De l’affect
          ou « L’intense profondeur des mots »
           Julia
          Kristeva
           
 
           
           Je vous apporte trois bonnes nouvelles :
               
          
          -  
          
           L’affect
            est au cœur de la découverte de l’inconscient, puisque  la portée majeure de la  découverte freudienne consiste dans la
            refonte des catégories métaphysiques (corps/âme, matière/esprit, dedans/dehors,
            intérieur/extérieur…). Pourquoi ? Parce que l’affect est à la fois processus énergétique spécifique à la
            motion pulsionnelle (à sa poussée quantitative)
            et déjà expression qualitative (tonalité subjective). Exemple ? L’horreur, la pitié,  la pudeur, le dégoût, la honte, la colère,
            l’angoisse, la phobie, la peur, la haine, la violence, la sensation de mourir, le
            deuil, la douleur…  Mais aussi la joie, la jubilation, la tendresse, la quiétude,
            le plaisir, l’exaltation… Les termes allemands  Affektbetrag( Freud) ou Affektwert (selon Breuer)
            précisent en termes techniques ce que Baltazar Graciàn appelait « l’intense
            profondeur des mots » : je ferais volontiers de cette expression le
            titre de mon intervention. N’est-ce pas une « demeure » (morada) que  Thérèse d’Avila décrivait ainsi : « on sent… sans pour autant  voir ni avec les yeux du corps ni avec ceux de l’âme » (IV D, 8 :
            2, OCI, 1110), mais des deux à la fois ? Ou un espace psychosomatique d’une
            profondeur et d’une hauteur plus extrêmes encore ? « Elle (l’âme) n’a pas
              besoin /…/de faire usage de la réflexion - parce que Notre-Seigneur lui donne
              tout cueilli, tout préparé, tout incorporé (je souligne), le fruit du pommier auquel  l’Epoux le compare… »
            (II D, 4, ICI, 939).
   
          
          -  
          
          C’est Bernard de
            Clairvaux, grand commentateur du « Cantique des cantiques », qui développe
            la théorie la plus complète de l’affect comme tributaire des sens autant que de la volonté : puisque l’être parlant, en tant qu’être spirituel,
            est mu par une seule et même logique. Cette ambivalence
              de l’affect selon saint Bernard, qui plonge l’humain dans l’animal pour
            mieux l’anoblir, n’en fait pas nécessairement un précurseur de l’affect
            psychanalytique, mais elle le rapproche si bien de la psychanalyse
            contemporaine qu’elle me conduit à ma seconde bonne nouvelle.
   Loin d’être retranchée de  la modernité, la tradition catholique, notamment la
          mystique, nous invite à  la relire et à la réinterpréter,
          non seulement pour la restituer à la mémoire de la culture européenne qui
          semble s’en détourner, mais pour stimuler l’expérience clinique moderne
          elle-même, de plus en plus attentive aux frontières entre la biologie et le
          sens.
   
          
          -  
          
          La convergence de
            ces deux expériences (l’affect chez Freud, l’affect chez Bernard) nous conduit
  à penser  qu’un nouvel humanisme est en gestation au cœur même de la
            sécularisation, qui n’est pas seulement  une réduction désastreuse des hommes et des femmes de la
            globalisation  à des schémas
            virtuels de consommateurs ou de kamikazes dans les heurts des religions. En
            auscultant le microcosme  de
            l’intime, la psychanalyse ne fait pas que proclamer « Dieu est inconscient »
            (Lacan). En prise sur les affects, et attentive aux  techniques qui s’emparent du corps et de la procréation, en
            même temps que de l’économie, la psychanalyse m’apparaît comme une minutieuse
            ouvrière  dont aurait besoin… l’Incarnation –
            si l’Incarnation devait trouver une place au XXIe siècle ! Et pour cela même, la
            psychanalyse me paraît devoir être considérée comme un des leviers princeps
            d’une refondation de l’humanisme.
   
           
           
          
          I.         
          
          L’affect avec
            Freud et la littérature
   La théorie de l’affect chez Freud (et plus encore chez
          ses successeurs) varie dans ses manifestations, mais reste immanquablement lié
  à la pulsion : l’affect est un
    dérivé de la pulsion. La pulsion (Triebe) étant un concept-limite (certains disent « un mythe », voire l’impensable
          même) d’excitation (énergie hormonale
          ou électrique) et de représentation (représentation
          de chose/représentation de mot, aboutissant au langage), l’affect fait partie du représentant psychique de la pulsion. De ce
          fait, et très spécifiquement, l’affect lui-même est déjà double. Comment ?
   L’affect désigne la part énergique de la représentation de la pulsion, qui est l’état
          rudimentaire de la représentation psychique, et qui va se joindre - ou pas  - à cette autre part que Freud appelle « représentant-représentation »,
          laquelle est exclusivement psychique.
          L’affect est donc le lieu de coprésence entre  une quantité mouvante
            de la pulsion et  sa première
            tonalité psychique : le carrefour où le quantum énergétique devient  une qualité subjective.
          D’ailleurs, dans un article  écrit
          en français (« Quelques considérations pour un étude comparative des
          paralysies motrices organiques et hystériques » [1888], publié en 1893),
          Freud traduit « Affektbetrag »
          par « valeur affective », le terme « valeur » devant
          s’entendre comme exprimant  une notion
  « quantitative et qualitative »
          (Cf. André Green, L’affect vivant. La conception psychanalytique de l’affect, 1973, p. 27). « Chaque  événement, chaque impulsion psychique est pourvu d’une certaine quantité
          d’affect (Affektbetrag) dont le Moi
          se débarrasse, ou par le moyen d’une réaction motrice, ou par une activité psychique ».
   Essentiellement transformable de par sa position
          frontalière entre psyché et soma, le
          destin des affects connaît trois types de transformations : conversion (hystérie
          de conversion) ; 2) déplacement (obsession) ; 3) transformation  (névrose  d’angoisse).
   Quant aux origines
          des affects,  dès ces débuts dans
          les Etudes sur l’hystérie, Freud fait
          remonter les « mouvements émotionnels » à des « actes bien motivés » dans le passé,
          mais qui se sont désormais affaiblis et ne laissent subsister que l’impact des sensations et/ou des souvenirs à forte
          charge affective. Fait remarquable sous la plume de Freud : le langage (qui relie ces souvenirs à
          l’événement les ayant  provoqués) n’est
          pas une simple opération intellectuelle, mais lui-même « acte et décharge
          par les mots ». Est-ce dire que l’« origine » du langage
          elle-même est affective, ou du moins parallèle à celle de l’affect ? Ce
          qui fait de l’affect… une sorte de « langage » : un « prélangage » ?
          Et du langage lui-même… un affect « au second degré » ? « L’être
          humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel
          l’affect peut être abréagi de la même façon » (Etudes.., p. 5 et André Green, p.28).
   Retenons cette source commune, pulsionnelle, du
          langage et de l’affect comme abréaction d’un acte traumatique : j’y reviendrai
          dans ma théorie  du langage, que je
          considère non  pas comme une
  « structure » mais  comme
          une signifiance. Retenons pour
          l’instant que l’affect, à la fois motion pulsionnelle et représentant de la pulsion, est déjà une psychisation, mais incomplète : on dira une « trace psychique » mobile plutôt
          qu’un « signe », à peine déposée/décollée du flux énergique neuronal. Autre trait essentiel : quantité mouvante et qualité subjective, donc, l’affect se
          décharge… vers le corps, vers l’intérieur.
          Il est parti du corps et lui revient : degré zéro de l’appel/réponse,
          réflexivité auto-érotique en boucle, auto-perception. Avant même de représenter
          une extériorité (l’objet, l’autre, le monde), et tout en supposant un dehors,
          l’affect balise l’intérieur : il  marque une profondeur psychique différente des actes et des mots orientés vers l’extérieur.
   Deux conséquences découlent de ces avancées
          freudiennes que je schématise.
   D’une part, l’Inconscient (et plus clairement encore le Ça) dans
          lequel s’engramment ces traces des charges affectives est une structure hétérogène, qui comporte non
          seulement des représentants de type
            linguistique (« L’inconscient est structuré comme un langage », Lacan),
          mais aussi des frayages d’affects qui
          peuvent - ou non - se lier aux mots et à la grammaire, sans pour autant cesser
          de constituer une psychisation
  élémentaire. Tout en accompagnant la perception d’un objet extérieur,
          l’affect ne  le vise pas,  puisqu’il s’agit de psychiser l’excitation somatique elle-même du côté du sujet en train de se saisir comme tel, distinct de la
          saisie d’un objet. L’affect trace  le cheminement somatique de la pulsion comme condition sous-jacente, et en ce sens préalable,  à mon être au monde avec les autres.
          Puisque toute pulsion a une source  (organique) et  un but (l’objet, le dehors), le corps parlant ne saurait se placer dans un monde extérieur sans  devenir lui-même « le second monde extérieur au
          Moi » (SE, XXIII, 162) : sans être soi-même pourvu d’un certain degré
          de représentation (ou de « sens » qui diffère de la
  « signification »). Et c’est précisément l’affect, vécu comme motion
          et/ou comme impact psychique en train d’émerger de la motion énergétique, qui
          est mon intérieur corrélatif à l’extérieur ou se situe l’objet de l’incitation,
          du manque, de l’appel.
   Pour le dire autrement, aussi loin que l’analyse
          replonge  dans l’émergence de
          l’être parlant, un certain « sens » est toujours déjà là. L’affect
          est le corrélat interne du positionnement du Moi dans le monde extérieur :
          ce positionnement que Husserl appellera une thèse
            prédicative,  et qui pose l’Ego
          comme un Ego transcendantal. L’affect précède et excède la « thèse
          prédicative ».
   Je suis en train de pointer ici les différences entre
          la phénoménologie et la psychanalyse. L’expérience de l’affect dans la
          psychanalyse, et plus encore dans la psychanalyse moderne confrontée aux états-limites
          et aux psychoses, nous conduit aux conditions
            d’émergence du Moi face à l’autre, dans l’avènement préalable à la
  « thèse » du sujet visant un objet : en explorant l’advenue du sens pulsionnel  sous-jacent à la signification du sujet du désir et de la connaissance.  L’Ego transcendantal de la synthèse
          prédicative ne peut saisir sa sphère ante-prédicative, puisque « la
          conscience individuelle possible par essence » et la pulsionnalité  vécue, bien que supposée
          ante-prédicative, est d’emblée happée par l’intentionnalité de l’Ego
          transcendantal (où toute pulsionnalité « ressemble » à
          l’intentionnalité). Freud lui-même doutait de l’existence d’affects
          inconscients. Au contraire,  c’est
          bien le destin inconscient des affects interne à la motion pulsionnelle
          elle-même que la clinique des psychoses et des états-limites observe et qu’elle
          interprète, « sur le chemin de sa source à son but  /où/  la pulsion  devient effectivement psychique » ( SE, XXII, 96 et André
          Green, 315).
   J’aurais pu discuter ici le rôle du fantasme, en particulier du fantasme
          originaire (Œdipe, castration)
          qui  sert de médiateur dans la
          structuration du sujet. Appelé par les affects
            (de manque, de détresse, d’angoisse) et induisant à son tour des
          scénarios-représentations, avec lesquels se structure l’intériorité psychique, le
          fantasme est toujours déjà doublement déterminée : par les frayages
          (somatiques) des affects, et par les représentations fantasmatiques du désir
          d’objets.
   Je préférerai me borner à quelques remarques succinctes  sur ma tentative de dépasser le modèle
          structuraliste, mais aussi générativiste, du sens et de la signification, pour
          rendre compte de ce double fond affectif du langage dans l’expérience poétique
          (Cf. Julia Kristeva, La Révolution du
            langage poétique, Mallarmé et Lautréamont, Seuil, 1974). Pour introduire la
          dimension pulsionnelle et donc affective du langage dans le modèle du langage,
          j’ai proposé de ne pas le réduire à un système, mais d’y entendre une dynamique subjective de
          construction/déconstruction de la subjectivité que j’appelle une signifiance (en écho à la senefiance des modi significandi établis par les  logiciens du Moyen Age).  Deux modalités logiques   interfèrent dans ce procès de la signifiance : les
          marques affectives translinguistiques qui organisent la chora sémiotique ( ou morada 
          ?) ; et le registre symbolique qui
          s’impose avec l’acquisition du langage fait de mots-signes et leur syntaxe.
          J’ai emprunté le terme de  chora au Timée de Platon : « raisonnement bâtard », dit-il,
          indiquant un « espace avant l’espace », nourricier et maternel,
          mobile, instable, antérieur au langage, et même au mot, à la syllabe, au père
          et à l’Un. Seule une rhétorique imagée, métaphorique (la  chora 
          plutôt qu’un concept), permet à Platon de suggérer cette motion corporelle qui
          fait déjà sens, mais ne pose pas de signification référée à un objet extérieur,
          puisque nous sommes ici dans un état précoce et fragile de la représentation
          psychique.
   Concrètement, appartiennent
  à la chora sémiotique les écholalies
          des enfants avant l’apparition des mots et de la grammaire ; mais aussi,
          dans le langage adulte, toutes ces modifications du code conventionnel qui font
          du langage usuel et usé un style : «  un mot total, neuf, étranger à
          la langue » (Mallarmé), et qui insuffle au discours « le mystère »
          ou « la musique dans les lettres » : allitérations, intonations,
          silences, distorsions syntaxiques (au niveau du geste vocal) ; mais aussi
          condensations, déplacements, ellipses, etc., qui font les figures rhétoriques
          et inscrivent un reflux d’affect, parfois nommables, parfois diffus voire éclipsés,  dans une suite de
          connotations.  Les arts non verbaux
          (musique, peinture, danse) sont de l’ordre de la chora sémiotique.  Ils  se
          dérobent  à la signification
          linguistique, mais sont en prise sur nos affects : innommable et non moins
          présente intériorité qui, par la grâce de ces techniques, talents et génies,
          obtient l’extériorité de cet  objet
          de désir, de ce  médium, voire de
          cette  communion qu’est l’œuvre
          d’art.
   Deux expériences
          extrêmes et opposées vous mettront en contact avec les risques et les
          délices  de cette affectivité qui
          fait sens en deçà et au-delà de la conscience qui parle, pense et juge.
   La clinique analytique
          découvre  des états  de régression où l'analysant
          perd ses contours identitaires et, en dessous du seuil de la conscience et plus
          loin que l'inconscient, perd son identité pour devenir ce que Winnicott appelle
          un « psyché-soma » (Cf. « L’esprit et ses rapport avec le
          psyché-soma », in De la pédiatrie à
            la psychanalyse, Payot, 1969, p. 66-79). Cette régression qui renvoie pour
          la psychanalyse aux états archaïques d'osmose entre le nourrisson, voire le
          fœtus et l'embryon, et sa mère, maintient le lien à soi et à l'autre, fugace,
          par la seule sensibilité infralinguistique dont l'acuité excessive est à la mesure de la perte des facultés d'abstraction jugeante.
          Une autre « pensée » en résulte, une a-pensée, plongée sous-marine à
          laquelle les termes de « représentation sensorielle », de «psyché-soma »,
          conviennent mieux que celui d'« esprit ». Comme si l'« esprit » raisonnant
          passait le relais de l'être au monde à une élaboration imaginaire, dont
          le siège serait le corps tout entier
            touchant-sentant le dehors et le dedans, ses propres fonctions
          physiologiques ainsi que le monde extérieur, sans la protection du «travail
          intellectuel », sans l'aide de la conscience jugeante. Winnicott s'étonnait
          qu'on localise l'« esprit » dans le cerveau, puisque les  états régressifs de ses patients
          attestaient, selon lui, que tous les sens et organes participent à l'auto-perception
          aussi bien qu'à la perception du monde : que la psyché est corps (soma) et le corps (soma) psyché.
   Il est cependant
          possible – les états mystiques, l’« inspiration » esthétique
          et, Freud l’espère, des moments de grâce de la psychanalyse en témoignent -,
          que  le Moi ne se contente pas de
          régresser à ces états de psyché-soma, mais parvienne à les traduire dans un
          code d’expression renouvelé, élargissant  ainsi ses propres frontières et celles de nos moyens de communication.
          Sans baisser la garde contre la vésanie de la télépathie ou de l'occultisme,
          les Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse (1932)
          avancent  en effet que la mystique
          et la psychanalyse s'attaquent au «même
            point » : la « perception par le Moi profond du Ça » ; et qu'elles
          visent le même but : élargir le domaine du Moi (et du langage) en le faisant
          accéder aux pulsions du Ça, afin de les « traduire » et de les rendre
          conscientes, libres de la censure surmoïque, et donc partageables.
   Qu'il y ait des
          ressemblances entre la mystique et la psychanalyse, c'est indéniable. Dans les
          deux « expériences », un remaniement topique de la subjectivité se produit : les
          instances psychiques Ça/Moi/Surmoi changent de place, leurs fonctions sont
          transformées. Mais ces remaniements diffèrent radicalement.
   Le chemin mystique plonge
          le Moi dans le Ça par une sorte d'auto-érotisme sensoriel (« auto-perception
          obscure ») qui confère une toute-puissance au Ça (le Ça se place « au-delà » du
          Moi), et donc signe en même temps une défaillance du Moi connaissant, tenté par
          l'obscurité du règne du Ça : d’où ce battement si spécifique de l’état mystique,
          entre révélation et absence, jouissance et dépression. Tout et Rien. Le
          mystique jouit alors de la représentation visuelle ou auditive de la Chose ou
          Objet du désir, et cette jouissance indicible peut devenir une impasse perverse
          ou psychotique. L'ultime apophtegme de 1938 précise : « Mysticisme :
          auto-perception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça ».
   La cure
          psychanalytique, quant à elle, s'adresse à la même rencontre jouissive Moi-Ça,
          mais elle leur permet, par les mots du transfert, à tous deux de circuler du Ça
          au Moi et, à rebours, du Moi au Ça. Pourtant, peu nombreuse sont les  cures analytiques qui  favorisent ces états de grâce en
          favorisant la remontée vers la conscience partageable. Les auto-perceptions  jouissives du Ça  saturé de flux affectifs alternent avec
          des états mélancoliques, mais aussi d’exaltations maniaques poussant  la personne qui en est le théâtre aux
          passages à l’acte agressifs, autoritaires et guerriers. Délices et risques  de ces états-limites, dont l’artiste de
          génie cristallise le bonheur sans en ignorer l’excès criminel.
   Ainsi,  l’expérience imaginaire de Proust, par
          exemple, dans le  temps
          retrouvé  de la mémoire  sensible, et qui écrit :
  « L’imagination, mon seul organe pour jouir de la beauté » ;
          tandis que son personnage, le Baron de Charlus, se fait flageller à mort dans
          un bordel pour hommes : démontrant ainsi le scandale que fut et que reste
          encore  l’œuvre du marquis de Sade,
          où le fantasme, dit désormais sadomasochiste, accompagne plus ou moins secrètement
          la plongée  du  sens dans  les affects et vice versa, qui serait sous-jacent  à la création littéraire et plus
          largement esthétique.
   Les faillites des
          codes moraux et des modèles familiaux, le recul ou le raidissement des
          institutions religieuses, l’affaiblissement de la sublimation par l’écrit au profit de l’emprise toxique de
          l’image, joints  aux  incertitudes de la globalisation constitue un contexte qui
          expose, plus que dans le passé, les hommes et les femmes du troisième
          millénaire aux bénéfices et aux risques  de la régression - c’est-à-dire  aux limites du refoulement originaire, là où le sens est
          aspiré par les affects. Quels espaces la société moderne peut-elle offrir, pour
          accueillir et favoriser ces régressions jusqu’à en faire des conquêtes de la
          vérité de soi, des éclosions de beautés ?  Telle est la question vertigineuse qui se pose aujourd’hui,
          et que ce colloque ne peut éviter.
   Les états d’oraison ne
          sont plus  top, et la  loquella d’Ignace de Loyola est une
          régression  fascinante mais
          intransmissible, tandis que  l’« imposition
          des sens »  selon les Exercices, qui réveillent les sensations
          pour mieux les nommer conformément à la Passion, sont des rituels réservés à la
          formation d’une compagnie d’élite.  Quand  ces profondeurs de
          l’intime sont en souffrance, et que les affects hors contrôle fracassent les
          liens sociaux au lieu de les amplifier,  tout le monde se croit artiste ou écrivain, tout le monde
          peut  devenir criminel.
          L’expérience psychanalytique essaie d’accompagner cette errance, d’interpréter
          sa construction-déconstruction, et d’en faire une renaissance avec les moyens
          et dans le contexte de la modernité. Une ambition exorbitante que vous pouvez
          entendre. Pourquoi vous, ici ? A cause de Bernard de Clairvaux et de
          Thérèse d’Avila.
   
           II. Ego
          affectus est.  Saint Bernard:
          l'affect, le désir, l'amour
   Saint Bernard de Clairvaux impose dans l’Europe du XIIe
          siècle une idée de l'homme comme sujet amoureux.
   Par-delà l'affirmation de l'Ego cogito que
          Descartes nous léguera en ligne droite de saint Thomas, une autre idée (et
          expérience) de l'homme se révèle au cœur même de cette première expansion
          renaissante ou précoloniale que furent, pour l'Occident, les croisades. Ego
            affectus est  semblent
          proclamer saints et troubadours. Ils informent leur amour de volonté,
          l'illuminent de raison, le colorent de sagesse, pour l'élever à la dignité
          d'une essence divine. Et l'homme, incertain, passionné, malade ou heureux,
          s'identifie avec cet affect-là. Car Dieu est amour... ( Cf. Julia Kristeva,
  « Ego affectus est », in  Histoires d’amour,
            Denoël, 1983, p. 190-215).
   
           Qu'est-ce qu'un affect ?
           L'amour n’est,
          pour Bernard, qu’un des quatre affects (avec la peur, la tristesse et la joie), et c’est bien la notion d'affect,
          centrale dans son œuvre  et d’une
          complexité parfois ambiguë qui nous permettra d'approcher la densité, voire les
          conflits auxquels le conduisent son expérience et sa pensée de l'amour, mais
          aussi sa modernité. Par ailleurs, on distingue affectus animae, affectus
            mentis et affectus cordis. Soucieux
              d’apprivoiser l’affect puisque l’être parlant, étant spirituel, ne peut
              qu’aspirer à se conformer à la loi divine, Bernard ne cesse de pointer les
              difficultés de cette tâche, non seulement parce que la chair est rebelle à la
              volonté, mais parce que la loi divine elle-même, étant amour, n’échappe pas à
              cette tension. 
   Lien de l'homme avec l'extériorité, avec Dieu et avec
          les choses, l'affect est une notion
          connexe à celle de désir. La différence entre les deux (comme chez Aristote
          et comme en psychanalyse) consiste en ceci que le désir accentue le manque, alors que l'affect, tout en le reconnaissant, privilégie le
          mouvement vers l'autre et l'attraction réciproque.
   Bernard emploie le terme d'affectiones souvent au sens d'affect, tout en lui réservant une signification plus
          spécifique : il désignera les divers sentiments
            composés d'affects que l'âme éprouve pour Dieu (ainsi : timor, spes,
              obedientia, honor, amor). Il y distingue trois types d'affections,
          postulant  ainsi que les affections
          infiltrent les plus hautes abstractions : une affection qui vient de la chair, une autre qui gouverne la raison, une troisième enfin qui établit
          la sagesse. « La première est celle
          dont l'Apôtre dit qu'elle n'est pas et ne peut pas être soumise à la Loi de
          Dieu », écrit Bernard dans le même Sermon 50, 4, et nous retrouverons
          souvent chez lui cette constatation d'un premier
            degré de l'affect ou de l'amour irrémédiablement rebelle à la loi divine.
   Fondamentalement passif et se développant en passion,
          rebelle à la Loi par son caractère primitif, l’affect s’épure néanmoins en
          amour, lequel en conserve cependant les ambiguïtés et les tensions. On
          jugera de cette complexité qui est, pour certains, une contradiction, par la
          définition suivante, entre autres : «Les
            affections, simplement dites, se trouvent en nous par le fait de la nature, il semble qu'elles sortent de notre propre
            fonds, ce qui les complète vient de la grâce; il est bien certain en effet que
            la grâce ne règle pas autre chose que ce que la création nous a donné, en
          sorte que les vertus ne sont que des affections réglées. » (De la grâce et du libre arbitre). A certains moments de son
          raisonnement, Bernard envisage que les quatre affects peuvent produire des
          effets non ordonnés, confus et ignobles: pathétiques, pulsionnels. « Il n'y a point d'âme humaine sans ces
            quatre affections-là (amour, joie, crainte, tristesse) ; mais chez les uns,
            elles sont pour la honte, chez les autres pour la gloire. En effet, sont-elles purifiées et bien
          ordonnées, elles sont la gloire de l'âme sous la couronne des vertus ;
          sont-elles déréglées, elles sont sa confusion, son abaissement et son ignominie. » (Sermon 50,2). Cependant, d'autres définitions
          supposent l'immanence de la spiritualité dans  l'affect. (Sermon
          sur le Cantique, 42, 7) 
   
           Région de dissemblance. Le corps-vache
                 Sans appliquer aux affects
          humains la dialectique de Trinité, comme le fait son ami Guillaume  de Saint
            Thierry, sans retrancher non plus la chair d'une spiritualité qui deviendrait
            ainsi trop éthérée, sans oublier cependant la présence de l'esprit dans cette
            chair qui constitue une région de dissemblance fondamentale entre
            l'homme et Dieu. 
   C’est en effet  la notion de regio
          dissimilitudinis, empruntée à saint Augustin, qui permet à Bernard  de penser l’affect comme  habité par le divin, mais d’une logique
          différente, « dissemblable » : un  affect qui ne serait pas insignifiant, mais dont le sens ne
          ressemble pas  au sens divin ordonné.
          Cependant, contrairement au dualisme de Baïus ou de Luther, Bernard confère une
          dignité à cette dissemblance car, dans le même mouvement qui désigne la bête
          (la « vache ») dans l’humain il la civilise (l’apprivoise). Est-ce le
          caractère composite, hétérogène, souterrainement conflictuel du christianisme
          incarniste, qui poussait Bernard à prêter attention à la dissimilitude, sinon à
          la dualité, qui caractérise l'expérience humaine et dont l'amour est
          l'expression dramatique? Toujours est-il que la pensée amoureuse de ce
          guerrier, qui fut aussi un grand malade, sujet à de fréquents maux d’estomac et
          de vomissements, témoigne d’un corps qu'il n'hésite pas à appeler « vache». « Il y a deux places pour l'âme raisonnable,
            l'inférieure qu'elle gouverne, et la supérieure où elle repose. L'inférieure,
            celle qu'elle régit, est le corps, et la supérieure, celle où elle repose,
            c'est Dieu… Notre corps se trouve placé entre l'esprit qu'il doit servir, et
            les désirs de la chair ou les puissances des ténèbres, qui guerroient contre
            l'âme, comme le serait une vache entre le paysan et le voleur. »
   Cette dissemblance  gouverne à proprement parler
          la pensée de Bernard. Plus le mystique dépasse ce corps-vache, plus il lui
          assigne sa place de résidu animal, plus la « vache »  s'impose dans l'affect et dans l'amour
          cependant gérés, dictés, implantés en nous par la grâce de l'Autre.
    
               Le désir : violent et pur
           Une autre notion, complémentaire à celle d'affect,
          vient se nouer cependant à la notion dramatique d'amour chez Bernard : celle de désir,  en résumant ce qu'Augustin
          entendait déjà par le même mot : «rerum
            absentium, concupiscentia » (le désir est la concupiscence de la chose
          absente). A l’affect les émotions
            proprioceptives, au désir- l’attraction vers un objet externe. Et tout en
          plaçant le désir de Dieu sur un plan différent, Bernard voit ce désir mystique
          s'enraciner dans le premier désir humain, qui est en définitive une
  «voracité ».  Dieu lui-même
          non seulement ne manque pas de désir, mais Il nous désire le premier : un Dieu…
          vorace ? « Le festin des noces est
            prêt... Dieu le Père nous attend, il
              nous désire non seulement à cause de son amour infini - comme le fils
            unique qui est dans le sein du Père nous le dit : Mon Père vous aime, mais pour lui-même, comme le dit le
            Prophète: Ce n'est pas pour vous que je le ferai, mais pour moi. »
   Notons ce mouvement en miroir : mon désir arrivera à
          satisfaction par Lui, car Il a satisfait le sien en me créant à son image.
          Cette spécularité de l'amour chrétien et la reprise sublimatoire du narcissisme
          qu'il produit sont fréquents : on les retrouvera chez saint Thomas. Une
          idéalité aimée à aimer est ramenée à la portée de l'expérience humaine par
          référence aux objets immédiats qui assouvissent les désirs de l'individu. Nous
          retombons sur une sorte de « narcissisme primaire » indépassable autrement
          qu'à travers la position d'un Autre présupposé avant nous et qui n'ignore pas,
  à son tour, cette aspiration à l'autosatisfaction et à la satisfaction
          totale : y compris affecive.
   
           Complétude
          et privation
           Ainsi
          seulement, grâce à l'attachement spéculaire originaire à cet Autre-là, le désir pour un absent - désir avide,
          total, impossible : sur l’onde
            porteuse de l’affect - pourra être guidé par la volonté et la sagesse, et
          devenir un désir pur. Pur pour Bernard signifie comblé par la fusion avec l'Aimé, Dieu. « Vos actions, votre zèle, votre désir soient comme des lis, par leur
            candeur et leur parfum. »
   Cependant, Bernard  n'oublie jamais  que cette complétude dans la
          béatitude présupposée et atteinte en dernier ressort, comporte  toute la séquence  de l’expérience affective,
          incluant  la privation comme préalable à l'identification avec l'Objet idéal. Et
          il ne cesse de  souligner la
          dissimilitude, l'hétérogénéité (de l'amant et de l'ami, de l'épouse et de
          l'époux, de l'homme et de son Dieu)  déclenchant une cascade d’affects : l’amour, c’est aussi défaillir,
            pleurer, gémir, se tourmenter pour essayer de rejoindre l'autre. La
          souffrance conditionnerait ainsi la jouissance alors que la jouissance serait
          le stimulant d'une nouvelle quête souffrante.   
   Dialectique
          masochiste de la jouissance sous l'injonction d'un idéal aussi aimant que
          fondamentalement sévère ? Inlassablement diagnostiquée par Bernard, elle est
          dépassée à son tour par la béatitude - cette identification fusionnelle avec
          l'idéal, ad unum -, elle participe néanmoins d'un mouvement exceptionnel
          d'équilibre et de limitation du désir.
   L’amour
          charnel placé à l’origine (originaire
            en fait sinon en droit), en doublure de l’amour sublime dû à Dieu ;
            la complétude mais aussi la privation qui règlent  l’amour sublime lui-même ;
            sa sainte violence dans laquelle se côtoient hérésie et liberté ; et
            jusqu’au ravissement dans lequel le désir s’accompagne d’affects indomptables
            et cependant sublimés («·De là cette· satiété sans dégoût, cette curiosité
              toujours en éveil mais sans inquiétude, ce désir éternel, inexplicable, alors
              que rien ne fait défaut .» (Traité de l’amour de Dieu, II, 33) -,
            leur imbrication fait de l’amour bernardin une construction complexe qui défie
            aussi bien le « pur amour » que la thèse pélagienne d’une
  « nature heureuse ». Evoquons une des multiples expressions de ces
            ambivalences : « Nous aimons notre esprit charnellement aussi, quand nous le
              brisons dans la prière, avec larmes, soupirs et gémissements. Nous aimons notre
              chair d'un amour spirituel, quand après l'avoir soumise à l'esprit, nous
              l'exerçons spirituellement dans le bien et veillons avec discernement à sa
              conservation.» (Sermon 101)
   L'hétérogénéité
          maintenue de ces bords, en même temps que leur indiscutable subordination à la
          priorité essentielle de l'Idéalité divine, font de la mystique cistercienne,
          plus que de toute autre doctrine, le moyen adéquat et puissant pour définir l'être de l'homme en tant qu’expérience amoureuse. Ni péché ni sagesse, ni nature ni connaissance. Mais amour. Aucune
          philosophie n'égalera cette réussite psychologique qui a su donner une
          satisfaction au narcissisme pulsionnel, tout en l'élevant au-delà de sa région
          propre pour lui conférer un rayonnement visant l'Altérité.
    Morale
          et félicité
               A cette
          construction bernardine des affects-désirs-amours qui se distinguent les uns des
          autres sans cesser d’être coprésents, il ne manque que l’essentiel pour les
          modernes : la félicité morale du lien avec l’autre - mon semblable, mon
            frère. C’est l’Unique Autre élevé en instance du Bien  Suprême, c’est
          Dieu qui cadre, oriente et moralise l’errance des  amours humains. En les
          subordonnant à sa superbe, au risque de les éclipser. Mais non au point
          d’empêcher d’analyser les amours humains aussi  avec une lucidité aussi
          implacable que bienheureuse : comme le fait ce psychologue souffrant,
          subtile et en définitive heureux qu’était  Bernard de Clairvaux, grâce à
          sa foi en Lui.
   Quand la
          foi vient à manquer, ou du moins se replie « entre parenthèses », ce
          n’est pas  le sens du devoir moral qu’elle nous laisse (à la manière de
          Kant)  qui pourrait nous rendre ce  bonheur amoureux par lequel se
          définit, parait-il,  le fait humain. Alors, de deux choses l’une. Ou bien
          l’humanité désabusée  se réduira en une masse de consommateurs déçus par
          les prestations sexuelles et autres services techniques de création et de
          procréation. Ou bien  les expériences amoureuses où intérieur et extérieur
          s’aimantent et se déchirent, se construisent et se détruisent, continueront à
   compliquer leurs jeux, comme le fit la plus baroque des saintes, Thérèse
          d’Avila, s’autorisant à jouer aux échecs avec son Dieu, tous affects infusés
          dans son infinie pureté. La psychanalyse, quant à elle, plus sobre et autrement
          insolente, poursuit l’expérience : le devoir moral transite par le
          transfert et le contre-transfert, pour débusquer des éclats,  non du divin amour mais du sens et de
          la signification. Pour spécifier les modes de leurs dissemblances dans les affects de la chair qui ne parle pas ou
          plus,  pour  rencontrer le désir et tenter la chance
          de l’amour. La dissemblance logique des affects nous intéresse, nous allons
          l’élucider. Car non seulement je suis si et seulement si je suis affecté,
          désirant et amoureux, mais je suis si et seulement si je désire élucider
          affect, désir et amour.
   Et puisque
          personne n’a dit mieux que Thérèse l’impact immanent de l’aimé extérieur dans
          l’intériorité du corps amoureux, je ne peux ouvrir ce colloque sur la présumé
  « extériorité » de Dieu qu’en évoquant l’expérience affective
          de  Thérèse. 
   
           III. Thérèse
          infinitésimale
   Corps et âme, Thérèse
          est écartelée et rassemblée dans et par un violent désir de sentir et de
          penser  - en même temps - l'Autre.
          (Cf. Julia Kristeva, Thérèse mon amour,
          récit, Fayard, 2008). Un désir qui s'appuie sur la proximité des corps touchants
          et touchés, corps affectés : un désir reconnu dans sa violence affective
          et indéfiniment allégé en élucidations.
   Le toucher de l'autre
          toujours déjà présent au même : le toucher élevé en principe de l'Autre, consacre l'étranger (et toute
          altérité)  comme une composante
          désormais intime, indélébile, des affects chez Thérèse, et par voie de
          conséquence, de la vitalité physique et psychique. C’est l’eau (avec ses quatre
            variantes) qui sera la « fiction » (c’est son terme)  de l’affect.  L’eau chez Thérèse peut percevoir et
          comprendre  comment ce sens premier
          (d’après Aristote) qu’est le toucher (je perçois l’eau par la peau et les muqueuses) devient le ressenti originel du contact entre le dedans et le dehors, la chair
          et l’esprit, moi et l’autre. J’y vois  plus qu’une métaphore, une  métamorphose  (au sens de Baudelaire : le poète n’est pas comme l’eau, il devient l’eau), qui désigne la dynamique fluide du sens
          affectif  qu’aucune signifiant ni
          signification ne peut capter définitivement (et que Platon abordait déjà avec
          le concept « bâtard » de chora).  L’eau,
          tel l’affect, à la fois ultime instrument de survie des  bêtes, permanence de la bestialité dans
          la zoé humaine, et suprême
          humanité du tact, attention aiguë portée au tolérable, souplesse psychique.
   Thérèse confère un statut ontologique au corps toujours déjà
          touchant/affecté et désirant, tout en lui attribuant - au travers de
          l'ambivalence bestialité/tact - une polyphonie, une polysémie, une ductilité,
          dont témoignent les demeures plurielles de cette âme nouvelle. Dès lors, ces
          demeures psychiques et corporelles ne sont pas des fragments d'un continent
          englouti, ni des ruines en attente d'un Infini abandonnique, mais, au
          contraire, des points d'impact du désir infini, des sites contactés par et dans
          son mouvement infini.
   A la fluidité  des eaux  des premiers livres, succède en effet la ductilité  des sept demeures  qui n’ont rien d’un château fort, mais la grâce  d’une transparence infiltrée par le jeu
          infini du sens avec les sens. L'extraordinaire nouveauté de Thérèse consiste en
          cette incorporation de l'infini qui,
  à rebours, restitue le corps à l'infinité des liens (dans ses écrits et dans
          ses  fondations). Telle est la
          révolution thérésienne qui avait été perçue par Leibniz (1646-1716). L'ensemble
          polyvalent âme-corps, qui s'est construit et écrit avec Thérèse et grâce à
          elle, n'est possible que s'il ne se contente pas d'être le signe de
          l'Etre Autre qui lui serait apposé, posé de l'extérieur (comme chez
          Fénelon-Guyon). Cela est possible si - et seulement si - cet ensemble
          corps-âme est expérimenté comme un point que l’infini ne se contente pas de
          baigner, mais un point dans lequel insiste l'infini de l'Etre Autre. Si
  – et seulement si - le sujet parlant, corps-et-âme, est un infini-point ; et, inversement, si l'infini de l'Etre Autre se « présente » dans le
          point que je suis. Mieux, Thérèse la biblique, peut-être sans trop
          vouloir le savoir, et sans jamais reconnaître sa généalogie marrane, précise :
  «Il»/l’Autre est « gravé ». Je traduis : J’en suis affectée.
   Le « mariage mystique
  » et d'autres formulations exorbitantes comme « je suis transformée en Dieu »,
          ainsi que d'innombrables métaphores-métamorphoses tout aussi extravagantes,
          viennent annoncer cette modulation du sujet qui consiste dans et avec l'Infini -
          et que, bien souvent mais pas toujours, Thérèse récuse elle-même comme pure «
          folie ». Je ne suis pas un « signe » qui « suggère » un Etre extérieur
          (Créateur ou Sauveur, aimant ou jugeant). J'y participe, j'en participe, je me
          cherche en Lui, je le suis sans pour autant lui être équivalente. Je
          suis un site du signifiant illimité.
   Dans cette dynamique
          de transition continue qui est la mienne, semble dire Thérèse, la connaissance,
          la co-naissance n'est plus une totalisation, mais une procédure d'enlèvement,
          d'épuisement par laquelle l'infini se rapproche d'un terme toujours fuyant.
          Ici, Thérèse cesse d’être dépressive et
            la « dissimilitude » souffrante devient profusion baroque. Pourquoi dites-vous « manque », «
          souffrance »,  « persécution »
          ?, laisse-t-elle entendre. J'ai faussé compagnie à votre monde  de « Moi » orphelins du Tout, puisque je suis l'impact même de l'Infini, à l'infini. Mon Tout qui est Rien
          n'a rien à voir avec le Tout plein. Dans mon point à moi, dans ce rien,
          l'infini habite.
   Tel est bel et bien le
          sujet Thérèse (son âme, comme elle dit), à condition de penser que ce « sujet
  »-là est l'infini « mis aux points ». Un sujet qui ne serait ni extérieur ni
          intérieur à l'Etre Autre, mais un sujet déictique/anaphorique : Ecce (Voici)
          ; Haec (ceci).
   Sa fonction est
          démonstrative : elle consiste à désigner la pluralité infinie, à la dé-signer, à
          l’inscrire corps-et-âme ici même.
   C'est ce contact du sujet avec l'infini, dans la région de la dissemblance elle-même, qui lui
          sera source de jouissance : d'énergie libidinale, d'écriture surveillée et
          d'action historique, qui sont sa véritable, sa non infantile sérénité.
   L’art baroque,
          notamment italien (Bellini avec Thérèse !), fera l’expérimentation et la
          démonstration de cette logique de la co-présence  chair/esprit, homme/dieu, que contient en germe
          l’Incarnation.
      
               Pour conclure
                   L'auto-analyse de
          Thérèse, extraordinaire par l'approfondissement de ce qu'elle « sentait et
          exprimait », m'a donné l'occasion de rêver d’un humanisme qui s'écarterait  de celui des Lumières françaises, parce
          qu’il suivrait  la découverte d’un
          inconscient amoureux constitué par les liens affectifs et/ou amoureux,
          transgénérationnels et historiaux,  préexistants à l’être parlant.
   En effet, Freud n'est
          pas loin de penser, sans pour autant le formuler, ce que Thérèse exalte par
          toute son expérience écrite. N'est-ce pas l'amour saturé d’affects que Freud
          met sur le divan ? C'est bien l'amour encore qui se transfère dans l'écoute que
          nous prêtons aux paroles, pulsions et affects de nos patients. La philosophie
          de Freud se réclame des Lumières, son inconscient est certainement kabbalistiquement
          et talmudiquement juif, mais son inconscient est baroque. Baroque - inconstant,
          mobile, joueur, à réinventer en mouvement - est ce principe amoureux (le
          transfert)  sur lequel il fonde la
          psychanalyse, sur lequel il s'attarde en scrutant l'histoire des mythes, des
          religions, des arts et des lettres -, et que Thérèse traverse et retraverse
          avec sa foi enjouée, sans ignorer les démons de l'excitation à mort.
   Nous sommes ici au
          cœur de la révolution baroque qui a su refonder la foi chrétienne en
          transmettant aux hommes et aux femmes des Lumières un nouveau corps amoureux.
          Les troubadours et Bernard. Thérèse la baroque et les Lumières. Pourquoi les
          catholiques sont-ils si peu fiers de la révolution baroque qui a fait de chaque
          corps, son ou couleur un infini-point, un impact de l’infini ?
   Avant le 500e anniversaire de Thérèse en 2015, il serait temps de penser avec elle qu’une
          refondation de l’humanisme est possible, à partir de la tradition
          européenne : à rependre dans toute sa diversité, à la lumière des
          expériences contemporaines.
   
           
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