APF/Julia
                    Kristeva
                    
                  
                   
                    
                  
                  De l'étrangeté du phallus
                    
                  
                  ou le féminin entre illusion et désillusion
                    
                  
                     
                    
                  
                  Lorsque J.-M.
                    Hirt m’a invitée à ces journées intitulées « Le Roc du féminin », je
                    venais de voir l’exposition  « La voie du Tao, un autre chemin de l’être » au Grand Palais.
                    La portée psychanalytique de ce roc de la résistance qui défie la castration
                    – et l’analyse - a immédiatement évoqué chez moi les premiers mots qui
                    accueillaient le visiteur de l’exposition. Il s’agit d’un hymne  du tao, le texte le plus ancien d’une
                    encyclopédie datant du IIe siècle avant notre ère : vertigineux
                    tissage de  « plein » et
                    de « vide », de « saillant » et de « creux »
                    – comme il se doit dans le pays du yin et du yang, écoutez :
                    
                  
                  « Source
                    jaillissant du creux, peu à peu il remplit le tout. Flot limoneux et turbide,
                    peu à peu il se clarifie. Dressé, elle/la source/  comble l’espace entre ciel et terre,
                    répandu, il /le roc/ recouvre les quatre mers. »
                    
                  
                    La simplicité de cette logique
                    apophatique où la source se dresse et le  dressé se répand, faisant « advenir l’être » à partir du « sans
                    forme », invite le chercheur occidental à une mise en question radicale de
                    nos catégories philosophiques.  Dans
                    mon esprit, cette source qui se dresse a rencontré l’interrogation de la
                    psychanalyse freudienne, et postfreudienne, au sujet du dualisme et tout particulièrement de la position féminine face à l’Un, au Phallus et au Père.  Comme si ce « creux qui se
                    dresse » et ce « dressé qui se creuse »  esquissaient  – déjà ! – une
                    appréhension, spécifique à la civilisation chinoise, de ce « roc de la
                    castration » que nous essayons de clarifier avec les outils propres à
                    notre tradition.
                    
                  
                      Ne vous inquiétez pas,
                    j’abandonne ici la fable  taoïste, pour
                    m’en tenir aux concepts analytiques qui nous  guident  dans notre souci  de cerner la place de l’ « autre
                    sexe » dans un mode de pensée construit  à partir de l’Un et pour l’universel.
                    Pour le dire autrement : du roc, en somme, une femme en est-elle, ou n’en est-elle
                    pas ? L’a-t-elle, ou ne l’a-t-elle pas ?  Telle est la question.   
                    
                  
                   La réflexion que je voudrais vous soumettre
                    s’appuie sur deux études qui figurent dans mon livre  Sens
                      et non-sens de la révolte (Fayard, 1996), et  qui  reprennent mon enseignement à l’Université Paris Diderot (1994-95).
                    Traduites en anglais, les positions que  j’y développe  sont  désormais assez familières à  certains analystes et théoriciens  anglophones, mais pas vraiment en France.
                    Je me permettrai par conséquent, pour introduire mon propos,  d’en rappeler brièvement quelques-unes, qui
                    vont sous-tendre ma réflexion.
                    
                  
                    J’essaie  de continuer la refonte, à mes yeux indispensable,
                    entre la théorie freudienne et son remaniement par  Lacan, en prenant  quelque distance aussi bien  avec la psychanalyse comme mathème du
                    signifiant ou théorie de « l'esprit » qu’avec une métapsychologie pratiquée
                    comme transaction d’organes et de pulsions : pour tenter de mieux
                    cerner  leurs croisements possibles,
                    dans  une clinique et une théorie de
                    la psychanalyse que je considère comme  coprésence du développement de la pensée
                      et de celui de la sexualité. En m’appuyant sur « La Disparition du complexe
                    d'Œdipe » (1923), « L'Organisation génitale infantile » (1923), « Sur la  sexualité
                    féminine »
                    (1931) et « La Féminité » (1933),  je propose une
                    réinterprétation de la position freudienne concernant  le «  primat du phallus », le
                    « monisme phallique » et le complexe d’Œdipe. Avant d’aborder dans
                    cette perspective la sexualité féminine, sujet qui nous réunit aujourd’hui, je  voudrais rappeler donc très brièvement  la lecture que j’ai faite des trois
                    postulats  freudiens qui intéressent
                    mon propos : l'organisation phallique (primat du pénis), le complexe de
                    castration (le pénis est toujours déjà  supposé menacé chez l’homme, et manquant
                    chez la femme), le complexe d’Oedipe.
                    
                  
                  Pourquoi  ce primat du pénis, pour le garçon comme
                    pour la fille ? L’organe sexuel mâle, parce qu’il est érectile et visible,
                    est d’emblée investi. Le « stade du miroir », (structurant selon
                    Lacan  l’imago du Moi), ouvre la
                    voie de la psychisation ; de la pulsion scopique et  du spéculaire à la représentation  psychique. L’investissement
                    spéculaire  déplacera  l'image narcissique du visage, ou de
                    tout autre objet de besoin lié à la présence maternelle, sur ce visible érotisé
                    qu'est l'organe sexuel mâle.  À
                    cause de l'érection éprouvée, subie ou  observée, le pénis est vécu  comme un organe qui « se détache », au double sens du mot
                    français : il se remarque et peut manquer. La tumescence/détumescence induit
                    chez le garçon la menace de la privation, que confirme l'absence de l'organe
                    chez les filles : de quoi étayer le fantasme de castration. À partir de cette
                    absence latente, le pénis peut devenir le représentant des autres épreuves de
                    séparation et de manque vécues par le sujet.
                    
                  
                  Quels sont les
                    autres événements qui s'organisent – dans le phantasme- autour du
                    caractère « détachable» du pénis? La naissance, la privation orale, la
                    séparation anale. Le pénis cesse d'être un organe physiologique pour devenir,
                    dans l'expérience psychique, un phallus –  « signifiant du manque»,
                    dans la terminologie lacanienne, puisqu'il est susceptible de manquer et parce
                    qu'il subsume les autres manques déjà éprouvés, voire à venir. À cela, on
                    ajoutera que le signifiant du manque est le paradigme du signifiant tout court,
                    de tout ce qui signifie. Le pénis en tant que phallus devient pour ainsi dire le symbole du signifiant et de la capacité
                      symbolique.
                    
                  
                  En d’autres
                    termes, l'investissement du pénis est un investissement de tout ce qui peut
                    manquer et, à partir de là, de tout manque comme paradigme du signifiable et du
                    signifiant : manque corporel, sensoriel, etc. ; mais également, dans
                    le champ de la représentation,  le phallus devient le signifiant  de la représentation  voire de
                    la pensée  elle-même pour autant
                    qu’elle représente ce qui manque : érige un signe à la place
                    du réfèrent absent.
                    
                  
                   Quant à la théorie du « monisme phallique »,  elle implique non seulement que le sujet
                    des deux sexes méconnaît l'existence d'un autre organe sexuel que le pénis,
                    mais aussi que, corrélativement, l'absence de pénis, ou encore la castration,
                    est considérée comme une sorte de loi du talion, de châtiment contre l’homme ou
                    la femme : ce châtiment s'exerçant sur l'homme pour le punir et sur la femme
                    originairement, puisque, de naissance, elle n'est pas pourvue de ce «
                    signifiant ».  
                    
                  
                     Freud insiste sur le fait qu'il
                    s'agit là d'une organisation phallique
                      localisée à un certain moment de l'histoire du sujet, et qui perdure en
                    tant que fantasme inconscient,  bien qu’elle ne soit pas l'issue optimale
                    de la sexualité humaine adulte. La reconnaissance des deux sexes l’un par
                    l’autre et la relation entre deux différents qui accèdent à la génitalité
                    reconnaissant la différence va s’ensuivre.  Une vision idéale, une utopie sinon un  fantasme indispensable  à la théorie psychanalytique
                    elle-même.  Il n’en reste pas
                    moins  que la « phase » phallique
                    comme  structure organisatrice, mais nullement  définitive, dans le développement
                    psychosexuel, est  une pierre
                    angulaire de la psychanalyse.
                    
                  
                      En résumé : le complexe
                    d'Œdipe serait une organisation fantasmatique, pour l'essentiel inconsciente,
                    parce que refoulée, organisatrice de la vie psychique, et qui suppose le primat
                    du phallus pour autant que ce phallus est, d'une part, un organe narcissiquement
                    et érotiquement investi et, d'autre part, le signifiant du manque, ce qui le
                    rend apte à être identifié avec l'ordre symbolique lui-même.
                    
                  
                    Si l’on essaie maintenant  de situer le complexe d’Œdipe dans le
                    processus complexe de l’acquisition de la
                      fonction symbolique, on est amené à dégager plusieurs étapes,  dans lesquelles l'Œdipe occupe une place
                    charnière, en même temps qu'il exerce une influence dès le début de la vie
                    humaine par le biais  de la
                    coprésence de l'excitation/psychisation  au sein du triangle familial et dans le long  processus  d’acquisition du langage et de la
                    pensée.  Voici, schématiquement,
                    quelques-unes de ces  étapes qui se
                    recoupent ou se recouvrent selon les diverses théories et écoles
                    analytiques :
                    
                  
                  - D'abord, la séparation
                    d'avec l'objet maternel. D’emblée, une identification primaire avec le « père
                    de la préhistoire individuelle » inscrit le tiers  dans le processus de psychisation, avant
                    que se concrétise la  lutte à mort œdipienne :
                    bien des religions célèbrent ce père-là dans le miracle du Dieu Amour.
                    
                  
                  - Deuxième
                    étape: le stade du miroir. L'identification du soi visible,  à travers la béance qui  sépare la représentation du visage  de l’éprouvé du
                    corps pulsionnel infantile et du corps maternel.
                    
                  
                   - Troisièmement : le narcissisme.
                    L'investissement du moi.
                    
                  
                  - Quatrièmement
                    : la position dépressive kleinienne (qui conteste et complète le
                    « narcissisme » freudien). La séparation d'avec l'autre et
                    l'investissement des capacités hallucinatoires - « j »’hallucine maman et « j
                    »’investis ces représentations ; « je » n'investis plus les objets partiels (le
                    sein ou le biberon) ; « j »’ investis ce que « je » me représente. Cette
                    représentation hallucinatoire est une sorte de passerelle qui favorise l'accès
                    aux « signes » et à la capacité linguistique remplaçant les « équivalents
                    symboliques» antérieurs.
                    
                  
                   C'est à la suite de  ces étapes que prend place le conflit œdipien à proprement parler.
                    Le  sujet en voie de constitution a
                    pu déjà esquisser une certaine autonomie, se percevoir comme abandonné ou
                    séparé, s'identifier dans le miroir, amorcer son détachement de sa mère. Le
                    conflit œdipien, comprenant l'inceste avec la mère, le meurtre du père et
                    l'épreuve de la castration,  achève
                    l’inclusion du sujet dans le triangle et/ou dans la chaîne signifiante. Chaîne
                    signifiante du langage, dont la structure implique logiquement et
                    économiquement les trois protagonistes, le sujet parlant devant se situer comme
                    sujet précisément au sein de cette triade. Jusqu'au conflit œdipien, la
                    psychisation ne se référait pas au père en tant que faisant obstacle, mais en
                    tant que pôle du désir maternel et pôle d'identification  primaire : il « m »' aime et « me »
                    protège pour que « je » puisse « me » séparer du contenant maternel.
                    À partir du conflit œdipien, la pensée le lui sera référée en tant que ce père,
                    le tiers,  est représentant de la
                    loi. Loi à laquelle « je » dois m'identifier, -  en même temps que « je » dois m'en
                    séparer pour creuser ma place à moi, le site de mon dire : « j »'en suis et « j
                    »'ai une place à moi.
                    
                  
                     Les différentes étapes de la
                    double maturation neuronale et psychique  imposent tout au long de l'existence du sujet ce que j’ai appelé la coprésence sexualité/pensée chez l’être
                    humain. Mais c'est au moment de l'épreuve œdipienne qu'une première coïncidence
                    se produit entre, d'une part, l'investissement du phallus et de son manque, au
                    niveau réel et imaginaire chez le petit garçon, et, d'autre part, l'ordre
                    symbolique  du langage. L'épreuve du
                    tiers («  l'Œdipe») accueille non seulement la coïncidence entre le
                    phallus, son manque et le langage, mais encore, et conséquemment, la
                    confrontation entre le sujet parlant-désirant et la place du père en tant qu'il
                    est père de la loi.
                    
                  
                  De nombreux
                    auteurs ont relevé les particularités qui destinaient le pénis à être investi
                    par les deux sexes et à devenir le phallus, c'est-à-dire le signifiant de la privation,
                    du « manque à être », mais aussi du désir, du désir de signifier, ce
                    qui en fait par conséquent le signifiant de la loi symbolique : visible et narcissiquement
                    reconnu ; érectile et investi de sensibilité érogène; détachable, donc « coupable
                    », susceptible d’être perdu, le pénis est, de ce fait, apte à devenir l'acteur
                    privilégié du binarisme 0/1 qui fonde tout système de sens (marqué/non marqué),
                    le facteur organique (donc réel et imaginaire) de notre « ordinateur »
                    psychosexuel.  Cette rencontre entre
                    le désir et le sens, au cours de la phase phallique - bien que préparée
                    antérieurement -  noue désormais le
                    destin de l’être  comme être désirant
                    en même temps que parlant. Le sujet, qu'il soit anatomiquement homme ou femme,
                    le sujet qui désire et qui parle est formé par ce kairos phallique – voilà ce que nous dévoile la psychanalyse, après les mystères. Et
                    l'essentiel de notre destin psychique (pour autant que de
                    l’« essentiel »  ait pu
                    être pensé et vécu) consiste à porter les conséquences – dramatiques, il
                    faut bien le dire – de ce mystère phallique. Dont le monothéisme porte l’empreinte,
                    ce qui veut dire que toute déconstruction du phallicisme concerne le destin du
                    monothéisme : mais ce sera un thème pour un autre colloque.
                    
                  
                     C’est parce que cette rencontre-
                    ce kairos phallique- entre la pulsionnalité phallique et l’ordre du langage
                    advient, que la parole humaine n’est pas un « pur signifiant », mais  une hétérogénéité ( au sens d’André Green) : en d’autres termes, les fantasmes originaires et les affects qui les portent, rejoignent le code de la communication, que les bases pulsionnelles de la phonation elle-même
                    s’inscrivent dans les phonèmes-lexèmes-et- jusqu’aux structures syntaxiques, et
                    que se réalise ainsi cette co-présence sexualité/pensée  que la psychanalyse se fait forte
                    d’entendre et d’interpréter dans la chair  même du langage. (Merleau-Ponty définit
                    la « chair » comme un chiasme perception/sens).
                    
                  
                   Je résumerai  ainsi le rôle que le fondateur de la
                    psychanalyse assigne au primat du phallique : il est l'organisateur central de
                    l'inconscient (au même titre que l'Œdipe) ; il est illusoire (propre à
                    l'organisation phallique infantile, et survit comme phantasme) ; il vole en
                    éclats sous la menace de la castration et lorsque l'individu s'efface au profit
                    de l’espèce.  Et j’ajoute : le kairos phallique désir/sens, pour être
                    possible et optimal, se présente différemment selon les deux sexes. Pourquoi et
                    comment l’hétérogénéité du signifiant (entendue comme une co-présence sexualité/pensée) est-elle différemment vécue
                    chez le sujet-homme et  chez le
                    sujet-femme ?
                    
                  
                   On connaît le surinvestissement du
                    phallique auquel va se livrer Lacan pour réhabiliter la fonction du père et du
                    langage dans le parlêtre : un
                    phallique « manquant », « évanescent », lieu commun de l'angoisse et, pour cela
                    même, symbole princeps qui détermine la sexuation. Faut-il rappeler encore
                    qu'il s'agit ici non   simplement de l'organe érigé, mais du
                    pénis devenant symbole susceptible de manquer, de ne pas être. « (L'homme)
                    n'est pas sans l'avoir (...), la femme est sans l'avoir »  Winnicott compliquera le tableau,
                    en distinguant l’être du faire chez la mère : en postulant
                    un « maternel a-pulsionnel » qui est, tout simplement (le soi est le sein, le sein est le soi) et ne « fait » pas.
                    
                  
                  Être, avoir, faire : j’ajouterai (en discussion avec
                    Winnicott) mon développement sur la reliance maternelle qui est un
                    érotisme et pas seulement un « être ». Une conception de la
                    psychosexualité féminine comme un « multivers » s’esquisse désormais, qu’il convient d’affiner. Mais je me tiendrai aujourd’hui
                    au seul féminin (pour autant qu’on
                    puisse le distinguer du maternel), dont
                    Freud pense qu’il est d’une bisexualité psychique plus accentuée que celle de
                    l’homme.
                    
                  
                  Quelle est
                    cette « accentuation » différente de la bisexualité chez le sujet
                    femme ?
                    
                  
                  Trois
                    « cas cliniques »  étayent
                    ma réflexion sur la position spécifiquement féminine par rapport au kairos phallique dans l’Œdipe ; ces
                    cas témoignent d'une adhésion structurante, en effet, mais au prix d'une
                    souffrance souvent traumatique.
                    
                  
                     Armelle exerce de hautes fonctions
                    dans une organisation internationale. Mère de famille, épouse, maîtresse, auteur
                    – rien ne lui manque. Si ce n'est une satisfaction personnelle, « pas
                    sexuelle, insiste-t-elle, je ne suis pas frigide », qu'accompagne le sentiment
                    d'être une petite fille jamais prise au sérieux, toujours en retard, à côté,
                    au-dessous de ses véritables aptitudes,  et à qui sont confiées toutes les tâches,
                    corvées, obligations possibles et impossibles. Armelle est fixée à cette scène
                    charnière, que je situe entre son Œdipe-prime et son Œdipe-bis (retenez ces
                    termes, j'y reviendrai) : elle s'était fabriqué une planche bardée de clous, se
                    couchait sur la surface hérissée de clous et y appuyait son dos ou son ventre
                    jusqu'au sang. La martyrologie des saintes, transmise par la tradition
                    familiale, s'ajoute ici à la jouissance structurale de « On bat un enfant » : on bat Armelle, Armelle bat Armelle, Armelle troue Armelle jusqu'au sang ;
                    tout son corps est un pénis-phallus qui jouit dans le sadomasochisme pour se
                    punir du plaisir clitoridien et pour éviter de s'avouer corps troué-castré.
                    Armelle aura acquis son excellence professionnelle, son phallicisme dans
                    l'ordre symbolique, au prix du déni de sa bisexualité : elle veut être
                    toute-phallus. Sa jouissance perverse se paie de l'épuisement physique et
                    mental de la superwoman.
                    
                  
                     Dominique a le corps gracile d'un
                    garçon et son discours est allusif, lacunaire, secret. Sa maîtrise de
                    l'informatique ne suffit pas à expliquer cette discrétion. Elle lâche,
                    difficilement, qu'elle a des relations érotiques avec des femmes, mais qu'elle
                    privilégie un homme dont elle est la partenaire masochiste ; Dominique me révélera
                    beaucoup plus tard que cet homme est son supérieur hiérarchique et, plus tard
                    encore, qu'il est noir. Dominique a vécu en admiration devant son frère aîné
                    d'un an, en double-jumeau, avant 1'apparition d'une petite sœur venue au monde
                    cinq ans après elle. L'idylle de Dominique-garçon s'est achevée à
                    l'adolescence: son frère a été fauché par une voiture. « Je ne crois pas que
                    les femmes ont un sexe. Je me suis aperçue à la mort de mon frère que j'étais
                    lisse entre les jambes, comme une poupée en celluloïd. » Sans pénis, sans
                    clitoris, sans vagin, depuis la disparition de soin frère Dominique vit l'échec
                    de sa bisexualité psychique en offrant son anus comme un pénis en creux à son
                    partenaire sadique. Autre figure du « monisme phallique ».
                    
                  
                      Florence fait alterner
                    anorexie et boulimie en essayant de vomir une mère abandonnée et abandonnique
                    qu'elle protège, et pour laquelle elle souffre de tout son corps. Florence a
                    remplacé trop tôt son père divorcé auprès d'une mère aimée-haïe. Ces règlements
                    de comptes maternels nous conduisent à... la roulette russe. Rêve : « Je joue à
                    la roulette russe qui est en fait une roulette belge – à tous les coups
                    on perd, c'est-à-dire on gagne la mort. Il n’y a pas de trou vide de cartouche.
                    Vous ne me croirez pas, mais j'ai tiré et j'ai gagné une sorte de gros phallus,
                    seulement ça voulait dire que j'étais morte. Rêve absurde, le jeu ne
                    m'intéresse pas, c'est mon frère qui est un joueur désastreux, un cas
                    pathologique, en train de ruiner sa famille. » Florence avale-vomit le pénis
                    (du frère, du père), elle gagne son gros phallus de la sorte, mais ces accès
                    boulimiques-anorexiques, comme ces performances d'écrivain qui signalent son
                    gain se paient d'une mise à mort du corps entier, devenu phallus imaginaire.
                    Qu’elle préfère ériger autant qu'abolir dans l'anorexie, ou encore dans le
                    fétiche de l’œuvre- de l’œuvre comme fétiche, plutôt que de payer le prix du
                    manque par la reconnaissance de la bisexualité. Florence  fuit le risque  de créer des liens amoureux durables.
                    
                  
                  L'Œdipe biface de la fille
                    
                  
                  Chez la petite
                    fille aussi, une rencontre décisive soude son être  de sujet pensant et désirant : la
                    rencontre entre l’excitation sexuelle et la maîtrise des signes. Que le vagin
                    soit ou non perçu, c'est essentiellement le clitoris qui concentre cette
                    assomption phallique, à la fois éprouvée (réelle), imaginaire (fantasmée dans
                    le battement puissance / impuissance) et symbolique (investissement et essor de
                    la psychisation). Masturbation, désir incestueux pour la mère : c’est le
                    premier versant de l'Œdipe (je l'appelle Œdipe-prime) qui structuralement
                    définit le devenir sujet de la fille, autant que du garçon, avant qu'elle
                    n'arrive à l'Œdipe-bis qui la fait changer d'objet (le père au lieu de la
                    mère). Pourtant, dès l’Œdipe-prime, s'imposent entre le phallicisme de la fille
                    et du garçon des différences  que je
                    voudrais souligner.
                    
                  
                  
                     
                  
                  L’Œdipe-Prime : sensible versus signifiant.
                    L'étrangeté du phallus. L'illusoire
                    
                  
                  L'insistance,
                    pourtant si judicieuse et indispensable, mise sur le langage comme organisateur
                    de la vie psychique nous a trop souvent empêchés
                    d'apprécier à sa juste valeur l'expérience sensible
                      (prélangagière ou translangagière)
                    qui sous-tend le signifiant linguistique.
                    
                  
                   Or, la sensorialité, fortement stimulée
                    chez la petite fille dans les phases préœdipiennes par le lien symbiotique à la
                    mère (par l'homosexualité primaire), la rend capable d'apprécier aussi bien la
                    différence des performances organiques sexuelles du garçon que le surinvestissement
                    narcissique dont il est l'objet, notamment pour la mère. Bien entendu, les
                    variations individuelles dans l'excitation ou dans le plaisir clitoridien d'une
                    part et, d'autre part, les variantes singulières dans la valorisation de la
                    fille par le père, influent considérablement sur les modulations du phallicisme
                    féminin : une petite fille peut être autant, sinon plus, satisfaite ou
                    valorisée qu'un petit garçon dans la phase phallique.
                    
                  
                  Il n'en reste
                    pas moins qu'une dissociation est structuralement inscrite dans le phallicisme
                    de la fille entre le sensible et le signifiant.
                    Le phallus en tant que signifiant du manque ainsi que du consensus (de la loi), supporté dans l'imaginaire par le
                    pénis, est d'emblée perçu-psychisé par la fille comme étranger : radicalement autre. Invisible et quasi indécelable, le
                    support réel et imaginaire du plaisir phallique qui est, chez la fille, le
                    plaisir clitoridien, est d’emblée dissocié du phallus au sens d'un signifiant privilégié dans cette
                    conjonction Logos/Désir que j'ai appelée un kairos
                      phallique, et à laquelle la fille accède cependant avec non moins –
                    sinon plus – d'aisance que le garçon. La performance symbolique (la
                    pensée, le langage) ne s’accompagnant pas  d’une pulsion phallique pénienne, mais d’une expérience sensorielle
                    clitoridienne qui, bien qu’elle ne procure pas nécessairement un plaisir moins intense  , se
                    perçoit déçue d’être moins visible et moins remarquable. La moindre
                    valorisation de la fille par son père et sa mère, en comparaison de celle du
                    garçon, qui intervient  traditionnellement dans les familles ou
                    par suite de configurations psychosociales spécifiques, contribue à consolider
                    cette déception à l'égard du lien symbolique. S'installe dès lors, avec la
                    dissociation sensible/signifiant, la
                      croyance que l'ordre phallique-symbolique est un ordre illusoire.En  retrait duquel se replie le plaisir clitoridien accompagné de celui de
                        tous les sens : un continent confus de sensorialité diffuse, voilé de
                    pudeur  mais aussi de dégoût.
                    
                  
                      Cet éprouvé de l’érotisme
                    féminin, contemporain de la phase phallique et  défavorable à la fille (elle n'a pas de
                    pénis remarquable, elle n'est pas le phallus), réactive l'hallucination
                    d'expériences antérieures (satisfaction et/ou frustration dans la réduplication
                    fille-mère, dans la mêmeté minoé-mycénienne)
                    qui furent des expériences sensorielles (pulsion orale, urétrale, anale et participation de tous les sens) précédant l'apparition du langage, ou soustraites
                    à celui-ci. Dès lors, depuis ce décalage entre la perception  dominée par le kairos phallique d’une
                    part et  la perception/hallucination antérieure de
                    l’autre, le monisme phallique référé à l'autre (à l’homme) que « je ne suis
                    pas» frappe d'emblée l'être du
                      sujet-femme d'une négation (« je ne suis pas ce qui est », « je suis
                    quand même, à force de ne pas »). L'étrangeté ou l'illusoire du phallus peuvent être l'autre nom de cette négativité
                    redoublée du « quand même» et du « ne pas ».
                    
                  
                   Ce n'est pas un délire qui cicatrise,
                    chez la femme,  le décalage perception (orale, anale, et de tous les sens)/signification (structurée autour du
                    phallus) ; mais, précisément, la croyance que le phallus au même titre que le langage, et l'ordre symbolique  dans son ensemble, sont illusoires et néanmoins indispensables. En revanche, on peut
                    interpréter comme une forme de délire le refus d'accepter la différence et
                    l'illusoire du phallus qu'elle entraîne, ainsi que les tentatives du
                    sujet-femme pour tendre désespérément, au prix du sadomasochisme, à l'égalité
                    avec le phallicisme du garçon (cf. les trois exemples cités au début).
                    
                  
                   Le sujet-femme croit à l’illusoire du
                    phallus : c’est ici que réside, me semble-t-il, sa différence, non pas
                    anatomique, mais psycho-sexuelle.
                    
                  
                   
                    
                  
                   Qu’est-ce que croire ? CREDO, du
                    sanscrit +cred, +srad= « investir ».
                    
                  
                  J'entends par « croyance » l'adhésion (au sens d’un investissement- Besetzung, cathexis)   inconsciente et consciente, sans preuve,
                    à une expérience d’évidence : ici, l'évidence que le phallus, du fait de la
                    dissociation perception/signification, s'impose toujours déjà à la femme comme illusoire. Illusoire voudrait dire, au fond, que cette loi, ce plaisir, cette puissance phallique,
                    et simultanément leur manque, auquel j'accède par le phallus – celui de
                    l'étranger qu’est l’autre sexe –, c'est du jeu. Ce n'est pas rien (au sens de Mallarmé :
                    « Rien. Le vide papier que la blancheur défend » : fascination,
                    complaisance, déni de l’impotence ?) , mais ce n'est pas tout pour tous non plus, fût-ce un tout voilé, comme l'avouent les mystères phalliques. Non,
                    le phallus que « j »'investis  en
                    tant que sujet-femme est ce qui fait de moi un sujet du langage et de la
                    loi : « j »’en  suis. Pourtant, il demeure autre chose, un
                    je-ne-sais-quoi...  « Quelque
                    chose » hors signifiant-signifié…  « J »' entre tout de même dans le jeu, «
                    j »' en veux moi aussi,  mon « je »
                    joue le jeu. Ce n'est qu'un jeu, « je » fais semblant d’appartenir à
                    « leur » univers illusoire.  
                    
                  
                    C'est bien ça : pour le sujet
                    femme, la prétendue « vérité » du signifiant ou du parlêtre est illusion et  semblant.
                    Je ne veux pas dire par là que les femmes sont forcément joueuses (ludiques),
                    encore que cela peut arriver. Mais quand elles ne sont pas illusionnées, elles
                    sont désillusionnées. L'apparent « réalisme » féminin se soutient de cet
                    illusoire : les femmes ne cessent de faire - et de tout faire; elles croient
                    que c'est une illusion, et elles y vont, très sérieusement désillusionnées,
                    indéfiniment décidées, sans plus. La preuve : le pragmatisme de la femme
                    politique, à l’opposé  de la posture
                    jaculatoire de  l’homme politique avec
                    laquelle il compense  la compétence
                    impotente de l’obsessionnel en lui.  
                    
                  
                  Cette croyance
                    dans l'illusoire du phallus peut comporter des bénéfices. Par exemple, je
                    cultive une sensorialité secrète, peut-être sournoise, mais protectrice en ce
                    sens, qu’elle m'épargne la dure épreuve qui échoit au garçon de faire coïncider
                    le plaisir érotique avec la performance symbolique. Une telle dissociation peut
                    présenter l'avantage de soulager et de faciliter chez la fille ses compétences
                    logiques qui, protégées par leur étrangeté à l'érotisme phallique, favorisent  les réussites intellectuelles bien
                    connues des petites filles : des « petits génies » précoces, mais en réalité souvent
                    des « péronnelles », tout juste capables de mimer et cultiver le
                    discours officiel du maître, sans créativité propre, prêtes à tout bien faire
                    parce qu'elles font bien n'importe quoi. Toutefois, et au contraire, cette
                    expérience de l'étrangeté du phallus comporte son envers, qui est l'envers de la facilité, et qui engage la fille dans une ambition phallique paroxystique
                    voisine de la martyrologie, comme le montrent les exemples cliniques donnés au
                    début (en particulier Armelle). On comprend que l'étrangeté du phallus chez la
                    femme peut alimenter un aspect de ce qu'on appelle trop sommairement le
                    masochisme féminin, nommément la compétition phallique non compensée par  la reconnaissance paternelle dans l'Œdipe-bis
                    ni par la réconciliation avec la féminité de l’Œdipe prime. En luttant contre
                    l'étrangeté du phallus, la fille phallique - qui veut « l'avoir » de la même
                    façon que le garçon, et ainsi  seulement « en être » - se fait
                    plus catholique que le pape, sainte, martyre et militante d'un signifiant dont
                    toutes les zones érogènes sont mobilisées pour dénier l'illusoire, et auquel
                    elle veut se persuader qu'elle croit... dur(e) comme fer (le cas de Dominique).
                    
                  
                       En revanche,  cette croyance au phallus comme
                    illusoire est peut-être l’indice majeur de  la bisexualité
                      psychique féminine (non pas comme une complétude, mais comme une asymétrie),
                    assumée et cultivée. Pourquoi ? Je rappelle que l'illusoire (ou
                    l'étrangeté) s'appuie sur la déhiscence
                      entre sensible et signifiable qui résulte d'une adhérence toujours
                    présente, chez la fille, en deçà de l’ordre phallique/paternel, à l'osmose préœdipienne fille-mère et au
                    code dans lequel se réalise cette osmose : échanges sensoriels et prélangage
                    (modalité « sémiotique» dans ma terminologie - rythmes, allitérations antérieures
                    aux signes et à la syntaxe qui constituent la modalité
                    « symbolique »/phallique du langage et de la pensée).
                    
                  
                  L'abandon de
                    cette modalité sémiotique de la signifiance au profit des signes linguistiques,
                    lors de la position dépressive, caractérise aussi bien le garçon que la fille,
                    avec des différences peu explorées entre les deux sexes. La structuration phallique du sujet s'y ajoute et consolide  l'acquisition du langage comme système
                    symbolique (n’en déplaise aux kleiniens, pour lesquels  le passage des « équations »
                    en « équivalences », des écholalies en signes linguistiques semble ignorer  la rencontre phallique).  Mais, en raison de l'expérience de
                    l'étrangeté du phallus chez la petite fille, le kairos phallique réactive
                    la position dépressive et accentue de ce fait la croyance dans l'illusoire du
                    phallus, en même temps que dans l’illusoire  du langage, chez la femme.  L’attirance du présymbolique -  du sensoriel et jusqu’aux bases
                    pulsionnelles de la phonation qui constituent  la « chora sémiotique » du langage - compense
                    cette expérience de l’étrangeté du phallus, et offre une véritable réserve de
                    créativité pour le féminin de la femme comme de l’homme. C’est bien
                     cette  « chora sémiotique » qu’Evelyne Séchaud a
                    débusquée  dans la mélodie de sa
                    patiente au discours blindé, pour sexualiser – dans le transfert et par
                    l’interprétation  - sa parole
                    desexuée, défensive.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Une mise au point, qui est aussi une
                    mise en garde, s'impose ici : si la particularité que je suis en train de
                    mettre en évidence est une manifestation de la bisexualité psychique de la
                    femme, elle ne débouche pas nécessairement sur des personnalités « comme si »
                    ou des « faux self », dont l'étiologie nécessite des clivages traumatiques. Je
                    n'ai pas parlé de « clivage », mais de « jeu », d'« étrangeté », d'« illusoire»
                    - l'illusoire du phallique étant en somme la trace de deux expériences
                    psychosexuelles : la structuration phallique et le continent « minoé-mycénien »
                    dans l'expérience psychique féminine. Le phallique illusoire chez la femme peut
                    la conduire à s'inscrire dans l'ordre social avec une efficacité distante :
                    c'est ce que Hegel appelait « la femme, éternelle ironie de la communauté ».
                    Par ailleurs, cette position illusoire du phallus peut aussi favoriser des régressions dépressives chroniques :
                    alors, l’attraction exercée par 1'« ombre de l'objet » dans l’Œdipe-prime (de
                    la mère minoé-mycénienne) se fait inexorable, et le sujet femme abandonne
                    l'étrangeté du symbolique au profit d'une sensorialité innommable, boudeuse,
                    mutique, suicidaire. A l’inverse, on peut déchiffrer, dans l'investissement maniaque de ce phallicisme illusoire, la logique de la parade qui
                    mobilise la belle séductrice : inlassablement parée, maquillée, habillée,
                    bichonnée et provocatrice, et tout aussi inlassablement « pas dupe » et déçue.
                    Figure bien connue de la femme illusionniste et qui se sait telle - de cette «
                    girl-phallus» dont parlaient Fenichel et Lacan après lui : mais nous le savons
                    toutes, et nous en jouons.
                    
                  
                     Alors que la bisexualité
                    psychique, je le répète, impose chez la femme la croyance dans l'illusoire du
                    phallus, le déni de la bisexualité se présente comme un déni de l'illusoire. Un
                    tel déni implique l'identification au phallus réifié, fétichisé,
                    absolutisé : ce qui revient à une identification avec la position
                    phallique de l'homme, voire du surhomme; et à la scotomisation, l'annulation du
                    lien sémiotique primaire avec la mère (l'homosexualité féminine primaire). Il
                    en résulte la posture féminine paranoïaque – celle de la chef, de la super-directrice,
                    etc., ou de l'homosexuelle virile -, suppôts du pouvoir sous toutes ses formes,
                    plus ou moins dictatoriales.
                    
                  
                  Que se
                    passe-t-il lorsque le sujet femme aborde son Œdipe-bis ?
                    
                  
                  
                     
                  
                  Œdipe-bis
                    
                  
                    «Nous avons l'impression que tout ce que
                    nous avons dit du complexe d'Œdipe se rapporte strictement à l'enfant de sexe
                    masculin. »
                    Cette remarque de Freud ne me conduit pas à rejeter le monisme phallique et
                    donc la structuration phallique du sujet fille. Je distingue cependant l'Œdipe-prime
                    (indispensable pour le garçon et pour la fille, et qui achève  le phallicisme) d’un Œdipe-bis, et je
                    propose ainsi de penser une dyade œdipienne chez la femme,- qui pôsitionne le
                    sujet femme différemment vis-à-vis du phallocentrisme.
                    
                  
                    Sous l'effet des menaces de castration,
                    auxquelles j'ai ajouté l'épreuve de l'étrangeté
                      du phallus, la petite fille renonce à la masturbation clitoridienne, s'en
                    dégoûte, la rejette et se détourne de son phallicisme tant réel (la croyance «
                    J'ai l’organe »), qu'imaginaire (la croyance « Je suis la
                    puissance/l'impuissance mâle »). Tout en cultivant sa place de sujet du
                    signifiant phallique (« J’en suis 
                    quand même, à force de ne pas l’avoir ni l’être »), de sujet du symbolique
                    (avec la variante d'étrangeté et d'illusoire qu'elle y imprime), la fille de l'Œdipe-bis change d'objet.
                    Elle commence par haïr la mère qui fut l'objet de son désir phallique, et elle devient
                    hostile à cette mère responsable de la castration, ainsi que de l'illusion et
                    de son corollaire, la déception. La fille s'identifie cependant, par-delà cette
                    haine, toujours à la même mère qui fut l'objet de son désir phallique du temps
                    de l'Œdipe-prime : elle s'identifie à la mère préœdipienne des « paradis
                    parfumés », « minoé-mycéniens ». C'est de ce lieu-là, d'identification avec la
                    mère par-delà la haine, qu'elle change d'objet et désire désormais non plus la
                    mère, mais ce que cette mère désire : l'amour du père. Plus exactement, la
                    fille désire que le père lui donne son pénis/phallus à lui, sous la forme
                    d'enfants que la fille aura -  comme
                    si elle était... la mère. La reconduction de l'aspiration phallique continue
                    donc dans cet Œdipe-bis - autant dire interminable. Et l’on comprend Freud qui
                    postule que, contrairement au garçon dont l’Œdipe sombre sous l'effet du
                    complexe de castration, l'Œdipe de la fille - ce que j'appelle l' Œdipe-bis -
                    non seulement ne sombre pas, mais ne fait que commencer, spécifiquement
                    parlant, en tant qu' Œdipe féminin. Il est « introduit » par le complexe de
                    castration.
                    
                  
                   L'intégration de cette position féminine
                    vis-à-vis du père n'est pas exempte d'ambiguïtés. En effet, elle résulte d'une
                    identification avec la mère castratrice/castrée, d'abord abhorrée, ensuite
                    acceptée, qu'accompagnent « un abaissement des motions sexuelles actives »,  un « refoulement de la masculinité ».
                    «Une bonne partie de ses tendances sexuelles en général est endommagée de façon
                    permanente » À
                    l'illusoire succéderait la passivation ( problématique,
                    on l’a dit hier)? Toutefois, et parallèlement à cette passivation, si ce
                    n'est à une dépression, l'envie de pénis persiste comme variante du phallicisme - ce qui prouverait que les tendances
                    sexuelles actives sont loin d'être abolies : le phallicisme persiste, soit
                    comme une revendication masculine comportementale ou professionnelle, soit,
                    plus « naturellement », dans le désir d'enfant et dans la maternité.
                    
                  
                     Ici cesse le monde comme monde
                    illusoire pour la femme, et s'ouvre celui de la présence réelle, avec
                    l’émergence de la reliance. 
                      
                    
                  La maternité: complétude et vide
                    
                  
                     La sexualité de l’amante,
                    structurée autour du monisme phallique comme illusoire, éprouve certainement
                    par l’enfantement et dans l’enfant une présence réelle du phallus :
                    là-dessus Freud dit vrai, attentif comme il est au désir de l’amante hystérique.
                    Je propose de penser, en complément de cette sexualité féminine référée au phallique
                    et dont je viens de pointer la composante « illusoire »,  un érotisme
                      spécifiquement maternel, la RELIANCE : celle-ci dépasse, excède et le
                    plus souvent compose avec cette ultime révolte  dans l’Œdipe-bis qu’est l’obtention de
                    l’enfant-pénis de la part de l’homme-père.  Le nouveau-né  nous apparaît
                    alors investi par sa mère tout autrement que ne peut l'être aucun signe ou
                    symbole, fût-il phallique.  L’Eros/Thanatos,
                    liaison/déliaison,  au sens de la deuxième
                    topique - et comme érotisme maternel de la reliance -  ne vise pas une satisfaction/suture
                    libidinale, mais déploie la poussée libidinale  en développant une « objectalisation » de l’état
                      d’urgence de la pulsion, par le maintien de l’autre vivant comme
                      « structure ouverte ». C'est ce qu'a visiblement pressenti la
                    dernière religion, la chrétienne, lorsqu'elle a fait son dieu d'un enfant et
                    qu'elle s'est attachée ainsi définitivement les femmes (la « dernière »
                    religion, parce que c’est seulement à partir du christianisme que s’esquisse
                    cette « rupture du fil de la tradition » religieuse, la
                    sécularisation, dont parlent Tocqueville et Arendt). Ces femmes, pourtant
                    toujours susceptibles de désillusion, autant dire si incrédules quand on leur
                    présente un idéal ou un surmoi désincarné,  Freud en fut frappé au point de se livrer à des critiques fort sévères
                    quant à l'inaptitude des femmes à la morale. Plutôt que d’une inaptitude, je
                    parlerai d’une éthique / héréthique féminine
                    de reliance, à distinguer de la
                    morale de la religiosité.  Religions/religiosité/reliance- jusqu’à
                    l’athéisme.
                      
                    
                     Qu’il me soit permis
                    de réhabiliter donc  ce mot,  RELIANCE, dans le va-et-vient entre le
                    vieux français, le français et l’anglais . RELIANCE : relier, rassembler, joindre, mettre ensemble ; mais aussi adhérer à, appartenir à,
                      dépendre de ; et par conséquent : faire confiance à, se
                        confier en sécurité, faire reposer ses pensées et ses sentiments, se
                        rassembler, s’appartenir et appartenir - interagir. J’entends par
                    RELIANCE  une activation de l’érotisme au bord du
                      refoulement originaire ;  lequel implique la « fixation et
                        disponibilité » de la pulsion de vie comme de la pulsion de mort ;  mais si cet état d’urgence de la
                        pulsion  produit ce que Michel de
                        M’Uzan appelle une « chimère » (avec ses risques de dépersonnalisation,
                        étrangeté et clivage), celle-ci est « objectalisé » en soin du
                        vivant, au service de l’investissement de l’autre vivant.
                        
                      
                  Je reviens à
                    notre question de départ :
                    
                  
                     Quid du roc phallique, confronté à  cette reliance maternelle ?
                    
                  
                      S'il est vrai, donc, que le désir
                    d'enfant incarne l'Œdipe féminin permanent, la dernière révolte phallique dans
                    l'Œdipe-bis, donc interminable, de la femme («  je veux un pénis =
                    présence réelle »), il n'en est pas moins vrai que la femme y retrouve une
                    autre variante de sa bisexualité. Pourquoi ? Parce que l'enfant est aussi le  pénis de l’amante, elle ne renonce pas à
                    ce phallus, à cette masculinité. Mais, en même temps, et toujours par l'enfant,
                    la mère accède à la qualité d'être l'autre de l'homme, c'est-à-dire une femme
                    qui a donné son enfant, s'en est vidée, s'en est séparée. Lorsque l'ordre
                    symbolique rencontre l’urgence de la vie de l’espèce, et qu’il s'incarne en
                    présence réelle (l'enfant-phallus), la femme-mère  y trouve en effet la conjonction de sa spécificité symbolique (sujet pensant
                    phallique) et de sa spécificité charnelle (sensualité préœdipienne, dualité sensuelle mère-fille, réduplication des
                    génitrices). Une temporalité  maternelle en résulte, qui n’est pas réductible à celle de l’attente,
                    mais  qui est celle de
                    l’éclosion : du re-commencement, de la re-naissance au sens de Sant
                    Augustin et de  Nietzsche, de la
                    durée au sens de Bergson. De ce fait, et en accomplissant sa bisexualité par la
                    reliance dans son Œdipe bi-face et jamais achevé, toujours reconduit, la
                    femme-mère peut apparaître comme la garante de la continuité de l'espèce et de
                    l’écosystème, auxquels l’ordre social est amené à s’adapter en se mettant en
                    question.
                    
                  
                     Le constat, auquel Freud était arrivé, de
                    la femme comme être social culmine dans la toute-puissance maternelle qui, s'inscrivant dans la droite
                    ligne de la mère garante du social et du biologique, ambitionne aujourd’hui,
                    avec l'aide du gynécologue et du généticien, de réparer la présence réelle : la
                    femme qui materne est appelée à satisfaire  les besoins de  toutes les
                    crises désormais permanentes ; servie par la science et la technique, elle
                    a le fantasme de pouvoir tout faire, et souvent s'épuise à tout faire, pour
                    faire exister mais aussi pour améliorer, à travers son enfant, la présence
                    réelle du phallus.
                    
                  
                     Le maternel,  « roc » de l’ordre
                    social ?  Ou,
                    comme je vous propose le penser, la reliance, maternelle serait-elle cette
                    « héréthique » qui  par
                    son « éternelle ironie de la communauté », contribue à moduler le social en fonction du vivant ?
                    
                  
                  Hypersociale et vulnérable
                    
                  
                     En effet, ce tableau d'une
                    féminité hypersociale, ultrabiologique et férocement réparatrice, pour ne pas
                    être faux, me paraît ne pas tenir compte de deux fragilités. La première, c'est
                    la permanence de l'illusion/désillusion à l'égard de tout signifiant, loi ou désir.
                    L'autre, c'est la vulnérabilité de celle qui délègue sa présence réelle à celle
                    de son enfant (à un autre) et qui, à chaque atteinte de l'intégrité de
                    celui-ci, revit les affres de la castration, quand ce n'est pas d'une brutale
                    catastrophe identitaire et de la mortalité. Ce qu'on appelle le sadomasochisme
                    féminin est une confrontation du sadomasochisme  avec la reliance, de telle sorte que la
                    mère ne vit pas cette expérience comme un sadomasochisme stricto sensu, mais comme une désillusion structurelle (étrangeté
                    du phallus) permanente et cependant reconductible, puisant  ses forces érotiques dans la réserve des
                    reliances.
                    
                  
                  S’il ne se
                    fixe pas dans la toute-puissance, c’est la fragilité
                      qui caractérise le multivers féminin et l’expose aux épreuves du
                    sadomasochisme. Armelle, Dominique et Florence nous en présentent différentes
                    figures. Soit, toujours « estrangée » dans son désir latent d'avoir le phallus
                    ou de l'être (désir qui la soutient pourtant dans son être de sujet), la femme
                    se détourne de l'assomption désirante et phallique ; elle renonce à sa
                    bisexualité psychique et se complaît dans une sensorialité doloriste, laquelle
                    est l'onde porteuse de la dépressivité hystérique avant que celle-ci ne bascule
                    dans la mélancolie. Soit, et à l'inverse, l'indifférence hystérique cache une
                    option pour le phallus seul, mais érigé en surmoi, dégoûté du plaisir
                    clitoridien et privé de toute réminiscence éventuelle du lien sensoriel/sémiotique
                    à la mère de l’Œdipe-prime. Les difficultés structurales de ces positionnements
                    - plus que les conditions historiques qui ne manquent pas de s'y ajouter -
                    expliquent peut-être le pénible destin des femmes tout au long de l'histoire.
                    
                  
                  La souffrance
                    d’Armelle, Dominique et Florence nous apparaît désormais comme un déni de la
                    bisexualité au profit d'un fantasme de totalité androgynique, et qui entraîne le
                    déni de la reliance. Elle nous permet de mesurer, a contrario,  l'immense travail psychique que nécessite
                    ce multivers qu’est la psycho-sexualité féminine et qui,  bien que jamais entièrement accompli,
                    confère souvent à certaines femmes cet air étrangement désillusionné et
                    cependant vif, fiable. Ce qui ne veut pas dire : inanalysables.
                    
                  
                  Pour
                    aujourd'hui, je vous laisse devant l'incommensurable effort psychique que
                    nécessite l'accès à cet être psychiquement bisexuel  et reliant qu'est une
                    femme, autant dire un être qui – tout en investissant le lien vital -  n'adhère pas  à l'illusion d'être, pas plus qu'à l'être
                    de cette illusion elle-même. Et j'admets que ce que je vous ai dit n'est
                    peut-être qu'illusion.
                    
                  
                  
                     
                  
                  JULIA KRISTEVA
                    
                  
                  Conférence aux journées de l’APF
                    
                  
                  sur « Le roc du féminin », le 19.
                    6. 2011