Julia Kristeva

Une Européenne en Chine

22 février - 1 mars 2009, photos de Sophie Zhang

 

 

Le texte de Julia Kristeva en chinois (traduction de Dong Qiang)

Articles dans la presse chinoise (Writer Magazine avril 2009)

Je suis heureuse de retrouver la Chine et un auditoire chinois hospitalier, trente-cinq ans après un premier voyage dans votre pays, en mai 1974, avec Philippe Sollers et ce que nos hôtes d’alors avaient appelé « le groupe des camarades de Tel Quel » (Roland Barthes, François Whal et Marcelin Pleynet). Nous étions la première délégation d’intellectuels occidentaux, me semble-t-il, que la Chine du Président Mao recevait après son entrée à l’O.N.U.
Contrairement à ce qui a pu être dit, cette visite n’était pas, en ce qui me concerne, une allégeance inconditionnelle à l’idéologie en vigueur à l’époque, et je pense que cela ne l’était pas davantage pour mes amis, quoique différemment pour chacun. Profondément intriguée par la civilisation chinoise aussi bien que par les bouleversement politiques qui se produisaient, inscrite depuis quatre ans en licence de chinois à l’université Paris 7, qui est toujours aujourd’hui mon université, lectrice passionnée de la célèbre encyclopédie du britannique Joseph Needham « Science and civilisation in China », j’étais curieuse de trouver une réponse à deux questions (au moins !) que je formulerai comme suit, et qui me paraissent toujours d’actualité :
1. Si le communisme chinois est différent du communisme et du socialisme occidentaux, comment la tradition culturelle et l’histoire nationale ont-elles contribué à forger cette énigmatique « voie chinoise » ?
2. Les conceptions traditionnelles chinoises de la causalité, de la divinité, du féminin et du masculin, du langage et de l’écriture ne contribuent-elles pas à former une subjectivité humaine spécifique, différente de celle qui s’est constituée dans la tradition gréco-judéo-chrétienne ? Et si oui, comment ces expériences subjectives peuvent-elles rencontrer, s’opposer ou coexister avec les autres acteurs de notre humanité universelle et non moins différenciée ?
Vous imaginez que ces questions, pour une jeune femme de trente ans, étaient aussi enthousiasmantes qu’insolubles. Pour autant, la réalité chinoise que je rencontrai, dominée par la phase dite de la « révolution culturelle » dans laquelle les femmes et les jeunes avaient été lancées à l’assaut de l’ancien appareil du Parti communiste, m’attirait à cause de l’attention portée à l’émancipation féminine au présent et dans le passé, au point que je rapportais de ce voyage un livre que j’écrivis en hommage aux femmes chinoises - livre qui sera d’ailleurs disponible en traduction chinoise dans un mois. Cependant et en même temps, la persistance du modèle soviétique et les stéréotypies d’un discours officiel qui faisait fi des libertés de pensée individuelles et collectives allaient non seulement rendre presque impossible l’approfondissement de mon enquête, mais même me décourager : au point de me faire renoncer à poursuivre sur la voie de l’apprentie sinologue que j’avais tout d’abord choisie d’emprunter.
De retour à Paris, c’est à la sémiologie et surtout à la psychanalyse que je me suis consacrée, et à la maternité, sans oublier le moins du monde les questions que j’ai formulées plus haut. Des questions immenses, que des jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles avaient ouvert à leur façon, dans l’orbe de l’universalisme catholique, et dont les sciences humaines et la sinologie n’avaient pas manqué de poursuivre l’exploration, à leur manière technique et minutieuse, et qui me passionnent toujours aujourd’hui.

Beaucoup de choses ont changé depuis mon premier séjour, et c’est une nouvelle Chine qui m’accueille cette fois, avec les tours géantes de ses villes qui ont surgi à la place des vieilles maisons rustiques dans les ruelles pittoresques et des HLM soviétiques ; et au lieu des masses énergisées en uniformes bleues de l’époque, c’est à présent une population colorée et entreprenante qui défie, quand elle ne l’effraie pas, le monde globalisé. Si mes questions persistent néanmoins, c’est parce qu’elles découlent d’une interrogation essentielle que l’actualité rend plus brûlante que jamais : la rencontre des civilisations (vous remarquerez que je ne dis pas « heurt » mais « rencontre »), aussi différentes, rendue désormais possible par la globalisation, est-elle porteuse de risques majeurs ? Ou de mutations bénéfiques à force de d’emprunts mutuels et de réciprocités inouïes ?
Permettez-moi de reprendre très brièvement et schématiquement quelques éléments de cette « pensée chinoise » (pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre du grand savant français Marcel Granet), que je préfère appeler quant à moi une « expérience chinoise », telle que je l’ai tracée à larges traits dans Des Chinoises, et qui interpellent aujourd’hui le monde, avec, en-deçà et en plus, le « miracle économique » de votre croissance et ses aléas.
Lorsque le Père Longobardi interroge ce qu’il appelle « la religion des Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne connaissent pas « notre Dieu » (entendant par là le Dieu des catholique : le Père, le Fils et le Saint Esprit), car l’Empereur Céleste, Shang-di, n’est qu’un attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI 理 : matière pourvue de façon immanente d’« opération », d’« ordre », de « règles », d’« action », de « gouvernement », c’est-à-dire de « causalité ». Il n’échappe pas au savant jésuite que cette sorte de loi - LI - peut conduire à l’athéisme les lettrés qui la partagent ; tandis que les divers « esprits » et « divinités » qui s’y rapportent ne sont destinés qu’à une sorte de religion pour le peuple et se limitent au rôle de gardiens de l’ordre social.
Plus encore, cette causalité immanente à la matière qu’est la LI suppose une dichotomie radicale entre deux termes (vide/plein, vie/mort, ciel/terre, etc.), dont elle assure l’harmonie, sans qu’on puisse parler de la moindre unicité entre les deux éléments, lesquels restent dissociés dans leurs combinatoires mêmes. Un problème surgit dès lors : sans unité, quelle vérité pourrait advenir ? Ce genre de « matière causale » peut-elle révéler de la vérité ?
Le commentaire de Leibnitz (1646-1716), au contraire, fait évoluer cette causalité immanente vers un rationalisme novateur. La LI serait, à ses yeux, une « substance subtile accompagnée de perception » : « Ils (les Chinois) disent la vérité dans les créatures », « car peut-être ces vie, savoir, autorité en Chinois, sont pris anthropopatos » (« Dieu » se voyant attribuer des qualités humaines). Leibnitz serait-il le visionnaire d’un humanisme à la chinoise ?
L’hétérogénéité de LI (matière et/avec ordonnancement) et sa dichotomie (plein/vide, ciel/terre, homme/femme), tendraient selon le philosophe mathématicien et inventeur du calcul infinitésimal, à se réduire à ce qu’il découvre, à partir des données jésuites, comme une pure Raison, laquelle, bien loin d’être cartésienne, le frappe par ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une spécificité de l’expérience chinoise : concrétude, préoccupation permanente de la logique du vivant et du social, indistincte d’une préoccupation ontologique de soi.
Une autre être au monde se profile ainsi, que Leibniz lui-même côtoie dans sa pensée philosophique/mathématique : toute unité (y compris celle de l’homme et de la femme) est un point d’impact dans lequel s’actualisent une combinatoire infinie de forces et de logiques.
Je reprends ici les questions avec lesquelles je suis venue dans votre pays il y trente-cinq ans. Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d’une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l’histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane ? L’histoire chinoise ne manque pas confirmer pareille crainte. Pourtant, n’est-ce pas cette même « ontologie de soi indissociable de la logique du vivant et du social », spécifiant l’individu selon l’expérience chinoise, qui paraît également susceptible de receler des « droits de l’homme » d’une autre espèce : dans une plus grande harmonie avec les lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de déplier la complexité des désirs et des actes signifiants qui constituant le for intérieur d’un tel « individu » toujours déjà ouvert aux désirs et actes signifiants de son environnement ?
C’est en effet sur l’énigme de « l’individu » (entre guillemets, parce qu’infiniment divisible et pluriel) que butent les premières rencontres de l’Occident avec la Chine. Mis à mal dans leur effort d’interpréter les particularités de l’expérience/pensée chinoise, philosophes, anthropologues et autres spécialistes devaient attendre la révolution sensualiste, épistémologique et sociale du XVIIIe siècle, ainsi que les avancées des sciences de l’homme, et en particulier la psychanalyse freudienne de la fin du XIXe et du XXe siècles, pour tenter d’y voir un peu plus clair. Car les « énigmes » de l’expérience chinoise ne pouvaient se laisser appréhender que si le discours interprétatif devenait capable d’aborder deux continents qui échappaient à la métaphysique occidentale. Je veux parler du rôle spécifique de la femme et de la mère, d’une part, et de l’indissociable appartenance du sens du langage à la musique (langue à ton) et au geste (au corps), d’autre part. En d’autres termes, si la métaphysique occidentale peine devant l’individu chinois, c’est parce qu’il n’y pas d’individu, mais une complémentarité homme/femme dans chaque entité ; et que la vérité d’un sens ou d’un langage n’est jamais dissociable de sa traversée du corps sexué. La longue domination d’une filiation chinoise de type matrilinéaire et matrilocale devait imposer à l’homme et à la femme chinois la certitude de leur dualité psycho-sexuelle (dépendance égale en importance vis-à-vis de la mère comme du père), disons de sa « bisexualité psychique », et ceci plus fortement que ne le font d’autres cultures, notamment l’Occident chrétien dominé par le modèle patrilinéaire. Trait significatif entre tous, bien que Yin et Yang se combinent dans chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle, cette cohabitation interne n’efface pas la différence externe entre un homme et une femme. Elle favorise au contraire le couple procréateur, tout en accordant à la jouissance féminine une place centrale et une « essence Yin » inépuisable.
Quant à la langue tonale, qui confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l’empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu’est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l’enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxique ; présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe). L’écriture elle-même, imagée à l’origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son caractère évocatif, visuel et gestuel (une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois). Ces composantes relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens syntaxique-logique, l’écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, innovations, résurrections.
Si je m’attarde à ces rappels élémentaires et passablement schématiques, ce n’est pas seulement parce que j’ai acquis la conviction que mes étudiants chinois à Paris ou à Chicago n’en sont pas conscients, n’ayant pas reçu l’initiation nécessaire à leur culture nationale traditionnelle, et qu’ils éprouvent souvent un intense plaisir à les découvrir dans les universités française ou américaines, au point même que certains d’entre eux - venus apprendre la littérature ou la philosophie françaises ou américaines, changent de cursus pour se mettre à étudier la culture chinoise classique (la calligraphie, la peinture, les systèmes de parentés en Chine ancienne, etc.) Je ne m’y attarde pas non plus pour suggérer quelque hiérarchie de valeurs que ce soit entre les civilisations. Car il est possible de repérer les avantages comme les limites de chacun de ces modèles de structuration psychique que j’ai schématisés.
Mais je crois nécessaire d’insister sur ce point : sous la pression des techniques productives et reproductives, et de leur emballement virtuel, la complexité du modèle chinois court le risque de se figer en automatisation, combinatoire mécanique faussement adaptative aux « patterns » à la mode, et ignorant cette inquiétude de la pensée que la philosophie grecque, puis sa recomposition judéochrétienne ont inscrite dans l’intériorité psychique à laquelle prétend l’être parlant européen. Face à lui et en miroir symétrique, l’égotisme, l’apragmatisme et l’intégrisme dont s’auréole l’amour à mort des croyants de tous bords guettent aussi bien les institutions que les marges mystiques de ce qu’il faut bien appeler l’« âmosexualité » (l’âme-et-la sexualité) occidentale, et que diffusent à profusion la mousse inconsistante des « opéras de savon » américains.

J’avais terminé mon livre Des Chinoises dans un esprit d’interrogation non conclusive, tout en pariant sur les promesses que la civilisation chinoise libérée du totalitarisme communiste pourrait apporter à l’humanité. Sur l’écriture comme continuation de la prière par d’autres moyens, et sur les femmes inventant ou construisant une réalisation politique, sociale et symboliques de leur dualité psychosexuelle, capable de mettre à l’épreuve la vieille Europe de Dieu et de l’Homme (avec majuscule). Telle était le finale de mon livre, et le moins qu’on puisse dire est que cette mise à l’épreuve est en cours.
Les développements récents de la globalisation m’ont cependant fait revenir sur la tonalité optimiste de ce pari, sans forcément en écarter la possibilité. Dans mon polar métaphysique Meurtre à Byzance (Fayard, 2004), j’ai construit le personnage d’un Chinois rebelle, Xiao Chang, alias Wuxian ou l’Infini. Insurgé contre la corruption galopante du village planétaire, ses sectes, ses mafias et ses manipulations en tous genres, Xiao Chang non seulement ne s’adapte pas à ces abîmes mais, désireux de s’en faire le purificateur, il finit par succomber à sa propre fragilité et, en proie à la psychose, devient un serial killer dans un Occident à bout de souffle. La fin du roman - que je ne vous révélerai pas - est moins pessimiste. Car, vous le savez, on n’assassine pas facilement une culture millénaire, qu’elle soit occidentale ou orientale.
Et aujourd’hui, en ce début de l’année 2009, avec ses feux d’artifice de banques et de bombes ? Jamais la société n’a été aussi privée d’avenir, et jamais l’homme n’a été aussi incapable de pensée. Pourtant, des Instituts Confucius essaiment en France et partout dans le monde, tandis que quelques-uns, en Europe, s’obstinent à croire que nous pouvons arriver à une compréhension mutuelle.
Les Chinois se tournent vers l’Europe, parce que la richesse de la psyché européenne séduit par ses mythes et ses capacités de sublimation dans l’art de vivre et de penser, par ses expériences esthétiques et sociales aussi. Un désir de France et pour la langue française existe, je le constate ici-même, et quelque minoritaire qu’il soit, son intensité est bien réelle.
Les Français et les Européens de leur côté, et quels que soient leurs lourdeurs, leurs maladresses et leurs faux-pas, prennent au sérieux l’énigme de l’expérience chinoise qu’ils travaillent à déchiffrer. Peut-être leur est-elle moins fermée parce que les Lumières, l’humanisme et les nouvelles connaissances des sciences exactes et des sciences de l’esprit ont réussi à nous imprégner de la diversité des autres.
Et c’est avec le souci de vous convaincre que cette rencontre est en marche, qu’elle est possible, que je vous propose, en deuxième partie de la conférence, de vous exposer ma vision de la culture européenne. Telle que je la vie personnellement, de ma place de femme d’origine bulgare, de nationalité française, citoyenne européenne et d’adoption américaine. Et telle qu’elle est prête à accueillir votre diversité, dans un esprit d’emprunts réciproques et de bénéfices mutuels.

Existe-t-il une culture européenne ?


La culture européenne, qui fut le berceau de la quête identitaire, n’a pas cessé d’en dévoiler aussi bien la futilité que le possible, bien qu’interminable, dépassement. Et c’est ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive – qui confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen dans son ensemble, et au destin culturel européen en particulier.
N’attendez donc pas de moi que je vous propose une définition de la culture européenne autre que celle-ci : en contrepoint au culte moderne de l’identité, la culture européenne est une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. Et c’est précisément ce contrepoint, ce « contre-courant », qui fait l’intérêt, la valeur et la difficulté de la culture européenne, mais aussi, et par conséquent du projet européen lui-même. J’y tiens, à cette « identité indéfiniment dépassable », au moins pour deux raisons.
D’abord, elle s’est imposée dans mon expérience d’Européenne, que je suis depuis plus de quarante ans déjà. Lorsque j’ai quitté ma Bulgarie natale pour finir ma thèse à l’Université à Paris, je ne pouvais pas prévoir, pas plus que quiconque à cette époque, que la Bulgarie deviendrait membre de l’Union européenne. En venant de mes Balkans obscurs et aujourd’hui encore méconnus, la fréquentation de la culture européenne m’avait convaincue que mon identité est futile parce que ouverte à l’infini des autres – et c’est cette conviction que je voudrais vous transmettre, car mon travail en France et dans le monde depuis la confirme et l’affine.
Pour le dire autrement, les différents confluents qui composent la civilisation européenne (gréco-romain, juif et, depuis deux mille ans, chrétien, puis leur enfant rebelle qu’est l’humanisme, sans oublier la présence arabo-musulmane de plus en plus forte), ainsi que les spécificités nationales, n’ont pas fait de la culture européenne seulement un beau manteau d’Arlequin ni un hideux broyeur d’étrangers victimisés. Une cohérence s’est cristallisée de ces diversités qui, pour la seule et unique fois au monde, affirme une identité, tout en l’ouvrant à son propre examen critique et à l’infini des autres. En ce début du troisième millénaire, il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords. C’est la deuxième raison qui me fait revenir sur cette spécificité identitaire « à contre courant » que l’Europe offre au monde.
Cette philosophie identitaire de la diversité et du questionnement, je la situerai dans les domaines concrets de la langue, de la nation, et de la liberté. En soutenant qu’il existe un « message culturel français » porteur de cette philosophie de la langue, de la nation et de la liberté. Ce « message » est plus ou moins conscient pour ceux qui l’émettent (les français) et pour ceux qui le reçoivent (les peuples de la globalisation, et notamment ceux de l’OIF : ancienne et moderne), et que c’est bien ce message-là qui est le véritable objet de désir pour ceux qui ressentent un « désir de français ».

La diversité et ses langues


En octobre 2005, sur une proposition française, puis européenne, fortement appuyée aussi par le Canada, l’Unesco a adopté une Convention sur la diversité qui est une étape majeure dans l’émergence d’un droit culturel international. Elle est intitulée : « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». Tout en se proposant de « stimuler l’interculturalité afin de développer l’interaction culturelle dans l’esprit de bâtir des passerelles entre les peuples », la Convention affirme également le « droit souverain des Etats de conserver, adopter et mettre en œuvre les politiques et les mesures » appropriées à cette fin. Plus de cinquante pays ont déjà accepté cette convention qui demande encore à être appliquée.
L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte de pays. A mes yeux, ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu’il s’agit d’abord de sauvegarder et de respecter – pour sauvegarder et respecter les caractères nationaux –, mais qu’il s’agit aussi d’échanger, de mélanger, de croiser. Et c’est une nouveauté, pour l’homme et la femme européens, qui mérite réflexion et approfondissement.
La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, mais aussi cette bonne et vieille francophonie, laquelle a bien du mal à sortir de son rêve versaillais, pour devenir l’onde porteuse de la tradition et de l’innovation dans le métissage. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ?
L’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue. Et c’est désormais le cas de l’Européen passant d’un pays dans un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles des autres. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons plus échapper à cette condition d’étrangers, qui s’ajoute à notre identité originaire, en devenant la doublure plus ou moins permanente de notre existence. C’est en passant par la langue des autres qu’il sera possible d’éveiller une nouvelle passion pour une langue nationale donnée, et qui sera reçue alors non comme une étoile filante, folklore nostalgique ou vestige académique, mais comme l’indice majeur d’une diversité résurgente.
Ce détour par l’autre pour s’interroger et se diversifier soi-même, auquel nous invite avec force l’espace européen, ne concerne pas seulement les langues nationales. Il concerne aussi certaines valeurs supposées universelles – parmi lesquelles celles de nation et de liberté –, qui sont des créations du patrimoine européen.

De la nation, de la dépression nationale et ses surprises.


La nation et la liberté subissent dans l’espace européen une analyse, voire une recomposition sans précédent. Sommes-nous capables de ces évolutions, au point de les faire entendre hors de frontières européennes ? Jusqu’à la Chine ?
Rappelons-nous d’abord que l’unité nationale française, dont la France a transmis le concept d’abord à l’Europe, puis au monde, est une réalisation historique qui revêt les allures d’un culte ou d’un mythe. La cohérence nationale française est peut-être plus compacte qu’ailleurs, ancrée dans la langue, héritière de la monarchie et des institutions républicaines, enracinées dans l’art de vivre et dans cette harmonisation des coutumes partagées qu’on appelle « le goût français ». En France, l’enveloppe méta familiale n’est ni la Reine ni le Dollar, mais la Nation. « La manière de penser de la Nation » (comme dit Montesquieu) est partout une donnée politique, mais elle est une fierté et un facteur absolus en France. La République la tempère et parfois l’exalte. Qu’elle puisse dégénérer en nationalisme étriqué et xénophobe, nous en avons maints témoignages dans l’histoire récente. L’horreur nazie nous a conduit à condamner la Nation : on a eu raison. On s’aperçoit cependant que c’est une erreur de l’oublier et que l’Europe est loin d’être la seule responsable de cette sousestimation qui s’inverse en surestimation du « fait national ».
Pourtant la fierté nationale ne s’endort pas : attisée par le chômage et les délocalisations, elle peut devenir rapidement une arrogance poujadiste qui cache mal la paresse d’entreprendre. Pour le « peuple » français qui est aussi celui de Robespierre, de Saint-Just et de Michelet, la pauvreté n’est pas une tare : « Le peuple toujours malheureux », disait Sieyès ; « Les malheureux m’applaudissent », se félicitait Robespierre ; « Les malheureux sont la puissance de la terre », concluait Saint-Just. En voilà une glorieuse identité qui justifie les smicards et autres Rmistes lorsqu’ils élèvent la voix. Plus que dans d’autres pays, ils éprouvent en France un sentiment de supériorité : celui d’appartenir à une civilisation prestigieuse que, pour rien au monde, ils ne troqueraient contre les appâts de la globalisation.
Pourtant, quelle qu’en soit la pérennité, le caractère national peut traverser une véritable dépression comme il en existe chez les individus. La France a perdu l’image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise. La voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s’imposer dans les négociations européennes et encore plus dans la compétition avec l’Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l’on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d’insécurité, voire de persécution, s’installe. L’arrogance patriotarde masque une autodépréciation sévère quand elle ne cède pas à la dévalorisation de soi et d’autrui.
Face à un patient déprimé, l’analyste commence par rétablir la confiance en soi : par restaurer l’image propre et instaurer la relation entre les deux protagonistes de la cure, pour que la parole (re)devienne féconde et qu’une véritable analyse critique du mal-être puisse avoir dans la foulée. De même, la nation déprimée requiert une image optimale d’elle-même avant d’être capable d’efforts pour entreprendre, par exemple ; une intégration européenne, ou une expansion industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. Mais il faut bien reconnaître que l’héritage culturel de la Nation, ses capacités esthétiques, autant que techniques et scientifiques, ne sont pas suffisamment mis en valeur, en particulier par les intellectuels toujours prompts à exceller dans le doute, et à pousser le cartésianisme jusqu’à la haine de soi. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques, souvent, à commettre, sous couvert de cosmopolitisme, « d’imperceptibles impolitesses », comme dirait Giraudoux, à l’égard de la Nation qui contribuent à aggraver la dépression nationale.
Les nations européennes attendent l’Europe, et l’Europe a besoin des cultures nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une diversité culturelle qui est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal. La parce que la prise de conscience de cette spécificité pourrait jouer un rôle important dans la recherche de nouveaux équilibres mondiaux. Ceci me conduit à la spécificité européenne et à son rapport avec ce qu’on appelle, trop rapidement, la « culture américaine ».


Deux modèles de civilisation


La chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles de culture : la culture européenne et la culture nord-américaine. Je précise d’emblée, pour éviter tout malentendu, qu’il s’agit de deux conceptions de la liberté que les démocraties dans leur ensemble et sans exception ont le privilège d’avoir élaborées et essayé d’appliquer. Différentes mais complémentaires, ces deux versions de la liberté sont à mes yeux également présentes dans les principes et les institutions internationaux, aussi bien en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique.
C’est Kant, dans Critique de la raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1789) qui définit, pour la première fois au monde, ce que d’autres êtres humains avaient probablement expérimenté, sans atteindre sa clarté de conscience : à savoir que la liberté n’est pas négativement une « absence de contrainte », mais qu’elle est positivement la possibilité d’auto commencement : « self-beginning », Selbstanfang. Identifiant la « liberté » avec l’« auto commencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la subjectivité entreprenante, de l’initiative du self – si je puis me permettre de lire au plan personnel sa pensée en fait « cosmologique ». Simultanément, le philosophe ne manque pas de subordonner la liberté de la Raison, qu’elle soit pure ou pratique, à une Cause : divine ou morale.
J’extrapole en disant que dans un univers de plus en plus dominé par la technique, la liberté devient progressivement l’aptitude à s’adapter à une « cause » toujours extérieure au self, à la personne, au sujet, mais désormais de moins en moins comme une cause morale, et de plus en plus comme une cause économique : dans le meilleur cas, les deux à la fois. Etre libre serait être libre de tirer les meilleurs effets et profits de l’enchaînement des causes et des effets pour s’adapter au marché de la production et du profit.
La globalisation et le libéralisme seraient en somme l’aboutissement de cette sorte de liberté, dans laquelle vous êtes libre… d’occuper une meilleure place dans la chaîne des causes-et-des-effets productifs. La Cause Suprême (Dieu) et la Cause Technique (le pouvoir financier : euro ou dollar) étant les deux variantes, solidaires et coprésentes, qui garantissent le fonctionnement de nos libertés au sein de cette logique qu’on pourrait appeler d’instrumentalisation de la personne. La civilisation américaine est la mieux adaptée à cette liberté d’adaptation. La culture européenne qui l’a engendrée, notamment par l’entreprise protestante, se montre pourtant moins performante au vu de ses critères, auxquels elle semble pour l’instant rebelle à se réduire : heureusement pour certains, à regret pour d’autres.
Car il existe un autre modèle de liberté, elle aussi de provenance européenne. Il apparaît dans le monde grec, au cœur de la philosophie, avec les présocratiques, et se développe par l’intermédiaire du dialogue socratique. Sans être subordonnée à une cause, cette autre liberté est préalable à la concaténation des « catégories » aristotéliciennes, qui sont déjà en elles-mêmes des prémisses de la raison scientifique et technique : cette liberté fondamentale se déploie dans l’Etre de la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même et à l’autre, et en ce sens se libère. Cette libération de l’Etre de la Parole par et dans la rencontre entre l’Un et l’Autre a été mise en évidence dans la discussion que Heidegger a entreprise de la philosophie de Kant (séminaire de 1930, publié sous le titre L’Essence de la liberté humaine .) Il s’agit d’inscrire cette liberté de la rencontre surprenante dans l’essence de la philosophie, en tant que questionnement infini, avant que la liberté se fixe — mais seulement ultérieurement — dans l’enchaînement des causes et des effets, et dans leur maîtrise.

A l’horizon du monde moderne, il importe aujourd’hui d’insister sur cette deuxième conception de la liberté – qui se donne dans l’Etre de la Parole à travers la Présence du Soi à l’Autre. C’est le poète qui en est le détenteur privilégié. Mais aussi le libertin, bravant les convenances des causes-effets sociaux pour faire apparaître et formuler son désir dissident. Mais aussi le transfert et le contre-transfert de l’expérience analytique. Tout comme le « révolutionnaire », au sens du mot révolte que j’essaie de réhabiliter : *du sanscrit -vél, retour vers l’avant, dé-voilement, resourcement, re-fondation, ré-vélation. La révolte ainsi comprise, intéressant les hommes et les femmes du troisième millénaire, surtout dans l’Europe actuelle, sur le point de réunir les conditions économiques et politiques d’un tel accomplissement, cette révolte inscrit les privilèges de la personne singulière au-dessus de toute autre convention.
La société européenne que tente de construire l’Union européenne aspire à tenir compte de la logique de la globalisation, sans pour autant se réduire au libéralisme du « laisser-aller », souvent identifié au « modèle américain ». Cette particularité relève de la conviction que nous avons ces deux conceptions de la liberté : celle qui s’adapte aux évolutions techniques et au marché globalisé, privilégie, et celle qui privilégie la quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte et favorisant la singularité (que j’ai évoquée au début), à l’encontre des certitudes et impératifs identitaires, économiques ou scientifiques.
On décèle aisément les risques de ce deuxième modèle fondé sur l’attitude questionnante : ignorer la réalité économique, s’enfermer dans des revendications corporatistes, abandonner la compétition mondiale et se retirer dans la paresse et les archaïsmes. Mais on voit aussi aisément les avantages de ce modèle de liberté dont se font porteuses aujourd’hui les cultures européennes. Cet autre modèle — qui est plutôt une aspiration qu’un projet fixe — est animé par un souci pour la vie humaine dans sa singularité la plus fragile.
Cette singularité de chaque homme, de chaque femme dans ce qu’il ou elle a d’incommensurable, irréductible à la communauté, et en ce sens de « génial » ; cette singularité dont l’émergence et le respect sont parmi les acquis les plus étonnants de la culture européenne, et qui constitue le fondement ainsi que la face intime des droits de l’homme. C’est bien le souci du sujet singulier qui permet d’étendre et d’adapter les droits politiques eux-mêmes aux pauvres, aux personnes handicapées, aux personnes âgées, mais aussi de respecter les différences sexuelles et ethniques dans leur intimité spécifique. Seul ce souci du singulier peut éviter de « massifier » les diversités en leur réservant le rôle de consommateurs du « free market » (mais qui s’en privera ?).
Pourrons-nous préserver cette conception de la liberté singulière pour l’humanité tout entière ? Rien n’est moins sûr, car tout indique que nous sommes emportés, sur cette terre, par le maelström de la pensée-calcul et de la consommation. Avec, pour unique contrepoint, la renaissance des sectes où le sacré n’est pas la mise en question permanente que j’ai évoqué plus haut, mais une subordination à la même logique de causes et d’effets poussés jusqu’à l’absolu qu’est, en l’occurrence, le pouvoir asservissant de la secte ou du système de croyance fondamentaliste. Dans ce contexte, l’Europe est une fois de plus loin d’être homogène et unie. La crise en Irak et la menace du terrorisme ont conduit certains à constater qu’un abîme séparerait les pays de la « Vieille Europe » de ceux de la « Nouvelle Europe », selon leur terminologie. Sans aller très loin dans la complexité de cette problématique, je voudrais exprimer deux opinions, encore une fois très personnelles, sur le sujet. D’abord, il est impératif que la « Vieille Europe », et la France en particulier, prennent vraiment au sérieux les difficultés économiques de la « Nouvelle Europe », difficultés dont les conséquences rendent ces pays particulièrement dépendants des Etats-Unis. Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout particulièrement religieuses, qui nous séparent de ces pays, et d’apprendre à mieux respecter ces différences (je pense à l’Europe orthodoxe et musulmane, au malaise persistant des Balkans). La fameuse « arrogance française » ne nous prépare pas vraiment à cette tâche, et les peuples orthodoxes d’Europe de l’Est ressentent cette méconnaissance avec amertume.

Cependant, la connaissance que l’Europe possède du monde arabe et de l’Afrique, après tant d’années de colonialisme, nous rend particulièrement attentifs à la culture islamique et capables de moduler, sinon d’éviter totalement le « heurt des civilisations » auquel j’ai fait allusion. Mais en même temps, l’antisémitisme sournois des pays européens devrait nous rendre vigilants face à la montée des formes nouvelles d’antisémitisme.
En apparence, personne ne récuse le fait que la diversité des modèles culturels est le seul gage de respect pour cette « humanité », dont nous n’avons pas de définition autre que l’hospitalité, alors que l’uniformisation technique et robotique en est, de toute évidence, la plus facile et la plus immédiate trahison. Mais soyons attentifs : l’hospitalité ne devrait pas être une simple juxtaposition de différences, avec domination d’Un modèle sur Tous les autres ; au contraire, l’hospitalité dans la diversité exige une prise en considération des autres logiques, des autres libertés, pour rendre chaque façon d’être plus multiple, plus complexe. L’humanité, dont je cherche – avec l’Europe – la définition, est peut-être un processus de complexification. Serait-ce un autre mot pour dire « culture européenne » ?
Je n’ignore pas les catastrophes que nous promet le troisième millénaire. Dévastation calculatrice des esprits ? Automatisation techniciste de l’espèce ? Apocalypse écologique ? Mon pari européen n’est pas un optimisme de façade en désespoir de cause ; je le veux à la hauteur de ces dangers qui nous assaillent de toute part. Mais je le désire aussi à la hauteur des latences de notre culture dont nous sommes capables aujourd’hui d’apprécier aussi bien les risques que les promesses. Et à cette condition seulement, de créer la rencontre avec l’expérience chinoise dont j’ai parlé au début et face à laquelle l’Europe comme le monde retiennent leur souffle.

JULIA KRISTEVA

conférence donnée par Julia Kristeva le 24 février au Centre Culturel Français de Pékin et le 27 février 2009 à l'université de Tong Ji de Shanghai

 

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