APF/Julia
Kristeva
De l'étrangeté du phallus
ou le féminin entre illusion et désillusion
Lorsque J.-M.
Hirt m’a invitée à ces journées intitulées « Le Roc du féminin », je
venais de voir l’exposition « La voie du Tao, un autre chemin de l’être » au Grand Palais.
La portée psychanalytique de ce roc de la résistance qui défie la castration
– et l’analyse - a immédiatement évoqué chez moi les premiers mots qui
accueillaient le visiteur de l’exposition. Il s’agit d’un hymne du tao, le texte le plus ancien d’une
encyclopédie datant du IIe siècle avant notre ère : vertigineux
tissage de « plein » et
de « vide », de « saillant » et de « creux »
– comme il se doit dans le pays du yin et du yang, écoutez :
« Source
jaillissant du creux, peu à peu il remplit le tout. Flot limoneux et turbide,
peu à peu il se clarifie. Dressé, elle/la source/ comble l’espace entre ciel et terre,
répandu, il /le roc/ recouvre les quatre mers. »
La simplicité de cette logique
apophatique où la source se dresse et le dressé se répand, faisant « advenir l’être » à partir du « sans
forme », invite le chercheur occidental à une mise en question radicale de
nos catégories philosophiques. Dans
mon esprit, cette source qui se dresse a rencontré l’interrogation de la
psychanalyse freudienne, et postfreudienne, au sujet du dualisme et tout particulièrement de la position féminine face à l’Un, au Phallus et au Père. Comme si ce « creux qui se
dresse » et ce « dressé qui se creuse » esquissaient – déjà ! – une
appréhension, spécifique à la civilisation chinoise, de ce « roc de la
castration » que nous essayons de clarifier avec les outils propres à
notre tradition.
Ne vous inquiétez pas,
j’abandonne ici la fable taoïste, pour
m’en tenir aux concepts analytiques qui nous guident dans notre souci de cerner la place de l’ « autre
sexe » dans un mode de pensée construit à partir de l’Un et pour l’universel.
Pour le dire autrement : du roc, en somme, une femme en est-elle, ou n’en est-elle
pas ? L’a-t-elle, ou ne l’a-t-elle pas ? Telle est la question.
La réflexion que je voudrais vous soumettre
s’appuie sur deux études qui figurent dans mon livre Sens
et non-sens de la révolte (Fayard, 1996), et qui reprennent mon enseignement à l’Université Paris Diderot (1994-95).
Traduites en anglais, les positions que j’y développe sont désormais assez familières à certains analystes et théoriciens anglophones, mais pas vraiment en France.
Je me permettrai par conséquent, pour introduire mon propos, d’en rappeler brièvement quelques-unes, qui
vont sous-tendre ma réflexion.
J’essaie de continuer la refonte, à mes yeux indispensable,
entre la théorie freudienne et son remaniement par Lacan, en prenant quelque distance aussi bien avec la psychanalyse comme mathème du
signifiant ou théorie de « l'esprit » qu’avec une métapsychologie pratiquée
comme transaction d’organes et de pulsions : pour tenter de mieux
cerner leurs croisements possibles,
dans une clinique et une théorie de
la psychanalyse que je considère comme coprésence du développement de la pensée
et de celui de la sexualité. En m’appuyant sur « La Disparition du complexe
d'Œdipe » (1923), « L'Organisation génitale infantile » (1923), « Sur la sexualité
féminine »
(1931) et « La Féminité » (1933), je propose une
réinterprétation de la position freudienne concernant le « primat du phallus », le
« monisme phallique » et le complexe d’Œdipe. Avant d’aborder dans
cette perspective la sexualité féminine, sujet qui nous réunit aujourd’hui, je voudrais rappeler donc très brièvement la lecture que j’ai faite des trois
postulats freudiens qui intéressent
mon propos : l'organisation phallique (primat du pénis), le complexe de
castration (le pénis est toujours déjà supposé menacé chez l’homme, et manquant
chez la femme), le complexe d’Oedipe.
Pourquoi ce primat du pénis, pour le garçon comme
pour la fille ? L’organe sexuel mâle, parce qu’il est érectile et visible,
est d’emblée investi. Le « stade du miroir », (structurant selon
Lacan l’imago du Moi), ouvre la
voie de la psychisation ; de la pulsion scopique et du spéculaire à la représentation psychique. L’investissement
spéculaire déplacera l'image narcissique du visage, ou de
tout autre objet de besoin lié à la présence maternelle, sur ce visible érotisé
qu'est l'organe sexuel mâle. À
cause de l'érection éprouvée, subie ou observée, le pénis est vécu comme un organe qui « se détache », au double sens du mot
français : il se remarque et peut manquer. La tumescence/détumescence induit
chez le garçon la menace de la privation, que confirme l'absence de l'organe
chez les filles : de quoi étayer le fantasme de castration. À partir de cette
absence latente, le pénis peut devenir le représentant des autres épreuves de
séparation et de manque vécues par le sujet.
Quels sont les
autres événements qui s'organisent – dans le phantasme- autour du
caractère « détachable» du pénis? La naissance, la privation orale, la
séparation anale. Le pénis cesse d'être un organe physiologique pour devenir,
dans l'expérience psychique, un phallus – « signifiant du manque»,
dans la terminologie lacanienne, puisqu'il est susceptible de manquer et parce
qu'il subsume les autres manques déjà éprouvés, voire à venir. À cela, on
ajoutera que le signifiant du manque est le paradigme du signifiant tout court,
de tout ce qui signifie. Le pénis en tant que phallus devient pour ainsi dire le symbole du signifiant et de la capacité
symbolique.
En d’autres
termes, l'investissement du pénis est un investissement de tout ce qui peut
manquer et, à partir de là, de tout manque comme paradigme du signifiable et du
signifiant : manque corporel, sensoriel, etc. ; mais également, dans
le champ de la représentation, le phallus devient le signifiant de la représentation voire de
la pensée elle-même pour autant
qu’elle représente ce qui manque : érige un signe à la place
du réfèrent absent.
Quant à la théorie du « monisme phallique », elle implique non seulement que le sujet
des deux sexes méconnaît l'existence d'un autre organe sexuel que le pénis,
mais aussi que, corrélativement, l'absence de pénis, ou encore la castration,
est considérée comme une sorte de loi du talion, de châtiment contre l’homme ou
la femme : ce châtiment s'exerçant sur l'homme pour le punir et sur la femme
originairement, puisque, de naissance, elle n'est pas pourvue de ce «
signifiant ».
Freud insiste sur le fait qu'il
s'agit là d'une organisation phallique
localisée à un certain moment de l'histoire du sujet, et qui perdure en
tant que fantasme inconscient, bien qu’elle ne soit pas l'issue optimale
de la sexualité humaine adulte. La reconnaissance des deux sexes l’un par
l’autre et la relation entre deux différents qui accèdent à la génitalité
reconnaissant la différence va s’ensuivre. Une vision idéale, une utopie sinon un fantasme indispensable à la théorie psychanalytique
elle-même. Il n’en reste pas
moins que la « phase » phallique
comme structure organisatrice, mais nullement définitive, dans le développement
psychosexuel, est une pierre
angulaire de la psychanalyse.
En résumé : le complexe
d'Œdipe serait une organisation fantasmatique, pour l'essentiel inconsciente,
parce que refoulée, organisatrice de la vie psychique, et qui suppose le primat
du phallus pour autant que ce phallus est, d'une part, un organe narcissiquement
et érotiquement investi et, d'autre part, le signifiant du manque, ce qui le
rend apte à être identifié avec l'ordre symbolique lui-même.
Si l’on essaie maintenant de situer le complexe d’Œdipe dans le
processus complexe de l’acquisition de la
fonction symbolique, on est amené à dégager plusieurs étapes, dans lesquelles l'Œdipe occupe une place
charnière, en même temps qu'il exerce une influence dès le début de la vie
humaine par le biais de la
coprésence de l'excitation/psychisation au sein du triangle familial et dans le long processus d’acquisition du langage et de la
pensée. Voici, schématiquement,
quelques-unes de ces étapes qui se
recoupent ou se recouvrent selon les diverses théories et écoles
analytiques :
- D'abord, la séparation
d'avec l'objet maternel. D’emblée, une identification primaire avec le « père
de la préhistoire individuelle » inscrit le tiers dans le processus de psychisation, avant
que se concrétise la lutte à mort œdipienne :
bien des religions célèbrent ce père-là dans le miracle du Dieu Amour.
- Deuxième
étape: le stade du miroir. L'identification du soi visible, à travers la béance qui sépare la représentation du visage de l’éprouvé du
corps pulsionnel infantile et du corps maternel.
- Troisièmement : le narcissisme.
L'investissement du moi.
- Quatrièmement
: la position dépressive kleinienne (qui conteste et complète le
« narcissisme » freudien). La séparation d'avec l'autre et
l'investissement des capacités hallucinatoires - « j »’hallucine maman et « j
»’investis ces représentations ; « je » n'investis plus les objets partiels (le
sein ou le biberon) ; « j »’ investis ce que « je » me représente. Cette
représentation hallucinatoire est une sorte de passerelle qui favorise l'accès
aux « signes » et à la capacité linguistique remplaçant les « équivalents
symboliques» antérieurs.
C'est à la suite de ces étapes que prend place le conflit œdipien à proprement parler.
Le sujet en voie de constitution a
pu déjà esquisser une certaine autonomie, se percevoir comme abandonné ou
séparé, s'identifier dans le miroir, amorcer son détachement de sa mère. Le
conflit œdipien, comprenant l'inceste avec la mère, le meurtre du père et
l'épreuve de la castration, achève
l’inclusion du sujet dans le triangle et/ou dans la chaîne signifiante. Chaîne
signifiante du langage, dont la structure implique logiquement et
économiquement les trois protagonistes, le sujet parlant devant se situer comme
sujet précisément au sein de cette triade. Jusqu'au conflit œdipien, la
psychisation ne se référait pas au père en tant que faisant obstacle, mais en
tant que pôle du désir maternel et pôle d'identification primaire : il « m »' aime et « me »
protège pour que « je » puisse « me » séparer du contenant maternel.
À partir du conflit œdipien, la pensée le lui sera référée en tant que ce père,
le tiers, est représentant de la
loi. Loi à laquelle « je » dois m'identifier, - en même temps que « je » dois m'en
séparer pour creuser ma place à moi, le site de mon dire : « j »'en suis et « j
»'ai une place à moi.
Les différentes étapes de la
double maturation neuronale et psychique imposent tout au long de l'existence du sujet ce que j’ai appelé la coprésence sexualité/pensée chez l’être
humain. Mais c'est au moment de l'épreuve œdipienne qu'une première coïncidence
se produit entre, d'une part, l'investissement du phallus et de son manque, au
niveau réel et imaginaire chez le petit garçon, et, d'autre part, l'ordre
symbolique du langage. L'épreuve du
tiers (« l'Œdipe») accueille non seulement la coïncidence entre le
phallus, son manque et le langage, mais encore, et conséquemment, la
confrontation entre le sujet parlant-désirant et la place du père en tant qu'il
est père de la loi.
De nombreux
auteurs ont relevé les particularités qui destinaient le pénis à être investi
par les deux sexes et à devenir le phallus, c'est-à-dire le signifiant de la privation,
du « manque à être », mais aussi du désir, du désir de signifier, ce
qui en fait par conséquent le signifiant de la loi symbolique : visible et narcissiquement
reconnu ; érectile et investi de sensibilité érogène; détachable, donc « coupable
», susceptible d’être perdu, le pénis est, de ce fait, apte à devenir l'acteur
privilégié du binarisme 0/1 qui fonde tout système de sens (marqué/non marqué),
le facteur organique (donc réel et imaginaire) de notre « ordinateur »
psychosexuel. Cette rencontre entre
le désir et le sens, au cours de la phase phallique - bien que préparée
antérieurement - noue désormais le
destin de l’être comme être désirant
en même temps que parlant. Le sujet, qu'il soit anatomiquement homme ou femme,
le sujet qui désire et qui parle est formé par ce kairos phallique – voilà ce que nous dévoile la psychanalyse, après les mystères. Et
l'essentiel de notre destin psychique (pour autant que de
l’« essentiel » ait pu
être pensé et vécu) consiste à porter les conséquences – dramatiques, il
faut bien le dire – de ce mystère phallique. Dont le monothéisme porte l’empreinte,
ce qui veut dire que toute déconstruction du phallicisme concerne le destin du
monothéisme : mais ce sera un thème pour un autre colloque.
C’est parce que cette rencontre-
ce kairos phallique- entre la pulsionnalité phallique et l’ordre du langage
advient, que la parole humaine n’est pas un « pur signifiant », mais une hétérogénéité ( au sens d’André Green) : en d’autres termes, les fantasmes originaires et les affects qui les portent, rejoignent le code de la communication, que les bases pulsionnelles de la phonation elle-même
s’inscrivent dans les phonèmes-lexèmes-et- jusqu’aux structures syntaxiques, et
que se réalise ainsi cette co-présence sexualité/pensée que la psychanalyse se fait forte
d’entendre et d’interpréter dans la chair même du langage. (Merleau-Ponty définit
la « chair » comme un chiasme perception/sens).
Je résumerai ainsi le rôle que le fondateur de la
psychanalyse assigne au primat du phallique : il est l'organisateur central de
l'inconscient (au même titre que l'Œdipe) ; il est illusoire (propre à
l'organisation phallique infantile, et survit comme phantasme) ; il vole en
éclats sous la menace de la castration et lorsque l'individu s'efface au profit
de l’espèce. Et j’ajoute : le kairos phallique désir/sens, pour être
possible et optimal, se présente différemment selon les deux sexes. Pourquoi et
comment l’hétérogénéité du signifiant (entendue comme une co-présence sexualité/pensée) est-elle différemment vécue
chez le sujet-homme et chez le
sujet-femme ?
On connaît le surinvestissement du
phallique auquel va se livrer Lacan pour réhabiliter la fonction du père et du
langage dans le parlêtre : un
phallique « manquant », « évanescent », lieu commun de l'angoisse et, pour cela
même, symbole princeps qui détermine la sexuation. Faut-il rappeler encore
qu'il s'agit ici non simplement de l'organe érigé, mais du
pénis devenant symbole susceptible de manquer, de ne pas être. « (L'homme)
n'est pas sans l'avoir (...), la femme est sans l'avoir » Winnicott compliquera le tableau,
en distinguant l’être du faire chez la mère : en postulant
un « maternel a-pulsionnel » qui est, tout simplement (le soi est le sein, le sein est le soi) et ne « fait » pas.
Être, avoir, faire : j’ajouterai (en discussion avec
Winnicott) mon développement sur la reliance maternelle qui est un
érotisme et pas seulement un « être ». Une conception de la
psychosexualité féminine comme un « multivers » s’esquisse désormais, qu’il convient d’affiner. Mais je me tiendrai aujourd’hui
au seul féminin (pour autant qu’on
puisse le distinguer du maternel), dont
Freud pense qu’il est d’une bisexualité psychique plus accentuée que celle de
l’homme.
Quelle est
cette « accentuation » différente de la bisexualité chez le sujet
femme ?
Trois
« cas cliniques » étayent
ma réflexion sur la position spécifiquement féminine par rapport au kairos phallique dans l’Œdipe ; ces
cas témoignent d'une adhésion structurante, en effet, mais au prix d'une
souffrance souvent traumatique.
Armelle exerce de hautes fonctions
dans une organisation internationale. Mère de famille, épouse, maîtresse, auteur
– rien ne lui manque. Si ce n'est une satisfaction personnelle, « pas
sexuelle, insiste-t-elle, je ne suis pas frigide », qu'accompagne le sentiment
d'être une petite fille jamais prise au sérieux, toujours en retard, à côté,
au-dessous de ses véritables aptitudes, et à qui sont confiées toutes les tâches,
corvées, obligations possibles et impossibles. Armelle est fixée à cette scène
charnière, que je situe entre son Œdipe-prime et son Œdipe-bis (retenez ces
termes, j'y reviendrai) : elle s'était fabriqué une planche bardée de clous, se
couchait sur la surface hérissée de clous et y appuyait son dos ou son ventre
jusqu'au sang. La martyrologie des saintes, transmise par la tradition
familiale, s'ajoute ici à la jouissance structurale de « On bat un enfant » : on bat Armelle, Armelle bat Armelle, Armelle troue Armelle jusqu'au sang ;
tout son corps est un pénis-phallus qui jouit dans le sadomasochisme pour se
punir du plaisir clitoridien et pour éviter de s'avouer corps troué-castré.
Armelle aura acquis son excellence professionnelle, son phallicisme dans
l'ordre symbolique, au prix du déni de sa bisexualité : elle veut être
toute-phallus. Sa jouissance perverse se paie de l'épuisement physique et
mental de la superwoman.
Dominique a le corps gracile d'un
garçon et son discours est allusif, lacunaire, secret. Sa maîtrise de
l'informatique ne suffit pas à expliquer cette discrétion. Elle lâche,
difficilement, qu'elle a des relations érotiques avec des femmes, mais qu'elle
privilégie un homme dont elle est la partenaire masochiste ; Dominique me révélera
beaucoup plus tard que cet homme est son supérieur hiérarchique et, plus tard
encore, qu'il est noir. Dominique a vécu en admiration devant son frère aîné
d'un an, en double-jumeau, avant 1'apparition d'une petite sœur venue au monde
cinq ans après elle. L'idylle de Dominique-garçon s'est achevée à
l'adolescence: son frère a été fauché par une voiture. « Je ne crois pas que
les femmes ont un sexe. Je me suis aperçue à la mort de mon frère que j'étais
lisse entre les jambes, comme une poupée en celluloïd. » Sans pénis, sans
clitoris, sans vagin, depuis la disparition de soin frère Dominique vit l'échec
de sa bisexualité psychique en offrant son anus comme un pénis en creux à son
partenaire sadique. Autre figure du « monisme phallique ».
Florence fait alterner
anorexie et boulimie en essayant de vomir une mère abandonnée et abandonnique
qu'elle protège, et pour laquelle elle souffre de tout son corps. Florence a
remplacé trop tôt son père divorcé auprès d'une mère aimée-haïe. Ces règlements
de comptes maternels nous conduisent à... la roulette russe. Rêve : « Je joue à
la roulette russe qui est en fait une roulette belge – à tous les coups
on perd, c'est-à-dire on gagne la mort. Il n’y a pas de trou vide de cartouche.
Vous ne me croirez pas, mais j'ai tiré et j'ai gagné une sorte de gros phallus,
seulement ça voulait dire que j'étais morte. Rêve absurde, le jeu ne
m'intéresse pas, c'est mon frère qui est un joueur désastreux, un cas
pathologique, en train de ruiner sa famille. » Florence avale-vomit le pénis
(du frère, du père), elle gagne son gros phallus de la sorte, mais ces accès
boulimiques-anorexiques, comme ces performances d'écrivain qui signalent son
gain se paient d'une mise à mort du corps entier, devenu phallus imaginaire.
Qu’elle préfère ériger autant qu'abolir dans l'anorexie, ou encore dans le
fétiche de l’œuvre- de l’œuvre comme fétiche, plutôt que de payer le prix du
manque par la reconnaissance de la bisexualité. Florence fuit le risque de créer des liens amoureux durables.
L'Œdipe biface de la fille
Chez la petite
fille aussi, une rencontre décisive soude son être de sujet pensant et désirant : la
rencontre entre l’excitation sexuelle et la maîtrise des signes. Que le vagin
soit ou non perçu, c'est essentiellement le clitoris qui concentre cette
assomption phallique, à la fois éprouvée (réelle), imaginaire (fantasmée dans
le battement puissance / impuissance) et symbolique (investissement et essor de
la psychisation). Masturbation, désir incestueux pour la mère : c’est le
premier versant de l'Œdipe (je l'appelle Œdipe-prime) qui structuralement
définit le devenir sujet de la fille, autant que du garçon, avant qu'elle
n'arrive à l'Œdipe-bis qui la fait changer d'objet (le père au lieu de la
mère). Pourtant, dès l’Œdipe-prime, s'imposent entre le phallicisme de la fille
et du garçon des différences que je
voudrais souligner.
L’Œdipe-Prime : sensible versus signifiant.
L'étrangeté du phallus. L'illusoire
L'insistance,
pourtant si judicieuse et indispensable, mise sur le langage comme organisateur
de la vie psychique nous a trop souvent empêchés
d'apprécier à sa juste valeur l'expérience sensible
(prélangagière ou translangagière)
qui sous-tend le signifiant linguistique.
Or, la sensorialité, fortement stimulée
chez la petite fille dans les phases préœdipiennes par le lien symbiotique à la
mère (par l'homosexualité primaire), la rend capable d'apprécier aussi bien la
différence des performances organiques sexuelles du garçon que le surinvestissement
narcissique dont il est l'objet, notamment pour la mère. Bien entendu, les
variations individuelles dans l'excitation ou dans le plaisir clitoridien d'une
part et, d'autre part, les variantes singulières dans la valorisation de la
fille par le père, influent considérablement sur les modulations du phallicisme
féminin : une petite fille peut être autant, sinon plus, satisfaite ou
valorisée qu'un petit garçon dans la phase phallique.
Il n'en reste
pas moins qu'une dissociation est structuralement inscrite dans le phallicisme
de la fille entre le sensible et le signifiant.
Le phallus en tant que signifiant du manque ainsi que du consensus (de la loi), supporté dans l'imaginaire par le
pénis, est d'emblée perçu-psychisé par la fille comme étranger : radicalement autre. Invisible et quasi indécelable, le
support réel et imaginaire du plaisir phallique qui est, chez la fille, le
plaisir clitoridien, est d’emblée dissocié du phallus au sens d'un signifiant privilégié dans cette
conjonction Logos/Désir que j'ai appelée un kairos
phallique, et à laquelle la fille accède cependant avec non moins –
sinon plus – d'aisance que le garçon. La performance symbolique (la
pensée, le langage) ne s’accompagnant pas d’une pulsion phallique pénienne, mais d’une expérience sensorielle
clitoridienne qui, bien qu’elle ne procure pas nécessairement un plaisir moins intense , se
perçoit déçue d’être moins visible et moins remarquable. La moindre
valorisation de la fille par son père et sa mère, en comparaison de celle du
garçon, qui intervient traditionnellement dans les familles ou
par suite de configurations psychosociales spécifiques, contribue à consolider
cette déception à l'égard du lien symbolique. S'installe dès lors, avec la
dissociation sensible/signifiant, la
croyance que l'ordre phallique-symbolique est un ordre illusoire.En retrait duquel se replie le plaisir clitoridien accompagné de celui de
tous les sens : un continent confus de sensorialité diffuse, voilé de
pudeur mais aussi de dégoût.
Cet éprouvé de l’érotisme
féminin, contemporain de la phase phallique et défavorable à la fille (elle n'a pas de
pénis remarquable, elle n'est pas le phallus), réactive l'hallucination
d'expériences antérieures (satisfaction et/ou frustration dans la réduplication
fille-mère, dans la mêmeté minoé-mycénienne)
qui furent des expériences sensorielles (pulsion orale, urétrale, anale et participation de tous les sens) précédant l'apparition du langage, ou soustraites
à celui-ci. Dès lors, depuis ce décalage entre la perception dominée par le kairos phallique d’une
part et la perception/hallucination antérieure de
l’autre, le monisme phallique référé à l'autre (à l’homme) que « je ne suis
pas» frappe d'emblée l'être du
sujet-femme d'une négation (« je ne suis pas ce qui est », « je suis
quand même, à force de ne pas »). L'étrangeté ou l'illusoire du phallus peuvent être l'autre nom de cette négativité
redoublée du « quand même» et du « ne pas ».
Ce n'est pas un délire qui cicatrise,
chez la femme, le décalage perception (orale, anale, et de tous les sens)/signification (structurée autour du
phallus) ; mais, précisément, la croyance que le phallus au même titre que le langage, et l'ordre symbolique dans son ensemble, sont illusoires et néanmoins indispensables. En revanche, on peut
interpréter comme une forme de délire le refus d'accepter la différence et
l'illusoire du phallus qu'elle entraîne, ainsi que les tentatives du
sujet-femme pour tendre désespérément, au prix du sadomasochisme, à l'égalité
avec le phallicisme du garçon (cf. les trois exemples cités au début).
Le sujet-femme croit à l’illusoire du
phallus : c’est ici que réside, me semble-t-il, sa différence, non pas
anatomique, mais psycho-sexuelle.
Qu’est-ce que croire ? CREDO, du
sanscrit +cred, +srad= « investir ».
J'entends par « croyance » l'adhésion (au sens d’un investissement- Besetzung, cathexis) inconsciente et consciente, sans preuve,
à une expérience d’évidence : ici, l'évidence que le phallus, du fait de la
dissociation perception/signification, s'impose toujours déjà à la femme comme illusoire. Illusoire voudrait dire, au fond, que cette loi, ce plaisir, cette puissance phallique,
et simultanément leur manque, auquel j'accède par le phallus – celui de
l'étranger qu’est l’autre sexe –, c'est du jeu. Ce n'est pas rien (au sens de Mallarmé :
« Rien. Le vide papier que la blancheur défend » : fascination,
complaisance, déni de l’impotence ?) , mais ce n'est pas tout pour tous non plus, fût-ce un tout voilé, comme l'avouent les mystères phalliques. Non,
le phallus que « j »'investis en
tant que sujet-femme est ce qui fait de moi un sujet du langage et de la
loi : « j »’en suis. Pourtant, il demeure autre chose, un
je-ne-sais-quoi... « Quelque
chose » hors signifiant-signifié… « J »' entre tout de même dans le jeu, «
j »' en veux moi aussi, mon « je »
joue le jeu. Ce n'est qu'un jeu, « je » fais semblant d’appartenir à
« leur » univers illusoire.
C'est bien ça : pour le sujet
femme, la prétendue « vérité » du signifiant ou du parlêtre est illusion et semblant.
Je ne veux pas dire par là que les femmes sont forcément joueuses (ludiques),
encore que cela peut arriver. Mais quand elles ne sont pas illusionnées, elles
sont désillusionnées. L'apparent « réalisme » féminin se soutient de cet
illusoire : les femmes ne cessent de faire - et de tout faire; elles croient
que c'est une illusion, et elles y vont, très sérieusement désillusionnées,
indéfiniment décidées, sans plus. La preuve : le pragmatisme de la femme
politique, à l’opposé de la posture
jaculatoire de l’homme politique avec
laquelle il compense la compétence
impotente de l’obsessionnel en lui.
Cette croyance
dans l'illusoire du phallus peut comporter des bénéfices. Par exemple, je
cultive une sensorialité secrète, peut-être sournoise, mais protectrice en ce
sens, qu’elle m'épargne la dure épreuve qui échoit au garçon de faire coïncider
le plaisir érotique avec la performance symbolique. Une telle dissociation peut
présenter l'avantage de soulager et de faciliter chez la fille ses compétences
logiques qui, protégées par leur étrangeté à l'érotisme phallique, favorisent les réussites intellectuelles bien
connues des petites filles : des « petits génies » précoces, mais en réalité souvent
des « péronnelles », tout juste capables de mimer et cultiver le
discours officiel du maître, sans créativité propre, prêtes à tout bien faire
parce qu'elles font bien n'importe quoi. Toutefois, et au contraire, cette
expérience de l'étrangeté du phallus comporte son envers, qui est l'envers de la facilité, et qui engage la fille dans une ambition phallique paroxystique
voisine de la martyrologie, comme le montrent les exemples cliniques donnés au
début (en particulier Armelle). On comprend que l'étrangeté du phallus chez la
femme peut alimenter un aspect de ce qu'on appelle trop sommairement le
masochisme féminin, nommément la compétition phallique non compensée par la reconnaissance paternelle dans l'Œdipe-bis
ni par la réconciliation avec la féminité de l’Œdipe prime. En luttant contre
l'étrangeté du phallus, la fille phallique - qui veut « l'avoir » de la même
façon que le garçon, et ainsi seulement « en être » - se fait
plus catholique que le pape, sainte, martyre et militante d'un signifiant dont
toutes les zones érogènes sont mobilisées pour dénier l'illusoire, et auquel
elle veut se persuader qu'elle croit... dur(e) comme fer (le cas de Dominique).
En revanche, cette croyance au phallus comme
illusoire est peut-être l’indice majeur de la bisexualité
psychique féminine (non pas comme une complétude, mais comme une asymétrie),
assumée et cultivée. Pourquoi ? Je rappelle que l'illusoire (ou
l'étrangeté) s'appuie sur la déhiscence
entre sensible et signifiable qui résulte d'une adhérence toujours
présente, chez la fille, en deçà de l’ordre phallique/paternel, à l'osmose préœdipienne fille-mère et au
code dans lequel se réalise cette osmose : échanges sensoriels et prélangage
(modalité « sémiotique» dans ma terminologie - rythmes, allitérations antérieures
aux signes et à la syntaxe qui constituent la modalité
« symbolique »/phallique du langage et de la pensée).
L'abandon de
cette modalité sémiotique de la signifiance au profit des signes linguistiques,
lors de la position dépressive, caractérise aussi bien le garçon que la fille,
avec des différences peu explorées entre les deux sexes. La structuration phallique du sujet s'y ajoute et consolide l'acquisition du langage comme système
symbolique (n’en déplaise aux kleiniens, pour lesquels le passage des « équations »
en « équivalences », des écholalies en signes linguistiques semble ignorer la rencontre phallique). Mais, en raison de l'expérience de
l'étrangeté du phallus chez la petite fille, le kairos phallique réactive
la position dépressive et accentue de ce fait la croyance dans l'illusoire du
phallus, en même temps que dans l’illusoire du langage, chez la femme. L’attirance du présymbolique - du sensoriel et jusqu’aux bases
pulsionnelles de la phonation qui constituent la « chora sémiotique » du langage - compense
cette expérience de l’étrangeté du phallus, et offre une véritable réserve de
créativité pour le féminin de la femme comme de l’homme. C’est bien
cette « chora sémiotique » qu’Evelyne Séchaud a
débusquée dans la mélodie de sa
patiente au discours blindé, pour sexualiser – dans le transfert et par
l’interprétation - sa parole
desexuée, défensive.
Une mise au point, qui est aussi une
mise en garde, s'impose ici : si la particularité que je suis en train de
mettre en évidence est une manifestation de la bisexualité psychique de la
femme, elle ne débouche pas nécessairement sur des personnalités « comme si »
ou des « faux self », dont l'étiologie nécessite des clivages traumatiques. Je
n'ai pas parlé de « clivage », mais de « jeu », d'« étrangeté », d'« illusoire»
- l'illusoire du phallique étant en somme la trace de deux expériences
psychosexuelles : la structuration phallique et le continent « minoé-mycénien »
dans l'expérience psychique féminine. Le phallique illusoire chez la femme peut
la conduire à s'inscrire dans l'ordre social avec une efficacité distante :
c'est ce que Hegel appelait « la femme, éternelle ironie de la communauté ».
Par ailleurs, cette position illusoire du phallus peut aussi favoriser des régressions dépressives chroniques :
alors, l’attraction exercée par 1'« ombre de l'objet » dans l’Œdipe-prime (de
la mère minoé-mycénienne) se fait inexorable, et le sujet femme abandonne
l'étrangeté du symbolique au profit d'une sensorialité innommable, boudeuse,
mutique, suicidaire. A l’inverse, on peut déchiffrer, dans l'investissement maniaque de ce phallicisme illusoire, la logique de la parade qui
mobilise la belle séductrice : inlassablement parée, maquillée, habillée,
bichonnée et provocatrice, et tout aussi inlassablement « pas dupe » et déçue.
Figure bien connue de la femme illusionniste et qui se sait telle - de cette «
girl-phallus» dont parlaient Fenichel et Lacan après lui : mais nous le savons
toutes, et nous en jouons.
Alors que la bisexualité
psychique, je le répète, impose chez la femme la croyance dans l'illusoire du
phallus, le déni de la bisexualité se présente comme un déni de l'illusoire. Un
tel déni implique l'identification au phallus réifié, fétichisé,
absolutisé : ce qui revient à une identification avec la position
phallique de l'homme, voire du surhomme; et à la scotomisation, l'annulation du
lien sémiotique primaire avec la mère (l'homosexualité féminine primaire). Il
en résulte la posture féminine paranoïaque – celle de la chef, de la super-directrice,
etc., ou de l'homosexuelle virile -, suppôts du pouvoir sous toutes ses formes,
plus ou moins dictatoriales.
Que se
passe-t-il lorsque le sujet femme aborde son Œdipe-bis ?
Œdipe-bis
«Nous avons l'impression que tout ce que
nous avons dit du complexe d'Œdipe se rapporte strictement à l'enfant de sexe
masculin. »
Cette remarque de Freud ne me conduit pas à rejeter le monisme phallique et
donc la structuration phallique du sujet fille. Je distingue cependant l'Œdipe-prime
(indispensable pour le garçon et pour la fille, et qui achève le phallicisme) d’un Œdipe-bis, et je
propose ainsi de penser une dyade œdipienne chez la femme,- qui pôsitionne le
sujet femme différemment vis-à-vis du phallocentrisme.
Sous l'effet des menaces de castration,
auxquelles j'ai ajouté l'épreuve de l'étrangeté
du phallus, la petite fille renonce à la masturbation clitoridienne, s'en
dégoûte, la rejette et se détourne de son phallicisme tant réel (la croyance «
J'ai l’organe »), qu'imaginaire (la croyance « Je suis la
puissance/l'impuissance mâle »). Tout en cultivant sa place de sujet du
signifiant phallique (« J’en suis
quand même, à force de ne pas l’avoir ni l’être »), de sujet du symbolique
(avec la variante d'étrangeté et d'illusoire qu'elle y imprime), la fille de l'Œdipe-bis change d'objet.
Elle commence par haïr la mère qui fut l'objet de son désir phallique, et elle devient
hostile à cette mère responsable de la castration, ainsi que de l'illusion et
de son corollaire, la déception. La fille s'identifie cependant, par-delà cette
haine, toujours à la même mère qui fut l'objet de son désir phallique du temps
de l'Œdipe-prime : elle s'identifie à la mère préœdipienne des « paradis
parfumés », « minoé-mycéniens ». C'est de ce lieu-là, d'identification avec la
mère par-delà la haine, qu'elle change d'objet et désire désormais non plus la
mère, mais ce que cette mère désire : l'amour du père. Plus exactement, la
fille désire que le père lui donne son pénis/phallus à lui, sous la forme
d'enfants que la fille aura - comme
si elle était... la mère. La reconduction de l'aspiration phallique continue
donc dans cet Œdipe-bis - autant dire interminable. Et l’on comprend Freud qui
postule que, contrairement au garçon dont l’Œdipe sombre sous l'effet du
complexe de castration, l'Œdipe de la fille - ce que j'appelle l' Œdipe-bis -
non seulement ne sombre pas, mais ne fait que commencer, spécifiquement
parlant, en tant qu' Œdipe féminin. Il est « introduit » par le complexe de
castration.
L'intégration de cette position féminine
vis-à-vis du père n'est pas exempte d'ambiguïtés. En effet, elle résulte d'une
identification avec la mère castratrice/castrée, d'abord abhorrée, ensuite
acceptée, qu'accompagnent « un abaissement des motions sexuelles actives », un « refoulement de la masculinité ».
«Une bonne partie de ses tendances sexuelles en général est endommagée de façon
permanente » À
l'illusoire succéderait la passivation ( problématique,
on l’a dit hier)? Toutefois, et parallèlement à cette passivation, si ce
n'est à une dépression, l'envie de pénis persiste comme variante du phallicisme - ce qui prouverait que les tendances
sexuelles actives sont loin d'être abolies : le phallicisme persiste, soit
comme une revendication masculine comportementale ou professionnelle, soit,
plus « naturellement », dans le désir d'enfant et dans la maternité.
Ici cesse le monde comme monde
illusoire pour la femme, et s'ouvre celui de la présence réelle, avec
l’émergence de la reliance.
La maternité: complétude et vide
La sexualité de l’amante,
structurée autour du monisme phallique comme illusoire, éprouve certainement
par l’enfantement et dans l’enfant une présence réelle du phallus :
là-dessus Freud dit vrai, attentif comme il est au désir de l’amante hystérique.
Je propose de penser, en complément de cette sexualité féminine référée au phallique
et dont je viens de pointer la composante « illusoire », un érotisme
spécifiquement maternel, la RELIANCE : celle-ci dépasse, excède et le
plus souvent compose avec cette ultime révolte dans l’Œdipe-bis qu’est l’obtention de
l’enfant-pénis de la part de l’homme-père. Le nouveau-né nous apparaît
alors investi par sa mère tout autrement que ne peut l'être aucun signe ou
symbole, fût-il phallique. L’Eros/Thanatos,
liaison/déliaison, au sens de la deuxième
topique - et comme érotisme maternel de la reliance - ne vise pas une satisfaction/suture
libidinale, mais déploie la poussée libidinale en développant une « objectalisation » de l’état
d’urgence de la pulsion, par le maintien de l’autre vivant comme
« structure ouverte ». C'est ce qu'a visiblement pressenti la
dernière religion, la chrétienne, lorsqu'elle a fait son dieu d'un enfant et
qu'elle s'est attachée ainsi définitivement les femmes (la « dernière »
religion, parce que c’est seulement à partir du christianisme que s’esquisse
cette « rupture du fil de la tradition » religieuse, la
sécularisation, dont parlent Tocqueville et Arendt). Ces femmes, pourtant
toujours susceptibles de désillusion, autant dire si incrédules quand on leur
présente un idéal ou un surmoi désincarné, Freud en fut frappé au point de se livrer à des critiques fort sévères
quant à l'inaptitude des femmes à la morale. Plutôt que d’une inaptitude, je
parlerai d’une éthique / héréthique féminine
de reliance, à distinguer de la
morale de la religiosité. Religions/religiosité/reliance- jusqu’à
l’athéisme.
Qu’il me soit permis
de réhabiliter donc ce mot, RELIANCE, dans le va-et-vient entre le
vieux français, le français et l’anglais . RELIANCE : relier, rassembler, joindre, mettre ensemble ; mais aussi adhérer à, appartenir à,
dépendre de ; et par conséquent : faire confiance à, se
confier en sécurité, faire reposer ses pensées et ses sentiments, se
rassembler, s’appartenir et appartenir - interagir. J’entends par
RELIANCE une activation de l’érotisme au bord du
refoulement originaire ; lequel implique la « fixation et
disponibilité » de la pulsion de vie comme de la pulsion de mort ; mais si cet état d’urgence de la
pulsion produit ce que Michel de
M’Uzan appelle une « chimère » (avec ses risques de dépersonnalisation,
étrangeté et clivage), celle-ci est « objectalisé » en soin du
vivant, au service de l’investissement de l’autre vivant.
Je reviens à
notre question de départ :
Quid du roc phallique, confronté à cette reliance maternelle ?
S'il est vrai, donc, que le désir
d'enfant incarne l'Œdipe féminin permanent, la dernière révolte phallique dans
l'Œdipe-bis, donc interminable, de la femme (« je veux un pénis =
présence réelle »), il n'en est pas moins vrai que la femme y retrouve une
autre variante de sa bisexualité. Pourquoi ? Parce que l'enfant est aussi le pénis de l’amante, elle ne renonce pas à
ce phallus, à cette masculinité. Mais, en même temps, et toujours par l'enfant,
la mère accède à la qualité d'être l'autre de l'homme, c'est-à-dire une femme
qui a donné son enfant, s'en est vidée, s'en est séparée. Lorsque l'ordre
symbolique rencontre l’urgence de la vie de l’espèce, et qu’il s'incarne en
présence réelle (l'enfant-phallus), la femme-mère y trouve en effet la conjonction de sa spécificité symbolique (sujet pensant
phallique) et de sa spécificité charnelle (sensualité préœdipienne, dualité sensuelle mère-fille, réduplication des
génitrices). Une temporalité maternelle en résulte, qui n’est pas réductible à celle de l’attente,
mais qui est celle de
l’éclosion : du re-commencement, de la re-naissance au sens de Sant
Augustin et de Nietzsche, de la
durée au sens de Bergson. De ce fait, et en accomplissant sa bisexualité par la
reliance dans son Œdipe bi-face et jamais achevé, toujours reconduit, la
femme-mère peut apparaître comme la garante de la continuité de l'espèce et de
l’écosystème, auxquels l’ordre social est amené à s’adapter en se mettant en
question.
Le constat, auquel Freud était arrivé, de
la femme comme être social culmine dans la toute-puissance maternelle qui, s'inscrivant dans la droite
ligne de la mère garante du social et du biologique, ambitionne aujourd’hui,
avec l'aide du gynécologue et du généticien, de réparer la présence réelle : la
femme qui materne est appelée à satisfaire les besoins de toutes les
crises désormais permanentes ; servie par la science et la technique, elle
a le fantasme de pouvoir tout faire, et souvent s'épuise à tout faire, pour
faire exister mais aussi pour améliorer, à travers son enfant, la présence
réelle du phallus.
Le maternel, « roc » de l’ordre
social ? Ou,
comme je vous propose le penser, la reliance, maternelle serait-elle cette
« héréthique » qui par
son « éternelle ironie de la communauté », contribue à moduler le social en fonction du vivant ?
Hypersociale et vulnérable
En effet, ce tableau d'une
féminité hypersociale, ultrabiologique et férocement réparatrice, pour ne pas
être faux, me paraît ne pas tenir compte de deux fragilités. La première, c'est
la permanence de l'illusion/désillusion à l'égard de tout signifiant, loi ou désir.
L'autre, c'est la vulnérabilité de celle qui délègue sa présence réelle à celle
de son enfant (à un autre) et qui, à chaque atteinte de l'intégrité de
celui-ci, revit les affres de la castration, quand ce n'est pas d'une brutale
catastrophe identitaire et de la mortalité. Ce qu'on appelle le sadomasochisme
féminin est une confrontation du sadomasochisme avec la reliance, de telle sorte que la
mère ne vit pas cette expérience comme un sadomasochisme stricto sensu, mais comme une désillusion structurelle (étrangeté
du phallus) permanente et cependant reconductible, puisant ses forces érotiques dans la réserve des
reliances.
S’il ne se
fixe pas dans la toute-puissance, c’est la fragilité
qui caractérise le multivers féminin et l’expose aux épreuves du
sadomasochisme. Armelle, Dominique et Florence nous en présentent différentes
figures. Soit, toujours « estrangée » dans son désir latent d'avoir le phallus
ou de l'être (désir qui la soutient pourtant dans son être de sujet), la femme
se détourne de l'assomption désirante et phallique ; elle renonce à sa
bisexualité psychique et se complaît dans une sensorialité doloriste, laquelle
est l'onde porteuse de la dépressivité hystérique avant que celle-ci ne bascule
dans la mélancolie. Soit, et à l'inverse, l'indifférence hystérique cache une
option pour le phallus seul, mais érigé en surmoi, dégoûté du plaisir
clitoridien et privé de toute réminiscence éventuelle du lien sensoriel/sémiotique
à la mère de l’Œdipe-prime. Les difficultés structurales de ces positionnements
- plus que les conditions historiques qui ne manquent pas de s'y ajouter -
expliquent peut-être le pénible destin des femmes tout au long de l'histoire.
La souffrance
d’Armelle, Dominique et Florence nous apparaît désormais comme un déni de la
bisexualité au profit d'un fantasme de totalité androgynique, et qui entraîne le
déni de la reliance. Elle nous permet de mesurer, a contrario, l'immense travail psychique que nécessite
ce multivers qu’est la psycho-sexualité féminine et qui, bien que jamais entièrement accompli,
confère souvent à certaines femmes cet air étrangement désillusionné et
cependant vif, fiable. Ce qui ne veut pas dire : inanalysables.
Pour
aujourd'hui, je vous laisse devant l'incommensurable effort psychique que
nécessite l'accès à cet être psychiquement bisexuel et reliant qu'est une
femme, autant dire un être qui – tout en investissant le lien vital - n'adhère pas à l'illusion d'être, pas plus qu'à l'être
de cette illusion elle-même. Et j'admets que ce que je vous ai dit n'est
peut-être qu'illusion.
JULIA KRISTEVA
Conférence aux journées de l’APF
sur « Le roc du féminin », le 19.
6. 2011