DEGAS
, LE TUB
Ce Nu n’a pas de visage, il nous tourne le
dos et ne suppose pas de public(FIG.1). L’œil
plongeant, le geste enveloppant du
peintre lui confère la retenue de
Rembrandt et la vibration de Véronèse, deux maîtres que cet impressionniste a longuement étudiés, copiés, incorporés. Son pastel invite
à une intimité resserrée sur elle-même, inaccessible parce que réelle.
Cadrée dans son tub, la nudité ne
s’offre donc pas à la vue, mais
semble s’évider d’elle-même, en se repliant, accroupie sur le miroir dépoli d’une
énorme poële à frire en fonte qui ne la regarde pas.
Ni séduction ni masturbation mais, à travers elles ou sans elles, Degas ausculte une intériorité invisible qui se dérobe, se fuit, se refait et se
défait. Il touche la nôtre, dans laquelle il n’y a rien à
voir, seulement à ressentir l’apparition- disparition qui frémit « à la racine de
l’Etre, à la source de l’impalpable sensation », aurait dit Cézanne.
Comme pour se défendre de tant d’audace,
l’artiste prétend que les femmes seraient des « gens simples », des
« bêtes qui se nettoient ». Vraiment ? La furtive ou obsédante minutie de cette toilette est en réalité un rituel : le degré zéro du sacré. Et les femmes, avec
leur corps fertile, en sont les vestales prédestinées. Seulement les
femmes ?
Des gestes aveugles, instinctifs,
touchant-touché en rond et dans tous les sens, lavent, caressent, frottent,
polissent ou parfument. Oubliant le
corps, effaçant même le soi- à- soi, rien que ce mouvement en roue libre, la roue du tub en témoigne.
Sans soi, anonyme, l’urgence du
propre réduit la personne à sa seule survivance : concentration et
annulation, « on » jouxte une sorte de néant. Le néant le plus « simple » en
effet, dans lequel s’abrite l’existence pure et simple des vivants. Un néant inhumain qui nous
serait donné d’habiter en étant, en
assumant l’être propre aux vivants. Le néant vivant s’abrite dans
cette opacité tenace du propre, il tient en elle, se résorbe en elle. Seul l’axe puissant du bras gauche, tel un compas
autour duquel tourne la scène, révèle - au centre du Tub- l’intransigeance de ce maintient vital. Le trait de Degas
opère à proximité maximale du mouvement où l’urgence de la vie bascule
dans un anéantissement absolu et
sobre.
La danseuse qui tout à l’heure
s’échappait d’elle-même à force de discipline, et dont Degas aime à capter
l’expansion dans l’espace, est maintenant une silhouette rousse en apnée,
encerclée dans son lavoir sec. Toute à sa toilette, elle s’incurve dans un
autre monde, en contrepoint de celui
où s’étalent les objets quotidiens, comme repris d’un cliché photographique ou
d’une nature morte. Il y a pourtant
du vertige dans son enclos : les courbures de ses gestes, l’arrondi de ses
formes, l’arc de la posture résonnent avec l’ovale du plat et rejoignent les
anses de la carafe, le couvercle de la cafetière, le ventre de la brosse, la
serpentine de la serviette. Cette femme soigne son apparition probable et sa
disparition certaine, elle ausculte leur intersection, à la frontière de la discrétion et du sans-gêne. Et
communie avec l’indifférence des énergies sombres qui encadrent
l’existence.
De ce rythme surgit la grâce d’un volume que nourrit
la tendresse des couleurs : le jaune nacré de la nuque et de l’épaule
droite, l’ocre du dos qui s’assombrit au sein, aux fesses, aux muscles tendus,
et l’orange cuivré de la chevelure, de l’éponge- innocentes répliques du sexe,
de la cafetière… Leur vibration est le vrai visage de la femme qui se protège.
Un kaléidoscope de nuances sculpte son dos, comme une œuvre d’art abstrait,
et traduit l’intérieur invisible que cette éventuelle danseuse « voit » sans voir : qu’elle pressent, qui
l’annule et qui nous aimante.

Dans d’autres variantes de ce Tub, Degas relève sa rousse, lui fait
laver la nacelle, la déplace à droite et à gauche…Mais comme pour mieux saisir
cet oubli de soi dans la nudité repliée sur elle-même, l’artiste cherche un autre langage. Ce sera la sculpture(FIG.2). Aucun soupçon funéraire, pourtant
consubstantiel à cet art mémorial, ne transparaîtra dans les Tubs en relief. La sculpture se déguise ici en médaillon de l’abandon,
en effigie incrustée sur une monnaie antique, ou encore en généreuse pièce rôtie
dans son four intime. La prêtresse
sculptée est maintenant tournée vers
nous, et pourtant sa nudité offerte
n’appelle pas, elle se laisse aller. Le visible se « néantise» plus
ostensiblement que dans le pastel. Ni morbide ni excitante, objective et latente, en sculpture
la rousse se compacte, elle est une cellule souche.
Degas impressionniste ? Certainement pas comme le sont Les Nymphéas de Monet. L’auteur du Tub l’est à la manière de Manet. Il
peint « ce que l’on ne voit que dans sa mémoire ». La mémoire de ce Nu peint, plus qu’une complicité, une identification absolue,
inopérable, avec la féminité la
plus inaccessible. Nudité d’une femme, une « bête qui se
nettoie » ? Cette femme, cette bête, c’est Degas. Degas nu.
Julia
Kristeva
Les archives du rêve, dessins du musée d'Orsay : carte blanche à Werner Spies, 26 mars - 30 juin 2014
Paris, musée national de l'Orangerie