« [...] les êtres vraiment pervers
sont presque aussi rares en ce monde que les saints ».
« Nous ne pouvons approcher des
êtres les plus pervers, sans reconnaître en eux des hommes. Et la sympathie
pour leur humanité entraîne notre tolérance pour leur perversité. »
Du côté de Freud : père-version ou
mère-version
De toutes
les avancées de la psychanalyse dans l’exploration de la vie psychique, l’abord
de la perversion — et notamment dans son lien à la sublimation —
est l’une des plus ferme, mais aussi des plus complexe et des plus ouverte. En
déclarant dès les débuts de ses travaux que l’enfant a une « disposition
perverse polymorphe »,
Freud déculpabilise la perversion : nous sommes tous pervers de par notre
passé infantile et, par conséquent, nous le restons inconsciemment en tant
qu’adultes. Il ne l’efface pas pour autant ni comme comportement ni comme
structure : du sadomasochisme en passant par l’exhibitionnisme et le
voyeurisme, sans oublier les divers fétichismes ou les homosexualités, les
symptômes sont diagnostiqués et analysés comme tels. Mais ils sont aussi
envisagés comme potentiellement inhérents à toute sexualité humaine en tant
qu’elle apparaît, à l’écoute de l’analyste, comme essentiellement perverse dans
ses plaisirs préliminaires et ses fantasmes inconscients. De quoi aboutir à des
paradoxes qu’on ne s’est pas privé de formuler, par exemple : la psychanalyse
considère que non seulement la perversion n’existe pas, mais que nous sommes
tous pervers !
Un des indices contemporains de cette situation est le débat qui agite
actuellement les sociétés psychanalytiques à travers le monde : peut-on
être homosexuel et analyste ? Le plus difficile dans ce dilemme étant de
définir, non pas qui est homosexuel, mais qui est... analyste !
Dans la
réflexion que propose ce livre, nous n’entrerons pas dans les controverses qui
émaillent la théorie et la pratique analytiques des perversions. Nous nous en tiendrons aux positions freudiennes essentielles et
à leurs développements contemporains en rappelant quelques points fondamentaux
susceptibles d’éclairer l’expérience de Colette.
Dès les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905),
Freud définit la perversion comme une transgression et comme un arrêt :
« Les perversions sont soit a) des transgressions anatomiques des zones
corporelles destinées à l’union sexuelle, soit b) des arrêts de la relation
intermédiaire avec l’objet sexuel qui, normalement, doivent être rapidement
traversés sur la voie du but sexuel final. » Il
s’agirait d’une « surestimation sexuelle » qui élève au rang de but
sexuel des activités intéressant d’autres zones du corps que les parties génitales. Spécifique à l’enfant, ce comportement
relève de son fort investissement narcissique du corps propre, pris comme objet
de satisfaction dans toutes ses zones érogènes (la bouche, l’anus, mais aussi
la peau et les cinq sens eux-mêmes qui mettent le bébé en contact avec le
premier objet, la mère). Si donc l’enfant est pour cela même un « pervers
polymorphe », la mère ne l’est pas moins : « L’amour de la mère
pour le nourrisson est de type amoureux pervers, ce dont le père inconsciemment
prend ombrage, surtout s’il s’agit d’un fils. »
Les
freudiens spécifieront, ultérieurement, qu’en raison de la néoténie
(c’est-à-dire le fait que nous naissons inachevés, prématuration qui nécessite un long étayage maternel et parental avant l’acquisition d’une
certaine autonomie), le bébé est habité d’une « angoisse précoce » ou
une « phobie originaire », lesquelles conditionnent « l’appétit
d’excitation » (Reizhunger)
et ses satisfactions toujours incertaines, toujours substitutives. Cet appétit
d’excitation, continûment à la recherche d’un objet de satisfaction lui-même
continûment insatisfaisant, serait donc l’inévitable destin de la pulsion chez
les humains, la véritable économie de ce que Freud a repéré comme une perversion originelle. Et de se demander
si la notion même de perversion n’est pas un concept
« contre-phobique », et si la perversion ne recouvre pas plutôt
une... « mère-version » !
Néanmoins,
dans la vie de l’adulte cette fois-ci, le fondateur de la psychanalyse qualifie
de perverses les particularités suivantes : « méconnaissance de
barrière spécifique (de l’abîme qui sépare l’homme de la bête), de la barrière
opposée par le sentiment de dégoût, de la barrière formée par l’inceste [...],
homosexualité et enfin transfert du rôle génital à d’autre organes et parties
du corps ».
Transgression donc des « barrières », autrement dit des interdits qu’énonce la loi sociale pour
autant qu’elle est une loi du père, et qui canalisent la sexualité vers la
procréation. En se dérobant à ces interdits ou barrières, le pervers se fixe à
des buts et objets propres à la sexualité infantile, cette fixation déniant en priorité l’interdit de l’inceste. Si, pour
Freud, la perversion est une passion fixe qui ramène le pervers aux plaisirs
infantiles avec le corps maternel, c’est aussi parce que, en même temps qu’il
dénie l’interdit de l’inceste, le pervers dénie la castration de la mère.
Prothèse puissante, douée de tous les pouvoirs de satisfaction, parce que
fantasmée androgyne, pourvue de pénis en même temps que de seins, il ne lui
manque rien : telle serait la mère imaginaire du sujet pervers. La belle
analyse du « cas » de Léonard de Vinci permet à Freud à démontrer ce
surinvestissement de la mère au pénis, mère phallique pour le fantasme pervers
qui, pour satisfaire l’omnipotence infantile, l’érige en lieu et place de
l’absence ou de la défaillance du père. On comprend donc que la définition de
la perversion comme « déni de la castration de la mère » est à penser
avec cette autre définition dont elle est le corollaire : « toute
perversion constitue une négation des fins assignées à la procréation » .
Comment le
pervers polymorphe qu’est le néotène, c’est-à-dire l’enfant né inachevé,
impotent, dépendant de sa mère, se transforme-t-il en un sujet pervers ? - « [...] il est souvent possible de
découvrir dans l’anamnèse des pervers une impression très ancienne, laissée par
une orientation anormale de l’instinct et un choix anormal de l’objet et à
laquelle la libido du pervers reste attachée toute la vie durant ». Si l’on
admet que cette fixation auto-érotique se produit, la plupart du temps
banalement, pendant la cinquième ou sixième année, on peut dater l’apparition
d’une structure perverse (différente de la perversité polymorphe du bébé
néotène) à partir du complexe d’Œdipe. La séduction
parentale, maternelle ou paternelle, les abus pédophiles, mais aussi une
quantité ou particularité pulsionnelle innée, des prédispositions originelles
donc, peuvent être à la base d’une telle évolution. Dès lors, et quand la
perversion a refoulé la sexualité normale — et non pas quand elle se
contente de l’accompagner —, « nous retrouvons dans l’exclusivité et dans la fixation [...] un symptôme pathologique ».
Freud
avance très tôt un certain relativisme culturel et historique de la perversion :
les perversions sous-tendent toutes les névroses qui caractérisent les sujets
contemporains considérés normaux, et peut-être en trouve-t-on les vestiges dans
certains cultes religieux qui démontreraient le caractère archaïque de ce
comportement relevant de l’enfance de l’humanité : « Je suis près de
croire qu’il faudrait considérer les perversions dont le négatif est l’hystérie
comme les traces d’un culte sexuel primitif qui fut peut-être même, dans
l’Orient sémitique, une religion (Moloch, Astarté)... » A
plusieurs reprises, Freud précise cette idée en enracinant les perversions dans
la prédisposition sexuelle infantile qui demeure refoulée et inconsciente dans
les psychonévroses , elles-mêmes définies comme « le négatif de la
perversion ».
C’est la régression qui fait émerger la
perversion, tandis que le refoulement structure la névrose : « La régression de la libido, lorsqu’elle
n’est pas accompagnée de refoulement, aboutit à la perversion, mais ne
donnerait jamais une névrose [...] le refoulement est le processus propre à la
névrose. ». La
paranoïa, quand à elle, résulterait de la « poussée d’un courant
auto-érotique [...]. La formation perverse correspondante serait ce qu’on
appelle la folie originelle. » On dira
qu’en utilisant les tendances perverses libérées par la forclusion du rôle du
père, le paranoïaque opère une fusion entre son moi et le monde, en créant
ainsi une grandiose intimité amoureuse spécifique au... pervers :
« L’acmé de l’extase amoureuse [chez le Président Schreber]
est une sorte de fin du monde, où c’est l’objet et non le moi qui absorbe tous
les investissement offerts au monde extérieur. » Dans
toutes ces approches, on le voit, la perversion se profile comme le fond sexuel originel sur lequel se
découpent les autres comportements et structures.
JULIA KRISTEVA