JULIA KRISTEVA LIT « LE DEUXIÈME SEXE » 60 ans APRES


 Publié en 1949, Le Deuxième sexe est aujourd’hui une jeune femme de 60 ans qui a fait scandale mais aussi école: elle marque une étape décisive de l’émancipation féminine et continue à l’accélérer.


Essayons de nous placer en cette année 1949. Le monde vient à peine de panser les plaies de la deuxième guerre mondiale, et voici qu’une aristocrate française, d’éducation catholique et de moeurs libertaires, douée d’une détermination philosophique, d’un talent pédagogique et d’un style sans précédent annonce aux lecteurs médusés que le deuxième sexe est libre. Certes, elle prévient tout de suite que « la femme libre est seulement en train de naître » (DEUXIÈME SEXE, II 641), et cela reste encore le cas aujourd’hui. Mais c’est déjà un phénomène mondial et qui n’a pas fini de produire ses effets, puisqu’il s’agit d’une véritable révolution anthropologique : je dis bien « révolution anthropologique » car, au-delà du libre choix de la maternité et du droit à la parité sociale, économique, politique, c’est une nouvelle façon d’assurer la continuité de l’espèce humaine, accompagnée d’une courageuse définition de la transcendance comme liberté. Que devient l’humanité si la naissance, la liberté et le spectacle sont aux mains des femmes ? Obscurantistes, intégristes et puritains de tous bords s’en effraient et crient au scandale. Et si l’avenir ainsi ouvert – avec ses risques – accueillait et proposait de nouvelles chances ?


Cette révolution anthropologique se préparait depuis la nuit des temps, les suffragettes anglaises l’avaient inscrite dans l’agenda politique, les mouvements féministes après mai 1968 allaient l’approfondir. Mais elle prit conscience de son ampleur et se mit à embraser la planète, grâce à l’expérience et à la plume de Simone de Beauvoir.


Née en 1908, morte en 1986, Simone de Beauvoir est en 1949 une philosophe et une écrivaine reconnue, qui fait scandale : elle a déjà publié L’Invitée, Pyrrhus et Cinéas, Le Sang des autres, les Bouches inutiles, Tous les hommes sont mortels, Pour une morale de l’ambiguïté, l’Amérique au jour le jour. Avec Sartre et dans le sillage de l’existentialisme naissant, dont elle décrira la genèse intime dans Les Mandarins (1954), Simone de Beauvoir poursuit une expérience personnelle et politique ainsi qu’une pensée philosophique dont le thème central et l’objectif absolu est la liberté, qu’elle comprend comme une révolte et un non-consentement. Il est important d’y insister aujourd’hui, en ce début de troisième millénaire où les mots liberté, révolte, et non-consentement tendent à disparaître au profit de ceux qui reflètent le monde globalisé : peur, sécurité, adaptation, ou intégration.


La « liberté » est au cœur de la vie et de l’œuvre de celle que la presse hostile appelle dédaigneusement « la sartreuse ». La liberté de Mme Roland qui savait que « beaucoup de crimes sont commis en son nom », et dont Simone de Beauvoir décline les risques dans Pour une morale de l’ambiguïté, qui pointe la fascination des existentialistes pour le communisme, avec lequel ils sont pourtant en désaccord. Mais liberté quand même, avant tout et à tout prix : pour Simone de Beauvoir, elle reste l’étoile inextinguible qui ne cesse de guider l’enquête philosophique depuis Socrate. Elle inspire les hauteurs de la pensée chrétienne avec Pascal, pour qui l’homme est plus noble que l’univers qui l’écrase, car il sait qu’il meurt tandis que l’univers ne le sait pas, elle brûle dans les corps et les esprits révoltés des Lumières, et forge le style de la grande littérature européenne, elle anime enfin la dialectique de Hegel et jusqu’à la phénoménologie moderne dont s’étaye l’existentialisme. Autant de références et d’expériences qui résonnent dans l’oeuvre de cet auteur de quarante ans lorsqu’elle entreprend l’écriture du Deuxième sexe.


Ses premiers romans retracent les conflits impitoyables que traversent les femmes (jalousie, abandon, solitude, violences, injustices diverses) pour se dégager de leur statut de mineures et d’humiliées. Cependant, la question qui la préoccupe n’est pas « qu’est-ce qu’une femme ? » mais « comment puis-je être libre ? ». On ne dira jamais assez que Beauvoir est l’héritière de ce que la philosophie grecque, la théologie chrétienne et la philosophie moderne à leur suite ont de plus précieux : le culte de l’individu libre, du sujet conquérant de soi-même et du monde dans et par sa volonté, dont l’auteur ne doute pas qu’elle est universelle.


La démarche de Beauvoir est ainsi absolument libertaire, et ce bien avant qu’elle ne soit reconnue et cooptée comme féministe. Elle consiste à « Ne pas consentir », et à imposer sa volonté au monde, au lieu de subir le monde. Et ceci, en trouvant le pouvoir de se « transcender » sans cesse, autrement dit en se dépassant par le pouvoir de la conscience lucide et révoltée, qu’elle admire chez les philosophes, et chez Sartre en particulier. C’est ce pouvoir de la liberté par le dépassement de soi qu’elle appelle une « transcendance » et qui sculpte inlassablement son moi. Elle sauve à ses yeux notre condition de sa finitude, et c’est pourquoi elle est, dira-t-elle dans l’Introduction du Deuxième sexe, le « sens moderne du bonheur ».


Comment comprendre cette liberté comme non-consentement et comme transcendance de soi ? Serait-ce une hantise du pouvoir symbolique sur les autres ? Un amour démesuré du pouvoir phallique à cultiver en soi ? On le dira. Toujours est-il que pour Beauvoir, ce « pouvoir de se transcender » pour « se libérer » est universel. D’où lui vient alors le déclic qui oriente ce JE en quête de liberté infinie vers la condition de TOUTES LES FEMMES, et qui fera du Deuxième Sexe LA bible du féminisme ?


Nous sommes en 1947. Simone de Beauvoir découvre L’âge d’homme de Michel Leiris : « J’avais du goût pour les essais-martyrs où on s’explique sans prétexte. Je commençais à y rêver, à prendre note et j’ai parlé à Sartre ». Sartre, lui, formule une problématique nouvelle en lui posant la question: « Qu’est-ce que ça avait signifié pour vous d’être femme ? Tout de même, dit-il, il faudra y regarder de plus près, vous n’avez pas été élevée comme un garçon ? » (FdC, I, 135, 1963)


Ce que Simone de Beauvoir ne dit pas ici, et que nous allons apprendre seulement après sa mort, avec la publication en 1997 de sa correspondance avec Nelson Algren, c’est qu’à l’incitation involontaire de Leiris, et celle, très volontaire, de Sartre, s’ajoute la liaison du Castor avec Nelson Algren. En effet, cette année 1947, alors que Sartre entretient une relation amoureuse avec Dolorès Vanetti, le Castor de son côté vit une passion unique avec l’écrivain américain, un « jeunot du cru » dit elle, un prolétaire des lettres habitant une baraque sans salle de bain quelque part à Chicago (FdC, I, 177), qui lui révèle pleinement sa sensualité érotique de femme. De 1947 à 1950 elle vit auprès de Sartre, qui lui permet de se « transcender » par l’absolu de la création intellectuelle, politique et littéraire, bien que persuadée que sa « vraie et chaude place » est « contre le cœur aimant » de son amant américain. Et c’est précisément au cœur de cette flambée d’amour où elle découvre le paroxysme de ce que jouissance féminine veut dire, que Simone de Beauvoir empile les pages du Deuxième sexe, autrement dit en s’arrachant à ces attraits passionnels qu’elle vit de tout son être et auxquels elle reproche aux femmes de consentir pour se soumettre, en même temps qu’elle esquive la tentation de la vie conjugale et de la maternité esquissées par Algren. En abandonnant Nelson Algren, elle prend ainsi la décision de s’en tenir à la seule « transcendance », qu’elle conjugue au présent (avec Sartre, Beauvoir se dit indifférente à la postérité), en « situation » avec ses contemporains dans la réalité politique et intellectuelle de Paris: « Je ne pouvais pas vivre uniquement de bonheur et d’amour, je ne pouvais renoncer à écrire et travailler dans le seul lieu au monde où mes livres et mon travail ont un sens», écrit-elle à Algren dès le 26 septembre 1947. On admire la fermeté de ce qu’il faut bien appeler un « engagement » dans le « dépassement de soi » synonyme de liberté. Elle le pratique avec la détermination et le déchirement d’une mystique comme Thérèse d’Avila, dont elle commentera l’œuvre à la fin du Deuxième Sexe avec beaucoup d’admiration, mais qu’elle récuse en ces termes : « Elle ne s’évade pas de sa subjectivité ; sa liberté demeure mystifiée ; il n’y a qu’une manière de l’accepter authentiquement ; c’est de la projeter par une action positive dans la société humaine. » (DEUXIÈME SEXE, II 584). C’est bien ce culte de la liberté, mais dont elle poursuit la réalisation ici-bas, ni dans l’aspiration vers l’au-delà ni dans l’enclos du carmel, mais dans l’espace social, politique et culturel de la modernité, que Simone de Beauvoir lègue à toutes les femmes


Cette cause a connu deux sommets.
D’abord, la conquête de la liberté de la contraception, de l’avortement et donc de la maternité comme choix et non comme destin imposé. Ensuite, l’accès massif des femmes à la maîtrise des savoirs, des expertises et des arts, ainsi qu’aux plus hauts lieux de la responsabilité politique. Bien que jamais suffisamment développées et répandues y compris dans les démocraties modernes, ces avancées sont désormais inscrites dans la législation internationale. Mais le combat pour leur application se poursuit en Europe et sur les autres continents (je pense aux violences conjugales – physiques et morales, et au libre choix de la maternité, qui restent toujours des enjeux sensibles).


Le Prix Simone de Beauvoir, qui fut créé sur ma proposition pour le 100e anniversaire de sa naissance, a déjà récompensé en 2008 Taslima Nasreen et Ayan Hirsi Ali, qui luttent pour les droits des femmes face à l’intégrisme islamiste, et en 2009 la poétesse iranienne Silim Behbahani. Et j’ai dédié à Simone de Beauvoir la conclusion de mon triptyque sur le Génie féminin, consacré à trois femmes dont l’œuvre éclaire et féconde le vingtième siècle : Hannah Arendt, Melanie Klein, et Colette, qui ont su affirmer leur liberté et en appeler à la nôtre, dans le domaine de la philosophie politique, de la psychanalyse et de la littérature.


C’est avec ce sentiment de dette envers l’œuvre de Simone de Beauvoir que j’estime nécessaire de reprendre aujourd’hui des questions cruciales que la métaphysique libertaire du Deuxième sexe a mis à jour, mais qu’il nous revient d’approfondir et parfois de modifier, - à la lumière des nouveaux savoirs, des changements sociaux et de l’approfondissement de l’expérience féminine elle-même. J’examinerai trois thèmes centraux du Deuxième Sexe :
La liberté individuelle et la condition collective, la maternité, et la transcendance.

1. Liberté individuelle et condition collective
Une tension permanente entre l’individuel et le collectif, entre le Je singulier d’une femme et la condition communautaire de « toute les femmes » structure le Deuxième Sexe. Rappelons-nous que le combat des femmes pour leur émancipation a connu trois étapes dans les temps modernes : la revendication de droits politiques par les suffragettes ; l’affirmation d’une égalité ontologique avec les hommes (contre « l’égalité dans la différence »), ce qui conduisit Beauvoir à démontrer et à prophétiser une « fraternité » entre l’homme et la femme, par-delà leurs spécificités naturelles ; et enfin, dans le sillage de Mai 68 et de la psychanalyse, la recherche de la différence entre les deux sexes, qui serait porteuse d’une créativité originale de la part des femmes, aussi bien dans l’expérience de la sexualité que dans toute l’étendue des pratiques sociales, de la politique à l’écriture. A toutes ces étapes, c’est la libération du groupe (de la communauté) des femmes dans sa totalité qui était visée : en cela, les féministes partagent les ambitions totalisantes des mouvements libertaires issus de la philosophie des Lumières et, plus en amont, de la dissolution du continent religieux, en promettant de réaliser le bonheur de tous sur terre. On ne connaît que trop aujourd’hui les impasses de cette téléologie paradisiaque, et de ces promesses totales et totalitaires. Le féminisme lui-même, quels que soient ses divers courants en Europe et en Amérique, n’a pas échappé à ces visées, et cette tendance a fini par le scléroser dans un militantisme sans lendemain qui, ignorant la singularité des sujets, croit pouvoir enfermer toutes les femmes, comme tous les prolétaires ou tout le tiers-monde, dans une revendication aussi absolue que désespérée.


Cependant, force est de reconnaître que le Deuxième Sexe est loin de sous-estimer le « sujet » dans la femme, ou l’« individu » en elle qui « éprouve un besoin indéfini de se transcender ». L’ouvrage est tissé de portraits de femmes « sujets » ou « individus », exemplaires par leur génie : Thérèse d’Avila ou Colette, Mlle de Gournay ou Théroigne de Méricourt. Avec une impertinence sans précédent, elle s’attaque aux représentations mythiques ou littéraires, y compris chez les monstres sacrés de la grande littérature française. Il s’agit de « dégonfler leur mythe de l’Eternel Féminin » ou de « La Femme ». Lectrice avide et avertie, Simone de Beauvoir avale les œuvres de Montherlant, Claudel, Breton ou Stendhal : infatigable, lucide, pointant l’essentiel croquant le détail qui va au cœur et fait mouche. Ainsi, de Montherlant, elle affirme « il ne pulvérise pas l’idole : il la convertit en monstre » (DS, I,325) ; de Claudel, [ « … l’homme dans son activité, la femme sa personne ; sanctifier cette hiérarchie au nom de la volonté divine, ce n’est en rien la modifier, mais au contraire prétendre la figer dans l’éternel » (DS, I, I34-6)]; enfin de Breton, « c’est exclusivement comme poésie donc comme autre que la femme est envisagée » ( I, 375). Seul Stendhal trouve grâce à ses yeux : « Il a tenté une entreprise plus rare et qu’aucun romancier, je crois, ne s’est jamais proposée : il s’est projeté lui-même dans un personnage de femme » (DS, I, 388-9).


Et pourtant, c’est moins à l’« être humain » et encore moins aux « chances de l’individu » que le Deuxième Sexe s’est consacré, qu’à la « condition féminine » dans son ensemble. Car c’est de la transformation de cette « condition » que l’auteur attendait une éventuelle autonomie individuelle et une créativité féminine, ces « chances » de l’être singulier dont la libération serait toutefois, selon elle, le principal objectif historique. Nous savons tous que les « conditions » sexuelles et économiques entravaient encore et toujours l’émancipation des femmes et que l’ère planétaire qui s’ouvre après les temps modernes s’annonce pétrie de conservatismes et d’archaïsmes. Pour autant, il n’est pas sûr que le « conflit » entre la condition de toutes, et la libre réalisation de chacune — conflit qui serait, selon la philosophe, au fondement de la souffrance féminine — puisse être réglé si l’on se préoccupe seulement de la « condition », en sous-estimant le « sujet ». En privilégiant la transformation de la « condition » féminine, la lecture féministe de Beauvoir contribue à écarter l’enjeu essentiel, qui est celui de l’initiative singulière. Et à tenir dans l’ombre, pour le militantisme féministe, la chance indécidable de cette singularité qu’un philosophe du Moyen Age, Duns Scot (1266-1308) et ses successeurs appelait une ecceitas , de ecce – « cet homme-ci », « cette femme-là », ce qui serait la seule vérité. Arendt, Klein et Colette — et tant d’autres — n’ont pas attendu que la « condition féminine » soit mûre pour réaliser leur liberté : le « génie » n’est-il pas précisément cette percée au travers et au-delà de la « situation » ? C’est la raison pour laquelle je me définis comme « scotiste » plutôt que « féministe », et je consacre la trilogie sur le génie féminin à l’expérience singulière de quelques femmes singulières. En appeler ainsi au génie de chacune, de chacun, est une façon non pas de sous-estimer le poids de l’Histoire — mieux et plus que d’autres, ces trois femmes s’y sont affrontées et l’ont bousculé avec courage et réalisme —, mais de tenter d’affranchir la condition féminine, comme la condition humaine en général, des contraintes biologiques, sociales ou destinales, en mettant en valeur l’initiative consciente ou inconsciente du sujet contre les pesanteurs de son programme dicté par ces divers déterminismes.


L’initiative singulière ne serait-elle pas, en définitive, cette force intime, infime mais ultime, dont dépend LE CHANGEMENT de toute « condition » ? En interrogeant l’irréductible subjectivité de ces trois femmes, leur singularité créatrice, c’est à leurs « chances d’individu » en « termes de liberté » — selon le vocabulaire de Beauvoir — que mon enquête s’est intéressée. Aussi, par-delà nos divergences, ai-je la conviction de reprendre et de développer une idée essentielle du Deuxième Sexe: comment, dans la condition féminine, peut s’accomplir l’être d’une femme, sa chance individuelle en termes de liberté, qui est le sens moderne du bonheur ?


-2. Le destin biologique et le libre accomplissement.
« On ne naît pas femme : on le devient » (DS, I, 13). Face aux avancées de la biologie (nous sommes génétiquement programmés avant même la naissance), peut-on encore dire qu’ « on ne naît pas femme » ? Beauvoir vint à temps pour dé-biologiser la femme et, en la situant dans l’histoire des sociétés patriarcales qui en ont fait un « objet », elle l’élève au rang de « sujet ». Le moins que l’on puisse dire est que cette bataille est loin d’être gagnée, menacée qu’elle est par une double pression : d’une part, la maternité, dévalorisée par l’auteur du deuxième sexe et par une grande partie des féministes ; de l’autre, une maternité ramenée par le biologisme techniciste à un « instinct » de l’espèce. A ceci s’ajoute, surtout en temps de crise, que la logique même de la globalisation favorise, la ruée vers l’enfantement, comme « valeur refuge » quand ce n’est pas comme un « antidépresseur » chez beaucoup de beaucoup de contemporaines, femmes et hommes, hétéro- ou homosexuels.
En libérant les femmes de la condition biologique dans laquelle diverses sociétés s’emploient à l’enfermer (les démocraties avancées essaient à peine de faire exception à cette règle), Simone de Beauvoir trace une vision naturaliste et victimaire de la maternité. Maternité naturaliste : « La gestation est un travail fatigant qui ne présente pas pour la femme un bénéfice individuel et exige au contraire de lourds sacrifices ; on dit volontiers que les femmes « ont des maladies dans le ventre » : il est vrai qu’elles enferment en elles un élément hostile : c’est l’espèce qui les ronge. » (DS, I, 68) ; plus loin elle affirme que l’enfant est, pour la femme, un « polype né de sa chair et étranger à sa chair » (DS, II, 351). La maternité est ainsi conçue comme aliénation, à la fois pour la mère, victime d’accouchements imposés à répétition, et pour l’enfant, victime de la dépression et de la folie maternelle. Pourtant, le libre choix de la maternité, devenu possible grâce à Simone de Beauvoir, nous permet aujourd’hui de sortir du schéma beauvoirien qui porte les stigmates de ses angoisses personnelles.


Avant que l’utérus artificiel devienne monnaie courante, le « destin biologique » fait des femmes des mères de l’humanité, et ce destin « de naissance » peut et commence à être vécu comme un « engagement biologique» (pour employer le terme existentialiste), mieux : une création singulière pour chaque femme qui la choisit. « On » naît femme (« organisme » est impersonnel, bien que l’embryon se différencie avant de fixer le sexe chromosomique, et que le processus de subjectivation soit en cours à travers les échanges hormonaux mais aussi infra linguistiques avec la mère bien avant la naissance). Mais « je » devient « sujet » progressivement, continûment après la naissance. Beauvoir auscultait le dédoublement de l’expérience féminine (« on » impersonnel biologique/ « je » qui se crée dans la rencontre avec l’autre), mais elle excluait les mères de cette créativité, en les enfermant (comme certaines traditions qu’elle combattait) dans une fonction purement organique.


Au contraire : Je, femme, me construis, Je me créé, je m’invente- je me « transcende » à partir de ce dédoublement entre la biologie et le sens, que « je » vis de manière plus complexe que l’homme. « Je » me crée aussi dans et par cet art-science-connaissance-sagesse qu’est la maternité. Femme amante, femme mère, femme exerçant un métier : la liberté au féminin se construit dans cette polyphonie.


La psychanalyse n’a jamais soutenu que la maternité soit un instinct. La psychanalyse reconnaît l’instinct de vie et l’instinct de mort, et les femmes devenant mères en sont le théâtre, comme les hommes et autrement qu’eux, avec leurs enfants, avec les pères de ceux-ci et avec toute autre personne à laquelle les confrontent leur désirs et leurs paroles. Pour la psychanalyse, l’expérience maternelle est une construction culturelle, et à mon sens LA construction culturelle par excellence, qui nous replace à l’aurore de l’hominisation, là où la biologie bascule en émergence du premier autre, l’enfant.


En effet, plus que le partenaire sexuel ou amoureux, mon semblable, mon frère, mon double dans l’amour à mort et dans le règlement de comptes passionnel ou trivial,- c’est l’enfant qui, pour la mère (et bien avant que le père ne le reconnaisse et/ou l’adopte comme sien) doit et peut devenir un autre pour être lui-même. Non pas une partie de moi, un morceau que je peux congeler, tuer ou (dans la meilleure des hypothèses ?) « pousser » à accomplir les projets que j’ai eus pour moi-même et que j’ai plus ou moins ratés. Mais quelqu’un dont je respecte la singularité, c’est à dire la vie biologique pour commencer, mais surtout la biographie, l’histoire personnelle. Je l’accompagne dans son devenir de sujet, parce que j’en cultive la différence, j’essaie d’en éveiller la créativité : même si elle me dépasse, me blesse, ou me surprend, car ainsi seulement elle me libère. Comment est-ce possible, cette alchimie de la maternité dont la religion a fait « le miracle de la natalité » ?


En ce point, je reviens au projet libertaire de Beauvoir, et, sans m’y opposer, je lui en ajoute un autre. Je ne me reconnais pas dans son dégoût de l’ « organique », du corps, de la nature clivée de la lucidité libératrice attribuée à la seule conscience jugeante (que Simone de Beauvoir partage à sa façon avec Sartre qui, dans la Nausée par exemple, se décrit dégoûté par la « contingence » des poulpes et des racines). Je récuse l’opposition qu’elle fait entre le corps désirant féminin, perçu comme « chose opaque et aliénée » (DS, I 67), « marécage ou insectes et enfants s’enlisent » (DS, II 167), cette idéalisation de la masculinité phallique qui voit le sexe de l’homme « propre et simple comme un doigt » (DS, II 160).


Je reconnais, avec Freud, que la subjectivité humaine est un perpétuel bord-à-bord, autrement dit un arrachement et une négociation avec le corps et/ou avec la biologie, dont l’expérience sexuelle est le paroxysme: c’est ce que Mallarmé exprime dans une formule saisissante « l’éternel désaccord avec le corps ». J’ajoute que la naissance- et aujourd’hui le « projet » de « donner naissance » - est un commencement, un auto-commencement en même temps que le commencement d’un autre que moi. La maternité est cette perpétuelle re-naissance où la génitrice se reconstruit en mère qui ne cesse de commencer cette série de « commencements » ou d’ « étapes »qu’on appelle une vie. Et ceci constitue l’acte de liberté le plus radical qui soit. Ici, je rejoins la conception de la liberté selon Hannah Arendt, qui la décrit, avec des accents augustiniens, non pas comme révolte, guerre, transgression ou non-consentement (ce que la liberté est incontestablement aussi), mais comme un commencement, un auto-commencement : « Cette liberté, dit-elle, est identique du fait que les hommes sont parce qu’ils sont nés, que chacun d’eux est donc un nouveau commencement, commence en un sens un monde nouveau. » Au contraire, la terreur élimine précisément « la source même de la liberté que la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement » (Les Origines du totalitarisme, p.212, 224).


Nous sommes la seule civilisation qui manque de discours sur la maternité (cf. Julia Kristeva, Seule une femme, Editions de l’Aube, 2007 ; La Haine et le pardon, Fayard, 2005)). A l’exception de la très énigmatique « suffisamment bonne mère » de Winnicott, nous ne savons pas comment une mère se construit en dépassant la génitrice qu’elle est. Comment le soin maternel ouvre pour elle, et pour cet autrui qu’est l’enfant, le champ de cette créativité qu’on appelle une pensée - de la mère avec l’enfant et de l’enfant : cette pensée à deux si spécifique qui implique la transmission du sensible, du langage, de l’art de vivre, du temps des commencements (ou des générations) - qui n’est pas le temps du « souci » ni du « désir à mort » dans lequel excelle le discours des philosophe, mais le temps des « éclosions », dira Colette. Nous n’avons pas de philosophie ni même suffisamment de connaissances empiriques sur cette « passion maternelle » qui favorise - ou freine- l’éclosion de la pensée dans le corps vivant. Tel est le vide auquel est confrontée notre civilisation, et nous l’éprouvons aussi bien face aux adolescentes anorexiques et toxicomanes des beaux quartiers qu’aux incendiaires des voitures et des biens publics dans les ZEP.


Les facilités techniques ne pourront pas être régulées par des interdits, il convient d’encadrer « les grossesses pour autrui » de manière à éviter la marchandisation de l’enfant, tout en laissant- dans ce domaine aussi -la liberté de choix et ne pas fermer la voie aux nouvelles formes de parentalité. Avant de faire – ou de ne pas faire- des lois sur les mères porteuses), il nous faut inventer des forums pour une nouvelle philosophie de la maternité et, plus généralement, de la parentalité. Toujours, et dès le début du choix de la maternité, entre l’origine (organique) et la rencontre avec l’autre (qui fait sens), entre le destin biologique et création de lien,- la passion maternelle n’est pas la plus biologique, elle comporte une part d’adoption permanente de la nouvelle personne qui ne cesse de naître. Si la maternité est des plus dramatiques et des plus exquises à la fois, c’est parce qu’elle est aux frontières de la biologie et du sens, de l’origine (origyne ?) et de l’altérité, de la matrice et de l’adoption. La génitrice n’est pas nécessairement une bonne mère, beaucoup de mères excellentes ne sont pas des génitrices.

3. Les chemins de la transcendance
Le pôle vers lequel est tendu le désir de transcendance qui anime le Deuxième Sexe, est l’individu mâle et en particulier celui que Simone de Beauvoir admire par-dessus tout, le philosophe. Le livre commence par soutenir que la liberté des femmes est un droit à l’égalité avec les hommes. La philosophe veut affranchir la femme du statut de mineur qui l’oblige à être l’Autre de l’homme, sans avoir le droit ni l’opportunité de se construire comme Autre à son tour. L’égalité des sexes réclamée par l’existentialiste s’inscrit philosophiquement sous le régime de l’universel, dont la généalogie remonte à l’Idée platonicienne, aux idéaux républicains de l’Homme universel cher aux Lumières françaises. A l’écoute de la psychanalyse, nous savons que cet « universel » s’exprime dans la réduction des corps sensibles et des différences singulières à l’Un et à l’Homme universel, et que c’est le culte du phallus qui sous-tend cette construction philosophique.


Ses amis féministes n’ont pas manqué de s’apercevoir que l’Un ou l’Homme universel se cristallise, chez Beauvoir, dans le culte du Grand Homme : avec ambivalence, agressivité et dépendance. Et qu’il attend La Cérémonie des adieux (1981) pour s’écrouler dans la froide tendresse d’un récit incisif, un brin vengeur à l’endroit du maître à penser. Le Castor ne s’aventure pas non plus à penser que la « vocation » de Sartre pour les « amours contingentes » dissimule l’insoutenable dépendance érotique de l’Impossible Monsieur Bébé sous la superbe de son « cher petit philosophe ». Le lamento beauvoirien sur les « femmes flouées » de ses romans, bien avant qu’elle ne l’avoue pour elle-même, semble loin du dépassionnement psychanalytique qu’on attend de celle qui avait fait d’une psychanalyste (Anne) l’héroïne des Mandarins ; mais loin aussi de l’ironie d’une Colette qui plaisantait sur « ce bon gros amours » (et ces « hommes que les autres hommes appellent grands » !)


Cette héroïsation du mâle et l’aspiration à la fraternité avec lui révèle la bisexualité psychique de Beauvoir (l’« hermaphroditisme mental », selon Colette) nécessaire à toute création. Bien que l’homosexualité féminine soit indubitablement présente dans les relations sexuelles du Castor, c’est encore un non- consentement à la norme, fût-elle homosexuelle, qu’elle cherche en définitive dans la réalisation de ces désirs. Avec le lien érotique, à travers le lien érotique et au-delà du lien érotique, c’est dans la sublimation, à une sorte d’ascèse complexe que vise son expérience, comme en témoigne l’hommage qu’elle rend à la mystique Thérèse d’Avila. L’athée impénitente qu’est Simone de Beauvoir préfère passer sur les tourments anorexiques et épileptiques de la sainte, pour ne retenir que l’ « intensité de la foi qui pénètre au plus intime de sa chair ». « Sainte Thérèse pose d’une manière toute intellectuelle le dramatique problème du rapport entre l’individu et l’Etre transcendant ; elle a vécu en femme une expérience dont le sens dépasse toute spécification sexuelle ; il faut la ranger à côté de Saint Jean de la Croix. Mais elle est une éclatante exception » (DS, II 579). 


Puisque en effet Thérèse est une « éclatante exception », et puisque dans le heurt des religions aujourd’hui les femmes semblent tout particulièrement attirées- pour le meilleur et souvent pour le pire- par les expériences religieuses et plus largement spirituelle, - mon dernier livre, Thérèse mon amour (Fayard, 2008) essaie de suivre la vie et l’œuvre de cette femme. Elle ne cesse de « se transcender », en dévoilant une complexité psychique et socio-politique infinie. Infinie est le mot, puisque Leibnitz lui-même voyait en Thérèse un précurseur de sa théorie des monades (unités qui contiennent l’infini) et du calcul infinitésimal. Cet aspect de notre mémoire judéo-chrétienne (Thérèse est d’origine marrane (juifs convertis) du côté d son père, « vieille chrétienne » du côté de sa mère) reste à visiter, à explorer et à interpréter, si nous ne voulons pas demeurer des modernes fascinés mais ignorants des religions qui menacent d’embraser la globalisation. Et si nous ne voulons pas réduire la complexité de ce que « se transcender » veut dire au féminin, ni aux prouesses du biologisme ni à la quête d’un « pouvoir » fut-il symbolique, professionnel, spiritualiste, ou médiatique.


L’extase de Thérèse sculptée dans la célèbre Transfixion du Bernin révèle une jouissance qui prend en écharpe les distinctions métaphysiques entre corps et âme. Elle voyage entre masculin et féminin, actif et passif, affects érotique et ascèse intellectuel : le tout, avec une lucidité sans précédent, par cette élucidation continuelle qu’est son écriture, et qui passe le relais à l’action. L’extatique anorexique, épileptique et hystérique sera un écrivain fécond (mais nullement prolixe, comme le fut Mme Guyon) et une fondatrice d’un nouvel ordre religieux, le Carmel déchaussé. Je vous livre seulement deux extraits de son expérience, et que je verse au dossier de la « femme libre qui est seulement en train de naître ».


Le premier témoigne de la polyphonie de ce moi qui s’apaise si et seulement si sa mobilité l’exile de lui-même, voyage vers autrui et trouve l’ultime altérité au fond de soi-même : un « centre de soi » assimilé à l’infini, et soumis à une mise en question permanente : "Portez vos regards au centre... Ne contraignez pas, n'enchaînez pas une âme d'oraison... Laissez-la circuler librement dans ses différentes demeures : en haut, en bas, sur les côtés; et puisque Dieu Lui-même l'a faite si noble, qu'elle ne se fasse pas violence pour demeurer longtemps dans une même pièce, ne serait-ce qu'en celle de la connaissance de soi." (Le château intérieur, OC, ID2:8, OC I 977) « Je regarde comme impossible que l’amour se contente de demeurer stationnaire » (OC, VII D, 4 :9, OC I, 1156).


Le deuxième définit la maternité : non pas biologique mais symbolique, ou, si vous voulez, ce que j’ai appelé la part d’ « adoption de la singularité d’autrui » que comprend toute maternité. Et que Thérèse assume comme une place cruciale et des plus désirables dans ce nouveau monde qu’est le Siècle d’or espagnol qui découvre le Nouveau Monde aux Antipodes (une sorte de « globalisation » est en cours) avec le renouveau de la foi chrétienne (protestants et érasmistes s’opposent aux catholiques), et le surgissement de l’humanisme. Thérèse détaille ainsi la logique de la maternité telle qu’elle l’entend: Il s’agit d’un « exil de soi » tel que vous ne vous contentez pas « seulement de jouir », mais vous « considérez les autres » en vous « désappropriant de soi », mais « sans vous lier les mains » – entendons, en devenant une femme active, volontaire, fondatrice d’un nouvel ordre religieux (le Carmel déchaussé), pour penser avec efficacité du point de vue de l’autre.


La maternité symbolique qui en résulte ? De l’hyperactivité : « ne pas se taire, personne ne me pourra me lier les mains » (OC, R1). Du jeu et de l’humour : la Vierge Marie n’a-t-elle pas fait échec et mat à Dieu en lui prenant un enfant ? Une certaine bonté : la mère capable de s’exiler d’elle-même et, sans s’oublier elle-même, de vivre depuis la place de l’autre et d’agir pour lui. L’extase solitaire de la sainte est relayée par la fluidité d’une âme agissante et le fabuleux dynamisme de la femme d’affaires.


Thérèse se fonde en fondant dans le monde, elle s’enfante en donnant au monde une œuvre, fille de cette œuvre - de « son enfant », engendrante/engendrée, sans écran entre son moi et le monde. Telle est sa formule de la maternité : certainement pas l’unique, mais une des plus justes,- à méditer.


Curieusement, Simone de Beauvoir vers la fin de sa vie me fait penser qu’elle a ajouté à la revendication libertaire du Deuxième Sexe cette adoption des autres et du monde qu’on appelle une « bonté ». La preuve de ce que j’avance ?


Jean Genet lui fait comprendre que Rembrandt a passé « de la superbe à la bonté », écrit-elle (FdC, II 215) parce qu’il a su « abolir l’écran entre lui et le monde ». En plaçant, dans sa jeunesse, un écran entre la biologie et la maternité (d’un côté) et la femme libre (de l’autre), Simone de Beauvoir se privait-elle de bonté ? Il lui faudra attendre la mort de sa mère et celle de Sartre pour l’écrire, sans pour autant émousser ces brins de cruauté qui font le piquant de son caractère et la défendent de sa mélancolie. Mais c’est surtout en se laissant désapproprier du Deuxième Sexe par les féministes et les femmes du monde globalisé, en livrant son texte à la variété des expériences féminines, plus ou moins divergentes voire en désaccord avec la sienne (on ne compte plus les lectures du Deuxième Sexe par les femmes, féministes ou pas, françaises, américaines, indiennes, chinoises, universalistes, les différencialistes, ni putes ni soumises, que sais-je?), et ce jusqu’à ce qu’il devienne un mythe, qu’on ne lit pas forcément mais que chacune invente à sa façon par ce qu’elle a dit et montré qu’il est possible pour une femme d’être libre, que Simone de Beauvoir a aboli l’écran entre sa superbe et le monde : entre l’auteur du Deuxième Sexe et ses filles. Et si cette polyphonie des libertés féminines, « seulement en train de naître », était sa meilleure transcendance ? Enfin sa maternité retrouvée.

Julia Kristeva

8 août 2009
Salon du Livre,
Ile de Ré

 

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