Julia Kristeva Enfance et jeunesse d'un écrivain français
Merci au Collège des Bernardins de nous avoir réunis ce soir. Merci à Antoine Guggenheim d'avoir conçu, avec le Pôle Recherche qu'il dirige, cette réflexion sur l'écriture dans ce lieu prestigieux qui nous rappelle la tradition et nous relie avec vous au présent. Merci à vous tous d'avoir accepté cette rencontre avec l'enfance et la jeunesse d'un écrivain français, Philippe Sollers. 1. Après tant d'années de vie commune avec lui, c'est l'amante, l'épouse, la mère, l'écrivain, la psychanalyste, la théoricienne de la littérature qui, évidemment, vous parle. Antoine Guggenheim vient de le rappeler avec précision et discrétion. Je le dis, à mon tour, parce que j'entends l'intensité de votre présence et de votre écoute. Je ne l'évite pas. Je lui réponds simplement en précisant que si cette cohabitation de nos deux étrangetés — celle de Sollers et la mienne — continue à défier l'épreuve du temps, c'est parce que ça s'écrit différemment et en résonance réciproque. Puisque je situe notre « pacte à deux » dans la logique de « ça s'écrit », j'aurais pu décliner la proposition qui m'a été faite de présenter l'« enfance et la jeunesse d'un écrivain français Philippe Sollers». Si je l'ai acceptée, ce n'est pas seulement parce que l'espace des Bernardins place l'écriture à l'horizon de l'Incarnation : que je lis comme une invitation à dire l'incommensurable intimité de cette expérience qu'est l'écriture comme une incarnation, précisément — à contre-courant de la « peopolisation» qui s'exhibe aujourd'hui dans ce qu'ils appellent des «éléments de langage». Je suis ici surtout parce que je suis convaincue que les thèmes de cette rencontre enfance, jeunesse, écriture, français-française, loin d'être transparents et encore moins naturels, demeurent plus que jamais énigmatiques, scandaleux même pour cette banalisation des esprits qui nous menace et qui est à mes yeux le mal radical. 2. «Ecrivain français », et davantage encore « le plus français des écrivains français». Tel m'est apparu Philippe Sollers quand l'étudiante que j'étais l'a rencontré à mon arrivée de ma Bulgarie natale en France. Cette conviction s'est confirmée et approfondie tout au long de l'évolution de son écriture : du Parc, Lois, H et Paradis à la Guerre du Goût, Une vie divine, La Fête à Venise, Un vrai roman ou Discours Parfait. Tant il est vrai que celui qu'on a pu appeler « Le neveu de Diderot » — entendez Philippe Sollers, est « incorrigiblement français », au sens délié de ce terme que nous ont laissé le XVIIIe siècle et cette manière toute française de penser en roman. Je dis « roman » et je pense à ce roman français où l'on aime beaucoup et parle tout autant, où l'on dialogue et monologue éperdument, dans la tradition de Voltaire et de Stendhal, et où la curiosité et la vivacité encyclopédique et joyeuse donnent au lecteur le goût de Rabelais, Molière et Watteau, de Manet et Fragonard à Cézanne et Picasso, d'Artaud et de Van Gogh, de Mozart et de Nietzsche, de Freud et de Joyce, de Courbet et de Céline. Roman français comme est français aussi le port de Bordeaux — ce bord de l'eau appelant Venise, tout en s'ouvrant vers l'Angleterre, et où le premier parlement français vote l'émancipation des juifs, ce qui ne saurait faire oublier que les étoiles jaunes sont réapparues sous l'Occupation nazie... Vous comprenez que «français» est à entendre chez Sollers au sens où l' «identité nationale » — telle que la construit la grande littérature, et plus que tout autre, la grande littérature française — est le plus efficace des anti-dépresseurs. Pourquoi? Parce que c'est dans l'expérience littéraire, c'est-à-dire du langage forcément sensible et du récit immanquablement historique, que l'histoire de France a construit un équivalent du sacré, unique au monde. Tous les peuples ont des littératures. Mais c'est seulement en France que la littérature rivalise comme expérience avec celle du sacré, parce quelle a réussi à faire entendre que l'identité (personnelle, sexuelle et aussi nationale) n'est pas un culte, mais une question une perpétuelle mise en question qui ne cesse de s'écrire, précisément. Contre ceux qui revendiquent l'identité nationale comme une protection contre les «autres», notamment les migrants, contre ceux qui refusent d'admettre l'importance de l'identité parce qu'il leur manque le courage de la traverser en la pensant —, l'écrivain français qu'est Philippe Sollers mène sa « guerre du goût » dans un pays qui est celui de la langue française telle qu'elle s'est forgée dans la longue histoire de ce peuple et tout particulièrement à travers la diversité de ses écrivains. On me dit même, de l'autre côté de l'Atlantique, que Sollers est« too french». Il est de bon ton d'éviter aujourd'hui l'adjectif « français » il paraît que ça sonne nationaliste. Tout au plus, certains se disent-ils « francophones » cela fait plus cosmopolite bien que postcolonial et victimaire, mais tant pis, ça ira quand même, pour cibler la culpabilité d'être français. Rien de tel chez Philippe Sollers, auteur des Folies françaises. Rien de tel chez toi. L'enfant et l'adolescent de Bordeaux — que tu aimes revisiter dans tes romans et essais — ne cesse de sublimer — du dedans et du dehors — la mémoire récente ou ancienne mais aussi l'actualité de cette France dont tu incarnes la musique du verbe et la physique des corps. Pour en rire et en pleurer. Avec les grands Bordelais bien sûr, de Montaigne, La Boétie et Montesquieu à Mauriac, mais aussi une pléiade de préférés Pascal, Saint-Simon, Sade, Lautréamont, Rimbaud, André Breton, Georges Bataille, Paul Morand ou Sartre, et je n'oublie pas les femmes — Sévigné et même Beauvoir... C'est cette francité-là, faite non de culte mais de question de goût, de pensées et d'éclats de rire que tu pratiques, et c'est elle qui m'a séduite, on l'aura compris. N'est-ce pas cette vision française, cette écriture française — au sens où l'écriture est un destin et un projet —, qui manquent au contrat social actuel, en quête de son introuvable refondation ? Et si c'était cela, la fondation qui manque le goût d'assimiler en l'incarnant la mémoire politique et littéraire, littéraire et politique, pour ainsi seulement la faire renaître qu'elle se réincarne sans cesse, qu'elle réinvente sa vitalité. En ce temps de détresse, ta façon de mener une guerre du goût avec et dans l'identité nationale, à travers et dans la mémoire de sa langue, de sa littérature et de son histoire politique cela paraît scandaleux, c'est scandaleux. Est-ce même possible ? 3. En te lisant, j'ai le sentiment que tu nous dis : c'est possible parce que j'ai gardé vivantes en moi l'enfance et la jeunesse. À moins que ce ne soit possible parce que tu pratiques l'écriture comme une perpétuelle guerre du goût avec toute identité, position, pause, valeur, dogme, poncif, absolu etc., telle sorte que ceux qui te lisent ne reçoivent pas ton étrangeté comme le cri de douleur d'une catastrophe totalitaire, ou comme l'aveu d'un mal-être psychique, ni même comme le rejet d'une exclusion sociale ou raciale autant de thèmes dans lesquels se plaît le marketing éditorial. Non, ton étrangeté, ta dérangeante singularité qui commande ta réé criture de la langue française nous revient comme celle d'une enfance et d'une jeunesse perpétuelle. Quelle enfance ? Quelle jeunesse ? L'enfance que tu nous fais lire et rencontrer n'est pas — on s'en doute — la divine innocence de l'Enfant Jésus ni la pureté naturelle de l'enfant rousseauiste. Plus proche de Freud, l'enfant introduit dans tes livres la plénitude des sensations des douleurs, plaisirs ou maladies saisis avec une clarté classique qui rejoint la formule hallucinatoire et poétique, jusqu'aux saveurs bordelaises et aux secrets de tes personnages esquissés comme des concepts sensibles — tels les hommes et des femmes de ce Sud-Ouest français dans lequel Holderlin a vu se perpétuer le miracle grec. L'enfant Sollers serait-il un chercheur en laboratoire qui préfigure l'avide curiosité de l'écri vain à pseudonyme : comme Ulysse dont Homère nous dit qu'il est «polutropos », l'homme aux mille tours, en latin sollers/sollertis — le rusé, l'habile, l'insaisissable ? Quant à l'adolescent, il me permet de mieux entendre les ados qui viennent me consulter l'adolescent Sollers est un croyant — ça tombe bien pour les Bernardins. Puisqu'il est en quête d'idéal politique, amoureux, psychique, et puisqu'il croit dur comme fer que le Paradis existe, il est forcément en guerre l'adolescent Sollers est un croyant révolté, il ne cesse de réinventer son paradis. Adam et Eve étaient des adolescents, Dante et Béatrice aussi, nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux. Admirateur de Baudelaire et de Stendhal, tu aurais pu dire comme l'auteur de La Chartreuse de Parme « Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance » , ou comme celui des Fleurs du mal : « Le génie n'est que l'enfance nettement formulée ». Mais tu ne le fais pas, parce que tu n'y «reviens» pas à proprement parler («La littérature c'est l'enfance retrouvée à volonté», encore Rimbaud et Bataille — mais pas toi). Tu n'as pas non plus le chagrin voluptueux de Marcel Proust à la recherche du temps perdu. Encore moins la « souffrance » de Bernanos qui « une fois sorti de l'enfance », peine « très longtemps » pour retrouver « tout au bout de la nuit une nouvelle aurore». Au contraire, tu traverses l'enfance sans la quitter — comme le sage taoïste qui prétend être «le seul qui se nourrit de la mère». Parce que tu déplaces ton enfance et ta jeunesse au moment présent, ici-même et aujourd'hui. C'est ici et maintenant que tu les revis par écrit. Comment ? Mais c'est évident, c'est même « la lettre volée » au sens d'Edgar Poe le thème est si présent dans tes romans qu'on préfère le censurer, qu'on ne pense pas à lui attribuer l'aisance avec laquelle se perpétuent l'enfance et l'adolescence dans ta réécriture des identités, notamment l'identité française. La «lettre volée», c'est ce lien à la fois intime et rebelle que le narrateur de ton roman Femmes entretient avec les femmes et les mères. La perpétuelle curiosité qui t'anime s'enracine dans ta curiosité à l'endroit de l'autre sexe, et c'est elle qui irradie à l'infini sur l'Être et l'Histoire. Insatiable « point d'interrogation posé à l'endroit du plus grand sérieux » (comme s'exprime Nietzsche). Il se cristallise dans ton rire si sérieux qu'il paraît angoissé, à moins que ce ne soit une révolte respectueuse, ou encore un respect incrédule. Et comme personne ne se garde mieux qu'un être qui semble s'abandonner à tous, ton masque d'homme des médias — s'ajoutant à ce rire — abrite la solitude invisible d'un cœur aussi absolu que joueur. Conduisant le narrateur d'Une vie divine à se vivre comme un alter ego de Nietzsche, précisément. Un des points culminants de cette interrogation à l'endroit du plus grand sérieux fut, dans notre vie réelle, cette fois-ci, la lecture que tu as faite de Maître Eckhart sur la tombe de ton père, au cimetière de Bordeaux. Cet événement éclaire d'une manière surprenante, la tienne, comment tu dénoues le rapport du fils au père par l'écriture question centrale qu'Antoine Guggenheim a formulée avec force en théologien lisant tes livres. J'arrête ici ce canevas d'hypothèses à partir desquelles j'ai choisi quelques extraits d'Un vrai roman, tes Mémoires, que je te demanderai maintenant de lire et de commenter. Julia Kristeva L'INFINI N°112, Automne 2010, LIBERTÉ DE MÉMOIRE
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