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Freud et l’amour

 

Du père de la préhistoire individuelle

  Julia Kristeva

 

  L'identification amoureuse, l’Einfühlung (assimilation des sentiments d'autrui), apparaît à la lucidité caustique de Freud comme une folie : ferment des hystéries collectives des foules qui abdiquent leur jugement propre, hypnose qui nous fait perdre la perception de la réalité puisque nous la déléguons à l’Idéal du moi. L'objet dans l'hypnose dévore ou absorbe le moi, la voix de la conscience s'estompe, « dans l'aveuglement amoureux on devient criminel sans remords » — l'objet a pris la place de ce qui était l'idéal du moi.

  L'identification fournissant le socle de cet état hypnotique qu'est la folie amoureuse repose sur un étrange objet : propre à la phase orale de l'organisation de la libido où ce que j'incorpore est ce que je deviens, où l’avoir sert pour l’être, cette identification archaïque n'est pas à vrai dire objectale. Je m'identifie non pas avec un objet, mais à ce qui se propose à moi comme modèle. Cette énigmatique appréhension d'un schème à imiter qui n'est pas encore un objet à investir libidinalement pose la question de l'état amoureux comme état sans objet, et nous renvoie à une archaïque réduplication (plutôt qu'imitation) « possible avant tout choix d'objet ». C'est à la logique interne du discours, récursive, redondante, accessible dans le « dire-après », que pourra être rapportée cette énigmatique identification non objectale, qui installe au cœur du psychisme l'amour, le signe et la répétition. Pour un objet à venir, plus tard ou jamais ?... Qu'importe, si je suis déjà saisi par l’Einfühlung... Nous insisterons plus loin sur les conditions d'avènement de cette uni-fication, de cette identification, à partir de l'auto-érotisme et dans la triade pré-oedipienne...

  Notons simplement ici que le devenir comme l'Un est imaginé par Freud comme une assimilation orale : il relie en effet la possibilité identificatoire archaïque à la « phase orale de l'organisation de la libido  » et évoque pour finir Robertson Smith qui dans Kinship and Marriage (1885) décrit les liens communautaires établis par la participation à un repas commun « reposant sur la reconnaissance d'une commune substance ». Ferenczi et ses successeurs développeront les notions d'introjection et d'incorporation.

  Toutefois, on peut s'interroger sur le glissement notionnel qui s'opère de l'« incorporation » d'un objet, voire son « introjection », à cette Identifizierung qui n'est pas de l'ordre de l'« avoir », mais qui se situe d'emblée dans l'« être-comme ». Sur quel terrain, dans quelle matière, l’avoir vire-t-il à l’être ? — C'est en cherchant la réponse à cette question que l'oralité incorporante et introjectrice nous apparaît dans sa fonction de substrat essentiel à ce qui constitue l'être de l'homme, à savoir le langage. Lorsque l'objet que j'incorpore est la parole de l'autre — un non-objet précisément, un schème, un mo­dèle—Je me lie à lui dans une première fusion, communion, unification. Identification. Pour que je sois capable d'une telle opération, il aura fallu un frein à ma libido : ma soif de dévorer a dû être différée et déplacée à un niveau qu'on peut bien appeler « psychique », à condition d'ajouter que si refou­lement il y a, il est très primaire précisément, et qu'il laisse perdurer la joie de la mastication, de l'ingurgitation, de la nutrition avec... des mots. De pouvoir recevoir les mots de l'autre,  de les assimiler,  répéter,  reproduire, je  deviens comme lui : Un. Un sujet de renonciation. Par identification-osmose psychique. Par amour.

  Freud a décrit cet Un avec lequel j'accomplis l'identifica­tion (cette « forme la plus primitive de l'attachement affectif à un objet ») comme un Père. En spécifiant sa notion, il est vrai peu développée, d'« identification primaire », il précise que ce père est un « père de la préhistoire individuelle ».

 

 

Une identification « immédiate » et sans objet

 

 

  Père étrange s'il en est, puisque pour Freud, en raison de la non-reconnaissance de la différence sexuelle à cette période-là (disons : dans cette modalité-là), ce « père » équivaut aux « deux parents ». L'identification avec ce « père de la préhis­toire », ce Père Imaginaire, est dite « immédiate », « directe », et Freud insiste encore, « antérieure à toute concentration sur un objet quelconque » : « Dièse scheint zunächst nicht Erfolg oder Ausgang einer Objektbesetzung zu sein, sie ist eine direkte und unmittelbare und frühzeitiger als jede Objekt-gesetzung. » C'est seulement dans l'identification secondaire que « les convoitises libidinales qui font partie de la première période sexuelle et se portent sur le père et sur la mère semblent, dans les cas normaux, se résoudre en une identifi­cation secondaire et médiate qui viendrait renforcer l'identifi­cation primaire et directe »

 

 Toute la matrice symbolique abritant le vide est ici mise en place dans cette problématique antérieure à l'œdipe. En effet, si l'identification primaire constituant l'Idéal du Moi ignore l'investissement libidinal, nous sommes d'abord devant une dissociation du pulsionnel et du psychique. Du même geste est posée l'existence, il faut bien le dire absolue, plutôt que d'une « identification », d'un transfert (au sens de Verschiebung, déplacement, propre à L'Interprétation des rêves, mais aussi et en même temps au sens de Übertragung, tel qu'il apparaîtra dans la cure sur la personne de l'analyste) de ce psychique lesté de libido. Enfin, ce transfert est qualifié d'immédiat (unmittelbare) et s'opère vers une instance com­plexe, mixte et, pour tout dire, imaginaire (« le père de la préhistoire individuelle »).

  Quand on sait qu'empiriquement c'est à la mère que s'adressent les premières affections, les premières imitations comme les premières vocalises, est-il besoin de souligner qu'une telle désignation du Père comme pôle de l'amour primaire, de l'identification primaire, n'est soutenable qu'à condition d'envisager l'identification toujours déjà dans l'orbe symbolique, sous l'emprise du langage ? Telle semble être, implicitement, la position freudienne qui doit son tranchant autant à une sensibilité quant à la place dominante du lan­gage dans la constitution de l’ètre, qu'aux résurgences du monothéisme chez l'auteur. Mais est-ce si différent ?

  En revanche, on connaît la position qu'il faut bien appeler indicible et plus proche du bon sens immédiat, de Melanie Klein. L'audacieuse théoricienne de la pulsion de mort est aussi une théoricienne de la gratitude en tant que « dérivé important de la capacité d'aimer », « nécessaire à la recon­naissance de ce qu'il y a de "bon" chez les autres et chez soi-même  ». D'où vient cette capacité ? Innée, conduisant à l'expérience d'un « bon sein » qui comble la faim de l'enfant et qui est susceptible de lui procurer le sentiment de cette plénitude qui serait le prototype de toute expérience ulté­rieure de jouissance et de bonheur, la gratitude kleinienne s'adresse cependant et en même temps à l'objet maternel dans sa globalité (« je ne dis pas que le sein représente simplement pour l'enfant un objet physique »).

   Toutefois, et parallèlement à cet innéisme, M. Klein sou­tient que la capacité d'aimer n'est pas une activité de l'orga­nisme (comme elle le serait, selon Klein, pour Freud), mais qu'elle est une « activité primordiale du moi ». La gratitude découlerait de la nécessité de faire face aux forces de la mort et consisterait en une « intégration progressive qui naît de l'instinct de vie ». Sans se confondre avec le « bon objet », l'objet idéalisé le renforce : « L'idéalisation est un dérivé de l'angoisse de persécution et constitue une défense contre elle », « le sein idéal est un complément du sein dévorant ». Tout se passe comme si ceux qui n'ont pas su se constituer naturellement un « bon sein », s'en tiraient en idéalisant ; or l'idéalisation s'effondre souvent pour dévoiler sa cause qui est la persécution contre laquelle elle s'était constituée. Mais comment arrive-t-on à idéaliser ? Par quel miracle dans cette vie kleinienne à deux sans tiers autre qu'un pénis persécuteur ou fascinant ?

  Le problème n'est pas de trouver une réponse à l'énigme : qui serait l'objet de l'identification primaire, papa ou ma­man ? Une telle tentative ne pourrait que déboucher sur une impossible quête de l'origine absolue de la capacité amou­reuse en tant que capacité psychique et symbolique. La ques­tion serait plutôt : quelle valeur pourrait avoir une interroga­tion qui porte en fait sur les états limites entre le psychique et le somatique, entre l'idéalisation et l'érotisme, à l'intérieur de la cure analytique elle-même. Insister sur le transfert, sur l'amour, qui fonde le processus analytique, implique qu'on entende le discours qui s'y joue à partir de cette limite d'avènement-et-de-perte du sujet qu'est l’Einfühlung.

  Si l'on n'oublie pas que tout discours dans la cure n'obéit à la dynamique de l'identification, avec et par-delà les résistan­ces, les conséquences pour l'interprétation sont au moins au nombre de deux. — D'un côté, l'analyste se situe sur une crête où la position « maternelle » de gratification des be­soins, de « holding » (Winnicott) d'une part, et d'autre part la position « paternelle » de différenciation, distance et interdit donateur du sens comme de l'absurde — s'entremêlent et se disjoignent infiniment, indéfiniment. Le tact analytique — refuge ultime de la pertinence d'une interprétation — n'est peut-être rien d'autre que la capacité d'utiliser l'identification et, avec elle, les ressources imaginaires de l'analyste, pour accompagner le patient jusqu'aux limites et accidents de ses relations objectales. Ceci est d'autant plus impératif lorsque le patient a du mal, ou échoue, à établir une relation objectale, précisément.

 

Objet métonymique et objet métaphorique

 

D'autre part, l’Einfühlungimprime au signifiant langagier échangé dans la cure une dimension hétérogène, pulsionnelle. Elle le charge de préverbal, voire d'irreprésentable, qui demande à être déchiffré en tenant compte des articulations les plus précises du discours (style, grammaire, phonétique), mais aussi, en traversant le langage, vers cet indicible qu'indi­quent les fantasmes et les récits d'« insight » aussi bien que les « ratés » du discours (lapsus, illogismes, etc.).

  Une telle écoute analytique attentive à l’Einfühlung, à travers le dire du transfert, impose à l'attention de l'analyste un autre statut de l'objet psychique, différent de l'objet méto­nymique du désir dit par Lacan « objet petit "a" ».

  Il s'agirait moins d'un objet partiel que d'un non-objet. Pôle d'identification constitutif de l'identité, condition de cette unification qui assure l'avènement d'un sujet pour un objet, l'« objet » de l’Einfühlungest un objet métaphorique. Transport de la motilité auto-érotique dans l'image unifiante d'Une Instance qui me constitue déjà comme Un en face : degré zéro de la subjectivité. Métaphore : entendez mouve­ment vers le discernable, voyage vers le visible. Anaphore, geste, indication, seraient sans doute des appellations plus adéquates pour cette unité écartelée en voie de constitution qu'on est en train d'évoquer. Aristote parle d'une epiphora : terme générique du mouvement métaphorique avant toute objectivation d'un sens figuré... L'objet amoureux est une métaphore du sujet : sa métaphore constituante, son « trait unaire », qui, en le faisant choisir une partie adorée de l'aimé, le situe déjà dans le code symbolique dont ce trait fait partie. Cependant, situer ce repérage unifiant du côté de l'objectalité en voie de constitution et non pas dans l'absolu de la réfé­rence au Phallus en soi, a l'avantage de dynamiser la relation transférentielle, d'impliquer au maximum l'intervention in­terprétative de l'analyste, et d'attirer l'attention sur le contre-transfert en tant qu'identification de l'analyste, cette fois, à son patient, avec tout le halo de formations imaginaires propres à l'analyste que ceci entraîne. Sans ces conditions, l'analyse ne risque-t-elle pas de se figer dans la tyrannie de l'idéalisation, précisément ? Phallique ou surmoïque ? A bons lacaniens salut !

  Objet métonymique du désir. Objet métaphorique de l'amour. Le premier commande le récit fantasmatique. Le second dessine la cristallisation du fantasme et domine la poéticité du discours amoureux...

   Dans la cure, l'analyste interprète son désir et son amour, ce qui précisément le décale de la position perverse du séduc­teur comme de celle d'un Werther vertueux. Mais il lui faut se manifester parfois désirant, parfois amoureux. En assu­rant au patient un Autre amoureux, l'analyste permet — provisoirement — au Moi en proie à la pulsion de s'abriter dans le fantasme que l'analyste est non pas un Père mort, mais un Père vivant : père non désirant mais amoureux, qui réconcilie le Moi idéal avec l'Idéal du Moi et construit l'es­pace psychique où peut avoir lieu, éventuellement et ultérieu­rement, une analyse.

  A partir de là, l'analyste aura à signifier en outre — parce qu'il est analyste et non pas bon pasteur ou confesseur — qu'il est aussi sujet de désir, évanescent, défaillant, voire abject. Il déclenchera alors dans l'espace psychique que son amour a permis d'être, la tragi-comédie des pulsions de vie et des pulsions de mort, sachant dans sa nescience que si Eros s'oppose à Thanatos, leur combat n'est pas à armes égales. Car Thanatos est pur, alors qu'Eros est depuis toujours irrigué de Thanatos, « la plus pulsionnelle » étant la pulsion de mort (Freud)...

  Dire que l'analyste manie l’amour en tant que discours qui permet une distance idéalisatrice comme condition de l'exis­tence même de l'espace psychique, n'est pas une assimilation de l'attitude analytique à celle d'un objet d'amour primaire, prototype archaïque de l'amour génital que nous suggère avec une générosité charmante l'œuvre de Balint. Poser, pour un temps, l'accent de la réflexion sur l'amour en ana­lyse, conduit, en fait, à scruter dans la cure non pas une fusion narcissique avec le contenant maternel, mais l'émer­gence d'un objet métaphorique : c'est-à-dire le clivage même qui instaure le psychisme et qui, appelons-le «refoulement originaire», vire la pulsion au symbolique d'un autre. Rien d'autre que la dynamique métaphorique (au sens de : dépla­cement hétérogène, brisant l'isotopie des besoins organiques) ne justifie que cet autre soit un Grand Autre. L'analyste occupe donc provisoirement la place du Grand Autre en tant qu'il est objet métaphorique de l'identification idéalisante. C'est de le savoir et de le faire, qu'il crée l'espace du transfert. De le refouler, au contraire, l'analyste devient ce Führer que Freud abhorrait déjà dans La Psychologie des masses. hor­reur qui indiquait combien la pratique analytique n'était pas à l'abri de tels phénomènes... hystériques.

 

 

Identification de haine, identification d'amour

 

 

« Il est facile, pense Freud, d'exprimer dans une formule cette différence entre l'identification avec le père et l'attache­ment au père en tant qu'objet sexuel (der Unterschiedeiner solchen Vateridentifizierung von einer Vaterobjektwahl). dans le premier cas, le père est ce qu'on voudrait être (das, was man sein möchte) ; dans le second, ce qu'il voudrait avoir (das, was man haben möchte). Dans le premier cas, c'est le sujet du moi qui est intéressé ; dans le second, son objet. C'est pourquoi l'identification est possible avant tout choix d'objet.

(Es ist also der Unterschied, ob die Bindung am Subjekt oder am Objekt des Ichs angreift. Die erstere ist darum bereits vor jeder sexuellen Objektwahl möglich). »

  On notera que la première identification que Freud signale dans cette étude est une identification morbide avec la mère (par exemple, la petite fille prend la toux de sa mère par « désir hostile de prendre la place de la mère — ein feindseli-ges Ersetzenwollen der Mutter— auquel cas le symptôme exprime le penchant erotique pour le père »). Pensée dans le régime du complexe d'Œdipe (Entweder ist die Identiflzierung dieselbe aus dem Ödipuskomplex), cette identification rappelle cependant l'identification  projective  de  Melanie Klein, soutenue par le « désir hostile » et coupable de prendre la place d'une mère persécutrice parce qu'enviée. Identifica­tion à l'objet par haine d'une partie de l'objet et par peur de persécution... Le deuxième type d'identification est révélé par un symptôme qui mime celui de la personne aimée (la fille, Dora, contracte la toux du père). Ici, l'« identification a pris la place du penchant érotique, et celui-ci s'est transformé, par régression, en identification — die Identiflzierung sei an Stelle der Objektwahl getreten, die Objektwahl sei zur Identi­flzierung regrediert». Sans hostilité dans ce cas, l'identifica­tion coïncide avec l'objet du désir par « une sorte d'introduc­tion de l'objet dans le moi (gleichsam durch Introjektion des Objekts ins Ich) ». L'amour serait, contrairement à l'identifi­cation morbide mentionnée plus haut, cette unification de l'idéal identificatoire et de l'objet de désir. En troisième lieu, les désirs libidinaux peuvent être complètement absents de l'identification avec une autre personne à partir de certains traits communs.

  On est aussi amené à penser au moins deux identifica­tions : celle, primitive, qui résulte de l'attachement sentimen­tal (Gefühlsbindung an ein Objekt) archaïque et ambivalent à l'objet maternel, et qui se situe davantage sur la lancée de l'hostilité culpabilisante ; et l'autre qui sous-tend l'introjection dans le moi d'un objet lui-même déjà libidinal (libidinöse Objektbindung) fournissant la dynamique de la relation amoureuse pure. La première est plus proche de la déperson­nalisation, de la phobie et de la psychose ; la deuxième, plus coextensive à l'hainamoration hystérique, prenant à son compte l'idéal phallique qu'elle poursuit.

 

 

 

Julia Kristeva, Histoires d’Amour, 1983 Folio essais (pp. 36-47)

 

 

 

 

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