« Comment parler à la littérature
»
Je voudrais ouvrir
ce colloque par un extrait du roman de Philip Roth, Exit Gost (2007), Exit le Fantôme (2009) :
Courrier des lecteurs :
Il fut un temps où les gens
intelligents se servaient de la littérature pour réfléchir. Ce temps ne sera
bientôt plus. Pendant les années de la guerre froide, en Union soviétique et
dans ses satellites d’Europe de l’Est, ce furent les écrivains dignes de ce nom
qui furent proscrits ; aujourd’hui en Amérique, c’est la littérature qui
est proscrite comme capable d’exercer une influence effective sur la façon
qu’on a d’appréhender la vie. L’utilisation qu’on fait couramment de nos jours
de la littérature dans les pages culturelles des journaux éclairés et dans les
facultés des lettres est tellement en contradiction avec les objectifs de la
création littéraire, aussi bien qu’avec les bienfaits que peut offrir la
littérature à un lecteur dépourvu de préjugés, que mieux vaudrait que la
littérature cesse désormais de jouer le moindre rôle dans la société.
Voyez les pages culturelles dans le Times :
plus il y en a, pire c’est. Dès que l’on entre dans les simplifications
idéologiques et dans le réductionnisme biographique du journalisme, l’essence
de l’œuvre d’art disparaît. Vos pages culturelles, ce sont des potins de
tabloïde déguisés en intérêt pour « les arts », et tout ce à quoi
elles touchent est converti en ce que cela n’est pas. De quelle star s’agit-il,
combien cela coûte-t-il, où est le scandale ? Quelle transgression
l’écrivain a-t-il commise, et ce, non pas à l’encontre d’exigences d’ordre
esthétique, mais à l’encontre de sa fille, son fils, sa mère, son père, son
conjoint, sa maîtresse ou son amant, son ami, son éditeur, son animal de
compagnie ? Sans avoir la moindre idée de ce qu’il y a d’intrinsèquement
transgressif dans l’imagination littéraire, le chroniqueur culturel se soucie
sempiternellement de problèmes prétendument éthiques : « L’écrivain
a-t-il le droit de… bla-bla-bla ?
Tout ce que l’écrivain construit,
méticuleusement, expression après expression et détail après détail, est une
ruse et un mensonge. L’écrivain n’a pas de mobile d’ordre littéraire. Décrire
la réalité ne l’intéresse absolument pas. Les mobiles qui le guident sont
toujours personnels et généralement méprisables.
Et savoir cela est d’un grand
réconfort, car cela montre bien que non seulement ces écrivains ne valent pas
mieux que nous autres, comme ils le prétendent, mais qu’ils sont pires que
nous. Fameux génies !
La façon dont la vraie littérature
résiste à la paraphrase et à la description – réclamant, du coup, de la réflexion – dérange votre chroniqueur culturel. Il ne prendra au sérieux que ce
qu’il imagine être ses sources, une forme de fiction, oui, la fiction pour
journaliste paresseux.
Si j’avais le pouvoir d’un Staline,
je ne le gaspillerais pas à réduire au silence les romanciers. Je réduirais au
silence ceux qui écrivent sur les romanciers. J’interdirais toute discussion
publique de la littérature dans les journaux, les magazines et les revues spécialisées.
J’interdirais l’enseignement de la littérature dans tous les établissements
scolaires, du primaire au supérieur en passant par le secondaire. Je
prohiberais les groupes de lecture et les chats de discussion sur les
livres sur Internet, et je mettrais sous surveillance les librairies pour
vérifier qu’aucun vendeur ne parle de livres avec un client, et que les clients
n’osent pas se parler entre eux. Je laisserais les lecteurs seuls avec les livres, pour qu’ils puissent
en faire ce qu’ils veulent en toute liberté. Je ferais cela pendant autant de
siècles qu’il en faudrait pour désintoxiquer la société du poison de votre
charabia.
Amy
Bellette
Je
reçois ce « courrier de lecteurs », signé par un des personnages du
roman, Amy Bellette, bien plus que
comme une explosion de colère de l’auteur lui-même. Lorsque l’idée m’est venue
de proposer au Centre Roland
-Barthes, un Colloque sur « Où en est la
critique littéraire aujourd’hui ? », je n’étais pas loin de
penser et d’éprouver ce que Amy Belette nous communique dans ce
« courrier ». Mais cette fois-ci je n’étais plus un personnage de
Philip Roth ( comme il m’est arrivé de l’être, par exemple dans son roman La
tache ). Au contraire, c’est bien dans le monde réel et depuis ma place
de lectrice, de théoricienne de la littérature et (parfois) de critique
littéraire que je me trouvais à l’unisson avec l’écrivain.
J’aimerais
que, tout au long de ces journées, nous n’oublions pas les affects d’Amy Belette. Pour
que nos réflexions puissent au
moins les éclairer, en formulant une prise de conscience du malaise dont il
s’agit et, sait-on jamais - soyons optimiste- en esquissant des mutations qui
s’imposent.
Trois
pistes pour introduire ces enjeux.
1.
Par sa structure même, en tant que discours de ou sur la
littérature- disons, en tant que métalangage,- qu’il s’agisse de l’interprétation
( herméneutique) ou
de la critique- tout commentaire se condamne à figer l’expérience littéraire comme un « objet ». Au contraire, Roland Barthes – dont
l’œuvre est à l’origine de notre Centre et à l’horizon de nos débats - a repris et rénové à sa façon ce pari que des écrivains (de Diderot à Baudelaire ou Georges Bataille) n’ont pas manqué de relever : il est possible de parler de la littérature si et seulement si nous parlons à la
littérature.
C’est
dans cet esprit qu’en 1971 j’ai
essayé de penser l’aventure
de Roland Barthes qui a su
reprendre dans un style personnel, dans une « écriture » ( au sens où
il emploie ce mot), les avancées de la linguistique, de la sémiologie, et plus
largement des sciences humaines face à ce qu’il appelait la « compétence
littéraire » des êtres
parlants. Puisque personne n’est prophète dans son pays, vous ne connaissez pas
ce travail : je me permets donc de reprendre, en les ajustant à
l’actualité, les idées principales
de ce texte intitulé précisément
« Comment parler à la littérature », Tel Quel, n°47, automne
1971, et d’intituler ma
communication aujourd’hui « Comment parler à la littérature BIS ».
2.
Car, et ce sera mon deuxième thème, en 40 ans, la place de la langue et de la littérature a changé, dans la vie sociale mais aussi dans
le vécu de beaucoup d’entre nous, sous la pression de l’image et de la
globalisation. Comment parler à la
littérature, si le langage lui-même semble reculer sous la lumière des
écrans et dans leur ombre, tandis que le Verbe qui fut jadis « au
commencement » se réduit en éléments de langage, et le roman se réduit en
miettes de SMS, en lâchés d'
autofiction, ou - mais si rarement !- en précieux retour sur soi-même, sur
la mémoire d’un genre et encore plus rarement sur l’histoire de la pensée-à lire plus tard ou jamais.
3.
Enfin, et tout au long de mon raisonnement, j’essaierai de ne pas perdre de vue
(avec l’œuvre entière de Barthes,
notamment Le plaisir du texte et Le
discours amoureux) bien sûr Critique et vérité (1966): pour faire
apparaître l’actualité de ce livre, tout autant que le présent encore impensé
qu’il nous invite à affronter.
I.
Je
distinguerai, avec Barthes, deux discours de/sur la littérature :
*Le
discours du « savants » (discours interprétatif, herméneutique,
analytique) qui déplie la dimension « anthropologique » du sens,-
telle que Barthes l’enracine dans ce que Georges Bataille et Philippe Sollers
appellent l’ « expérience » (Cf. L’Expérience
intérieure et La littérature et
l’expérience des limites)
*Le
discours du « critique » qui n'est pas le chroniqueur littéraire(contrairement à une idée reçu qui
attribue au critique jugement évaluation) est défini comme quelqu’un qui « affirme » son
« désir ».
Deux
discours, ou plutôt deux attitudes qui, bien souvent, se croisent et
s’interpénètrent : du moins dans la vision idéale de Barthes s’opposant à
Picard.
Pour
spécifier le DISCOURS INTERPRETATIF, je pourrais remonter à la « troisième
critique » de Kant, « la critique du jugement », et à son
« jugement esthétique » fondé sur le plus archaïque des sens, celui
du « goût », - que Hanna
Arendt a entrepris de repenser
pour envisager un autre rapport au langage et ainsi seulement une autre
politique.
On
peut rappeler aussi la
phénoménologie de Husserl et sa « sphère anté-prédicative qui ouvre, dans l’ « horizon
poreux » de la « thèse prédicative », une sphère matérielle et
sensorielle, la « sphère anté-prédicative », avec le défi de penser le sensible.
Je
préfère évoquer pour ma part l’inconscient freudien, avec le régime
paradoxal des pulsions, des affects, du désir et leurs pré-objets et
pré-sujets.
Toutes ces approches de
l’expérience littéraire et plus largement
esthétique – qui bousculent les catégories
métaphysiques du sens et du
sensible, de la psyché et du soma,
etc.- se sont enrichies en se
donnant l’art et la littérature come objets d’investigation. « Objet » étrange si on y
pense : car il ne s’agit pas de « commenter » ( redoubler,
paraphraser) le « fond »
et la « forme » de l’œuvre (descriptions dans lesquelles excellent la
rhétorique classique et le discours universitaire « ciblés » par RB) , mais d’interroger l’expérience d’un Sade, d’un Balzac ou
d’un Artaud pour faire apparaître en quoi elle est spécifique. Plus
exactement, en quoi cette expérience spécifique, cette énonciation d’un énoncé,
cette écriture… ( les « concepts » et « notions » ne
cessent de varier) bouscule
et innove…. les codes théoriques eux-mêmes, à partir desquels l’interprète s’est risqué à l’aborder..
La
démarche interprétative du « savant » le conduit à enrichir son cadre théorique, en l’obligeant à se rénover face à la
découverte des sens multiples qui sommeillent dans l’œuvre, abordée désormais non pas comme un
« objet de connaissance », mais comme une expérience de l’écrivain dans laquelle l’interprète lui-même se
transfère. Sous l’apparence de la signification-message-information,
s’ouvre alors ce « tourbillon
d’hilarité et d’horreur » dont parlait Mallarmé et qu’il s’agira
d’élucider en en nommant l’économie polysémique dont la vérité
contient une valeur générale. Ecoutons : « le discours
général de l’objet est, non pas le
sens, mais la pluralité même des sens dans l’œuvre » (CV, 56) ;
« …sciences de conditions du
contenu, c'est-à-dire des formes ; ce qui l’intéressera, ce sera les
variations du sens engendrées, et, si l’on peut dire, engendrables, par les œuvres : elle
n’interprétera pas les symboles, mais seulement leur polyvalence ; en un
mot, son objet ne sera plus les
sens pleins de l’oeuvre, mais au contraire le sens vide qui les supporte
tous » (CV, 57) ; « On ne classera pas l’ensemble des sens
possibles comme un ordre immuable, mais comme les traces d’une immense
disposition « opérante »/../ élargie de l’auteur à la société ».
(CV, 58)
Prenons
comme exemple de ce discours « savant » le texte de Maurice
Merleau-Ponty (1908-1961), Le Visible et l’invisible ( 1964). Que cherche-t-il dans l’œuvre de Proust
qui côtoie celle de Cézanne et que
le peintre précise ainsi : « Ce que j’essaie de vous traduire est plus
mystérieux, s’enchevêtre aux racines mêmes de l’Etre, à la source impalpable de la
sensation » ? Est-ce une raison méditante qui ne succombe pas aux concepts de son langage ? Est-ce un
état pré-réflexif de la pensée qui élargisse la communication avec l’Etre et
pourtant le maintient dans l’opacité ? Est-ce un logos infini qui organise le monde où,
au croisement de la nature et de l’esprit, s’amorce la germination du sens et de la
philosophie elle-même? S'agit-il d' un carrefour, ou d' une déhiscence de
la pensée, que Proust et Cézanne transfèrent à Merleau-Ponty ?
Il
existe un enchevêtrement entre l’homme et l’univers, un « creux », un
« pli », une « chair » : dira-t-il. Une armature en-deçà du visible, la chair comble
ce qu’on n’ose pas penser. Moins qu’un désir qui a un objet, plus qu’une jouissance qui l’a perdu dans la
fusion avec l’Etre, la chair est ce chiasme entre sentant et sensible, qui se tient aux exquises limites du
senti. Ma chair ou la chair
du monde ? Tout comme. Imbibée de sens, mais reculant jusqu’à
l’insensé. Jamais conscience n’a
été aussi ambitieuse et pour cela même aussi poreuse, que dans cette saisie de
ce qui, en devenant moi, me dérobe. A la lecture de Proust, le monde me touche
et je le touche. Toi aussi, Proust et Cézanne, tu me vois et je te vois,
co-présents et abandonnés. Une
chair sensible receuille le temps
sensible dans la communion des
séparés. C’est trop demander à une
personne de vivre ainsi chaque
sensation, disons -le, comme une passion christique. Merleau-Ponty, lui, médite la sensation, avec Proust, jusqu’à cette effervescence des identités, du dehors et du
dedans, du monde et du moi où la Recherche du petit Marcel transforme le philosophe, nous transforme
en chair. A travers l’imagination
déployée en métaphores et en syntaxes hyperboliques. Comme l’écrivain l’a fait lui-même en vivant son écriture. La lecture donc, vécue comme une
rencontre passionnelle, est un rite insoutenable. Voilà ce que dit Merleau- Ponty en inventant « la chair » de La Recherche.
Pour le dire autrement, l’interprétation que le philosophe propose de La
Recherche proustienne
introduit, dans la
philosophie, une nouvelle
notion de la « chair » héritée de la philosophie grecque, du judaïsme
et du christianisme. Le texte de
Proust n’est pas pour lui un « objet » à juger, évaluer et encore
moins à promouvoir. L’imaginaire
proustien est expérimenté (je maintiens le mot au sens d’Erlebins et Erfharung) comme une potentialité
interne à la complexe
polyphonie signifiante que l’interprète repère, en renouvelant ses modèles. En les re-créant plutôt, à partir de ce nouveau désir de sens que lui impose cette rencontre passionnelle qu’est sa lecture de
l’expérience proustienne du temps
sensible, du « pur temps incorporé »
Faisons un pas de plus. La fascination provoquée
par la French Theory provient elle
aussi, de ce nouveau désir d’un nouveau
modèle de sens, que les théoriciens de la littérature et de l’art ont fait entendre.
Lorsque
les vers de Mallarmé m’ont conduite à repenser la « chora » de Platon – cet espace avant l’espace dont parle le Timée, et à proposer de penser ce plus-que-sens
qu’est la musique dans les lettres par
le terme de « chora sémiotique »- à l’écoute des bases pulsionnelles
de la phonation, - et en doublure de la signification explicite d’Un coup de dés ou de Prose pour des Esseintes : je ne
parle pas de la littérature comme
« objet ». Je parle à la littérature comme expérience subjective,
puisque je la rejoins dans son
labyrinthe de « mystère dans les lettres » ( comme aime à le dire
Mallarmé). En vérité, ce « mystère » que je décèle (et que j’interprète) me parle : dans notre transfert/contretransfert ( entre le Coup de dés et « moi »), le texte me fait don d’un nouvel outil interprétatif qui affinera désormais
ma propre perception et contribuera à faire entendre autrement d’autres textes : j’en
extrais un outil interprétatif qui déplie la « polyvalence » (Roland
Barthes) de ce symbole
complexe qu’est toute œuvre.
De
même, lorsque ma lecture de Céline, du Voyage au bout de la nuit à Bagatelles pour un massacre, me fait entrevoir – à partir de modèles psychanalytiques et
phénoménologiques qu’elle sollicite et qu’elle déborde en m’incitant à les
remanier – quand ma lecture me fait entrevoir ( dans les romans et dans
les pamphlets) une abjection sous-jacente aux
lien sujet/objet, enfant/parent, homme/femme, aussi bien que dans le lien du
narrateur à l’autre religion, ethnie ou race : je n’innocente pas Céline
de son antisémitisme, ni ne l’explique ou juge. Je tente d’élargir
l’intelligibilité d’une expérience subjective ( celle de l’auteur mais aussi
celle du lecteur sollicité par lui) qui s’enracine dans les
états limites de la vie psychique : fascination et/ou répulsion entre sujet et objet , ni l’un ni
l’autre, ab-jects. L’abjection qui sous-tend les catégories de l’esthétique classique : telle la
« séduction » ; de la sociologie : le
« racisme » ; de la psychanalyse : le « délire ».
Cette
démarche du « savant » interprète ou analyste , est-elle si différente de la démarche de
celui que Barthes appelle « le
critique » ? Certainement. Et pourtant pas absolument. Voyons.
Imposée
à la réflexion moderne depuis Maurice Blanchot à travers Hegel- Mallarmé- Kafka
, l’écriture et son sujet abandonnent chez Barthes le labyrinthe spéculatif de l’esprit absolu, pour atteindre avec Sade,
Fourier, Loyola, Balzac, le discours politique, mythique, le journalisme, le
nouveau roman, Tel Quel et grâce à
une alliance entre sociologie,
structuralisme et avant-garde littéraire, un éclairage nouveau. Je soutiens que
l’écriture selon Barthes prend ses
sources, apparemment inconciliables, d’une part dans l’expérience de la « fascination » que
Blanchot contemple dans une
« écriture » « livré à l’absence de temps », « dans
une perte de l’être quand l’être manque » (L’Espace littéraire, p. 24) – et, d’autre part, dans la
conception dialectique de l’écriture selon Sartre comme praxis objective,
« plus complète, plus totale que la vie » (Critique de la raison dialectique, p. 90-91). Mais alors, si l’interprète tente de
s’identifier à l’expérience d’écriture ainsi comprise, le critique ne le fait-il pas à sa
façon ? Laquelle ? Ou au contraire, restent-t-il tous les deux
(l'interprète et le critique) irrémédiablement étrangers à l’écriture ? Sauf à se faire écrivains eux aussi …par
intermittence ? Blanchot et Sartre : sont-ils savants interprètes ou
sont-ils des critiques ? peut-être des écrivains ?
Ambivalence
et drame du critique : Barthes
a-t-il été le premier à les révéler, dans une culture en train de glisser sous
l’emprise de ce qu’on n’appelait pas encore « les médias » ?
D’une part, le critique parle en son nom à un autre : il introduit le
désir (avant de formuler quelque « critique »que ce soit, jugement ou
évaluation).- « Passer de la
lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre,
mais son propre langage »
(CV, 79). Entendons : le
langage dont le critique est capable. Là où l’interprète « savant » innove les modèles pour penser l’inépuisable expérience polysémiquie des œuvres, est critique, avance
Barthes, celui qui affirme :
« le critique , lui, est obligé de produire un certain « ton », et ce ton, tout compte fait, ne
peut être qu’affirmatif » (CV, 78). Le critique reste rivé à son
« je » qui accapare les sens pluriels, qui s’approprie les
polyvalences et les signe : « Le critique serait celui qui ne peut
produire le IL du roman, mais qui ne peut non plus rejeter le JE dans la pure
vie privée, c’est-à- dire renoncer à écrire : c’est un aphasique du JE, tandis
que le reste de son langage subsiste, intact, marqué cependant par les infinis détours qu’impose à la parole (comme dans le
cas de l’aphasique) le blocage concernant un certain signe » (CV,
17). Parti de son JE opaque vers l’écrit d’un autre, le
critique (aphasique de sa propre
expérience narrative, incapable de se raconter) retourne à son propre JE qui n’est que son
langage d’affirmation- j'entends : pas d’expérience. L’ironie de cette façon de tourner en rond n’échappe pas à
Barthes: le critique est obliger de coaguler un ilôt de sens affirmatif là où
l’écriture comme expérience ne cesse de décomposer-recomposer à l’infini. Aphasique du JE et ironiste incapable d’assumer la pulsion de mort
qui triomphe dans l’acte de l’écriture non comme une « biographie »
mais comme une « thanatographie », le critique témoigne cependant- mais par son handicap même- de cette
étrange singularité qu'est l’expérience littéraire. Il fait apparaître son hétérogénéité dans l’espace social
de la communication, mais sans la rendre intelligible. Par sa « décision de dire »,
le critique ne peut que s’écarter définitivement de la logique polyphonique de
l’écriture, de sa profondeur nocturne, bordée d’insensé et de sensible.
Nous
voici devant la ligne de fracture qui réunit l’interprète et le critique pourtant si différents l’un de l’autre : ils se tiennent à distance de
l’écriture, ils ne sont pas écrivains. « Est écrivain celui pour qui le
langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non l’instrumentalité ni
la beauté » (CV, 46). Entendons : l’écrivain désubstantialise le sens du lange en même temps que l’identité
individuelle, son intention s’enracine hors-langage, son secret intimide parce
qu’il est contre-communication (CV, 36 ; Degré zéro, 32-33).
Rarement,
peut-être jamais, le voisinage entre interprète-critique-et-écrivain, avec
leurs ressemblances- différences et par le croisements de ces rôles n’ait été
aussi présent à la conscience, aussi minutieusement analysé et aussi passionnément pratiqué comme ce fut le cas en France
et dans la langue française dans la deuxième partie du XXe siècle. Ne nous
laissons pas piéger par la technicité apparente de ce continent. En élucidant
les diverses modalités de cette relation, en appelant à un éveil permanent de
chacun, il s’agit -pour Barthes et pour nous, ses amis et complices dans nos
différences mêmes- de démontrer aux sujets aliénés dans leur langage et sans avenir historique, que la
littérature est le lieu où cette aliénation se déjoue de façon à chaque fois
spécifique. Avec la
conscience aiguë pour certains, ou diffuse pour d’autres, de devoir et de pouvoir résister à la banalisation en cours des
esprits, mais aussi au culte symétrique et archaïsant des belles lettres.
II.
Où
en sommes-nous aujourd'hui?
Le
troisième millénaire ajoute à ce paysage de nouvelles difficultés. Le primat de l’image globalisé dévalue-t-il pour autant le rôle
central du langage et par conséquent de la littérature, mais aussi des discours
interprétatif et critique ?
Beaucoup
le pensent, et l’indigence de la chronique littéraire, comme l’opacité du
discours universitaire, dénoncées
par Amy Belette, semblent le prouver. Je me suis laissé dire, récemment, que le message culturel français ne
passait plus tout simplement parce qu’il était axé sur la langue ( cf.
l’Alliance française) et la
littérature française, au détriment des industries culturelles. Je suis
d'accord, il importe, bien évidemment, de développer ces incontournables
industries culturelles (cinéma, arts visuels et plastiques, vibre, théâtre,
etc.) mais aussi le numérique, et de réinventer la francophonie elle-même. Je soutiens seulement que si nous ne sommes pas capables de réagir à ce
que je décrirai comme un véritable déni
ambiant du langage –et
de la littérature- ; si cette « conscience de parole » qui définit
l’écrivain avant toute
« échelle de valeurs » devait s’atténuer si non disparaitre, alors
nous sommes à un tournant de l’humaine condition qui s’expose à des
mutations aux conséquences
imprévisibles : pour le meilleurs peut-être, pour le pire aussi.
Je
ne suis pas de ceux qui diabolisent le règne des images. Je ne me contenterai pas non plus d’insister seulement sur la langue et de la littérature comme
constituants majeurs de l’identité nationale : même si je suis
persuadée, en effet, que c’est
bien là, non pas dans le culte de
la langue et de sa littérature, mais dans leur transvaluation perpétuelle par
l’écriture et les discours interprétatif et critique qui l’élucident, qu’évolue cette identité mobile,
nullement un dogme mais permanente mise en question, work in progress, œuvre ouverte qu’est l’identité d’une vivante d’une nation. Je me
bornerai à souligner avant tout le fait que – parce que le langage constitue le sujet dans l’homme et
la femme ( comme l’ont montré les
discours interprétatif depuis plus d’un siècle) - c’est bien l’imaginaire
littéraire qui offre l’espace
privilégié dans lequel s’acquiert la liberté du sujet dans, avec ou sans le sens. C’est bien l’expérience littéraire
– accompagnée de son élucifation interprétative, et qui souvent l’intègre
dans son énoncé même- qui
transforme la dépendance de l’homme et de la femme vis-à-vis du fantasme, c’est-à-dire de
l’image mais aussi de tout signifiant ou idées univoques. En me donnant une chance d’atteindre les limites de mon moi et la possibilité objective de leur
dépassement socio-historique, l’expérience littéraire est une épreuve de liberté
singulière -unique par sa complexité- au cœur même des normes sociales. Proust ne disait pas autre chose en
écrivain : « L’imaginaire, mon seul organe pour jouir de la
beauté ». Ou encore : « La réalité, ce déchet de
l’expérience ».
J'entends
votre question. Est-ce encore possible de parler ainsi à la littérature comme
expérience, quand la littérature elle-même se replie,
« inrockuptible », dans
la poésie de Guyotat ; se cristallise – rarement- dans un dialogue
avec la philosophie et l’histoire
selon Sollers ; ou, plus souvent, rivalise en vulgarité avec
« Desperate housewives » ?
Protégé
par l’Université, mais de toute
évidence beaucoup trop protégée, seul le discours interprétatif « savant » persiste à réhabiliter, cultiver et éveiller cette
« conscience de langage » qu’on souhaiterait autant, sinon plus, « durable » que
l’éco-système menacé. Il faudrait que le discours interprétatif accède davantage à cette qualité d’affirmation que Barthes diagnostiquait dans le
discours de la critique : qu’il décide de se faire entendre, qu’il fasse le choix de dire dans et à
l’encontre de la médiatisatiin généralisée.
Quant
à la critique elle-même, qu’elle ne se borne pas à orchestrer la « peopolisation ». Qu’elle
sorte du virtuel auquel les écrans
réduisent les constructions imaginaires, et qu’elle tente à redonner une
profondeur anthropologique à
l’œuvre de langage.
A l’interprétation, il revient de
méditer la place de l’image dans
l’architecture complexe du sens, sans céder à la facilité de l’hyper-connexion qui, sous le fantasme d’une
hyper-communicabilité, favorise le
déni de la polysémie linguistique et littéraire et encourage l’idéologie du déclin.
A
la critique, il revient de passer de
l’image à la lecture, ce qui implique de changer de désir. Qu’elle désire moins la com, mais la conscience
de langage comme expérience de parole bordée de non-sens, de sensations et
aussi d’infinies recompositions.
Face
à la « crise du
commentaire », Barthes avait
entrepris, en 1966 et avec d’autres, un rapprochement entre critiques et interprètes d’une part, et écrivains de
l’autre en 1966. Qu’est-ce qui menace, dans le symbole qui constitue le langage », se
demandait-il. Et de répondre : non pas l’unicité du sens, mais l’infinie
capacité d’interprétation et de critique, par laquelle la vie psychique vit et
revit, se révolte contre les dogmes et refonde ses liens, ses sociétés, sa
démocratie. La conscience de langage, en réveillant l’homme univoque et
unidimensionnel, rendrait possible- espérait-il- une « mutation sociale aussi profonde, peut-être,
que celle qui a marqué le passage du moyen Age à la Renaissance » (CV, 48)
Aujourd'hui,
la crise financière, économique et
sociale dont nous attendons une
improbable sortie est bien plus profonde que le ne fut le malaise dans la
civilisation à la veille e 68. Ce n’est plus un « sens unique » qui nous menace, hostile à
l’ « imagination au pouvoir », mais une véritable « asymbolie » où, sous l’apparence d’une croyance à l’image,
ce n’est pas une « société du spectacle » qui s’affirme : c’est
l’espace de la « conscience de parole » tout entier qui est en train
de se fermer. Fermer cet espace, revient à condamner la personne et ses liens
sociaux à une virtualité
in-signifiante, et cette nouvelle maladie de l’âme débouche sur deux abîmes : le nihilisme désabusé
d’un côté, le transcendantalisme
intégriste de l’autre.
Que
peut le discours interprétatif-critique face à cette situation sans
précédent ? Nous n’en savons rien, mais nous avons la capacité de prendre
conscience qu’il s’agit d’une
mutation de la civilisation du verbe et du livre au bénéfice d’une « culture »
du virtuel, avatar ludique de ce que Freud appelait une « culture de la
pulsion de mort ». Les
discours interprétatif et critique sont en première ligne de ceux qui pourraient estimer les risques et le promesses de ce passage. Essayons, pendant ces quatre jours, de
ne pas esquiver cette gravité.
Pensons y, et essayons de parler non pas de, mais à la littérature.
Julia Kristeva
7 avril 2010
Université Paris Diderot-Paris 7
Centre Roland-Barthes
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