Honneur à Julia Kristeva. Par David Banon
11 juin 2024, Tribune Juive, Hommage
Votre renommée n’est plus à établir :
linguiste, romancière et psychanalyste. Vous faites partie du gotha des
intellectuels européens. Vous ne cherchez pas à vous produire sur les chaînes
de télévision ou des stations radio pour énoncer des banalités. D’autres s’en
chargent. Vous avez donné des gages de votre amitié au peuple juif et à l’Etat d’Israël, tout au long de votre existence. C’est
pourquoi, j’ai lu avec beaucoup d’attention le texte de votre intervention à la
soirée de mobilisation contre l’antisémitisme organisée par la revue La Règle du jeu,
et je dois vous dire, chère Julia Kristeva, qu’il m’a fait forte impression.
Avoir abandonné l’histoire saccadée pour
inscrire le pogrom du 7 octobre 2023 dans une histoire à longue durée,
lentement rythmée – celle qui fait les hommes beaucoup plus
qu’ils ne la font–, attentive aux faits de civilisation, des
religions, des arts et des lettres, constitue le point fort de votre propos.
« Il existe aujourd’hui, dites-vous, une culture européenne, survivant à
l’Europe nazie, et à la Shoah. Elle se doit de reprendre et développer l’inspiration biblique de ses valeurs pour
soutenir l’imprescriptibilité de l’Etat d’Israël. » (Souligné par vous). Dit autrement,
en luttant pour défendre sa propre existence, « Israël représente
une garantie symbolique pour la cohésion européenne
qui lui manque et de son autorité aujourd’hui menacée par le Sud global. »
Au-delà du brouhaha provoqué par les
vociférations des antisémites dans l’enceinte des universités européennes,
américaines et israéliennes ou dans les hémicycles des institutions de la
République, rares, très rares, sont ceux qui pointent du doigt la racine de ce
fanatisme. Vous avez eu le courage de le désigner : il est la conséquence
directe d’une ignorance. « Celle qui définit le Juif par la Bible. Et la
France est le pays où la lecture de la Bible n’a pas eu lieu. » Hélas,
même en Israël, on a délaissé, ces dernières décennies, l’enseignement de notre
histoire ancienne et, partant, de notre charte nationale. Songez
qu’à l’Université hébraïque, il y a quelques années un seul étudiant était inscrit au département
d’études bibliques.
La sécularisation qui s’en est suivie depuis
la Renaissance, a rompu « le fil de la tradition » en France et dans
toute l’Europe. Mais elle a aussi rompu les digues « qui ont accouché des
totalitarismes nazi et stalinien. »
Puis, présentant un raccourci de l’histoire
de l’antisémitisme : religieux, judéophobe, politique et antisioniste,
vous établissez que « l’antisémitisme est d’abord un fardeau des religions
monothéistes, christianisme et islam, qui expriment leur dette envers le
judaïsme (père) dont ils (les fils) émergent et se séparent en persécutant les
Juifs dont ils refusent d’accepter la suprématie et les valeurs. D’emblée
l’antisémitisme religieux est mêlé de judéophobie. » Avec le nationalisme,
le Juif devient l’autre inassimilable et constitue un obstacle à l’unité nationale.
Les grandes fortunes juives accentueront la haine qui « sera projeté sur
le sionisme perçu comme raciste et colonialiste. »
Vous distinguez ensuite entre le sionisme
messianique de Netanyahou (sic !) et celui social des pères fondateurs,
qui a, hélas, trépassé depuis fort longtemps… La tendance est au post-sionisme
et au post-judaïsme… Votre raisonnement aboutit au Juif comme
« bouc-émissaire de prédilection »
En somme, on peut acquiescer à ce survol de
l’histoire. Puis, vous vous lancez dans une explication psychanalytique de
l’antisémitisme. On sent, entre les lignes, qu’elle adopte la conception
lacanienne, selon laquelle, il convient pour le développement de l’individu de
s’inscrire dans l’ordre symbolique qui requiert d’obéir à la loi du père. Dans
ce cas, le judaïsme. Et prenant appui sur l’ouvrage de Freud, Moïse et le monothéisme (1939), vous affirmez que
« les racines de l’antisémitisme plongent dans la vie de l’esprit
construite par le peuple juif quand il conçoit le passage du paganisme et de
l’animisme concret à la foi immatérielle » du monothéisme.
Permettez-moi, chère Julia Kristeva, de me
référer au regretté George Steiner. Dans son ouvrage La culture contre l’homme, (Paris, 1973, Seuil), il
établit : Par trois fois, les Juifs ont lancé un défi à l’humanité. 1) En
inventant le monothéisme. « Les historiens de la religion affirment que
l’apparition du dieu mosaïque [invisible, irreprésentable et au nom
imprononçable, DB] n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité. » (p. 46). 2) Avec « les livres des Prophètes, le Sermon
sur la Montagne et les paraboles de Jésus qui dépassent en exigence morale tout
ce qu’on peut imaginer. » (Idem, p. 51). Et 3)
Avec « la naissance du socialisme messianique et sa confrontation avec
l’utopie tyrannique du train-train de la vie occidentale. » (Idem, p. 52). C’était insupportable pour l’humanité.
Elle a donc fait payer au peuple qui a promu ces idées, le prix le plus
fort.
Quant à Moïse et Le monothéisme,
on s’est demandé quelles raisons ont poussé Freud à priver son peuple d’un si
lourd fardeau de gloire, en attribuant le monothéisme à une
« erreur » due au prince égyptien Akhenaton. Peut-être voulait-il
seulement tenter de détourner la haine dont son peuple était victime et la
reporter sur une divinité disparue depuis fort longtemps.
Ceci dit, comment concilier votre proposition
de confier à l’Europe le rôle historique dans la reconnaissance et la création
d’un état palestinien ? Avez-vous entendu une voix palestinienne, une
seule, déclaré qu’elle consentirait à vivre en bon voisinage avec Israël ?
Depuis le 7 octobre 2023, nous ne voyons que les psychopathes du Hamas qui s’en
prennent non seulement à leur peuple en les affamant et en les prenant pour
cible et ils ne rêvent que d’un ou de plusieurs nouveaux pogroms.
Le peuple palestinien est-il mûr pour entrer
dans l’ordre symbolique et accepter la loi de vivre en bonne entente avec ses
voisins ?
David Banon, prof.
David Banon est Professeur émérite à
l’Université de Strasbourg et à l’Institut Universitaire de France (IUF), Prof
invité à l’Université Bar-Ilan.
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