JULIA KRISTEVA 
 ETRANGERE AU SEMBLANT
               
           
 
 Merci de cette belle initiative, merci beaucoup de
          ces belles paroles.
               Vous ne serez pas surpris si je vous disais que mes
          pensées vont aujourd’hui à Roland Barthes. Et tout particulièrement à son
          texte  L’Etrangère, avec lequel- en saluant mon recueil Séméiotikè en 1970- il m’a fait le
          cadeau d’un destin qui ne s’est jamais démenti depuis  et que je ressens pleinement aujourd’hui. Je ne vous en
          citerai ni les propos fort élogieux à mon égard, ni ceux très caustiques à
          l’endroit de nos ennemis d’avant et de maintenant que Barthes traitait de
          participants « au grand carnaval du langage ». Je me rappelle, je
          vous rappelle seulement que Barthes décrit l’étranger, en l’occurrence
          l’étrangère  comme une personne
          dont « le rôle historique », ose-t-il prétendre,  « est  actuellement d’être l’intruse », de « déranger les
          bons ménages exemplaires » en « orchestrant un
  « remue-ménage », « puisque ménages il y a », insiste-t-il.
    Vous-vous demandez comment serait-ce possible ? En
  « activant la poussée et en donnant la théorie » de ce
  « déplacement » qui « détruit le dernier préjugé ». Et ceci
          par une « théorie » qui n’est «  ni une abstraction, ni une
          généralisation, ni une spéculation », mais une
  « réflexivité » : en ce sens qu’elle se prend elle-même pour
          cible. Ainsi faite, critique des préjugés et n’oubliant pas de se prendre
          elle-même pour cible, l’expérience en question - précise Barthes –
  éveille les « résistances » du « petit nationalisme de l’intelligentsia  française ». Nouvelle version du
          nationalisme  en effet,
          puisqu'elle   ne porte
          pas  sur les nationalités, mais se
          manifeste comme un « refus de l’autre langue »: entendons, une
  « autre langue » qui n’est pas une autre langue nationale.   « L’autre langue est celle
          que l’on parle  d’un  lieu politiquement et idéologiquement
          inhabitable : lieu de l’interstice, du bord, de l’écharpe, du
          boitement. » Une langue, pensée, manière d'être qui « traverse,
          chevauche, panoramise et offense ». Traversée des identités et des disciplines.
          Imprenable solitude. Hannah Arendt que je devais lire plus tard n'écrit-elle
          pas, reprenant Platon : « Bios
            theoreticos est bios xenikos »- La vie dans/de la théorie est une vie
          dans ou de l’étrangeté ». Plus romanesque, Barthes imagine l’étranger/
          l’étrangère comme un « cavalier seul ». 
 « Étranger : rage étranglée au fond de ma gorge, ange noir troublant la transparence, trace opaque, insondable. Figure de la haine et de l'autre, l'étranger n'est ni la victime romantique de notre paresse familiale, ni l'intrus responsable de tous les maux de la cité. Ni la révélation en marche, ni l'adversaire immédiat à éliminer pour pacifier le groupe. Étrangement, l'étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité, l'espace qui ruine notre demeure, le temps où s'abîment l'entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même. Symptôme qui rend précisément le « nous » problématique, peut-être impossible, l'étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s'achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés. L'animosité suscitée par l'étranger, ou du moins l'agacement (« Que faites-vous ici, mon vieux, vous n'êtes pas à votre place! »), le surprennent à peine. Il éprouve volontiers une certaine admiration pour ceux qui l'ont accueilli, car il les estime le plus souvent supérieurs à lui-même, que ce soit matériellement, politiquement ou socialement. En même temps, il n'est pas sans les juger quelque peu bornés, aveugles. Car ses hôtes dédaigneux n'ont pas la distance qu'il possède, lui, pour se voir et les voir. L'étranger se fortifie de cet intervalle qui le décolle des autres comme de lui-même et lui donne le sentiment hautain non pas d'être dans la vérité, mais de relativiser et de se relativiser là où les autres sont en proie aux ornières de la monovalence. Car eux ont peut-être des choses, mais l'étranger a tendance à estimer qu'il est le seul à avoir une biographie, c'est-à-dire une vie faite d'épreuves - ni catastrophes ni aventures (quoiqu'elles puissent arriver les unes autant que les autres), mais simplement une vie où les actes sont des événements, parce qu'ils impliquent choix, surprises, ruptures, adaptations ou ruses, mais ni routine ni repos. Aux yeux de l'étranger, ceux qui ne le sont pas n'ont aucune vie : à peine existent-ils, superbes ou médiocres, mais hors de la course et donc presque déjà cadavérisés. » 
   Etranger, étrangère : mais  à quoi? Poursuivons
          le raisonnement,  pour clarifier
          encore plus, si c’était nécessaire, si c’était possible.  Evidemment, puisque j’en parle ici,
          c’est de mon étrangeté vis-à-vis du discours universitaire qu’il s’agit
          aujourd’hui. Une douleur et une chance à la fois, comme pour toute étrangeté,
          je l’ai longuement détaillé dans le livre.  Je m’en expliquerai davantage si la Présidence de Paris 7
          parvenait à réaliser son projet de rencontre avec les lauréats du Prix Holberg,
          prévu pour cette automne. Très brièvement aujourd’hui, sans trop alourdir cette
          réception, comment ne pas mentionner que c’est au « discours
          universitaire » que je revendique mon étrangeté ?  
        Ce discours que Lacan définit comme
          n’étant que « du semblant », tout en lui rendant hommage, forcément
          ironique : « dans ma position marginale /à l’endroit du discours
          universitaire/, dit-il,  qui croit
          devoir me donner abri, ce dont certes je lui dois hommage ». Le discours
          universitaire ne serait que du semblant : inapte à la vérité, il
          diffuse « du savoir mis en usage à partir du semblant », et de ce
          fait  il reste « insuffisant à
          remplir (même) sa fonction » qui consiste à éveiller le désir de vérité.
          Incapable de produire le savoir (comme le fait  la recherche), le discours universitaire  se contenterait de sa « fonction
          de chien de garde /de la vérité / pour la réserver à qui de droit » et
          pour  assurer « le
          marché » par le truchement de divers « unités de valeur » (notez
          le jeu de mots) qui préparent la « colonisation universitaire » du
          désir de savoir.  
      Pour remédier à cette déconnexion entre savoir et vérité que
          fabrique le discours du semblant, Lacan n’envisageait rien de moins que
          de le confronter … à la psychanalyse : pour ainsi seulement faire entendre
          que chacun « dépend de son rapport
            au langage qui le tient et non qu’il tient ». Une dépendance dont
          l’enseignement de Lacan prétend élaborer « le mapping » ( dit-il), la
          carte.
       En saluant cette salve salvatrice contre le « discours du
          semblant », ce n’est pas le « mapping » que j’ai entrepris- pour
          ma part-  de transmettre à nos
  étudiants, persuadée comme j’étais et comme je suis toujours que le
  « mapping » dévie facilement dans le culte du mathème, autre variante
          du « semblant »  à
          prétention de modèle. Au croisement de la littérature et de la psychanalyse,
          comme l’UFR « Sciences des textes et documents » m’en avait donné
          l’occasion et la chance, j’essaie plutôt de pratiquer ce que j’appelle, non pas
          la « diffusion du savoir », mais la transmission de l’expérience du langage . Au double
          sens du terme « expérience » que la langue allemande distingue avec
          deux mots : Erlebnis (surgissement, fulgurance- qui devait me conduire aux extases de Thérèse
          d’Avila) et Erfahrung (connaissance
          de ce jaillissement, patient savoir- ce qui m'a fait apprivoiser la  chora sémiotique chez Mallarmé ou le temps sensible dans le sadomasochisme de
          Proust).
       Transmettre l'expérience du langage  s'est avéré être, s'avère être un projet difficile. Non
          seulement parce que ceux qui s’y sont engagés devaient refaire  toute l’armature du discours du
          semblant (linguistique, stylistique, et bien sûr aussi psychanalytique). Mais
          parce que la carrière universitaire, par définition,  se protège de ces étrangers qui dérangent les
  « derniers préjugés » et leurs « aménagements »
          territoriaux  qu'évoquait Barthes:
          les carrières universitaires  rejettent de plus en plus ces intrus, ces étrangers hors de leur emprise
          institutionnelle où règne le semblant. De plus en plus souvent,  même là où l’on ne s’y attendait pas,
          vous en êtes les acteurs et les témoins. Est-ce vous  dire que j’ai été surprise par  ces signaux que le semblant ne cesse d’émettre? Pas
          vraiment. Barthes et Lacan m’avaient prévenue, autant dire: ils m'avaient
  éduquée et endurcie.
     Loin
          de me décourager donc, cette mise en évidence et cette perpétuation de
          l’étrangeté que j’essaie de pratiquer ne peut que me stimuler à persévérer, au
          cours de mon éméritat, dans la situation qui est la mienne  et que je qualifierais
          d’ « exclusion interne »  dans ou de l’Université. Et - tout en m’excusant auprès de mes étudiants
          et de ceux qui, en me suivant, ne cessent d’essuyer des échecs,- je reste
          persuadée que dans le domaine des humanités il n’y a pas d’autres avenir de
          l’Université (je la remercie à mon tour d’avoir abrité mon expérience!), que
          d’essayer d’éveiller le désir de savoir. Qui s'enracine  dans l'expérience du langage.
       Je ne le répéterai jamais assez. Quelque  difficile voire en déclin que  soit  cette
          aventure, je suis persuadée que c’est en pratiquant les textes  littéraires comme une expérience –en nous y  risquant par
          l’écriture et  par
          l’élucidation  des logiques de
          l’inconscient-  que les Lettres
          pourront contribuer à reconquérir cette place de vigile de la curiosité
          psychique dans la chair même du langage et, par extension, dans tous mes
          domaines de la vie de l'esprit. Une place qui manque à l’Université et dont a
          besoin la refondation de l’humanisme dans le monde moderne.
          Je l’ai dit dans Etrangers
  à nous-mêmes, et je le répète : « Nulle part on n’est plus
  étranger qu’en France ». Vous avez compris que la France, pour moi, c’est
          ici, que la France dont je parle aujourd’hui c’est le discours universitaire
          qui continue de faire semblant, et notamment de faire semblant que la tentative
          d’y introduire l’expérience du langage n’a pas eu lieu – et
          pourtant ça a eu lieu, et ici-même, par la fondation et la percée opérée dans
          les « études littéraires » par  STD, aujourd’hui LAC.
     Nulle
          part on n’est plus étranger qu’ici, et pourtant cette exclusion interne qui m’a été dévolue m’a été cependant
          particulièrement bénéfique. Et j’ajoute, comme je l’avais fait dans mon
          livre : «  Mais nulle part on n’est mieux étranger qu’en
          France ». Pourquoi ? Au moins pour deux raisons :
   D’abord, parce que mon exclusion interne m’a
          conduite à l’étranger, anticipant ainsi aussi bien  l’ouverture des frontières européennes que l’incommensurable
          globalisation. Vous le savez, ce sont les universités américaines et autres qui
          témoignent à des étrangers de mon espèce de cette hospitalité que je
          considère comme la seule définition possible de l’humanité : car, c’st
          connu, nous n’avons de cette dernière qu’une notion négative (quand il s’agit
          de  « crime contre
          l’humanité ») mais pas vraiment de définition positive.
     Et ce
          n’est pas tout. Nulle part on n’est mieux étranger qu’en France, parce que de
          ma position d’exclusion interne ou d'inclusion externe j’ai eu la chance de rencontrer des
          personnes- des singularités -  dont
          les parcours biographiques, si différents  du mien, n’ont  cessé de
          m’accompagner de leur générosité, talent et pour tout dire l’humanité. Au point
          que sans elles je ne puis concevoir aujourd’hui les divers accomplissement dont
          vous venez de me gratifier et dont je vous remercie. Je les  leur dois et je suis heureuse de les
          dédier à eux.
              
               En commençant par Raymonde Coudert, dont j’ai suivi
          la superbe thèse sur le féminin chez Proust qui a obtenu le Prix de la
          recherche en sciences humaines du Monde
            de l’éducation. Son amitié, son génie de la langue française, son énergie,
          sa finesse psychologique à mon égard comme avec les étudiants et avec tous les
          intervenant dans cette entité si complexe qu’est l’Ecole doctorale, l’aide
          qu’elle m’a apportée dans ma recherche et mon écriture, ont fait de ces années
          universitaires un temps de grâce. Mille mercis, chère Raymonde, et bonne
          continuation de votre travail et de votre  personne et de votre accomplissement personnel.
             Jocelyne Louis, avec laquelle j’ai  partagé -  presque depuis le
          début - le souci de faire de cette UFR un lieu de renaissance de l’Université,
          mais aussi les déceptions qui n'ont pas manqué  dans cette aventure, pour mieux ne garder que les joies qui
          la  jalonnent.  Sans votre tact, votre sens de la
          vulnérabilité, votre discrétion et votre indéfectible efficacité je n’aurais
          pas vécu ces années, aussi, comme ce que l’art de vivre à la française peut
          donner de plus délicat, de plus solidaire , de plus précieux.
            Et
          Claude Zélawski que j’ai eu la chance de rencontrer seulement dernièrement, et
          dont le sens artistique, la fragile sensibilité qui côtoie  l'endurance dans l'exercice du devoir
          professionnel m’ont persuadée, moi l’incrédule,  que je suis peut-être bien une intellectuelle française dont
          existence internationale mérite qu’on en prenne soin. Car, grâce à vous, chère
          Claude, je ne suis plus seule quand je manque un avion, que mon blackberry est
          en panne et que divers correspondants encombrent mon mail box : Alma Mater
          n’est pas seulement du semblant, ça existe pour de bon,  c’est Claude.
    Pour
          leur aide si affectueuse et compétente, pour leur tendresse, pour leur génie
          féminin,   et pour la
          gaieté  que nous partagions et
          partagerons, je les remercie.
     Elles
          me donnent le  courage de faire
          mienne une des phrases les plus ambitieuses de Colette, que je considère comme
          la meilleure réponse à la question métaphysique la plus difficile, une question
          qui se pose immanquablement à certains moments clés de l’existence et tout
          particulièrement à l'occasion  d'une rencontre comme celle d’aujourd'hui, et forcément quand on mène sa
          vie comme une expérience du langage. C’est la question du commencement. Y
          a-t-il du commencement ?  Où,
          quand, comment peut-il y avoir du commencement ? Et voici la réponse
          exorbitante  de Colette, à laquelle
          je souscris : « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes
          forces ». Je traduis : Commencer, recommencer n’a jamais été
          au-dessus de mes forces. Grâce à ces étrangères à elles-mêmes, comme Raymonde,
          Jocelyne, Claude.
    Je vous
          remercie.
                    
                   
           
 Paris 7, 15 juin 2010
           
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