Content on this page requires a newer version of Adobe Flash Player.

Get Adobe Flash player

s'abonner aux flux rss

 

  Julia Kristeva Elle du 21 septembre 2012

 

Elle su 21 septembre 2012

 

« La Révolution est d'abord intérieure »

 

On réédite « L’Avenir d’une révolte », écrit en 1998. En quoi ce livre est-il toujours d’actualité ?

 

Dans cet ouvrage, je m’interrogeais sur le sens de la révolte à notre époque. J’indiquais que  les crises financières, économiques et politiques  sont insolubles non seulement parce  qu’elles sont nouvelles (globalisation, finances virtuelles, impuissance du modèle politique fondé sur le bipartisme et les conflits sociaux). Mais parce qu’elles recouvrent une profonde crise de civilisation. Que deviennent l’indépendance et la créativité, la liberté de pensée des hommes et des femmes dans une culture de « show » et d’ « entertainment » ?  J’en appelais à la   révolte, non pas comme une nouvelle forme d’engagement ou une promesse paradisiaque, mais au sens étymologique et proustien du mot, comme une reconstruction du passé et de soi, de la mémoire et du sens. Je crois que ce constat est toujours vrai. Aujourd’hui nous assistons à un certain nombre de révoltes à travers le monde : le mouvement des « Indignés » en Europe et aux Etats-Unis, ces jeunes qui se soulèvent contre les marchés financiers ; le Printemps arabe, avec sa rébellion contre des dictateurs sanglants ; ou, encore les mouvements de protestations contre Poutine en Russie. Toutes éminemment sympathiques, voire admirables de courage, mais, à l’heure actuelle, digérées par le spectacle ou marginalisées, quand elles ne sont pas récupérées par des forces conservatrices, voire intégristes.

 

Que voulez-vous dire par là ?

 

La terreur révolutionnaire et les totalitarismes nous ont appris que la liberté se conjugue au singulier. Or, ces révoltes se font sur le modèle hérité des révolutions bourgeoises et prolétaires : un face- à - face qui oppose deux blocs socio- politiques.  Mais contre qui se révolter, quel « face-à-face » si l’adversaire est la vacance du pouvoir, l’absence de projet, les zones de non-droit, ou, au contraire, un ordre tyrannique, mais  virtuel et anonyme (la finance moderne, banques et « traders ») et cumulant tous les pouvoirs (les oligarchies  et les  mafias) ? Et qui peut encore se révolter, si la singularité humaine disparaît sous la « personne patrimoniale » (qui n’est qu’un propriétaire de son patrimoine génétique et de ses organes, dans le meilleur des cas, car il est des pays où ils sont volés ou revendus) ? Il nous faut revenir à des formes radicales parce qu’intimes de la révolte, qui garantissent l’indépendance des esprits et la capacité créative : le questionnement des valeurs et des identités, l’expérience intérieure, la remise en cause de l’acquis, des clichés, des « éléments de langage ». Pour toucher, sous les stéréotypes et les conventions,  jusqu’aux traumas indicibles. Pas pour les perpétuer, pas pour embaumer « ma dépression » ou « mon inceste » en les inoculant  à mes lecteurs ; mais pour les décomposer, analyser, réévaluer. Et  renaître dans de nouveaux liens, dans la pluralité des liens à venir. Ceci est vrai pour l’Occident et, d’une autre façon, pour les pays émergents où des sursauts libertaires  tentent de se ressourcer  dans le retour aux traditions spirituelles, mais se retrouvent piégés par l’obscurantisme.  Que ce soit l’emprise de la technologie ou celles des  dogmes religieux qui banalisent les consciences, seule l’expérience intérieure révoltée, intransigeante, peut encore nous sauver .

 

Vous dites que la révolte politique n’est plus efficace. Pourquoi ?

 

 Pour la première fois dans l’histoire, nous nous apercevons qu’il ne suffit pas de remplacer les anciennes valeurs par des nouvelles.  Il n’y a pas de « solution » parce que toute solution  (le « free-market », la consommation, la sécurité, l’hyper-connexion), qui devient une « valeur » et prétend remplacer les anciens remèdes  (la charité, la lutte des classes), se fige à son tour en dogmes et impasses, potentiellement totalitaires.  Sous la pression de la technique, de l’image et de l’accélération de l’information,  nous oublions que l’être parlant est véritablement vivant  à condition d’avoir une vie psychique. Or celle-ci n’existe que si elle  est une perpétuelle remise en question de ses  normes et pouvoirs, de sa propre identité sexuelle, nationale, linguistique ; de ses désirs, de ses souffrances, de ses amours et de ses haines. C’est l’homme et la femme révoltée, dans leur inquiétude de chercheurs, qui sont en prise sur le malaise dans la civilisation, pas les appareils politiques. Je pense à ce président d’université en Argentine qui m’a dit vouloir transformer des jeunes des quartiers sinistrés... en chercheurs. Qu’ils fassent des recherches sur le pourquoi et le comment de la drogue, du trafic d’armes, de la prostitution dans leur zone. Cet homme avait fait sa thèse sur Maître Eckhart, un mystique du XIII-XIVe siècle qui demandait à Dieu de le laisser libre de Dieu… 

 

En somme, avant de faire la révolution dans la cité, il faut faire la révolution en soi-même. Par quels moyens doit-on opérer ce changement ?

 

Ils sont multiples. En tant qu’analyste, je considère que la psychanalyse est évidemment l’un d’entre eux. Mais l’expérience artistique, la redécouverte des expériences religieuses du passé, même quand on est athée, en sont d’autres. Pour la psychanalyse, cela me semble particulièrement vrai : sur le divan, il s’agit, pour une personne  en souffrance psychique, de se remémorer le passé, de l’interroger, pour s’en détacher, le dépasser. La psychanalyse n’est pas, comme on le croit, une méthode qui permet de mieux « s’adapter » à la société. Au contraire. Elle est un moyen de réévaluer son passé  pour affirmer sa singularité dans ce qu’elle a de plus original, révélateur et en ce sens  révolutionnaire. Freud est un des esprits les plus incisifs, les plus révoltés de son temps, rien à voir avec le fondateur d’une nouvelle religion qu’on l’accuse d’être.  Cela ne se fait pas dans son coin. Au fil de l’analyse, la renaissance du patient se traduit toujours par les nouveaux liens qu’il arrive à créer avec autrui. Là est la révolte possible. Elle n’est pas immédiatement politique, mais contribue à une mutation éthique de longue et profonde haleine. Ainsi, l’œuvre  encore invisible de cette psychanalyse syrienne, Rafah Nached que j’ai défendue avec d’autres psychanalystes français, car elle fut emprisonnée pour avoir mené des psychothérapies contre la peur. Essayant de pratiquer la psychanalyse dans un pays où l’on ne peut dire ni « non » ni « je »,  écrit-elle, cette femme a entrepris  de traduire Freud en arabe en changeant la rhétorique habituelle qui, dans cette langue, exprime la sexualité en  termes  sacrificiels, par une rhétorique amoureuse empruntée au grand poète musulman Mansour al-Hallaj (IXe siècle) ! Une vraie révolte, telle que je l’entends, qui remonte aux sources traditionnelles et réconcilie la modernité la plus exigeante avec la diversité culturelle.

 

Vous vous êtes beaucoup intéressée aux religions ces dernières années. Vous avez même été reçue par le Pape l’an passé ! Comment expliquer cela chez une intellectuelle athée ?

 

Je suis une des rares athées qui restent paraît-il aujourd’hui, mais j’estime qu’il est urgent d’établir des passerelles entre l’humanisme laïc et l’humanisme chrétien, ainsi qu’avec les autres religions. Dans cet esprit, j’ai créé avec des psychanalystes israéliens, un Forum interdisciplinaire sur les religions à Jérusalem. La culture-révolte ne nous vient-elle pas du dialogue philosophique grec, de l’interprétation rabbinique, du questionnement rétrospectif chrétien ? Ne laissons pas la religion aux religieux ! Certains des enseignements des anciens mythes peuvent nous être d’un grand apport, si nous savons les revisiter, les interpréter. En effet, notre société laïque est tombée dans le piège d’une gestion uniquement comptable de la vie. Elle réfléchit de plus en plus en terme de « données », de « chiffres », de « valeurs » et de moins en moins en termes de «questions ». Je vais vous donner un exemple. J’ai cherché pendant des années un lieu pour accueillir mon fils David, avec ses difficultés neurologiques, en respectant son autonomie tout en le protégeant. Les lois républicaines, avec et malgré les efforts récents, n’assurent pas encore un véritable accompagnement personnalisé des hommes et des femmes en situation de handicap.  Je ne l’ai découvert que dans une association catholique, nouvellement créée dans l’esprit de l’Arche de Jean Vanier : il régnait-là un engagement total, une ouverture à l’autre, dans toute sa différence, tout à fait extraordinaire. Une preuve de plus qu’il est urgent de refonder l’humanisme, en croisant les expériences de tous.

 

Vous avez beaucoup lutté pour la reconnaissance des handicapés. La naissance de votre fils est-il la raison principale ?

 

Bien sûr, la vulnérabilité de David nous a amenés à fréquenter des écoles et des institutions dans lesquelles j’ai pris conscience de la singularité de chaque personne handicapée. Mais j’étais, de par mon parcours, sensible depuis toujours à la détresse des diverses exclusions. Ma jeunesse en Bulgarie m’a rendue à l’écoute de tout ce qui ne rentrait pas dans la norme. En effet, mes parents avaient refusé d’être des apparatchiks, de se couler dans le moule. Mon père qui avait fait des études de théologie et de médecine avait renoncé à exercer son métier de médecin à la campagne, et a occupé un poste administratif à la capitale, pour pouvoir conserver une certaine indépendance d’esprit et donner à ses filles une éducation convenable. Il n’a cessé de nous encourager à étudier la littérature et les langues étrangères pour « quitter cet enfer » !

 

Et vous avez réussi à quitter l’enfer…

 

Oui, je suis venue en France à Noël 1965, avec une bourse de neuf mois, pour faire une thèse sur le « nouveau roman ». J’y suis restée car j’ai rencontré Philippe Sollers, avec qui je me suis mariée en 1967. J’ai étudié avec Lucien Goldman et Roland Barthes, puis au Laboratoire de Lévi-Strauss, sur des auteurs dits d’ « avant-garde », comme Lautréamont, Mallarmé, Artaud, Joyce, Proust, Céline, dont l’art est en contact direct avec  des états psychiques limites, une souffrance sublimée. Plus tard, en 1974, après notre voyage en Chine avec Philippe Sollers, je me suis détachée de la politique, comme en témoigne mon livre  Des Chinoises. Je suis devenue psychanalyste avec cette même idée : rester à l’écoute de la révolte intime qui transforme la vulnérabilité des êtres en art de vivre. Encore aujourd’hui, je suis très sensible à la philosophie du « care », qui est d’ailleurs une idée qui vient de la grande psychanalyste Mélanie Kein, à laquelle j’ai consacré un livre.

 

Vous avez beaucoup milité pour la cause des handicapés, mais vous avez toujours refusé de parler en détail de votre fils. Pourquoi ?

 

 Mais j’en ai parlé tout au long d’un livre de 234 pages, échange de lettres avec Jean Vanier, Leur regard perce nos ombres ( Fayard, 2011) ! Le handicap est une exclusion pas comme  les autres (celles qui vous excluent pour des raisons de classe, de race, de religion ou de sexe), car elle nous confronte aux limites de la vie, à la finitude des vivants, à la mortalité. La sécularisation est la seule civilisation qui ne sait pas penser la mortalité à l’œuvre en nous tout au long de nos vies. Comme nous manquons  d’ailleurs de discours sur la passion maternelle…   La personne en situation de handicap nous fait peur, « c’est pour les autres », ou bien on l’infantilise par la compassion ; ou, au contraire, on l’héroïse dans les jeux olympiques… Accompagner une personne handicapée demande beaucoup de tendresse. David s’exprime en propos condensés, une sorte de haïkus japonais. « Tu rêves », je le  critique parfois, imprudemment. « Je rêve, donc je suis », répond-il. Ou, à propos de son père : « Papa est comme Dieu, il existe, mais on ne le voit pas beaucoup. » Qui peut s’intéresser à cela ? Avec le Mouvement Handicap nous avons échoué à organiser un Train  du Handicap, qui devait passe dans toute la France, comme il y en a eu pour le cœur par exemple, etc. : il paraît que c’est trop cher. Je ne suis pas sûre que le changement de gouvernement puisse changer cette mentalité rigide, défensive…  

ELLE 21 septembre 2012Vous formez avec Philippe Sollers un couple qui fascine et qui étonne. Est-ce vraiment possible de former un couple totalement libre, avec un mari libertin, ou êtes-vous davantage une association d’amis ?

 

Je ne vois pas la contradiction (rires) ! Et je ne crois pas que Sollers se reconnaisse dans le terme de « libertin » qu’on lui attribue. Quant au « couple », vous savez… Thérèse d'Avila dit "Tout est Rien", qui peut s'entendre aussi comme "Rien n'est Tout": rien ni personne ne peut satisfaire totalement l’infini du désir. Et « renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces », écrit Colette… Je dois beaucoup à la fragilité, à la vitalité, à l’humour, aux écrits de Philippe Sollers. Nous sommes une association d’amis, de complices, en effet, qui s’est construite sur la base d’une grande passion amoureuse, affective et intellectuelle. Sa rencontre a été pour moi une véritable initiation libératrice. Elle répondait sans doute à mon aspiration profonde, dans un contexte d’exil qui n’a pas manqué d’être douloureux. Philippe n’a pas freiné mon autonomie, qu’elle soit intellectuelle ou amoureuse, il a encouragé cette indépendance. Nous ne vivons pas de la même façon. Je tiens beaucoup au secret, la jouissance, en particulier féminine, a besoin de secret. Et je ne suis pas de ceux qui mettent leurs « secrets » sous les projecteurs. Je me contente de les recomposer dans mes romans. Vous dites qu’il faut être fort psychiquement ? Je suis persuadée d’avoir  été très aimée par mes deux parents. Certaine donc que je mérite l’amour, quels que soient mes défauts, et que si l’autre ne m’aime pas, il se trompe.

 

Mais n’est-on jamais détruit par la jalousie ?

 

Si vous vivez dans une révolte-révélation permanente, vous ne vous fermez pas jalousement dans votre  « univers », vous êtes un « multivers ». Et un « multivers » ne peut pas être jaloux du « multivers » de l’autre. Si vous avez vos propres relations, vos propres amitiés, des activités multiples, une vraie liberté de pensée, vous ne pouvez pas considérer la personne que vous aimez comme votre propriété, destinée à remplir vos manques. Vous êtes des mondes complémentaires. Notre relation reste cependant l’axe central autour duquel se construisent des liens nouveaux, insolites, ouverts. Elle s’affine dans la durée, comme base indestructible d’affection, de tendresse, de soin, de partage. Vous vous en doutez, je ne vous dis pas tout…

 

JULIA KRISTEVA

propos recueillis par Patrick Williams

 

 

 

 

 

ELLE du 21 septembre 2012

 

 

 

rss

Home