De l’affect
ou « L’intense profondeur des mots »
Julia
Kristeva
Je vous apporte trois bonnes nouvelles :
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L’affect
est au cœur de la découverte de l’inconscient, puisque la portée majeure de la découverte freudienne consiste dans la
refonte des catégories métaphysiques (corps/âme, matière/esprit, dedans/dehors,
intérieur/extérieur…). Pourquoi ? Parce que l’affect est à la fois processus énergétique spécifique à la
motion pulsionnelle (à sa poussée quantitative)
et déjà expression qualitative (tonalité subjective). Exemple ? L’horreur, la pitié, la pudeur, le dégoût, la honte, la colère,
l’angoisse, la phobie, la peur, la haine, la violence, la sensation de mourir, le
deuil, la douleur… Mais aussi la joie, la jubilation, la tendresse, la quiétude,
le plaisir, l’exaltation… Les termes allemands Affektbetrag( Freud) ou Affektwert (selon Breuer)
précisent en termes techniques ce que Baltazar Graciàn appelait « l’intense
profondeur des mots » : je ferais volontiers de cette expression le
titre de mon intervention. N’est-ce pas une « demeure » (morada) que Thérèse d’Avila décrivait ainsi : « on sent… sans pour autant voir ni avec les yeux du corps ni avec ceux de l’âme » (IV D, 8 :
2, OCI, 1110), mais des deux à la fois ? Ou un espace psychosomatique d’une
profondeur et d’une hauteur plus extrêmes encore ? « Elle (l’âme) n’a pas
besoin /…/de faire usage de la réflexion - parce que Notre-Seigneur lui donne
tout cueilli, tout préparé, tout incorporé (je souligne), le fruit du pommier auquel l’Epoux le compare… »
(II D, 4, ICI, 939).
-
C’est Bernard de
Clairvaux, grand commentateur du « Cantique des cantiques », qui développe
la théorie la plus complète de l’affect comme tributaire des sens autant que de la volonté : puisque l’être parlant, en tant qu’être spirituel,
est mu par une seule et même logique. Cette ambivalence
de l’affect selon saint Bernard, qui plonge l’humain dans l’animal pour
mieux l’anoblir, n’en fait pas nécessairement un précurseur de l’affect
psychanalytique, mais elle le rapproche si bien de la psychanalyse
contemporaine qu’elle me conduit à ma seconde bonne nouvelle.
Loin d’être retranchée de la modernité, la tradition catholique, notamment la
mystique, nous invite à la relire et à la réinterpréter,
non seulement pour la restituer à la mémoire de la culture européenne qui
semble s’en détourner, mais pour stimuler l’expérience clinique moderne
elle-même, de plus en plus attentive aux frontières entre la biologie et le
sens.
-
La convergence de
ces deux expériences (l’affect chez Freud, l’affect chez Bernard) nous conduit
à penser qu’un nouvel humanisme est en gestation au cœur même de la
sécularisation, qui n’est pas seulement une réduction désastreuse des hommes et des femmes de la
globalisation à des schémas
virtuels de consommateurs ou de kamikazes dans les heurts des religions. En
auscultant le microcosme de
l’intime, la psychanalyse ne fait pas que proclamer « Dieu est inconscient »
(Lacan). En prise sur les affects, et attentive aux techniques qui s’emparent du corps et de la procréation, en
même temps que de l’économie, la psychanalyse m’apparaît comme une minutieuse
ouvrière dont aurait besoin… l’Incarnation –
si l’Incarnation devait trouver une place au XXIe siècle ! Et pour cela même, la
psychanalyse me paraît devoir être considérée comme un des leviers princeps
d’une refondation de l’humanisme.
I.
L’affect avec
Freud et la littérature
La théorie de l’affect chez Freud (et plus encore chez
ses successeurs) varie dans ses manifestations, mais reste immanquablement lié
à la pulsion : l’affect est un
dérivé de la pulsion. La pulsion (Triebe) étant un concept-limite (certains disent « un mythe », voire l’impensable
même) d’excitation (énergie hormonale
ou électrique) et de représentation (représentation
de chose/représentation de mot, aboutissant au langage), l’affect fait partie du représentant psychique de la pulsion. De ce
fait, et très spécifiquement, l’affect lui-même est déjà double. Comment ?
L’affect désigne la part énergique de la représentation de la pulsion, qui est l’état
rudimentaire de la représentation psychique, et qui va se joindre - ou pas - à cette autre part que Freud appelle « représentant-représentation »,
laquelle est exclusivement psychique.
L’affect est donc le lieu de coprésence entre une quantité mouvante
de la pulsion et sa première
tonalité psychique : le carrefour où le quantum énergétique devient une qualité subjective.
D’ailleurs, dans un article écrit
en français (« Quelques considérations pour un étude comparative des
paralysies motrices organiques et hystériques » [1888], publié en 1893),
Freud traduit « Affektbetrag »
par « valeur affective », le terme « valeur » devant
s’entendre comme exprimant une notion
« quantitative et qualitative »
(Cf. André Green, L’affect vivant. La conception psychanalytique de l’affect, 1973, p. 27). « Chaque événement, chaque impulsion psychique est pourvu d’une certaine quantité
d’affect (Affektbetrag) dont le Moi
se débarrasse, ou par le moyen d’une réaction motrice, ou par une activité psychique ».
Essentiellement transformable de par sa position
frontalière entre psyché et soma, le
destin des affects connaît trois types de transformations : conversion (hystérie
de conversion) ; 2) déplacement (obsession) ; 3) transformation (névrose d’angoisse).
Quant aux origines
des affects, dès ces débuts dans
les Etudes sur l’hystérie, Freud fait
remonter les « mouvements émotionnels » à des « actes bien motivés » dans le passé,
mais qui se sont désormais affaiblis et ne laissent subsister que l’impact des sensations et/ou des souvenirs à forte
charge affective. Fait remarquable sous la plume de Freud : le langage (qui relie ces souvenirs à
l’événement les ayant provoqués) n’est
pas une simple opération intellectuelle, mais lui-même « acte et décharge
par les mots ». Est-ce dire que l’« origine » du langage
elle-même est affective, ou du moins parallèle à celle de l’affect ? Ce
qui fait de l’affect… une sorte de « langage » : un « prélangage » ?
Et du langage lui-même… un affect « au second degré » ? « L’être
humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel
l’affect peut être abréagi de la même façon » (Etudes.., p. 5 et André Green, p.28).
Retenons cette source commune, pulsionnelle, du
langage et de l’affect comme abréaction d’un acte traumatique : j’y reviendrai
dans ma théorie du langage, que je
considère non pas comme une
« structure » mais comme
une signifiance. Retenons pour
l’instant que l’affect, à la fois motion pulsionnelle et représentant de la pulsion, est déjà une psychisation, mais incomplète : on dira une « trace psychique » mobile plutôt
qu’un « signe », à peine déposée/décollée du flux énergique neuronal. Autre trait essentiel : quantité mouvante et qualité subjective, donc, l’affect se
décharge… vers le corps, vers l’intérieur.
Il est parti du corps et lui revient : degré zéro de l’appel/réponse,
réflexivité auto-érotique en boucle, auto-perception. Avant même de représenter
une extériorité (l’objet, l’autre, le monde), et tout en supposant un dehors,
l’affect balise l’intérieur : il marque une profondeur psychique différente des actes et des mots orientés vers l’extérieur.
Deux conséquences découlent de ces avancées
freudiennes que je schématise.
D’une part, l’Inconscient (et plus clairement encore le Ça) dans
lequel s’engramment ces traces des charges affectives est une structure hétérogène, qui comporte non
seulement des représentants de type
linguistique (« L’inconscient est structuré comme un langage », Lacan),
mais aussi des frayages d’affects qui
peuvent - ou non - se lier aux mots et à la grammaire, sans pour autant cesser
de constituer une psychisation
élémentaire. Tout en accompagnant la perception d’un objet extérieur,
l’affect ne le vise pas, puisqu’il s’agit de psychiser l’excitation somatique elle-même du côté du sujet en train de se saisir comme tel, distinct de la
saisie d’un objet. L’affect trace le cheminement somatique de la pulsion comme condition sous-jacente, et en ce sens préalable, à mon être au monde avec les autres.
Puisque toute pulsion a une source (organique) et un but (l’objet, le dehors), le corps parlant ne saurait se placer dans un monde extérieur sans devenir lui-même « le second monde extérieur au
Moi » (SE, XXIII, 162) : sans être soi-même pourvu d’un certain degré
de représentation (ou de « sens » qui diffère de la
« signification »). Et c’est précisément l’affect, vécu comme motion
et/ou comme impact psychique en train d’émerger de la motion énergétique, qui
est mon intérieur corrélatif à l’extérieur ou se situe l’objet de l’incitation,
du manque, de l’appel.
Pour le dire autrement, aussi loin que l’analyse
replonge dans l’émergence de
l’être parlant, un certain « sens » est toujours déjà là. L’affect
est le corrélat interne du positionnement du Moi dans le monde extérieur :
ce positionnement que Husserl appellera une thèse
prédicative, et qui pose l’Ego
comme un Ego transcendantal. L’affect précède et excède la « thèse
prédicative ».
Je suis en train de pointer ici les différences entre
la phénoménologie et la psychanalyse. L’expérience de l’affect dans la
psychanalyse, et plus encore dans la psychanalyse moderne confrontée aux états-limites
et aux psychoses, nous conduit aux conditions
d’émergence du Moi face à l’autre, dans l’avènement préalable à la
« thèse » du sujet visant un objet : en explorant l’advenue du sens pulsionnel sous-jacent à la signification du sujet du désir et de la connaissance. L’Ego transcendantal de la synthèse
prédicative ne peut saisir sa sphère ante-prédicative, puisque « la
conscience individuelle possible par essence » et la pulsionnalité vécue, bien que supposée
ante-prédicative, est d’emblée happée par l’intentionnalité de l’Ego
transcendantal (où toute pulsionnalité « ressemble » à
l’intentionnalité). Freud lui-même doutait de l’existence d’affects
inconscients. Au contraire, c’est
bien le destin inconscient des affects interne à la motion pulsionnelle
elle-même que la clinique des psychoses et des états-limites observe et qu’elle
interprète, « sur le chemin de sa source à son but /où/ la pulsion devient effectivement psychique » ( SE, XXII, 96 et André
Green, 315).
J’aurais pu discuter ici le rôle du fantasme, en particulier du fantasme
originaire (Œdipe, castration)
qui sert de médiateur dans la
structuration du sujet. Appelé par les affects
(de manque, de détresse, d’angoisse) et induisant à son tour des
scénarios-représentations, avec lesquels se structure l’intériorité psychique, le
fantasme est toujours déjà doublement déterminée : par les frayages
(somatiques) des affects, et par les représentations fantasmatiques du désir
d’objets.
Je préférerai me borner à quelques remarques succinctes sur ma tentative de dépasser le modèle
structuraliste, mais aussi générativiste, du sens et de la signification, pour
rendre compte de ce double fond affectif du langage dans l’expérience poétique
(Cf. Julia Kristeva, La Révolution du
langage poétique, Mallarmé et Lautréamont, Seuil, 1974). Pour introduire la
dimension pulsionnelle et donc affective du langage dans le modèle du langage,
j’ai proposé de ne pas le réduire à un système, mais d’y entendre une dynamique subjective de
construction/déconstruction de la subjectivité que j’appelle une signifiance (en écho à la senefiance des modi significandi établis par les logiciens du Moyen Age). Deux modalités logiques interfèrent dans ce procès de la signifiance : les
marques affectives translinguistiques qui organisent la chora sémiotique ( ou morada
?) ; et le registre symbolique qui
s’impose avec l’acquisition du langage fait de mots-signes et leur syntaxe.
J’ai emprunté le terme de chora au Timée de Platon : « raisonnement bâtard », dit-il,
indiquant un « espace avant l’espace », nourricier et maternel,
mobile, instable, antérieur au langage, et même au mot, à la syllabe, au père
et à l’Un. Seule une rhétorique imagée, métaphorique (la chora
plutôt qu’un concept), permet à Platon de suggérer cette motion corporelle qui
fait déjà sens, mais ne pose pas de signification référée à un objet extérieur,
puisque nous sommes ici dans un état précoce et fragile de la représentation
psychique.
Concrètement, appartiennent
à la chora sémiotique les écholalies
des enfants avant l’apparition des mots et de la grammaire ; mais aussi,
dans le langage adulte, toutes ces modifications du code conventionnel qui font
du langage usuel et usé un style : « un mot total, neuf, étranger à
la langue » (Mallarmé), et qui insuffle au discours « le mystère »
ou « la musique dans les lettres » : allitérations, intonations,
silences, distorsions syntaxiques (au niveau du geste vocal) ; mais aussi
condensations, déplacements, ellipses, etc., qui font les figures rhétoriques
et inscrivent un reflux d’affect, parfois nommables, parfois diffus voire éclipsés, dans une suite de
connotations. Les arts non verbaux
(musique, peinture, danse) sont de l’ordre de la chora sémiotique. Ils se
dérobent à la signification
linguistique, mais sont en prise sur nos affects : innommable et non moins
présente intériorité qui, par la grâce de ces techniques, talents et génies,
obtient l’extériorité de cet objet
de désir, de ce médium, voire de
cette communion qu’est l’œuvre
d’art.
Deux expériences
extrêmes et opposées vous mettront en contact avec les risques et les
délices de cette affectivité qui
fait sens en deçà et au-delà de la conscience qui parle, pense et juge.
La clinique analytique
découvre des états de régression où l'analysant
perd ses contours identitaires et, en dessous du seuil de la conscience et plus
loin que l'inconscient, perd son identité pour devenir ce que Winnicott appelle
un « psyché-soma » (Cf. « L’esprit et ses rapport avec le
psyché-soma », in De la pédiatrie à
la psychanalyse, Payot, 1969, p. 66-79). Cette régression qui renvoie pour
la psychanalyse aux états archaïques d'osmose entre le nourrisson, voire le
fœtus et l'embryon, et sa mère, maintient le lien à soi et à l'autre, fugace,
par la seule sensibilité infralinguistique dont l'acuité excessive est à la mesure de la perte des facultés d'abstraction jugeante.
Une autre « pensée » en résulte, une a-pensée, plongée sous-marine à
laquelle les termes de « représentation sensorielle », de «psyché-soma »,
conviennent mieux que celui d'« esprit ». Comme si l'« esprit » raisonnant
passait le relais de l'être au monde à une élaboration imaginaire, dont
le siège serait le corps tout entier
touchant-sentant le dehors et le dedans, ses propres fonctions
physiologiques ainsi que le monde extérieur, sans la protection du «travail
intellectuel », sans l'aide de la conscience jugeante. Winnicott s'étonnait
qu'on localise l'« esprit » dans le cerveau, puisque les états régressifs de ses patients
attestaient, selon lui, que tous les sens et organes participent à l'auto-perception
aussi bien qu'à la perception du monde : que la psyché est corps (soma) et le corps (soma) psyché.
Il est cependant
possible – les états mystiques, l’« inspiration » esthétique
et, Freud l’espère, des moments de grâce de la psychanalyse en témoignent -,
que le Moi ne se contente pas de
régresser à ces états de psyché-soma, mais parvienne à les traduire dans un
code d’expression renouvelé, élargissant ainsi ses propres frontières et celles de nos moyens de communication.
Sans baisser la garde contre la vésanie de la télépathie ou de l'occultisme,
les Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse (1932)
avancent en effet que la mystique
et la psychanalyse s'attaquent au «même
point » : la « perception par le Moi profond du Ça » ; et qu'elles
visent le même but : élargir le domaine du Moi (et du langage) en le faisant
accéder aux pulsions du Ça, afin de les « traduire » et de les rendre
conscientes, libres de la censure surmoïque, et donc partageables.
Qu'il y ait des
ressemblances entre la mystique et la psychanalyse, c'est indéniable. Dans les
deux « expériences », un remaniement topique de la subjectivité se produit : les
instances psychiques Ça/Moi/Surmoi changent de place, leurs fonctions sont
transformées. Mais ces remaniements diffèrent radicalement.
Le chemin mystique plonge
le Moi dans le Ça par une sorte d'auto-érotisme sensoriel (« auto-perception
obscure ») qui confère une toute-puissance au Ça (le Ça se place « au-delà » du
Moi), et donc signe en même temps une défaillance du Moi connaissant, tenté par
l'obscurité du règne du Ça : d’où ce battement si spécifique de l’état mystique,
entre révélation et absence, jouissance et dépression. Tout et Rien. Le
mystique jouit alors de la représentation visuelle ou auditive de la Chose ou
Objet du désir, et cette jouissance indicible peut devenir une impasse perverse
ou psychotique. L'ultime apophtegme de 1938 précise : « Mysticisme :
auto-perception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça ».
La cure
psychanalytique, quant à elle, s'adresse à la même rencontre jouissive Moi-Ça,
mais elle leur permet, par les mots du transfert, à tous deux de circuler du Ça
au Moi et, à rebours, du Moi au Ça. Pourtant, peu nombreuse sont les cures analytiques qui favorisent ces états de grâce en
favorisant la remontée vers la conscience partageable. Les auto-perceptions jouissives du Ça saturé de flux affectifs alternent avec
des états mélancoliques, mais aussi d’exaltations maniaques poussant la personne qui en est le théâtre aux
passages à l’acte agressifs, autoritaires et guerriers. Délices et risques de ces états-limites, dont l’artiste de
génie cristallise le bonheur sans en ignorer l’excès criminel.
Ainsi, l’expérience imaginaire de Proust, par
exemple, dans le temps
retrouvé de la mémoire sensible, et qui écrit :
« L’imagination, mon seul organe pour jouir de la beauté » ;
tandis que son personnage, le Baron de Charlus, se fait flageller à mort dans
un bordel pour hommes : démontrant ainsi le scandale que fut et que reste
encore l’œuvre du marquis de Sade,
où le fantasme, dit désormais sadomasochiste, accompagne plus ou moins secrètement
la plongée du sens dans les affects et vice versa, qui serait sous-jacent à la création littéraire et plus
largement esthétique.
Les faillites des
codes moraux et des modèles familiaux, le recul ou le raidissement des
institutions religieuses, l’affaiblissement de la sublimation par l’écrit au profit de l’emprise toxique de
l’image, joints aux incertitudes de la globalisation constitue un contexte qui
expose, plus que dans le passé, les hommes et les femmes du troisième
millénaire aux bénéfices et aux risques de la régression - c’est-à-dire aux limites du refoulement originaire, là où le sens est
aspiré par les affects. Quels espaces la société moderne peut-elle offrir, pour
accueillir et favoriser ces régressions jusqu’à en faire des conquêtes de la
vérité de soi, des éclosions de beautés ? Telle est la question vertigineuse qui se pose aujourd’hui,
et que ce colloque ne peut éviter.
Les états d’oraison ne
sont plus top, et la loquella d’Ignace de Loyola est une
régression fascinante mais
intransmissible, tandis que l’« imposition
des sens » selon les Exercices, qui réveillent les sensations
pour mieux les nommer conformément à la Passion, sont des rituels réservés à la
formation d’une compagnie d’élite. Quand ces profondeurs de
l’intime sont en souffrance, et que les affects hors contrôle fracassent les
liens sociaux au lieu de les amplifier, tout le monde se croit artiste ou écrivain, tout le monde
peut devenir criminel.
L’expérience psychanalytique essaie d’accompagner cette errance, d’interpréter
sa construction-déconstruction, et d’en faire une renaissance avec les moyens
et dans le contexte de la modernité. Une ambition exorbitante que vous pouvez
entendre. Pourquoi vous, ici ? A cause de Bernard de Clairvaux et de
Thérèse d’Avila.
II. Ego
affectus est. Saint Bernard:
l'affect, le désir, l'amour
Saint Bernard de Clairvaux impose dans l’Europe du XIIe
siècle une idée de l'homme comme sujet amoureux.
Par-delà l'affirmation de l'Ego cogito que
Descartes nous léguera en ligne droite de saint Thomas, une autre idée (et
expérience) de l'homme se révèle au cœur même de cette première expansion
renaissante ou précoloniale que furent, pour l'Occident, les croisades. Ego
affectus est semblent
proclamer saints et troubadours. Ils informent leur amour de volonté,
l'illuminent de raison, le colorent de sagesse, pour l'élever à la dignité
d'une essence divine. Et l'homme, incertain, passionné, malade ou heureux,
s'identifie avec cet affect-là. Car Dieu est amour... ( Cf. Julia Kristeva,
« Ego affectus est », in Histoires d’amour,
Denoël, 1983, p. 190-215).
Qu'est-ce qu'un affect ?
L'amour n’est,
pour Bernard, qu’un des quatre affects (avec la peur, la tristesse et la joie), et c’est bien la notion d'affect,
centrale dans son œuvre et d’une
complexité parfois ambiguë qui nous permettra d'approcher la densité, voire les
conflits auxquels le conduisent son expérience et sa pensée de l'amour, mais
aussi sa modernité. Par ailleurs, on distingue affectus animae, affectus
mentis et affectus cordis. Soucieux
d’apprivoiser l’affect puisque l’être parlant, étant spirituel, ne peut
qu’aspirer à se conformer à la loi divine, Bernard ne cesse de pointer les
difficultés de cette tâche, non seulement parce que la chair est rebelle à la
volonté, mais parce que la loi divine elle-même, étant amour, n’échappe pas à
cette tension.
Lien de l'homme avec l'extériorité, avec Dieu et avec
les choses, l'affect est une notion
connexe à celle de désir. La différence entre les deux (comme chez Aristote
et comme en psychanalyse) consiste en ceci que le désir accentue le manque, alors que l'affect, tout en le reconnaissant, privilégie le
mouvement vers l'autre et l'attraction réciproque.
Bernard emploie le terme d'affectiones souvent au sens d'affect, tout en lui réservant une signification plus
spécifique : il désignera les divers sentiments
composés d'affects que l'âme éprouve pour Dieu (ainsi : timor, spes,
obedientia, honor, amor). Il y distingue trois types d'affections,
postulant ainsi que les affections
infiltrent les plus hautes abstractions : une affection qui vient de la chair, une autre qui gouverne la raison, une troisième enfin qui établit
la sagesse. « La première est celle
dont l'Apôtre dit qu'elle n'est pas et ne peut pas être soumise à la Loi de
Dieu », écrit Bernard dans le même Sermon 50, 4, et nous retrouverons
souvent chez lui cette constatation d'un premier
degré de l'affect ou de l'amour irrémédiablement rebelle à la loi divine.
Fondamentalement passif et se développant en passion,
rebelle à la Loi par son caractère primitif, l’affect s’épure néanmoins en
amour, lequel en conserve cependant les ambiguïtés et les tensions. On
jugera de cette complexité qui est, pour certains, une contradiction, par la
définition suivante, entre autres : «Les
affections, simplement dites, se trouvent en nous par le fait de la nature, il semble qu'elles sortent de notre propre
fonds, ce qui les complète vient de la grâce; il est bien certain en effet que
la grâce ne règle pas autre chose que ce que la création nous a donné, en
sorte que les vertus ne sont que des affections réglées. » (De la grâce et du libre arbitre). A certains moments de son
raisonnement, Bernard envisage que les quatre affects peuvent produire des
effets non ordonnés, confus et ignobles: pathétiques, pulsionnels. « Il n'y a point d'âme humaine sans ces
quatre affections-là (amour, joie, crainte, tristesse) ; mais chez les uns,
elles sont pour la honte, chez les autres pour la gloire. En effet, sont-elles purifiées et bien
ordonnées, elles sont la gloire de l'âme sous la couronne des vertus ;
sont-elles déréglées, elles sont sa confusion, son abaissement et son ignominie. » (Sermon 50,2). Cependant, d'autres définitions
supposent l'immanence de la spiritualité dans l'affect. (Sermon
sur le Cantique, 42, 7)
Région de dissemblance. Le corps-vache
Sans appliquer aux affects
humains la dialectique de Trinité, comme le fait son ami Guillaume de Saint
Thierry, sans retrancher non plus la chair d'une spiritualité qui deviendrait
ainsi trop éthérée, sans oublier cependant la présence de l'esprit dans cette
chair qui constitue une région de dissemblance fondamentale entre
l'homme et Dieu.
C’est en effet la notion de regio
dissimilitudinis, empruntée à saint Augustin, qui permet à Bernard de penser l’affect comme habité par le divin, mais d’une logique
différente, « dissemblable » : un affect qui ne serait pas insignifiant, mais dont le sens ne
ressemble pas au sens divin ordonné.
Cependant, contrairement au dualisme de Baïus ou de Luther, Bernard confère une
dignité à cette dissemblance car, dans le même mouvement qui désigne la bête
(la « vache ») dans l’humain il la civilise (l’apprivoise). Est-ce le
caractère composite, hétérogène, souterrainement conflictuel du christianisme
incarniste, qui poussait Bernard à prêter attention à la dissimilitude, sinon à
la dualité, qui caractérise l'expérience humaine et dont l'amour est
l'expression dramatique? Toujours est-il que la pensée amoureuse de ce
guerrier, qui fut aussi un grand malade, sujet à de fréquents maux d’estomac et
de vomissements, témoigne d’un corps qu'il n'hésite pas à appeler « vache». « Il y a deux places pour l'âme raisonnable,
l'inférieure qu'elle gouverne, et la supérieure où elle repose. L'inférieure,
celle qu'elle régit, est le corps, et la supérieure, celle où elle repose,
c'est Dieu… Notre corps se trouve placé entre l'esprit qu'il doit servir, et
les désirs de la chair ou les puissances des ténèbres, qui guerroient contre
l'âme, comme le serait une vache entre le paysan et le voleur. »
Cette dissemblance gouverne à proprement parler
la pensée de Bernard. Plus le mystique dépasse ce corps-vache, plus il lui
assigne sa place de résidu animal, plus la « vache » s'impose dans l'affect et dans l'amour
cependant gérés, dictés, implantés en nous par la grâce de l'Autre.
Le désir : violent et pur
Une autre notion, complémentaire à celle d'affect,
vient se nouer cependant à la notion dramatique d'amour chez Bernard : celle de désir, en résumant ce qu'Augustin
entendait déjà par le même mot : «rerum
absentium, concupiscentia » (le désir est la concupiscence de la chose
absente). A l’affect les émotions
proprioceptives, au désir- l’attraction vers un objet externe. Et tout en
plaçant le désir de Dieu sur un plan différent, Bernard voit ce désir mystique
s'enraciner dans le premier désir humain, qui est en définitive une
«voracité ». Dieu lui-même
non seulement ne manque pas de désir, mais Il nous désire le premier : un Dieu…
vorace ? « Le festin des noces est
prêt... Dieu le Père nous attend, il
nous désire non seulement à cause de son amour infini - comme le fils
unique qui est dans le sein du Père nous le dit : Mon Père vous aime, mais pour lui-même, comme le dit le
Prophète: Ce n'est pas pour vous que je le ferai, mais pour moi. »
Notons ce mouvement en miroir : mon désir arrivera à
satisfaction par Lui, car Il a satisfait le sien en me créant à son image.
Cette spécularité de l'amour chrétien et la reprise sublimatoire du narcissisme
qu'il produit sont fréquents : on les retrouvera chez saint Thomas. Une
idéalité aimée à aimer est ramenée à la portée de l'expérience humaine par
référence aux objets immédiats qui assouvissent les désirs de l'individu. Nous
retombons sur une sorte de « narcissisme primaire » indépassable autrement
qu'à travers la position d'un Autre présupposé avant nous et qui n'ignore pas,
à son tour, cette aspiration à l'autosatisfaction et à la satisfaction
totale : y compris affecive.
Complétude
et privation
Ainsi
seulement, grâce à l'attachement spéculaire originaire à cet Autre-là, le désir pour un absent - désir avide,
total, impossible : sur l’onde
porteuse de l’affect - pourra être guidé par la volonté et la sagesse, et
devenir un désir pur. Pur pour Bernard signifie comblé par la fusion avec l'Aimé, Dieu. « Vos actions, votre zèle, votre désir soient comme des lis, par leur
candeur et leur parfum. »
Cependant, Bernard n'oublie jamais que cette complétude dans la
béatitude présupposée et atteinte en dernier ressort, comporte toute la séquence de l’expérience affective,
incluant la privation comme préalable à l'identification avec l'Objet idéal. Et
il ne cesse de souligner la
dissimilitude, l'hétérogénéité (de l'amant et de l'ami, de l'épouse et de
l'époux, de l'homme et de son Dieu) déclenchant une cascade d’affects : l’amour, c’est aussi défaillir,
pleurer, gémir, se tourmenter pour essayer de rejoindre l'autre. La
souffrance conditionnerait ainsi la jouissance alors que la jouissance serait
le stimulant d'une nouvelle quête souffrante.
Dialectique
masochiste de la jouissance sous l'injonction d'un idéal aussi aimant que
fondamentalement sévère ? Inlassablement diagnostiquée par Bernard, elle est
dépassée à son tour par la béatitude - cette identification fusionnelle avec
l'idéal, ad unum -, elle participe néanmoins d'un mouvement exceptionnel
d'équilibre et de limitation du désir.
L’amour
charnel placé à l’origine (originaire
en fait sinon en droit), en doublure de l’amour sublime dû à Dieu ;
la complétude mais aussi la privation qui règlent l’amour sublime lui-même ;
sa sainte violence dans laquelle se côtoient hérésie et liberté ; et
jusqu’au ravissement dans lequel le désir s’accompagne d’affects indomptables
et cependant sublimés («·De là cette· satiété sans dégoût, cette curiosité
toujours en éveil mais sans inquiétude, ce désir éternel, inexplicable, alors
que rien ne fait défaut .» (Traité de l’amour de Dieu, II, 33) -,
leur imbrication fait de l’amour bernardin une construction complexe qui défie
aussi bien le « pur amour » que la thèse pélagienne d’une
« nature heureuse ». Evoquons une des multiples expressions de ces
ambivalences : « Nous aimons notre esprit charnellement aussi, quand nous le
brisons dans la prière, avec larmes, soupirs et gémissements. Nous aimons notre
chair d'un amour spirituel, quand après l'avoir soumise à l'esprit, nous
l'exerçons spirituellement dans le bien et veillons avec discernement à sa
conservation.» (Sermon 101)
L'hétérogénéité
maintenue de ces bords, en même temps que leur indiscutable subordination à la
priorité essentielle de l'Idéalité divine, font de la mystique cistercienne,
plus que de toute autre doctrine, le moyen adéquat et puissant pour définir l'être de l'homme en tant qu’expérience amoureuse. Ni péché ni sagesse, ni nature ni connaissance. Mais amour. Aucune
philosophie n'égalera cette réussite psychologique qui a su donner une
satisfaction au narcissisme pulsionnel, tout en l'élevant au-delà de sa région
propre pour lui conférer un rayonnement visant l'Altérité.
Morale
et félicité
A cette
construction bernardine des affects-désirs-amours qui se distinguent les uns des
autres sans cesser d’être coprésents, il ne manque que l’essentiel pour les
modernes : la félicité morale du lien avec l’autre - mon semblable, mon
frère. C’est l’Unique Autre élevé en instance du Bien Suprême, c’est
Dieu qui cadre, oriente et moralise l’errance des amours humains. En les
subordonnant à sa superbe, au risque de les éclipser. Mais non au point
d’empêcher d’analyser les amours humains aussi avec une lucidité aussi
implacable que bienheureuse : comme le fait ce psychologue souffrant,
subtile et en définitive heureux qu’était Bernard de Clairvaux, grâce à
sa foi en Lui.
Quand la
foi vient à manquer, ou du moins se replie « entre parenthèses », ce
n’est pas le sens du devoir moral qu’elle nous laisse (à la manière de
Kant) qui pourrait nous rendre ce bonheur amoureux par lequel se
définit, parait-il, le fait humain. Alors, de deux choses l’une. Ou bien
l’humanité désabusée se réduira en une masse de consommateurs déçus par
les prestations sexuelles et autres services techniques de création et de
procréation. Ou bien les expériences amoureuses où intérieur et extérieur
s’aimantent et se déchirent, se construisent et se détruisent, continueront à
compliquer leurs jeux, comme le fit la plus baroque des saintes, Thérèse
d’Avila, s’autorisant à jouer aux échecs avec son Dieu, tous affects infusés
dans son infinie pureté. La psychanalyse, quant à elle, plus sobre et autrement
insolente, poursuit l’expérience : le devoir moral transite par le
transfert et le contre-transfert, pour débusquer des éclats, non du divin amour mais du sens et de
la signification. Pour spécifier les modes de leurs dissemblances dans les affects de la chair qui ne parle pas ou
plus, pour rencontrer le désir et tenter la chance
de l’amour. La dissemblance logique des affects nous intéresse, nous allons
l’élucider. Car non seulement je suis si et seulement si je suis affecté,
désirant et amoureux, mais je suis si et seulement si je désire élucider
affect, désir et amour.
Et puisque
personne n’a dit mieux que Thérèse l’impact immanent de l’aimé extérieur dans
l’intériorité du corps amoureux, je ne peux ouvrir ce colloque sur la présumé
« extériorité » de Dieu qu’en évoquant l’expérience affective
de Thérèse.
III. Thérèse
infinitésimale
Corps et âme, Thérèse
est écartelée et rassemblée dans et par un violent désir de sentir et de
penser - en même temps - l'Autre.
(Cf. Julia Kristeva, Thérèse mon amour,
récit, Fayard, 2008). Un désir qui s'appuie sur la proximité des corps touchants
et touchés, corps affectés : un désir reconnu dans sa violence affective
et indéfiniment allégé en élucidations.
Le toucher de l'autre
toujours déjà présent au même : le toucher élevé en principe de l'Autre, consacre l'étranger (et toute
altérité) comme une composante
désormais intime, indélébile, des affects chez Thérèse, et par voie de
conséquence, de la vitalité physique et psychique. C’est l’eau (avec ses quatre
variantes) qui sera la « fiction » (c’est son terme) de l’affect. L’eau chez Thérèse peut percevoir et
comprendre comment ce sens premier
(d’après Aristote) qu’est le toucher (je perçois l’eau par la peau et les muqueuses) devient le ressenti originel du contact entre le dedans et le dehors, la chair
et l’esprit, moi et l’autre. J’y vois plus qu’une métaphore, une métamorphose (au sens de Baudelaire : le poète n’est pas comme l’eau, il devient l’eau), qui désigne la dynamique fluide du sens
affectif qu’aucune signifiant ni
signification ne peut capter définitivement (et que Platon abordait déjà avec
le concept « bâtard » de chora). L’eau,
tel l’affect, à la fois ultime instrument de survie des bêtes, permanence de la bestialité dans
la zoé humaine, et suprême
humanité du tact, attention aiguë portée au tolérable, souplesse psychique.
Thérèse confère un statut ontologique au corps toujours déjà
touchant/affecté et désirant, tout en lui attribuant - au travers de
l'ambivalence bestialité/tact - une polyphonie, une polysémie, une ductilité,
dont témoignent les demeures plurielles de cette âme nouvelle. Dès lors, ces
demeures psychiques et corporelles ne sont pas des fragments d'un continent
englouti, ni des ruines en attente d'un Infini abandonnique, mais, au
contraire, des points d'impact du désir infini, des sites contactés par et dans
son mouvement infini.
A la fluidité des eaux des premiers livres, succède en effet la ductilité des sept demeures qui n’ont rien d’un château fort, mais la grâce d’une transparence infiltrée par le jeu
infini du sens avec les sens. L'extraordinaire nouveauté de Thérèse consiste en
cette incorporation de l'infini qui,
à rebours, restitue le corps à l'infinité des liens (dans ses écrits et dans
ses fondations). Telle est la
révolution thérésienne qui avait été perçue par Leibniz (1646-1716). L'ensemble
polyvalent âme-corps, qui s'est construit et écrit avec Thérèse et grâce à
elle, n'est possible que s'il ne se contente pas d'être le signe de
l'Etre Autre qui lui serait apposé, posé de l'extérieur (comme chez
Fénelon-Guyon). Cela est possible si - et seulement si - cet ensemble
corps-âme est expérimenté comme un point que l’infini ne se contente pas de
baigner, mais un point dans lequel insiste l'infini de l'Etre Autre. Si
– et seulement si - le sujet parlant, corps-et-âme, est un infini-point ; et, inversement, si l'infini de l'Etre Autre se « présente » dans le
point que je suis. Mieux, Thérèse la biblique, peut-être sans trop
vouloir le savoir, et sans jamais reconnaître sa généalogie marrane, précise :
«Il»/l’Autre est « gravé ». Je traduis : J’en suis affectée.
Le « mariage mystique
» et d'autres formulations exorbitantes comme « je suis transformée en Dieu »,
ainsi que d'innombrables métaphores-métamorphoses tout aussi extravagantes,
viennent annoncer cette modulation du sujet qui consiste dans et avec l'Infini -
et que, bien souvent mais pas toujours, Thérèse récuse elle-même comme pure «
folie ». Je ne suis pas un « signe » qui « suggère » un Etre extérieur
(Créateur ou Sauveur, aimant ou jugeant). J'y participe, j'en participe, je me
cherche en Lui, je le suis sans pour autant lui être équivalente. Je
suis un site du signifiant illimité.
Dans cette dynamique
de transition continue qui est la mienne, semble dire Thérèse, la connaissance,
la co-naissance n'est plus une totalisation, mais une procédure d'enlèvement,
d'épuisement par laquelle l'infini se rapproche d'un terme toujours fuyant.
Ici, Thérèse cesse d’être dépressive et
la « dissimilitude » souffrante devient profusion baroque. Pourquoi dites-vous « manque », «
souffrance », « persécution »
?, laisse-t-elle entendre. J'ai faussé compagnie à votre monde de « Moi » orphelins du Tout, puisque je suis l'impact même de l'Infini, à l'infini. Mon Tout qui est Rien
n'a rien à voir avec le Tout plein. Dans mon point à moi, dans ce rien,
l'infini habite.
Tel est bel et bien le
sujet Thérèse (son âme, comme elle dit), à condition de penser que ce « sujet
»-là est l'infini « mis aux points ». Un sujet qui ne serait ni extérieur ni
intérieur à l'Etre Autre, mais un sujet déictique/anaphorique : Ecce (Voici)
; Haec (ceci).
Sa fonction est
démonstrative : elle consiste à désigner la pluralité infinie, à la dé-signer, à
l’inscrire corps-et-âme ici même.
C'est ce contact du sujet avec l'infini, dans la région de la dissemblance elle-même, qui lui
sera source de jouissance : d'énergie libidinale, d'écriture surveillée et
d'action historique, qui sont sa véritable, sa non infantile sérénité.
L’art baroque,
notamment italien (Bellini avec Thérèse !), fera l’expérimentation et la
démonstration de cette logique de la co-présence chair/esprit, homme/dieu, que contient en germe
l’Incarnation.
Pour conclure
L'auto-analyse de
Thérèse, extraordinaire par l'approfondissement de ce qu'elle « sentait et
exprimait », m'a donné l'occasion de rêver d’un humanisme qui s'écarterait de celui des Lumières françaises, parce
qu’il suivrait la découverte d’un
inconscient amoureux constitué par les liens affectifs et/ou amoureux,
transgénérationnels et historiaux, préexistants à l’être parlant.
En effet, Freud n'est
pas loin de penser, sans pour autant le formuler, ce que Thérèse exalte par
toute son expérience écrite. N'est-ce pas l'amour saturé d’affects que Freud
met sur le divan ? C'est bien l'amour encore qui se transfère dans l'écoute que
nous prêtons aux paroles, pulsions et affects de nos patients. La philosophie
de Freud se réclame des Lumières, son inconscient est certainement kabbalistiquement
et talmudiquement juif, mais son inconscient est baroque. Baroque - inconstant,
mobile, joueur, à réinventer en mouvement - est ce principe amoureux (le
transfert) sur lequel il fonde la
psychanalyse, sur lequel il s'attarde en scrutant l'histoire des mythes, des
religions, des arts et des lettres -, et que Thérèse traverse et retraverse
avec sa foi enjouée, sans ignorer les démons de l'excitation à mort.
Nous sommes ici au
cœur de la révolution baroque qui a su refonder la foi chrétienne en
transmettant aux hommes et aux femmes des Lumières un nouveau corps amoureux.
Les troubadours et Bernard. Thérèse la baroque et les Lumières. Pourquoi les
catholiques sont-ils si peu fiers de la révolution baroque qui a fait de chaque
corps, son ou couleur un infini-point, un impact de l’infini ?
Avant le 500e anniversaire de Thérèse en 2015, il serait temps de penser avec elle qu’une
refondation de l’humanisme est possible, à partir de la tradition
européenne : à rependre dans toute sa diversité, à la lumière des
expériences contemporaines.
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