NI DEPRESSION NI PERVERSION :
ECLOSION
(ou le « roman familial »
de Colette tout contre celui de Freud)
Trop lourde, la psychanalyse,
pour l’alphabet que Colette imprimé à même la chair du monde ? Trop
coupante, cette terminologie savante, pour ses « sens
subtils » qu’elle métamorphose en un « mot plus grand que
l’objet » ? Inutile, cette thérapie, à l’artisanat de son
écriture qui prétend ne pas « penser » mais seulement suivre une
« recherche de gourmet », car c’est « l’ordinaire qui [la] pique
à vif » ?
Et si la « monstrueuse
Colette » (Jean Cocteau), son « infernale méchanceté »( Liliane
de Pougy) qui aurait «perverti » jusqu’à l’ « instinct
maternel » ( Jeannie Malige), ce reflet d’ « une « certaine
France/…/aussi compliquée qu’une vieille Chine » ( Marguerite
Yourcenar) nous devenaient plus proche à travers l’écoute inaugurée par Sigmund
Freud ? Ce n’est pas parce que l’espiègle Claudine fausse compagnie aux
dramatiques Viennoises d’une fin de siècle névrosée, et que
l’indépendante écrivaine séduit Simone de Beauvoir elle-même, après avoir
voué les féministes au fouet, que les secrets du « pur et de l’impur »
et l’horizon animal ou floral de ses plaisirs ne s’éclairent pas à la lumière
de cette expérience intérieure que les mystiques
pratiquaient et que la psychanalyse à rendue aux hommes et aux femmes
modernes. De « dépression » en
« perversion » et autres « sublimations », la
vocabulaire freudien cesse de nous blesser, si nous-nous donnions la
peine, non pas de l’appliquer, mais d’en approfondir le sens, comme j’ai essayé
de le faire dans Le Génie féminin en lisant Colette. Les étiquettes et les clichés se
dissolvent dans la proximité des désirs colettiens. Et c’est un mouvement
inverse qui m’intéresse et que je propose au lecteur aujourd’hui : comment
l’expérience de Colette, telle que je la lis dans son écriture, à la fois
sollicite, approfondit, déplace et modifie les outils de la psychanalyse, mais
aussi la réception conventionnelle du génie littéraire et les
plaisirs eux-mêmes de la lecture.
La
jouissance de l’écriture…nommée Sido
Un temps Apollinaire qualifia Colette
de « perverse », avant de préférer à cet adjectif celui d’espiègle,
sans plus hésiter à comparer sa provocante audace à l’impudeur tragique des
premières chrétiennes : « C’est ainsi que délivrées de la pudeur les
martyres romaines entraient dans le cirque. » Perverse, Colette ?
Certainement, un peu, pas du tout. Elle écrit là où le pervers cherche à
jouir ; c’est bien sa réussite. Les passages à l’acte jalonnent sa vie, de
Willy à Bertrand en passant par Missy. Mais déjà elle les a transmués,
utilisant certains d’entre eux comme une auto-analyse, en les
vivant-et-méditant dans son écriture où ils finissent par revêtir la forme
définitive d’une néo-réalité fictive : menteuse et sublime, d’emblée
irisée de sensations et accomplie en une formulation-sublimation stylistique
avec laquelle elle se confond. Dans cette perspective, l’écriture même apparaît
comme une sorte d’objet pervers mais redoublé, déplaçant d’un cran encore le
déplacement qu’opère le fétiche stricto sensu : déplacement du
déplacement, transfert du plaisir depuis la sexualité dans toutes les
sensations et, simultanément, tous les mots.
La jouissance autre,
que Colette appelle « Sido », sous-tend ce retournement de la
perversion en sublimation, de telle sorte que la perversion elle-même s’y
résorbe et, sans disparaître, s’y recueille, mais en pureté. Dans certaines
circonstances, l’homme aussi bien que la femme en sont capables et certains
écrivains y excellent : Proust, Joyce, Nabokov, pour ne citer que quelques
modernes. A moins que cette féminité-là, si elle est spécifique à la jouissance
autre, ne soit aussi le secret de toute écriture , sa « lettre
volée »?
D’ailleurs,
Colette ne se revendique pas spécialement « femme », moins
encore « féministe». Mais une version féminine de l’angoisse de
séparation (que pourrait partager tout aussi bien l’homme identifié à sa mère)
se fait jour chez elle, par l’identification et le déni : puisque nous
sommes « mêmes » (moi et la mère), je ne « la » perds pas, j’en
jouis, je suis cette mère qui jouit et je suis donc Tout, par mon texte
sensible qui refait la chair du monde. En d’autres termes, le rapport féminin à
l’angoisse de séparation qui sous-tend les comportements pervers est tel que le contenant maternel (Sido, le jardin, la flore et la faune comblant la
Mère Nature), inséparable de la langue maternelle, se trouve subtilisé,
possédé. Mère et langue sont en définitive portées au sublime avec une
grâce complice où la cruauté de la possession se mue en sérénité pacifiée, pour
atteindre le statisme absolu des Éléates.
Les
mouvements des passions sexuelles y sont comme au bord du texte, pré-textes
éphémères à l’extase. Demeure l’axe immuable, Sido –
personnage, modèle, archétype ? ou encore frontière exquise entre mère et
langue ? désignation de l’espace imaginaire lui-même et clairière
au-delà du passage à l’acte pervers, qui permet de nommer les plaisirs
désormais permis, avouables, partageables. « Celui qui se perd dans sa
passion a moins perdu que celui qui perd sa passion », écrit saint
Augustin. Perdue dans ses passions, Colette ne se perd nullement elle-même,
puisque, précisément, elle n’a jamais perdu la passion fondamentale nommée
Sido. Elle se tient sur cette arête vive où les choses s’élèvent en mots et où
ceux-ci à leur tour éprouvent les choses en une réciprocité où nous distinguons
comme l’aurore et le secret de toute humanité. Perversion ?
Sublimation ? Ces termes, et surtout leur intrication que dévoile la
psychanalyse, ne sont que des paliers à franchir dans l’aventure sensible du
sens.
D’autant
plus qu'en ses développements les plus soucieux de vérité la psychanalyse
se départit aujourd’hui de la normativité qui entache ses notions fondamentales
et considère désormais nombre de comportements « pervers » comme des
jalons dans la construction complexe de la personnalité[4].
La bisexualité, tant revendiquée par Colette, en fait partie. Bien des
cures ont démontré que des relations homosexuelles chez une personne ne
se considérant pas nécessairement homosexuelle, soit en cours d’analyse dans le
transfert avec son analyste, soit indépendamment de celle-ci, font apparaître
une dissociation entre identité masculine et féminine, un trait courant mais le
plus souvent refoulé. Lorsque la relation génitale avec un partenaire de
l’autre sexe ne s’accompagne pas d’un véritable abandon affectif, le sujet qui
en éprouve les carences peut rechercher et accomplir un « orgasme du moi[5] »
ou « moi-promiscuité[6] » avec
une personne du même sexe. Ce lien affectif intense aux allures d'homosexualité
plus ou moins sublimée conduit de fait le sujet dissocié au souvenir de
l’identification primaire avec l’objet d’amour infantile. En tant qu’expérience
régressive, cet attachement comporte le risque de dissolution de soi et de
confusion avec l’objet aimé. A l’inverse, si ces risques sont écartés et que le
moi est suffisamment fort (par exemple à partir d’une forte
confiance-identification avec Sido !), il peut se produire, dans cette
confiance amoureuse avec un partenaire homosexuel ou incestueux une relation
paradoxale qui diverge de la sublimation instinctuelle selon Freud et que
Winnicott appelle « orgasme du moi », expérience assimilable à
l’extase. Certaines relations, apparemment perverses dès lors qu’elles
mobilisent la bisexualité ou des pulsions incestueuses, comportent ce genre
d’extase du moi.
Colette
elle-même nous invite discrètement à comprendre ainsi sa bisexualité et ses
passages à l’acte pervers. Dans ses rapports avec Willy, l’acte génital
normatif, accompagné de blessures narcissiques, ne lui apportait probablement
qu’une quasi-satisfaction. Aussi commence-t-elle par dénier avec force
que « la catastrophe amoureuse, ses suites, ses phases », fassent
partie de « l’intimité d’une femme ». D’ailleurs, en divulguant ces
« demi-mensonges » érotiques (comme Colette l’a fait
elle-même !), la femme « sauve de la publicité des secrets confus
et considérables, qu’elle-même ne connaît pas très bien », enfouis
dans « le même secteur féminin, ravagé de félicité et de
désordre, autour duquel l’ombre s’épaissit[7] ».
Quelle qu’en pût être la vigueur réelle, le plaisir érotique que procurent ces
passages à l’acte (relation tapageuse avec Willy, homosexualité avec Missy,
sexualité incestueuse avec Bertrand) s’avère — avec le recul du
temps et par le destin littéraire que Colette a su leur donner — moins
important que la complétude affective qu’ils apportaient, car en transitant par
l’acte pervers, l’orgasme du moi qui les caractérise, ressenti comme une extase
où le moi retrouve et rétablit la communication directe avec une
mère-environnement, cette relation de l’ « objet subjectif »
recrée la présence maternelle ininterrompue qui fonde, avec la capacité d’illusion,
le paradoxe même de l’objet « trouvé-créé », désormais indissociable
de sa translittération. Sido est-elle autre chose que cela?
Une
« déshonnête innocence » : Colette l’incestuelle
Dès Claudine à Paris (1901), et vraisemblablement sous l’influence de Willy,
Colette fait référence à Krafft-Ebing, auteur de la célèbre Psychopathia sexualis (1886)[9],
livre qui a nourri la réflexion de Freud lui-même et reste une bible en la
matière. Le célèbre aliéniste est cité dans une allusion à un ouvrage italien
relatant les diverses homosexualités au sein des collèges, et qui sera commenté
par La Revue en 1902 : « Cet enfant me parlait
d’une amusante étude psychologique consacrée par un de ses compatriotes aux Amicizie
di Collegio que ce Krafft-Ebing transalpin définit, paraît-il, “un
mimétisme de l’instinct passionnel”, car, italiens, allemands ou français, ces
matérialistes manifestent, tous, la plus écœurante morticolore imbécillité[10]. »
L’homosexualité était un thème à la mode dans les milieux littéraires et
artistiques, et Colette fréquentait de nombreux adeptes de Sodome qui ont pu
influencer la création du personnage de Marcel (dans Claudine à Paris et
dans La Retraite sentimentale) : Marcel Boulestin, Jean Lorrain,
Edouard De Max, le marquis d’Adelsward-Fersen[11]… Une
déculpabilisation totale des désirs prohibés s’exprimera chez elle dans Ces plaisirs... repris dans Le Pur et l’Impur (1932) :
« Vit-on de tiédeur ? Pas mieux que de vice, et ce dernier n’y perd
rien[12]. »
A
côté de l’homosexualité, c’est une jouissance féminine secrète, à objet
interchangeable, éperdue d’innocence et de solitude, qui fascine Colette. Elle
l’incarne notamment dans le personnage d’Irène, la « femme cachée »,
qui fuit son mari moins pour le trahir avec un autre qu'afin de se livrer,
masquée, au « monstrueux plaisir d'être seule », à une ivresse
auto-érotique ravageuse avec divers partenaires anonymes, de s'oublier offerte
dans « sa déshonnête
innocence »[13].
Mais
c’est l’inceste qui semble par-dessus tout retenir la fille de Sido[14] :
après Chéri et Le Blé en herbe, elle l’avoue presque dans La
Naissance du jour. Faut-il rappeler l’arrière-plan de ces textes, tel qu’il
a été reconstitué par Bertrand de Jouvenel lui-même? Leur lien est un scandale,
mais, au dire du principal protagoniste de cette initiation, il ouvre sur le
monde. Est-ce parce que Colette y assume le rôle d’auteur de ce plaisir qui est
aussi délivrance ? Si elle est la mère incestueuse, elle n’en est pas
moins celle qui effectue une « mise au monde » de Bertrand... et probablement
d’elle-même aussi.
Mère déjà d’une petite fille de sept ans, Colette décrit dans ses romans
un inceste avec un garçon : elle aimait à louer les traits
masculins de sa fille, sa robustesse plutôt que sa séduction, avant que la
présence de Maurice Goudeket n’éloigne progressivement les deux femmes[15].
Inceste-adoption, peut-être, mais l’inceste avec Bertrand n’en constitue
peut-être pas moins, à ses yeux, une vengeance qui l’apaise. L’aventure
incestueuse ou incestuelle révèle cependant, selon Colette, la radicale
étrangeté des deux amants. En transgressant le tabou fondamental, ils ne
peuvent, semble-t-il, assimiler leur culpabilité que comme une
« inquiétante étrangeté ».
Colette
restera également hantée jusqu’à La Seconde (1929) par ce thème de
l’inceste imaginaire entre gendre et belle-mère, qui perdure en filigrane sous
le thème principal de ce roman centré sur la complicité homosexuelle sublimée
entre les deux femmes, l’épouse Fanny et la maîtresse Jane du « Grand
Farou ».
Mentionnons
encore un article de Colette sur une pièce qui met en scène l’inceste entre un
père et sa fille, finalement parricide : « L’inceste paternel...
Franchement, on aurait pu nous épargner ça... — Pourquoi ? Est-ce
que c’est tellement grave, qu’un père convoite sa fille ?[16].»
Ce n’est pas grave qu’un père convoite sa fille ; moins encore si la
convoitise vient de la mère, puisque telle est la violence du désir humain, sa
vérité inhumaine. L’écrivain n’exprime ni regrets ni remords. Monstrueuse,
Colette ? Ou plutôt déroutantes les vérités révélées par une expérimentatrice
désinhibée ?
La
tentation du suicide
Que
reste-t-il de la douleur et de cette mélancolie latente, face si bien cachée du
plaisir transgressif lorsqu’il vient dénier les drames de la désidentification,
de la séparation d’avec la mère, que les études biographiques consacrées à
Colette passent généralement sous silence ? La plus saisissante, la plus vraie
probablement, de ses représentations de la vérité mélancolique sous-jacente aux
explorations du style Krafft-Ehring, décrit notre auteur, à l’âge de
vingt-neuf, trente ans (nous sommes donc en 1902-1903 : crise conjugale
aiguë), rongée par une « hémorragie » interne, mais qui se fige telle
une carapace de crabe, ou une victime triomphante ayant atteint « l’âge de
ne plus mourir pour personne, ni de personne ». La tentation du suicide
est également évoquée mais en référence à celle qui a réussi à dévier la
pulsion de mort. C’est bien Sido la déesse tutélaire, apparue depuis sa
profondeur de « jouissance autre », Sido, cette « lettre
volée » de la jouissance perverse, qui a rendu impossible la mélancolie
suicidaire. A moins, au contraire, qu’en « écartant » Sido, le
suicide ne soit plus une tentation ? Ambivalente Colette ! qui, tout
en avouant sa vulnérabilité n’éprouvait pas la tentation de mourir. « Sido
vivante, je n’ai jamais songé à la mort volontaire[17]. »
Le
suicide est cependant presque annoncé dans le titre d’un autre roman de
Colette, mais se rapporte à un homme, Fred Peloux, le « fils Peloux »,
l’amant de Léa. Dans La Fin de Chéri (1926), après avoir tenté de
retrouver l’ombre de Léa, jeune femme émancipée d'après-guerre, en se réfugiant
auprès de la « Copine », une vieille amie qui en cultive le souvenir
dégradé, Chéri sombre dans la dépression et met fin à sa vie. Pourtant, les
nouvelles mœurs ne seront pas l’unique cause de ce dénouement tragique, et s’il
est vrai que Colette saisit ici l’occasion d’explorer une version mélancolique
de la mémoire en mettant en scène un héros trop complaisant envers le passé qui
tue — en contrepoint à l’enthousiasme infantile de La Maison de
Claudine qui vivifie —, les mobiles inconscients de l’auteur qui
animent cette Fin de Chéri sont peut-être plus complexes.
Outre
la vengeance contre l’époux volage, la plume de Colette vise aussi le jeune
homme morbidement attaché à une fausse mère, exclu du temps et voué par
conséquent à la mort, mais ce n’est pas tant contre la figure réelle du fils
incestueux que s’acharne ce règlement de comptes qu’est la Fin de Chéri.
A cette date, la relation avec Bertrand est terminée, et Maurice Goudeket est
déjà entré dans la vie de l’écrivain. En fait, si l’on considère les
multiples affirmations de Colette quant à ses identifications viriles, on peut
voir dans le personnage de Chéri une version masculine d’elle-même. A travers
la relation avec Léa, la narratrice se projette certes en elle, mais aussi dans
Fred, et ce tour complémentaire qu’elle dessine dans l’exploration du lien
pervers la confronte d’une autre façon à ses aspirations phalliques et à
leur inéluctable faillite.
Être
l’homme qui comble la mère, soit, mais quel homme ? Le père, invalide et
écrivain raté sous ses dehors de héros amoureux ? Le frère aîné Achille
Robineau-Duclos, médecin valeureux mais qui fait corps avec sa mère au point de
s’éteindre un an après la mort de Sido ? Le frère cadet Léo, le
« sylphe », charmant musicien raté, écorché vif dans ses souvenirs
infantiles qu’il ne peut partager qu’avec sa sœur et qui, enfant, dans
les jeux avec ses camarades, n’acceptait qu’« un rôle muet, celui du “fils
idiot[18]” »?
S’il est vraisemblable que Colette ait eu hâte de « tuer symboliquement le
fils[19] » en
écrivant La Fin de Chéri, il s’agit aussi bien du fils qu’elle est
elle-même dans son fantasme. Quatre ans se sont écoulés entre La Maison
de Claudine et La Fin de Chéri (1926). L’« analyse », par
l’écriture, du lien incestueux et incestuel est menée sans omettre aucun des
rôles réversibles de cette aventure, et elle conduit jusqu’à cet envers de
l’exaltation transgressive qu’est sa doublure mélancolique-suicidaire. La
Naissance du jour (1928) et Sido (1929) peuvent ainsi s’établir dans
une sérénité reconquise. Pure ou impure, qu’en reste-t-il ? Qui suis-je,
si je ne suis ni Léa ni Chéri ? Un flot nommé « Sido ».
Par-delà
la séduction des œuvres, la complicité de Colette avec les divers aspects de la
perversion et la traversée de ceux-ci nous transmettent un message à résonance
psychanalytique. Il existe une dépressivité suicidaire, semble-t-elle dire avec La Fin de Chéri, consécutive à l’identification virile de la femme
(Chéri c’est moi) dans son désir incestueux pour la mère. Au fil de sa double
expérience sexuelle et d’écriture, Colette entame le deuil de ce fantasme, sans
se départir de l’adhésion à l’objet maternel ni de son aspiration phallique à
dominer l’autre. Mais l’auto-analyse une fois abréagie et écrite, comme nous
venons de le voir, son écriture peut désormais continuer à explorer cette
économie en se détachant du triangle œdipien et de ses succédanés, pour mieux
se poser dans la chair du monde.
Une
mélancolie jugulée, ou la « goutte de sang » du temps sensible
Certes,
la dépressivité guette mainte héroïne et avait assombri mainte évocation de
l’itinéraire propre à l’auteur, car la femme, selon Colette, « surprenant
animal qui participe du poète, de l’étourneau et du parfait notaire[20] »,
frôle souvent la mélancolie, sans y succomber tout à fait. Ainsi, Minne :
« Sa mélancolie désœuvrée s’amuse », qui côtoie de surcroît la
« mélancolie réelle » de Maugis (Willy)[21] ; Renée Néré, dans La Vagabonde, qui « attire » et
retient « les mélancoliques, les solitaires voués à la réclusion ou à la
vie errante », comme elle[22]… » ou
même Claudine évoquant avec Annie l’amour et « toute son
irrémédiable et précieuse mélancolie »[23] .
Toutes sont des reflets d’une petite fille qui n’a jamais été vraiment
enfant : « J’ai grandi, mais je n’ai jamais été petite. Je n’ai
jamais changé[24]... »
A
travers ces caractères romanesques cependant, se dessine la position spécifique
de Colette qui est simultanément, répétons-le, une conduite psychique et un style d’écriture. L’écrivain Colette forge l’art, non pas de creuser ce
chagrin, de le dévoiler et de le dépasser — comme feraient, d’une autre
façon, le roman nordique, anglais ou slave, ou bien une thérapie. Non, ses
héroïnes, jusqu’à Julie de Carneilhan[25], par
exemple, savent masquer par la désinvolture la tristesse qu’elles ressentent.
Colette préfère réprimer le chagrin, tuer ce tueur qu’est le désespoir, afin de
bâtir sur sa tombe. « Je pleure aussi mal, aussi douloureusement qu’un
homme. Mais on se vainc, pourvu qu’on le veuille [26]… »
Un mode de vie s’est constitué, inséparable du style d’écriture, sous-tendu par
la certitude de ne jamais éprouver quelque manque que ce soit, de toujours
contenir le temps perdu et toute perte éventuelle. Il n’y a pas de deuil, il
est possible de tout posséder dans le style de la remémoration sensible.
« Ce qui me manque, je m’en passe [...] une chose qu’on connaît
bien pour l’avoir bien possédée, on n’en est jamais tout à fait privé[27].» La
traversée de la dépression, qui s’écrit avec La Fin de Chéri, passe donc
aussi par sa dénégation jugulée. Colette, qui éprouve à l’égard de la maladie
et de la vieillesse une grande répulsion, en arrive à penser que la douleur ne
mérite aucune considération : « J’ai le souvenir très net d’avoir été moins
chérie de mes bêtes, quand je souffrais d’une trahison amoureuse. Elles
flairaient sur moi la grande déchéance, la douleur[28]. »
Il
résulte de ces deux mouvements croisés – l’exploration d’une part
de la pente suicidaire avec La Fin de Chéri et la répudiation de
cette déchéance nauséabonde – une foi inébranlable dans la force
psychique des femmes. Une femme ne peut mourir de chagrin et sait dépasser
cette faiblesse intrinsèque qui la rend si vulnérable à l’amour
— que Colette craint au point de la tuer dans l’œuf – et
qu’elle appelle une « médiocrité » : « Combien de
femmes ont connu cette retraite en soi, ce repliement patient qui succède aux
larmes révoltées ? Je leur rends cette justice, en me flattant
moi-même : il n’y a guère que dans la douleur qu’une femme soit capable de
dépasser sa médiocrité. » Elle dit quel scepticisme éveillent en elle les
clichés de la femme trahie, par exemple, ces chagrins dit mortels, et combien
la « bête si solide » est « dure à tuer ». Elle affirme
même que c’est dans « la souffrance et la dissimulation »
qu’ « elle s’exerce et s’assouplit, comme à une gymnastique quotidienne
pleine de risques… Car elle frôle constamment la tentation la plus poignante,
la plus suave, la plus parée de tous les attraits : celle de se venger[29]. »
Si
cette « médiocrité » décriée par Colette est bien une dépressivité
féminine fondamentale, elle souligne la difficulté, voire l’impossibilité que
représente, pour une femme, le fait de perdre sa mère. La preuve en est que la
femme cherche désespérément et en pure perte sa mère dans un amant-mari —
qui, selon le mot de Sido, n’est « même pas un parent ». De ce fait, le
couple hétérosexuel est une liaison par définition incertaine, vouée à l’échec.
Une solution imaginaire, qui consiste à ne jamais se séparer de cette
perte impossible (la mère), mais de la porter comme un joyau caché, une douleur
blanche, qu’on enfouirait dans des plaisirs secrets.
Bien
sûr, au fil du temps, cette maîtrise de la douleur de la séparation évolue,
s’affirme et s’affine, mais elle est encore toute brûlante en 1908 lorsque
paraissent Les Vrilles de la vigne : « On creuse avec une
avidité bête la place de la souffrance récente, sans parvenir à en tirer la
goutte de sang vif et frais — on s’acharne sur une cicatrice à demi
sèche, on regrette — je vous le jure ! — on regrette la nette
brûlure aiguë... » Sûre d’elle-même et déjà triomphante d’avoir surmonté cette
douleur, La Vagabonde (1911) peut rétorquer : « Et il pourra
me demander d’un ton de maître : “Où vas-tu ?” “Femelle j’étais, et
femelle je me retrouve, pour en souffrir et pour en jouir.”[30] » Ces plaisirs… (1932) montrent quant à eux une femme lasse et
rouée : « La figure voilée d’une femme fine, désabusée, savante
en tromperie, en délicatesse, convient au seuil de ce livre qui tristement
parlera du plaisir[31] »,
avant que Colette lance cette cinglante repartie à Don Juan-Damien qui se
demande ce que les femmes ont bien pu lui donner : « Ce qu’elles vous
ont donné ? Mais, je pense, leur douleur. Vous n’êtes pas si mal payé[32] ! »
Contre la douleur endémique et grâce à la
puissance du flot d’exaltation nommé « Sido », une sérénité est en
définitive préservée : la pétrification de la douleur, tel un trésor précieux,
s’y abrite, doublure muette de la joie solaire, et on finit par l’oublier.
Cette mémoire du pays natal résorbe les chagrins d’amour, et possède même la
magie de les transfigurer : « Une femme se réclame d’autant de pays
natals qu’elle a eu d’amours heureux. Elle naît aussi sous chaque ciel où elle
guérit la douleur d’aimer[33]. » Une
seule expérience, elle aussi interne à ce « flot » et combien vitale,
continue à se nourrir de la douleur et parfois l’exalte : c’est
l’écriture, « périlleuse et décevante[34] », la
« passionnante cicatrice... »
En contrepoint, lorsque le sacre de Sido
s’énonce comme un culte des plantes ou des bêtes, un hymne au bonheur peut
enfin se faire jour, même si le bonheur humain est en réalité une imposture.
Par-delà nos passagères tristesses et grâce aux perversités exquises où
excellent les animaux, naturellement accompagnés par Colette et Sido, un
certain bonheur existe, et tout le reste est littérature.
Pourtant, l’évidence saute aux yeux : Sido
la cosmique était l’aimée... du Capitaine. Aimer Sido, au sens d’en jouir, de
la transsubstantier, de l’écrire, implique de se substituer au capitaine
Colette. Avançons l’hypothèse suivante : la véritable « lettre
volée » de la jouissance, selon la grande Colette, n’est — avec Sido
et caché par elle — autre que lui, Jules-Joseph Colette. En effet, l’objet magique de l’écriture s’appelle Sido, mais le sujet de l’écriture que
nous lisons, admirons et commentons arbore en toutes lettres un prénom féminin
qui est précisément le patronyme paternel. La jouissance autre recouvre
une tache noire. La douleur tapie dans l’exaltation même de l’écriture est
restée nouée au père, dont le nom retient la trace secrète.
De
la douleur comme « gymnastique » à la réparation du père amputé
Le
charmant et passablement ridicule papa de l’écolière Claudine est spécialiste
en macologie, plus attaché aux gastéropodes qu’à sa fille. On ne s’étonnera
donc pas d’apprendre que son mari Renaud aura pour principale mission de
remplacer ce père fantasque et qu’il se pose en « amant paternel[35] ». Aux
yeux de sa jeune femme, ce personnage ambigu est lui aussi « plus féminin
que viril. Il m’aime, cela est hors de doute, et plus que tout, Dieu merci, je
l’aime, c’est aussi certain. Mais qu’il est plus femme que moi ! Comme je
me sens plus simple, plus brutale… plus sombre, plus passionnée[36]… »
Quoi qu’il en soit, tant le besoin d’un père se fait sentir, Claudine se soumet
à lui comme une « enfant battue ».
Lorsque
le capitaine Colette meurt, le 17 septembre 1905, Sido écrit à sa fille
aînée Juliette, issue de son premier mariage : « Je renonce à vous
dépeindre l’immensité de ma douleur[37] . »
Colette, experte en endurcissement, ne trahit ce jour-là pas la moindre émotion
et ne gardera des funérailles que le souvenir d’un « riant enterrement[38] ».
Cette même année est aussi celle de sa séparation de biens avec Willy.
La
résurrection du Capitaine dans l’œuvre de sa fille sera lente, suivant le
sillage de la progressive apparition de Sido. Signalons une exception, avec le
texte « Un zouave », publié en feuilleton dans Le Matin les 27
mai et 10 juin 1915[39] : il
précède, par la vigueur du portrait et la chaleur de l’émotion filiale,
l’esquisse encore incertaine des traits maternels, disséminés çà et là[40], et qui ne
se cristalliseront qu’avec La Maison de Claudine (1922). La Première
Guerre mondiale, qui mobilise Colette comme journaliste, alors jeune épouse de
Henry de Jouvenel, contribue de toute évidence à cette cristallisation des
traits du Capitaine en héros de guerre. Ce « soldat amoureux de la
bataille [...] avait laissé en Italie toute sa jambe gauche, coupée
en haut de la cuisse, l’année 1859, à Melegnano »[41].
L’image
du père amputé, plus douloureuse encore par sa discrétion, apparaît dans La
Maison de Claudine : « J’écoute s’éloigner, ferme, égal,
ce rythme de deux bâtons et d’un seul pied qui a bercé toute ma jeunesse[42]. »
Dans Sido, Colette révèle chez le Capitaine une souffrance muette que la
fille serait la seule à deviner, et qui reste impensable... pour sa mère. Mais
surtout Colette fait pour soi-même, ce poignant aveu de tristesse déniée :
« Il n’est jamais trop tard, puisque j’ai pénétré ce que ma jeunesse me
cachait autrefois : mon brillant, mon allègre père nourrissait la
tristesse profonde des amputés[43]. »
Si
l’amputation est un symbole brutal de la castration, le prénom féminin porté en
patronyme ne contribue pas moins, pour l’inconscient, à sa féminisation. Un
homme qui s’appelle Colette, qu’on perçoit amoureusement soumis à sa femme et
qui, de surcroît, est unijambiste, voilà de quoi briser, sans que le docteur
Freud ait à s’en mêler, l’image phallique du père incarnant l’interdit et la
loi ! On ne s’étonnera plus dès lors que Minet-Chéri, comme pour corser et
conjurer ces traits, se passionne pour un pervers de l’espèce de Willy et
s’intéresse de près à Psychopathia sexualis…
L’invalidité
physique du père n’est pourtant pas le plus cuisant pour sa fille. Du moins
parvient-elle à compenser le handicap paternel, en exaltant sa musculature
puissante dont la « force féline[44] » (le
Capitaine serait-il le premier « homme-chat » de Colette ?)
s’avère d’autant plus impressionnante qu’elle se manifeste par la main et la
colère et que toutes deux prennent pour cible le papier, outil privilégié
d’un écrivain. La «petite » ne l’ignorait pas : « Sa main
blanche ne saurait m’échapper, surtout depuis que je tiens mal mon pouce, en
dehors comme lui, et que comme cette main, mes mains froissent, roulent,
anéantissent le papier avec une fureur explosive. Et la colère donc... Je ne
parlerai pas de mes colères, qui me viennent de lui. » La force coléreuse
et la fureur méditerranéenne de Colette-le-père suscitent naturellement la
fascination réprobatrice de Sido : « Italien !... Homme au
couteau[45] ! »,
tandis que la fille admire l’élégance sportive de cette virilité, dont elle ne
cessera de rechercher la peau fine chez tous ses amants et maris.
Les
harmoniques incestuelles avec le père s’accumulent au fil des pages, imposant
l’image d’un Capitaine séduisant, amateur de femmes, bon chanteur et d’une
grivoiserie charmante . Mais, Sido mise à part, c’est sa propre fille que
Colette-le-père porte dans son cœur, nonobstant toute autre conquête féminine
réelle ou imaginaire. Son étonnement rétrospectif est-il feint lorsqu’elle
découvre cet attachement ? « Mais voici que des lettres de lui
(je l’apprends vingt ans après sa mort) sont pleines de mon nom, du mal de la
“petite[46]”… »
Nous nous en souviendrons lorsque nous la retrouverons tendrement soumise au
« vice paternel » de Willy, grand amateur de « tendrons ».
Poète,
citadin, le capitaine Colette, l’amoureux fervent de Sido, est la parfaite
antithèse de sa femme cosmique. D’abord, sa « scandaleuse
sociabilité […] l’appelait vers la politique[47] ».
Cette désapprobation de la fille du zouave ne fera que croître chez la future
baronne de Jouvenel, Sido en saura quelque chose ! Mais surtout, le
Capitaine ne comprend pas la nature. Ne s’obstine-t-il pas à vouloir
pique-niquer le dimanche, alors que Sido et ses enfants, qui sont des sauvages,
n’en ont cure, immergés nuit et jour dans les herbes, les bois, les fleurs !
Cet
homme qui passe sous silence ses exploits militaires[48] est passionné par tout ce qui s’écrit. Il affiche une bruyante passion pour les
journaux et les livres, collectionne stylos et sceaux en cire, pour lesquels sa
fille concevra à son tour une véritable passion, associant dès La Maison
de Claudine l’invalide à sa bibliothèque. Mais le ratage paternel ne
sera dévoilé que dans Sido et Colette ménage la pénible découverte, après
la mort de son père, d’un écrivain sans œuvres : « Sur un des plus
hauts rayons de la bibliothèque, je revois encore une série de tomes cartonnés,
à dos de toile noire. Les plats de papier jaspé, bien collés, et la rigidité du
cartonnage attestaient l’adresse manuelle de mon père. […] Deux
cents, trois cents, cent cinquante pages par volume ; beau papier vergé
crémeux ou “écolier” épais, rogné avec soin, des centaines et des centaines de
pages blanches... Une œuvre imaginaire, le mirage d’une carrière d’écrivain[49]. »
Sans s' apitoiyer ni en rit , elle accepte l’impuissance de son père avec
une compréhension toute... fraternelle, oui, solidaire de la douleur et
prompte à s’effacer – non sans imposser dans le panthéon des lettres le
nom du raté .
Ce
n’est pas une femme choquée (secrètement ravie en réalité) qui contemple les
pages vierges du Capitaine. Sido, elle, peut adopter pareille attitude
vengeresse et s’en moque gentiment en couvrant, des feuilles inutiles de son
mari les pots de confiture, ces œuvres à elle... Au contraire, Colette, la
fille, y ancre sa détermination pour persévérer dans l’effort de l’écriture
entamé dans l’atelier de Willy : il s’agira d’accomplir la dédicace du
Capitaine, de réaliser l’œuvre qu’il avait seulement projetée en hommage à
Sido, et dont il n’a pu tracer que quelques lignes : « J’osai
couvrir de ma grosse écriture ronde la cursive invisible, dont une seule
personne au monde apercevait le lumineux filigrane qui jusqu’à la gloire
prolongeait la seule page amoureusement achevée, et signée, la page de la
dédicace : À ma chère âme,/son mari fidèle /JULES-JOSEPH COLETTE[50].
Ce sera un accomplissement génial, mais non sans
que la fille conserve, au fond d’elle-même, l’angoisse de l’amputé et la
crainte de ne jamais y arriver. Jusqu’à sa fin, Colette sera hantée par le
spectre du Capitaine, qui lui impose d’une part le besoin « membru »
d’écrire — « je te percute, je tâte ta présence » —
et, de l’autre, la crainte de lui ressembler, la menace d’impuissance. La
découverte des pages vierges laissées par le Capitaine fut si spectaculaire,
qu’on ne peut que rêver sur le trauma et la décision compensatoire,
réparatrice, qui l’ont suivie. Pourtant, des signes diffus, devaient laisser
deviner à Colette-la-fille la faiblesse de Colette-le-père-écrivain-présumé,
ainsi que le testament qu’inconsciemment celui-ci lui léguait ( à elle
vraiment, sa première et intraitable critique littéraire que fut la fillette de
dix ans ?) d’accomplir cela …
Le Capitaine lui confie en effet la lecture de
sa « prose oratoire, ou [d’]une ode, vers faciles, fastueux par le rythme,
par la rime, sonores comme un orage de montagne ». Et attend, confiant,
son jugement, quand brusquement tombe le verdict d’une jeunesse
insolente : « Toujours trop d’adjectifs », tranche
Colette-la-fille[51].
Colette-le-père, se fâche tout rouge, invectivant la future grande Colette,
« la vermine, le pou vaniteux que j’étais ». La scène, pour œdipienne
qu’elle soit, et d’un Œdipe inversé (puisque la fille, tel un garçon,
« assassine » l’écriture de papa), n’en est pas moins
formatrice : l’amour théâtral du père pour sa fille et sa vraie-fausse
colère préparent à la fois la culpabilité envers l’amputé, l’écrivain raté, et
l’engagement de la fillette (aidée plus tard par la découverte de ses dossiers
vides ) dans son destin d’écrivain. Rappelons d’abord cette complicité
fille/père, que Sido ne soupçonne pas : « Elle le croyait gai, parce qu’il
chantait. Mais, moi qui siffle dès que je suis triste [...] je voudrais qu’elle
eût compris que la suprême offense, c’est la pitié. »
« C’est lui qui se fait jour… »
Avant de réunir papa et maman, pour reconnaître
sa dette envers tous deux, quoique différente, c’est explicitement au capitaine
que Colette fait remonter son métier d’écrivain, suggérant que leurs premières
passes d’armes autour de la question du style auraient amorcé la véritable
transmission de ce talent « lyrique » que Willy devait tant lui
reprocher, mais qu’elle saura préserver en l’affinant à l’extrême, jusqu'à se
forger la gloire qui est désormais la sienne : « C’est lui qui
se voulait faire jour, et revivre quand je commençai, obscurément,
d’écrire. »
Après quelques hésitations révélatrices dans ses
brouillons, Colette précise que c’est à son père qu’elle doit le surnom
(provençal ou persan ? — elle se prend à rêver) de Bel-Gazou,
qu’elle transmet à sa propre fille : sacre solennel, s’il en fût, du
Capitaine en patriarche de toute la lignée. Les deux noms propres que Colette
forge, son nom de plume et le tendre sobriquet donné à sa fille, sont des
signifiants dus au père Colette. D’ailleurs, ce n’est qu’après une triple
mention du nom de Colette, pour désigner le père et la fille, dans La Maison
de Claudine [52] que
l’écrivain adoptera définitivement le patronyme comme nom de plume, en 1923,
abandonnant Colette Willy et Colette de Jouvenel.
En réalité, et plus sournoisement, le motif qui
attisait cette rivalité et finit par métamorphoser le « lyrisme
paternel » en joyau de la littérature française sous la signature
« Colette », n’était autre que la jalousie. De Colette-le-père lui
viennent, pense-t-elle, aussi bien les accès de colère que le démon de
« la jalousie qui me rendit, autrefois, si incommode[53] ».
Jalousie du père, ou bien de la fille à l’endroit du père et de la
mère ? Cet homme qui prenait autrefois tous les risques dans les
batailles, aujourd’hui mutilé, restait aux côtés de Sido.
Nous pouvons croire Colette lorsqu’elle
reconstitue ses antécédents. En effet, un amour aussi extrême pour maman ne
peut que stimuler, avec la jalousie, le désir fervent de la fille-garçon de
conquérir à son tour cet objet définitif de l’amour paternel, tant convoité,
mais qui conservait très ostensiblement son quant-à-soi. D’autant que Sido ne
manque pas, selon sa fille, de signifier sa supériorité au Capitaine . Ne
possède-t-elle pas ses enfants, alors que lui aurait simplement voulu
être comme eux — un enfant de sa femme ? Et Sido ira même
jusqu’à désavouer ce « grand amour » qui pourtant l’honore,
puisqu’elle y voit la cause de l’échec du Capitaine, ce malheureux qui a
préféré aimer une femme plutôt que construire une œuvre . Voilà bien une
erreur à ne pas commettre... Tel est du moins le décryptage de la fille. Il lui
reste, dès lors, à aimer tout autrement que le zouave, à écrire Sido comme n’a
pas pu le faire monsieur Colette. Un tel projet peut mener à l'éclosion
d'une grande... Colette.
Julia Kristeva