Goudeket n’éloigne progressivement les deux femmes[15]. Inceste-adoption, peut-être, mais l’inceste avec Bertrand n’en constitue peut-être pas moins, à ses yeux, une vengeance qui l’apaise. L’aventure incestueuse ou incestuelle révèle cependant, selon Colette, la radicale étrangeté des deux amants. En transgressant le tabou fondamental, ils ne peuvent, semble-t-il, assimiler leur culpabilité que comme une « inquiétante étrangeté ».

 Colette restera également hantée jusqu’à La Seconde (1929) par ce thème de l’inceste imaginaire entre gendre et belle-mère, qui perdure en filigrane sous le thème principal de ce roman centré sur la complicité homosexuelle sublimée entre les deux femmes, l’épouse Fanny et la maîtresse Jane du « Grand Farou ». 

Mentionnons encore un article de Colette sur une pièce qui met en scène l’inceste entre un père et sa fille, finalement parricide : « L’inceste paternel... Franchement, on aurait pu nous épargner ça... — Pourquoi ? Est-ce que c’est tellement grave, qu’un père convoite sa fille ?[16].»  Ce n’est pas grave qu’un père convoite sa fille ; moins encore si la convoitise vient de la mère, puisque telle est la violence du désir humain, sa vérité inhumaine. L’écrivain n’exprime ni regrets ni remords. Monstrueuse, Colette ? Ou plutôt déroutantes les vérités révélées par une expérimentatrice désinhibée ?

 

La tentation du suicide

Que reste-t-il de la douleur et de cette mélancolie latente, face si bien cachée du plaisir transgressif lorsqu’il vient dénier les drames de la désidentification, de la séparation d’avec la mère, que les études biographiques consacrées à Colette passent généralement sous silence ? La plus saisissante, la plus vraie probablement, de ses représentations de la vérité mélancolique sous-jacente aux explorations du style Krafft-Ehring, décrit notre auteur, à l’âge de vingt-neuf, trente ans (nous sommes donc en 1902-1903 : crise conjugale aiguë), rongée par une « hémorragie » interne, mais qui se fige telle une carapace de crabe, ou une victime triomphante ayant atteint « l’âge de ne plus mourir pour personne, ni de personne ». La tentation du suicide est également évoquée mais en référence à celle qui a réussi à dévier la pulsion de mort. C’est bien Sido la déesse tutélaire,  apparue depuis sa profondeur de « jouissance autre », Sido, cette « lettre volée » de la jouissance perverse, qui a rendu impossible la mélancolie suicidaire. A moins, au contraire, qu’en « écartant » Sido, le suicide ne soit plus une tentation ? Ambivalente Colette ! qui, tout en avouant sa vulnérabilité n’éprouvait pas la tentation de mourir. « Sido vivante, je n’ai jamais songé à la mort volontaire[17]. »

Le suicide est cependant presque annoncé dans le titre d’un  autre roman de Colette, mais se rapporte à un homme, Fred Peloux, le « fils Peloux », l’amant de Léa. Dans La Fin de Chéri (1926), après avoir tenté de retrouver l’ombre de Léa, jeune femme émancipée d'après-guerre, en se réfugiant auprès de la « Copine », une vieille amie qui en cultive le souvenir dégradé, Chéri sombre dans la dépression et met fin à sa vie. Pourtant, les nouvelles mœurs ne seront pas l’unique cause de ce dénouement tragique, et s’il est vrai que Colette saisit ici l’occasion d’explorer une version mélancolique de la mémoire en mettant en scène un héros trop complaisant envers le passé qui tue — en contrepoint à l’enthousiasme infantile de La Maison de Claudine qui vivifie —, les mobiles inconscients de l’auteur qui animent cette Fin de Chéri sont peut-être plus complexes.

Outre la vengeance contre l’époux volage, la plume de Colette vise aussi le jeune homme morbidement attaché à une fausse mère, exclu du temps et voué par conséquent à la mort, mais ce n’est pas tant contre la figure réelle du fils incestueux que s’acharne ce règlement de comptes qu’est la Fin de Chéri. A cette date, la relation avec Bertrand est terminée, et Maurice Goudeket est déjà entré dans la vie de l’écrivain. En fait, si l’on  considère les multiples affirmations de Colette quant à ses identifications viriles, on peut voir dans le personnage de Chéri une version masculine d’elle-même. A travers la relation avec Léa, la narratrice se projette certes en elle, mais aussi dans Fred, et ce tour complémentaire qu’elle dessine dans l’exploration du lien pervers la confronte d’une autre façon à ses aspirations phalliques et  à leur inéluctable faillite.

Être l’homme qui comble la mère, soit, mais quel homme ? Le père, invalide et écrivain raté sous ses dehors de héros amoureux ? Le frère aîné Achille Robineau-Duclos, médecin valeureux mais qui fait corps avec sa mère au point de s’éteindre un an après la mort de Sido ? Le frère cadet Léo, le « sylphe », charmant musicien raté, écorché vif dans ses souvenirs infantiles qu’il ne peut partager qu’avec sa sœur  et qui, enfant, dans les jeux avec ses camarades, n’acceptait qu’« un rôle muet, celui du “fils idiot[18]” »? S’il est vraisemblable que Colette ait eu hâte de « tuer symboliquement le fils[19] » en écrivant La Fin de Chéri, il s’agit aussi bien du fils qu’elle est elle-même dans son fantasme. Quatre ans se sont écoulés entre La Maison de Claudine et La Fin de Chéri (1926). L’« analyse », par l’écriture, du lien incestueux et incestuel est menée sans omettre aucun des rôles réversibles de cette aventure, et elle conduit jusqu’à cet envers de l’exaltation transgressive qu’est sa doublure mélancolique-suicidaire. La Naissance du jour (1928) et Sido (1929) peuvent ainsi s’établir dans une sérénité reconquise. Pure ou impure, qu’en reste-t-il ? Qui suis-je, si je ne suis ni Léa ni Chéri ? Un flot nommé « Sido ».

Par-delà la séduction des œuvres, la complicité de Colette avec les divers aspects de la perversion et la traversée de ceux-ci nous transmettent un message à résonance psychanalytique. Il existe une dépressivité suicidaire, semble-t-elle dire avec La Fin de Chéri, consécutive à l’identification virile de la femme (Chéri c’est moi) dans son désir incestueux pour la mère. Au fil de sa double expérience sexuelle et d’écriture, Colette entame le deuil de ce fantasme, sans se départir de l’adhésion à l’objet maternel ni de son aspiration phallique à dominer l’autre. Mais l’auto-analyse une fois abréagie et écrite, comme nous venons de le voir, son écriture peut désormais continuer à explorer cette économie en se détachant du triangle œdipien et de ses succédanés, pour mieux se poser dans la chair du monde.

 

Une mélancolie jugulée, ou la « goutte de sang » du temps sensible

Certes, la dépressivité guette mainte héroïne et avait assombri mainte évocation de l’itinéraire propre à l’auteur, car la femme, selon Colette, « surprenant animal qui participe du poète, de l’étourneau et du parfait notaire[20] », frôle souvent la mélancolie, sans y succomber tout à fait. Ainsi, Minne : « Sa mélancolie désœuvrée s’amuse »,  qui côtoie de surcroît la « mélancolie réelle » de Maugis (Willy)[21] ; Renée Néré, dans La Vagabonde, qui « attire » et retient « les mélancoliques, les solitaires voués à la réclusion ou à la vie errante », comme elle[22]… » ou même Claudine  évoquant avec Annie l’amour et «  toute son irrémédiable et précieuse mélancolie »[23] . Toutes sont des reflets d’une petite fille qui n’a jamais été vraiment enfant : « J’ai grandi, mais je n’ai jamais été petite. Je n’ai jamais changé[24]... »

A travers ces caractères romanesques cependant, se dessine la position spécifique de Colette qui est simultanément, répétons-le, une conduite psychique et un style d’écriture. L’écrivain Colette forge l’art, non pas de creuser ce chagrin, de le dévoiler et de le dépasser — comme feraient, d’une autre façon, le roman nordique, anglais ou slave, ou bien une thérapie. Non, ses héroïnes, jusqu’à Julie de Carneilhan[25], par exemple, savent masquer par la désinvolture la tristesse qu’elles ressentent. Colette préfère réprimer le chagrin, tuer ce tueur qu’est le désespoir, afin de bâtir sur sa tombe. « Je pleure aussi mal, aussi douloureusement qu’un homme. Mais on se vainc, pourvu qu’on le veuille [26]… » Un mode de vie s’est constitué, inséparable du style d’écriture, sous-tendu par la certitude de ne jamais éprouver quelque manque que ce soit, de toujours contenir le temps perdu et toute perte éventuelle. Il n’y a pas de deuil, il est possible de tout posséder dans le style de la remémoration sensible. « Ce qui me manque, je m’en passe [...] une chose qu’on connaît bien pour l’avoir bien possédée, on n’en est jamais tout à fait privé[27].» La traversée de la dépression, qui s’écrit avec La Fin de Chéri, passe donc aussi par sa dénégation jugulée. Colette, qui éprouve à l’égard de la maladie et de la vieillesse une grande répulsion, en arrive à penser que la douleur ne mérite aucune considération : «  J’ai le souvenir très net d’avoir été moins chérie de mes bêtes, quand je souffrais d’une trahison amoureuse. Elles flairaient sur moi la grande déchéance,  la douleur[28]. »

Il résulte de ces deux mouvements croisés – l’exploration  d’une part de la pente suicidaire avec La Fin de Chéri et la répudiation de cette déchéance nauséabonde – une foi inébranlable dans la force psychique des femmes. Une femme ne peut mourir de chagrin et sait dépasser cette faiblesse intrinsèque qui la rend si vulnérable à l’amour — que Colette craint au point de la tuer dans l’œuf – et qu’elle appelle une « médiocrité » : «  Combien de femmes ont connu cette retraite en soi, ce repliement patient qui succède aux larmes révoltées ? Je leur rends cette justice, en me flattant moi-même : il n’y a guère que dans la douleur qu’une femme soit capable de dépasser sa médiocrité. » Elle dit quel scepticisme éveillent en elle les clichés de la femme trahie, par exemple, ces chagrins dit mortels, et combien  la « bête si solide » est « dure à tuer ». Elle affirme même  que c’est dans « la souffrance et la dissimulation » qu’ «  elle s’exerce et s’assouplit, comme à une gymnastique quotidienne pleine de risques… Car elle frôle constamment la tentation la plus poignante, la plus suave, la plus parée de tous les attraits : celle de se venger[29]. »

 Si cette « médiocrité » décriée par Colette est bien une dépressivité féminine fondamentale, elle souligne la difficulté, voire l’impossibilité que représente, pour une femme, le fait de perdre sa mère. La preuve en est que la femme cherche désespérément et en pure perte sa mère dans un amant-mari — qui, selon le mot de Sido, n’est « même pas un parent ». De ce fait, le couple hétérosexuel est une liaison par définition incertaine, vouée à l’échec. Une solution  imaginaire, qui consiste à ne jamais se séparer de cette perte impossible (la mère), mais de la porter comme un joyau caché, une douleur blanche, qu’on enfouirait dans des plaisirs secrets.

Bien sûr, au fil du temps, cette maîtrise de la douleur de la séparation évolue, s’affirme et s’affine, mais elle est encore toute brûlante en 1908 lorsque paraissent Les Vrilles de la vigne : «  On creuse avec une avidité bête la place de la souffrance récente, sans parvenir à en tirer la goutte de sang vif et frais — on s’acharne sur une cicatrice à demi sèche, on regrette — je vous le jure ! — on regrette la nette brûlure aiguë... » Sûre d’elle-même et déjà triomphante d’avoir surmonté cette douleur, La Vagabonde (1911) peut rétorquer : « Et il pourra me demander d’un ton de maître : “Où vas-tu ?” “Femelle j’étais, et femelle je me retrouve, pour en souffrir et pour en jouir.”[30] »  Ces plaisirs… (1932) montrent quant à eux une femme lasse et rouée : « La figure voilée d’une femme fine, désabusée, savante en tromperie, en délicatesse, convient au seuil de ce livre qui tristement parlera du plaisir[31] », avant que Colette lance cette cinglante repartie à Don Juan-Damien qui se demande ce que les femmes ont bien pu lui donner : « Ce qu’elles vous ont donné ? Mais, je pense, leur douleur. Vous n’êtes pas si mal payé[32] ! »

Contre la douleur endémique et grâce à la puissance du flot d’exaltation nommé « Sido », une sérénité est en définitive préservée : la pétrification de la douleur, tel un trésor précieux, s’y abrite, doublure muette de la joie solaire, et on finit par l’oublier. Cette mémoire du pays natal résorbe les chagrins d’amour, et possède même la magie de les transfigurer : « Une femme se réclame d’autant de pays natals qu’elle a eu d’amours heureux. Elle naît aussi sous chaque ciel où elle guérit la douleur d’aimer[33]. » Une seule expérience, elle aussi interne à ce « flot » et combien vitale, continue à se nourrir de la douleur et parfois l’exalte : c’est l’écriture, « périlleuse et décevante[34] », la « passionnante cicatrice... »

En contrepoint, lorsque le sacre de Sido s’énonce comme un culte des plantes ou des bêtes, un hymne au bonheur peut enfin se faire jour, même si le bonheur humain est en réalité une imposture. Par-delà nos passagères tristesses et grâce aux perversités exquises où excellent les animaux, naturellement accompagnés par Colette et Sido, un certain bonheur existe, et tout le reste est littérature.

Pourtant, l’évidence saute aux yeux : Sido la cosmique était l’aimée... du Capitaine. Aimer Sido, au sens d’en jouir, de la transsubstantier, de l’écrire, implique de se substituer au capitaine Colette. Avançons l’hypothèse suivante : la véritable « lettre volée » de la jouissance, selon la grande Colette, n’est — avec Sido et caché par elle — autre que lui, Jules-Joseph Colette. En effet, l’objet magique de l’écriture s’appelle Sido, mais le sujet de l’écriture que nous lisons, admirons et commentons arbore en toutes lettres un prénom féminin qui est précisément le patronyme paternel. La jouissance autre recouvre une tache noire. La douleur tapie dans l’exaltation même de l’écriture est restée nouée au père, dont le nom retient la trace secrète.

 

De la douleur comme « gymnastique » à la réparation du père amputé

Le charmant et passablement ridicule papa de l’écolière Claudine est spécialiste en macologie, plus attaché aux gastéropodes qu’à sa fille. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que son mari Renaud aura pour principale mission de remplacer ce père fantasque et qu’il se pose en « amant paternel[35] ». Aux yeux de sa jeune femme, ce personnage ambigu est lui aussi « plus féminin que viril. Il m’aime, cela est hors de doute, et plus que tout, Dieu merci, je l’aime, c’est aussi certain. Mais qu’il est plus femme que moi ! Comme je me sens plus simple, plus brutale… plus sombre, plus passionnée[36]… »  Quoi qu’il en soit, tant le besoin d’un père se fait sentir, Claudine se soumet à lui comme une « enfant battue ».

Lorsque le capitaine  Colette meurt, le 17 septembre 1905, Sido écrit à sa fille aînée Juliette, issue de son premier mariage : « Je renonce à vous dépeindre l’immensité de ma douleur[37] . » Colette, experte en endurcissement, ne trahit ce jour-là pas la moindre émotion et ne gardera des funérailles que le souvenir d’un « riant enterrement[38] ». Cette même année est aussi celle de sa séparation de biens avec Willy.

La résurrection du Capitaine dans l’œuvre de sa fille sera lente, suivant le sillage de la progressive apparition de Sido. Signalons une exception, avec le texte « Un zouave », publié en feuilleton dans Le Matin les 27 mai et 10 juin 1915[39] : il précède, par la vigueur du portrait et la chaleur de l’émotion filiale, l’esquisse encore incertaine des traits maternels, disséminés çà et là[40], et qui ne se cristalliseront qu’avec La Maison de Claudine (1922). La Première Guerre mondiale, qui mobilise Colette comme journaliste, alors jeune épouse de Henry de Jouvenel, contribue de toute évidence à cette cristallisation des traits du Capitaine en héros de guerre. Ce « soldat amoureux de la bataille  [...]  avait laissé en Italie toute sa jambe gauche, coupée en haut de la cuisse, l’année 1859, à Melegnano »[41].

L’image du père amputé, plus douloureuse encore par sa discrétion, apparaît dans La Maison de Claudine  : « J’écoute s’éloigner, ferme, égal, ce rythme de deux bâtons et d’un seul pied qui a bercé toute ma jeunesse[42]. »  Dans Sido, Colette révèle chez le Capitaine une souffrance muette que la fille serait la seule à deviner, et qui reste impensable... pour sa mère. Mais surtout Colette fait pour soi-même, ce poignant aveu de tristesse déniée : « Il n’est jamais trop tard, puisque j’ai pénétré ce que ma jeunesse me cachait autrefois : mon brillant, mon allègre père nourrissait la tristesse profonde des amputés[43]. »

Si l’amputation est un symbole brutal de la castration, le prénom féminin porté en patronyme ne contribue pas moins, pour l’inconscient, à sa féminisation. Un homme qui s’appelle Colette, qu’on perçoit amoureusement soumis à sa femme et qui, de surcroît, est unijambiste, voilà de quoi briser, sans que le docteur Freud ait à s’en mêler, l’image phallique du père incarnant l’interdit et la loi ! On ne s’étonnera plus dès lors que Minet-Chéri, comme pour corser et conjurer ces traits, se passionne pour un pervers de l’espèce de Willy et s’intéresse de près à Psychopathia sexualis

L’invalidité physique du père n’est pourtant pas le plus cuisant pour sa fille. Du moins parvient-elle à compenser le handicap paternel, en exaltant sa musculature puissante dont la « force féline[44] » (le Capitaine serait-il le premier « homme-chat » de Colette ?) s’avère d’autant plus impressionnante qu’elle se manifeste par la main et la colère et que toutes deux  prennent pour cible le papier, outil privilégié d’un écrivain.  La «petite » ne l’ignorait pas : « Sa main blanche ne saurait m’échapper, surtout depuis que je tiens mal mon pouce, en dehors comme lui, et que comme cette main, mes mains froissent, roulent, anéantissent le papier avec une fureur explosive. Et la colère donc... Je ne parlerai pas de mes colères, qui me viennent de lui. » La force coléreuse et la fureur méditerranéenne de Colette-le-père suscitent naturellement la fascination réprobatrice de Sido : « Italien !... Homme au couteau[45] ! », tandis que la fille admire l’élégance sportive de cette virilité, dont elle ne cessera de rechercher la peau fine chez tous ses amants et maris.

Les harmoniques incestuelles avec le père s’accumulent au fil des pages, imposant l’image d’un Capitaine séduisant, amateur de femmes, bon chanteur et d’une grivoiserie charmante . Mais, Sido mise à part, c’est sa propre fille que Colette-le-père porte dans son cœur, nonobstant toute autre conquête féminine réelle ou imaginaire. Son étonnement rétrospectif est-il feint lorsqu’elle découvre cet attachement ? « Mais voici que des lettres de lui (je l’apprends vingt ans après sa mort) sont pleines de mon nom, du mal de la “petite[46]”… » Nous nous en souviendrons lorsque nous la retrouverons tendrement soumise au « vice paternel » de Willy, grand amateur de « tendrons ».

Poète, citadin, le capitaine Colette, l’amoureux fervent de Sido, est la parfaite antithèse de sa femme cosmique. D’abord, sa « scandaleuse sociabilité […] l’appelait vers la politique[47] ». Cette désapprobation de la fille du zouave ne fera que croître chez la future baronne de Jouvenel, Sido en saura quelque chose ! Mais surtout, le Capitaine ne comprend pas la nature. Ne s’obstine-t-il pas à vouloir pique-niquer le dimanche, alors que Sido et ses enfants, qui sont des sauvages, n’en ont cure, immergés nuit et jour dans les herbes, les bois, les fleurs !

Cet homme qui passe sous silence ses exploits militaires[48] est passionné par tout ce qui s’écrit. Il affiche une bruyante passion pour les journaux et les livres, collectionne stylos et sceaux en cire, pour lesquels sa fille concevra à son tour une véritable passion, associant dès La Maison de Claudine l’invalide  à sa bibliothèque. Mais le ratage paternel ne sera dévoilé que dans Sido et Colette ménage la pénible découverte, après la mort de son père, d’un écrivain sans œuvres  : « Sur un des plus hauts rayons de la bibliothèque, je revois encore une série de tomes cartonnés, à dos de toile noire. Les plats de papier jaspé, bien collés, et la rigidité du cartonnage attestaient l’adresse manuelle de mon père. […]  Deux cents, trois cents, cent cinquante pages par volume ; beau papier vergé crémeux ou “écolier” épais, rogné avec soin, des centaines et des centaines de pages blanches... Une œuvre imaginaire, le mirage d’une carrière d’écrivain[49]. » Sans s' apitoiyer ni en rit , elle accepte l’impuissance de son père avec une compréhension toute... fraternelle, oui,  solidaire de la douleur et prompte à s’effacer – non sans imposser dans le panthéon des lettres le nom du raté .

Ce n’est pas une femme choquée (secrètement ravie en réalité) qui contemple les pages vierges du Capitaine. Sido, elle, peut adopter pareille attitude vengeresse et s’en moque gentiment en couvrant, des feuilles inutiles de son mari les pots de confiture, ces œuvres à elle... Au contraire, Colette, la fille, y ancre sa détermination pour persévérer dans l’effort de l’écriture entamé dans l’atelier de Willy : il s’agira d’accomplir la dédicace du Capitaine, de réaliser l’œuvre qu’il avait seulement projetée en hommage à Sido, et dont il n’a pu tracer que quelques lignes : «  J’osai couvrir de ma grosse écriture ronde la cursive invisible, dont une seule personne au monde apercevait le lumineux filigrane qui jusqu’à la gloire prolongeait la seule page amoureusement achevée, et signée, la page de la dédicace : À ma chère âme,/son mari fidèle /JULES-JOSEPH COLETTE[50].

Ce sera un accomplissement génial, mais non sans que la fille conserve, au fond d’elle-même, l’angoisse de l’amputé et la crainte de ne jamais y arriver. Jusqu’à sa fin, Colette sera hantée par le spectre du Capitaine, qui lui impose d’une part le besoin « membru » d’écrire — « je te percute, je tâte ta présence » — et, de l’autre, la crainte de lui ressembler, la menace d’impuissance. La découverte des pages vierges laissées par le Capitaine fut si spectaculaire, qu’on ne peut que rêver sur le trauma et la décision compensatoire, réparatrice, qui l’ont suivie. Pourtant, des signes diffus, devaient laisser deviner à Colette-la-fille la faiblesse de Colette-le-père-écrivain-présumé, ainsi que le testament qu’inconsciemment celui-ci lui léguait ( à elle vraiment, sa première et intraitable critique littéraire que fut la fillette de dix ans ?)  d’accomplir cela

Le Capitaine lui confie en effet la lecture de sa « prose oratoire, ou [d’]une ode, vers faciles, fastueux par le rythme, par la rime, sonores comme un orage de montagne ». Et attend, confiant, son jugement, quand brusquement tombe le verdict d’une jeunesse insolente : « Toujours trop d’adjectifs », tranche Colette-la-fille[51]. Colette-le-père, se fâche tout rouge, invectivant la future grande Colette, « la vermine, le pou vaniteux que j’étais ». La scène, pour œdipienne qu’elle soit, et d’un Œdipe inversé (puisque la fille, tel un garçon, « assassine » l’écriture de papa), n’en est pas moins formatrice : l’amour théâtral du père pour sa fille et sa vraie-fausse colère préparent à la fois la culpabilité envers l’amputé, l’écrivain raté, et l’engagement de la fillette (aidée plus tard par la découverte de ses dossiers vides ) dans son destin d’écrivain. Rappelons d’abord cette complicité fille/père, que Sido ne soupçonne pas : « Elle le croyait gai, parce qu’il chantait. Mais, moi qui siffle dès que je suis triste [...] je voudrais qu’elle eût compris que la suprême offense, c’est la pitié.   »

 

« C’est lui qui se fait jour… »

Avant de réunir papa et maman, pour reconnaître sa dette envers tous deux, quoique différente, c’est explicitement au capitaine que Colette fait remonter son métier d’écrivain, suggérant que leurs premières passes d’armes autour de la question du style auraient amorcé la véritable transmission de ce talent « lyrique » que Willy devait tant lui reprocher, mais qu’elle saura préserver en l’affinant à l’extrême, jusqu'à se forger  la gloire qui est désormais la sienne  : « C’est lui qui se voulait faire jour, et revivre quand je commençai, obscurément, d’écrire. »

Après quelques hésitations révélatrices dans ses brouillons, Colette précise que c’est à son père qu’elle doit le surnom (provençal ou persan ? — elle se prend à rêver) de Bel-Gazou, qu’elle transmet à sa propre fille : sacre solennel, s’il en fût, du Capitaine en patriarche de toute la lignée. Les deux noms propres que Colette forge, son nom de plume et le tendre sobriquet donné à sa fille, sont des signifiants dus au père Colette. D’ailleurs, ce n’est qu’après une triple mention du nom de Colette, pour désigner le père et la fille, dans La Maison de Claudine [52] que l’écrivain adoptera définitivement le patronyme comme nom de plume, en 1923, abandonnant Colette Willy et Colette de Jouvenel.

En réalité, et plus sournoisement, le motif qui attisait cette rivalité et finit par métamorphoser le « lyrisme paternel » en joyau de la littérature française sous la signature « Colette », n’était autre que la jalousie. De Colette-le-père lui viennent, pense-t-elle, aussi bien les accès de colère que le démon de « la jalousie qui me rendit, autrefois, si incommode[53] ». Jalousie du père, ou bien de la fille à l’endroit du père et de la mère ? Cet homme qui prenait autrefois tous les risques dans les batailles, aujourd’hui mutilé, restait aux côtés de Sido.

Nous pouvons croire Colette lorsqu’elle reconstitue ses antécédents. En effet, un amour aussi extrême pour maman ne peut que stimuler, avec la jalousie, le désir fervent de la fille-garçon de conquérir à son tour cet objet définitif de l’amour paternel, tant convoité, mais qui conservait très ostensiblement son quant-à-soi. D’autant que Sido ne manque pas, selon sa fille, de signifier sa supériorité au Capitaine . Ne possède-t-elle pas ses enfants, alors que lui  aurait simplement voulu être comme eux — un enfant de sa femme ?  Et Sido ira même jusqu’à désavouer ce « grand amour » qui pourtant l’honore, puisqu’elle y voit la cause de l’échec du Capitaine, ce malheureux qui a préféré aimer une femme plutôt que construire une œuvre . Voilà bien une erreur à ne pas commettre... Tel est du moins le décryptage de la fille. Il lui reste, dès lors, à aimer tout autrement que le zouave, à écrire Sido comme n’a pas pu le faire monsieur Colette. Un tel projet peut mener à l'éclosion d'une grande... Colette.

Julia Kristeva



[1]           Cf. J. Kristeva, Le Génie Féminin, t.3, Colette, Fayard, 2002

[2]           G. Apollinaire «Sur la littérature féminine », in Œuvres Complètes, Gallimard, 1991, t. II., p. 923.

[3] J. Lacan insiste sur la différence entre  plaisir et jouissance, et ajoute à la jouissance  phallique une « jouissance autre » que la femme éprouve mais ne sait ni nommer ni connaître, qui la met en rapport avec l’Autre et la voue à une duplicité structurelle. Cf. J. Kristeva, Le Génie féminin, op. cit., p. 222-223.

[4]                Joyce McDougall plaide, en suivant de près l'expérience perverse, pour la reconnaissance de ces néo-sexualités. Cf. « De la douleur psychotique et du psychosoma », ou Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, 1978, p. 184-202 ; cf. « Déviation sexuelle et survie psychique », chap. 12, in Éros aux mille visages, Gallimard 1996, p. 250-268.

[5]                Selon l'expression de D. Winnicott, « La capacité d'être seul », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 211-212.

[6]                Cf. Masud Khan, « Orgasme du moi dans l'amour bisexuel », in Figures de la perversion, Gallimard, 1979, p. 239.

[7]                Colette, La Naissance du jour, Pl., III, p. 315-316.

[8]           On désigne par le terme « incestueux » les liens d’inceste (rapports sexuels entre parents), et on réserve le terme « incestuel » pour ce qui, dans la vie psychique individuelle et familiale ports l’empreinte de l’inceste : avec ou sans passage à l’acte génital ; ou, en transgressant les différences entre les générations, comme entre partenaires assumant des rôles parentaux.

[9]                Son livre Médecine légale des aliénés est traduit en français en 1900.

[10]              Colette, Claudine à Paris, Pl, I, p. 301.

[11]              Colette, Le Pur et l'Impur, Notice, Pl, III, p. 1503.

[12]              Ibid., p. 652.

[13]              Colette, La Femme cachée, Pl, III, p. 6.

[14]              Jeanine Malige, Colette, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987.

[15]              Claude Pichois, Préface, in Colette, Pl, II, p. L.

[16]              Colette, Bella Vista, Pl, III, Notes, p. 1901-1902.

[17]              Colette, Mes apprentissages, Pl, III, p. 1052.

[18]              Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 534.

[19]              Comme le note Claude Pichois in Colette, Pl, III, p. 1348.

[20]              Colette, « Les joyaux menacés », in Le Voyage égoïste (1922), Pl, II, p. 1135.

[21]              Ibid., p. 792.

[22]              Colette, La Vagabonde,, Pl, I, p. 1107.

[23]              Colette, La Retraite sentimentale, Pl, I, p. 863-864.

[24]              Colette, « Le miroir », in Les Vrilles de la vigne, Pl, I, p. 1032.

[25]              Colette, Julie de Carneilhan, Bouquins, III, p. 130 : « une tristesse au fond de laquelle elle s'interdisait de descendre ».

[26]              Colette, Mes apprentissages, Pl, III, p. 1000.

[27]              Colette, Le Pur et l’Impur, Pl, III, p. 565 ; nous soulignons.

[28]              Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 286-287.

[29]              Colette, La Vagabonde,  Pl, I, p. 1087.

[30]              Colette, La Vagabonde, Pl, I, p. 1184.

[31]              Colette, Le Pur et l’Impur, Pl, III, p. 566.

[32]              Ibid., p. 581.

[33]              Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 282.

[34]              Colette, La Vagabonde, Pl, I, p. 1074.

[35]              Colette, Claudine en ménage, Pl, I, p. 411.

[36]              Ibid., p. 414.

[37]              Claude Pichois, Préface, Colette, Pl, I, p. LXXXIV.

[38]              Colette, « Un zouave » (1915), in Les Heures longues (1922), Pl, II, p. 524 et « Le rire », in La Maison de Claudine, Pl, II, p. 1049-1051.

[39]              Colette, « Un zouave », in Les Heures longues, Pl, II, p. 521-524.

[40]              Cf. J. Kristeva, op. cit., « Qui est Sido ? », p. 175-181.

[41]              Colette, « Un zouave », op. cit., p. 524.

[42]              Colette, La Maison de Claudine, Pl, II, p. 976.

[43]              Ibid., p. 524.

[44]              Ibid., p. 518.

[45]              Ibid., p. 519.

[46]              Ibid., p. 521.

[47]              Ibid., p. 512.

[48]              Ibid., p. 521 : « Étrange silence d'un homme qui parlait volontiers : il ne contait pas ses faits d'armes ».

[49]              «  Le Capitaine » p. 531-532.

[50]              Ibid., p. 532.

[51]              Colette, « Le Capitaine », in Sido, Pl, III, p. 517.

[52]              Ibid., p. 997, 1049 et 1073.

[53]              Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 364.

 

 

rss

Home