Freud et l’amour
Du père de
la préhistoire individuelle
L'identification
amoureuse, l’Einfühlung (assimilation des
sentiments d'autrui), apparaît à la lucidité caustique de Freud comme une folie
: ferment des hystéries collectives des foules qui abdiquent leur jugement
propre, hypnose qui nous fait perdre la perception de la réalité puisque nous
la déléguons à l’Idéal du moi. L'objet dans l'hypnose dévore ou absorbe
le moi, la voix de la conscience s'estompe, « dans l'aveuglement amoureux on
devient criminel sans remords » — l'objet a pris la place de ce qui était
l'idéal du moi.
L'identification
fournissant le socle de cet état hypnotique qu'est la folie amoureuse repose
sur un étrange objet : propre à la phase orale de l'organisation de la libido
où ce que j'incorpore est ce que je deviens, où l’avoir sert pour l’être, cette identification archaïque n'est pas à vrai dire objectale. Je
m'identifie non pas avec un objet, mais à ce qui se propose à moi comme modèle. Cette énigmatique appréhension d'un schème à imiter qui n'est pas
encore un objet à investir libidinalement pose la question de l'état amoureux
comme état sans objet, et nous renvoie à une archaïque réduplication (plutôt
qu'imitation) « possible avant tout choix d'objet ». C'est à la
logique interne du discours, récursive, redondante, accessible dans le «
dire-après », que pourra être rapportée cette énigmatique identification non
objectale, qui installe au cœur du psychisme l'amour, le signe et la
répétition. Pour un objet à venir, plus tard ou jamais ?... Qu'importe, si je
suis déjà saisi par l’Einfühlung... Nous
insisterons plus loin sur les conditions d'avènement de cette uni-fication, de cette identification, à partir de
l'auto-érotisme et dans la triade pré-oedipienne...
Notons
simplement ici que le devenir comme l'Un est imaginé par Freud comme une
assimilation orale : il relie en effet la possibilité identificatoire archaïque
à la « phase orale de l'organisation de la libido » et évoque pour finir Robertson Smith
qui dans Kinship and Marriage (1885) décrit les liens communautaires établis par la participation à un
repas commun « reposant sur la reconnaissance d'une commune substance ».
Ferenczi et ses successeurs développeront les notions d'introjection et d'incorporation.
Toutefois, on
peut s'interroger sur le glissement notionnel qui s'opère de l'« incorporation
» d'un objet, voire son « introjection », à cette Identifizierung qui n'est pas de l'ordre de l'« avoir », mais qui se situe d'emblée dans
l'« être-comme ». Sur quel terrain, dans quelle matière, l’avoir vire-t-il
à l’être ? — C'est en cherchant la réponse à cette question que
l'oralité incorporante et introjectrice nous apparaît dans sa fonction de substrat essentiel à ce qui constitue l'être
de l'homme, à savoir le langage. Lorsque l'objet que j'incorpore est la
parole de l'autre — un non-objet précisément, un schème, un modèle—Je
me lie à lui dans une première fusion, communion, unification. Identification.
Pour que je sois capable d'une telle opération, il aura fallu un frein à ma
libido : ma soif de dévorer a dû être différée et déplacée à un niveau qu'on
peut bien appeler « psychique », à condition d'ajouter que si refoulement
il y a, il est très primaire précisément, et qu'il laisse perdurer la joie de
la mastication, de l'ingurgitation, de la nutrition avec... des mots. De pouvoir
recevoir les mots de l'autre, de
les assimiler, répéter, reproduire, je deviens comme lui : Un. Un sujet de
renonciation. Par identification-osmose psychique. Par amour.
Freud a décrit
cet Un avec lequel j'accomplis l'identification (cette « forme la plus
primitive de l'attachement affectif à un objet ») comme un Père. En spécifiant
sa notion, il est vrai peu développée, d'« identification primaire », il
précise que ce père est un « père de la préhistoire individuelle ».
Une identification « immédiate » et sans objet
Père étrange
s'il en est, puisque pour Freud, en raison de la non-reconnaissance de la
différence sexuelle à cette période-là (disons : dans cette modalité-là), ce «
père » équivaut aux « deux parents ». L'identification avec ce « père de la
préhistoire », ce Père Imaginaire, est dite « immédiate », « directe », et
Freud insiste encore, « antérieure à toute concentration sur un objet
quelconque » : « Dièse scheint zunächst nicht Erfolg oder Ausgang einer Objektbesetzung zu sein, sie ist eine direkte und unmittelbare und frühzeitiger als jede Objekt-gesetzung. » C'est
seulement dans l'identification secondaire que « les convoitises libidinales
qui font partie de la première période sexuelle et se portent sur le père et
sur la mère semblent, dans les cas normaux, se résoudre en une identification
secondaire et médiate qui viendrait renforcer l'identification primaire et
directe »
Toute la matrice
symbolique abritant le vide est ici mise en place dans cette problématique
antérieure à l'œdipe. En effet, si l'identification primaire constituant
l'Idéal du Moi ignore l'investissement libidinal, nous sommes d'abord devant
une dissociation du pulsionnel et du psychique. Du même geste est posée
l'existence, il faut bien le dire absolue, plutôt que d'une «
identification », d'un transfert (au sens de Verschiebung, déplacement, propre à L'Interprétation des rêves, mais aussi et en
même temps au sens de Übertragung, tel
qu'il apparaîtra dans la cure sur la personne de l'analyste) de ce psychique
lesté de libido. Enfin, ce transfert est qualifié d'immédiat (unmittelbare) et s'opère vers une instance complexe,
mixte et, pour tout dire, imaginaire (« le père de la préhistoire individuelle
»).
Quand on sait qu'empiriquement c'est à la mère que s'adressent les premières affections, les premières
imitations comme les premières vocalises, est-il besoin de souligner qu'une
telle désignation du Père comme pôle de l'amour primaire, de l'identification
primaire, n'est soutenable qu'à condition d'envisager l'identification toujours
déjà dans l'orbe symbolique, sous l'emprise du langage ? Telle semble être,
implicitement, la position freudienne qui doit son tranchant autant à une
sensibilité quant à la place dominante du langage dans la constitution de l’ètre, qu'aux résurgences du monothéisme chez l'auteur.
Mais est-ce si différent ?
En revanche, on
connaît la position qu'il faut bien appeler indicible et plus proche du bon
sens immédiat, de Melanie Klein. L'audacieuse théoricienne de la pulsion de
mort est aussi une théoricienne de la gratitude en tant que « dérivé important
de la capacité d'aimer », « nécessaire à la reconnaissance de ce qu'il y a
de "bon" chez les autres et chez soi-même ». D'où vient cette capacité ? Innée,
conduisant à l'expérience d'un « bon sein » qui comble la faim de l'enfant et
qui est susceptible de lui procurer le sentiment de cette plénitude qui serait
le prototype de toute expérience ultérieure de jouissance et de bonheur,
la gratitude kleinienne s'adresse cependant et en même temps à l'objet maternel
dans sa globalité (« je ne dis pas que le sein représente simplement pour
l'enfant un objet physique »).
Toutefois,
et parallèlement à cet innéisme, M. Klein soutient que la capacité d'aimer
n'est pas une activité de l'organisme (comme elle le serait, selon Klein,
pour Freud), mais qu'elle est une « activité primordiale du moi ». La gratitude
découlerait de la nécessité de faire face aux forces de la mort et consisterait
en une « intégration progressive qui naît de l'instinct de vie ». Sans se
confondre avec le « bon objet », l'objet idéalisé le renforce : «
L'idéalisation est un dérivé de l'angoisse de persécution et constitue une
défense contre elle », « le sein idéal est un complément du sein dévorant ».
Tout se passe comme si ceux qui n'ont pas su se constituer naturellement un «
bon sein », s'en tiraient en idéalisant ; or l'idéalisation s'effondre souvent
pour dévoiler sa cause qui est la persécution contre laquelle elle s'était
constituée. Mais comment arrive-t-on à idéaliser ? Par quel miracle dans cette
vie kleinienne à deux sans tiers autre qu'un pénis persécuteur ou fascinant ?
Le problème
n'est pas de trouver une réponse à l'énigme : qui serait l'objet de
l'identification primaire, papa ou maman ? Une telle tentative ne pourrait
que déboucher sur une impossible quête de l'origine absolue de la capacité amoureuse
en tant que capacité psychique et symbolique. La question serait plutôt :
quelle valeur pourrait avoir une interrogation qui porte en fait sur les
états limites entre le psychique et le somatique, entre l'idéalisation et
l'érotisme, à l'intérieur de la cure analytique elle-même. Insister sur le transfert, sur l'amour, qui fonde le processus analytique, implique
qu'on entende le discours qui s'y joue à partir de cette limite d'avènement-et-de-perte
du sujet qu'est l’Einfühlung.
Si l'on n'oublie
pas que tout discours dans la cure n'obéit à la dynamique de l'identification,
avec et par-delà les résistances, les conséquences pour l'interprétation sont
au moins au nombre de deux. — D'un côté, l'analyste se situe sur une
crête où la position « maternelle » de gratification des besoins, de «
holding » (Winnicott) d'une part, et d'autre part la position « paternelle » de
différenciation, distance et interdit donateur du sens comme de l'absurde
— s'entremêlent et se disjoignent infiniment, indéfiniment. Le tact
analytique — refuge ultime de la pertinence d'une interprétation —
n'est peut-être rien d'autre que la capacité d'utiliser l'identification et, avec
elle, les ressources imaginaires de l'analyste, pour accompagner le patient
jusqu'aux limites et accidents de ses relations objectales. Ceci est d'autant
plus impératif lorsque le patient a du mal, ou échoue, à établir une relation
objectale, précisément.
Objet métonymique et objet métaphorique
D'autre part, l’Einfühlungimprime
au signifiant langagier échangé dans la cure une dimension hétérogène, pulsionnelle.
Elle le charge de préverbal, voire d'irreprésentable, qui demande à être
déchiffré en tenant compte des articulations les plus précises du discours
(style, grammaire, phonétique), mais aussi, en traversant le langage, vers cet
indicible qu'indiquent les fantasmes et les récits d'« insight » aussi
bien que les « ratés » du discours (lapsus, illogismes, etc.).
Une telle écoute
analytique attentive à l’Einfühlung, à travers
le dire du transfert, impose à l'attention de l'analyste un autre statut de l'objet psychique, différent de l'objet métonymique du désir dit par Lacan «
objet petit "a" ».
Il s'agirait
moins d'un objet partiel que d'un non-objet. Pôle d'identification constitutif
de l'identité, condition de cette unification qui assure l'avènement d'un sujet
pour un objet, l'« objet » de l’Einfühlungest
un objet métaphorique. Transport de la motilité auto-érotique dans
l'image unifiante d'Une Instance qui me constitue
déjà comme Un en face : degré zéro de la subjectivité. Métaphore :
entendez mouvement vers le discernable, voyage vers le visible. Anaphore,
geste, indication, seraient sans doute des appellations plus adéquates pour
cette unité écartelée en voie de constitution qu'on est en train d'évoquer.
Aristote parle d'une epiphora : terme
générique du mouvement métaphorique avant toute objectivation d'un sens
figuré... L'objet amoureux est une métaphore du sujet : sa métaphore
constituante, son « trait unaire », qui, en le faisant choisir une partie
adorée de l'aimé, le situe déjà dans le code symbolique dont ce trait fait
partie. Cependant, situer ce repérage unifiant du côté de l'objectalité en voie
de constitution et non pas dans l'absolu de la référence au Phallus en
soi, a l'avantage de dynamiser la relation transférentielle, d'impliquer au
maximum l'intervention interprétative de l'analyste, et d'attirer
l'attention sur le contre-transfert en tant qu'identification de l'analyste,
cette fois, à son patient, avec tout le halo de formations imaginaires propres
à l'analyste que ceci entraîne. Sans ces conditions, l'analyse ne risque-t-elle
pas de se figer dans la tyrannie de l'idéalisation, précisément ? Phallique ou
surmoïque ? A bons lacaniens salut !
Objet
métonymique du désir. Objet métaphorique de l'amour. Le premier commande le récit fantasmatique. Le second dessine la cristallisation du fantasme et
domine la poéticité du discours amoureux...
Dans la
cure, l'analyste interprète son désir et son amour, ce qui précisément le
décale de la position perverse du séducteur comme de celle d'un Werther
vertueux. Mais il lui faut se manifester parfois désirant, parfois amoureux. En
assurant au patient un Autre amoureux, l'analyste permet —
provisoirement — au Moi en proie à la pulsion de s'abriter dans le
fantasme que l'analyste est non pas un Père mort, mais un Père vivant : père
non désirant mais amoureux, qui réconcilie le Moi idéal avec l'Idéal du Moi et
construit l'espace psychique où peut avoir lieu, éventuellement et
ultérieurement, une analyse.
A partir de là,
l'analyste aura à signifier en outre — parce qu'il est analyste et non
pas bon pasteur ou confesseur — qu'il est aussi sujet de désir,
évanescent, défaillant, voire abject. Il déclenchera alors dans l'espace
psychique que son amour a permis d'être, la tragi-comédie des pulsions de vie
et des pulsions de mort, sachant dans sa nescience que si Eros s'oppose à
Thanatos, leur combat n'est pas à armes égales. Car Thanatos est pur, alors
qu'Eros est depuis toujours irrigué de Thanatos, « la plus pulsionnelle » étant
la pulsion de mort (Freud)...
Dire que
l'analyste manie l’amour en tant que discours qui permet une distance idéalisatrice
comme condition de l'existence même de l'espace psychique, n'est pas une
assimilation de l'attitude analytique à celle d'un objet d'amour primaire, prototype
archaïque de l'amour génital que nous suggère avec une générosité
charmante l'œuvre de Balint. Poser, pour un temps, l'accent de la
réflexion sur l'amour en analyse, conduit, en fait, à scruter dans la cure
non pas une fusion narcissique avec le contenant maternel, mais l'émergence
d'un objet métaphorique : c'est-à-dire le clivage même qui instaure le psychisme
et qui, appelons-le «refoulement originaire», vire la pulsion au symbolique
d'un autre. Rien d'autre que la dynamique métaphorique (au sens de : déplacement hétérogène, brisant l'isotopie des besoins organiques) ne justifie que cet
autre soit un Grand Autre. L'analyste occupe donc provisoirement la place du
Grand Autre en tant qu'il est objet métaphorique de l'identification idéalisante. C'est de le savoir et de le faire, qu'il crée
l'espace du transfert. De le refouler, au contraire, l'analyste devient ce Führer
que Freud abhorrait déjà dans La Psychologie des masses. horreur qui indiquait combien la pratique analytique
n'était pas à l'abri de tels phénomènes... hystériques.
Identification de haine, identification d'amour
« Il est facile, pense Freud, d'exprimer dans une
formule cette différence entre l'identification avec le père et l'attachement
au père en tant qu'objet sexuel (der Unterschiedeiner solchen Vateridentifizierung von einer Vaterobjektwahl). dans le
premier cas, le père est ce qu'on voudrait être (das, was man sein möchte) ;
dans le second, ce qu'il voudrait avoir (das, was man haben möchte). Dans le premier cas, c'est le sujet du moi qui est intéressé ; dans le second, son objet. C'est pourquoi l'identification est
possible avant tout choix d'objet.
(Es ist also der Unterschied, ob die Bindung am Subjekt oder am Objekt des Ichs angreift. Die erstere ist darum bereits vor jeder sexuellen Objektwahl möglich). »
On notera que la
première identification que Freud signale dans cette étude est une
identification morbide avec la mère (par exemple, la petite fille prend la toux
de sa mère par « désir hostile de prendre la place de la mère — ein feindseli-ges Ersetzenwollen der Mutter—
auquel cas le symptôme exprime le penchant erotique pour le père »). Pensée dans le régime du complexe d'Œdipe (Entweder ist die Identiflzierung dieselbe aus dem Ödipuskomplex), cette identification rappelle cependant l'identification projective de Melanie Klein, soutenue par le « désir hostile
» et coupable de prendre la place d'une mère persécutrice parce qu'enviée.
Identification à l'objet par haine d'une partie de l'objet et par peur de
persécution... Le deuxième type d'identification est révélé par un symptôme qui
mime celui de la personne aimée (la fille, Dora, contracte la toux du père).
Ici, l'« identification a pris la place du penchant érotique, et celui-ci s'est
transformé, par régression, en identification — die Identiflzierung sei an Stelle der Objektwahl getreten, die Objektwahl sei zur Identiflzierung regrediert». Sans hostilité dans ce cas,
l'identification coïncide avec l'objet du désir par « une sorte d'introduction
de l'objet dans le moi (gleichsam durch Introjektion des Objekts ins Ich) ». L'amour serait, contrairement à l'identification morbide mentionnée
plus haut, cette unification de l'idéal identificatoire et de l'objet de désir.
En troisième lieu, les désirs libidinaux peuvent être complètement absents de
l'identification avec une autre personne à partir de certains traits communs.
On est aussi
amené à penser au moins deux identifications : celle, primitive, qui
résulte de l'attachement sentimental (Gefühlsbindung an ein Objekt) archaïque
et ambivalent à l'objet maternel, et qui se situe davantage sur la lancée de l'hostilité
culpabilisante ; et l'autre qui sous-tend l'introjection dans le moi d'un objet
lui-même déjà libidinal (libidinöse Objektbindung) fournissant la dynamique de la relation
amoureuse pure. La première est plus proche de la dépersonnalisation, de
la phobie et de la psychose ; la deuxième, plus coextensive à l'hainamoration hystérique, prenant à son compte l'idéal
phallique qu'elle poursuit.
Julia Kristeva, Histoires
d’Amour, 1983 Folio essais (pp. 36-47)