Les tentatives de démolition de la psychanalyse ne s’adressent pas à on ne sait quelle idole imaginaire, mais à cette transvaluation du continent grec-juif-chrétien dont la psychanalyse dégage la portée anthropologique universelle et qu’elle transmet au plus intime d’une humanité menacée d’automatisation.
Une véritable asymbolie règne, dans laquelle s’engouffrent, d’un côté, la déclinologie et, de l’autre, un communisme sensualiste supposé galvaniser le peuple avec la promesse d’un hédonisme pour tous. Cette vague dans laquelle se complaisent les médias menace la civilisation du livre et du verbe. Bien au-delà de la psychanalyse.
JULIA KRISTEVA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Freud : le fond du débat

 

 

 

Julia Kristeva et Michel Onfray

répondent aux questions

du Nouvel Observateur

Philosophe, psychanalyste et écrivain, Julia Kristeva est l'auteur de nombreux essais et romans dont les trois tomes du «Génie féminin: Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette» et «les Nouvelles maladies de l'âme». Dernière parution: «Thérèse mon amour» (Fayard).

Philosophe, Michel Onfray est l'auteur de nombreux livres dont «Traité d'athéologie». Il a fondé l'Université populaire de Caen et l'Université populaire du Goût à Argentan. Il publie chez Grasset «le Crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne».

 

 

 

 

 

Questions :

1 Michel Onfray, vous soutenez que la psychanalyse freudienne est présentée, non comme l’hypothèse d’un homme, mais comme une vérité d’ordre général. Pour vous, le freudisme n’est qu’« une vision du monde privée à prétention universelle ». Pourquoi ? Julia Kristeva, qu’en pensez-vous ?

 

2 La psychanalyse était tenue par Freud pour une science. Est-elle, en effet, une théorie universelle et invariante de la psyché ou une approche thérapeutique parmi d’autres, susceptible de se démoder ?

 

3 Michel Onfray, vous contestez que la psychanalyse permette de soigner et de guérir des psychopathologies et vous affirmez qu’elle n’est au mieux qu’un effet placebo. Julia Kristeva, quels sont selon vous les bénéfices thérapeutiques de la cure analytique ?

 

4 Plus que l’ouverture des archives freudiennes, la plus grande menace qui pèse sur la psychanalyse n’est-elle pas le progrès des neurosciences ? Ces disciplines dégagent leurs propres conclusions sur ce que sont les sentiments et la conscience; elles ont aussi permis d’associer maladies psychiatriques et anomalies organiques et de proposer des médicaments pour le cerveau. Ne grignotent-elles pas, petit à petit, le terrain de la psychanalyse ?

 

5 Michel Onfray, vous réclamez un droit d’inventaire : que faut-il garder de Freud ? Que faut-il lui reconnaître ?

 

6 Julia Kristeva, dès 1993, dans votre livre les Nouvelles maladies de l’âme vous affirmiez que « l’homme moderne est en train de perdre son âme » et que les hommes et femmes d’aujourd’hui font l’économie de la vie psychique. Quels sont les pouvoirs et les limites de la psychanalyse face à ces maux ?

 

 

JULIA KRISTEVA

 

L’hypothèse de Freud

Il y a plus de cent ans, un petit-fils de rabbin, humaniste à la manière de Diderot et de Goethe, et psychiatre de son état découvre qu’il y a du vrai dans les mythes anciens, comme dans les fantasmes de ses patients et forcément dans les siens. Et il transforme la psyché de Grecs, le nèphèsh des juifs, l’anima des chrétiens en une coprésence du développement de la pensée et de la sexualité. Vous êtes en vie si et seulement si  vous avez une vie psychique, tel est l’universel message de Freud. L'espèce humaine n’en revient toujours pas – et surtout en cette ère d'automatisation (et d'atomisation) globale.

Le complexe d’Œdipe est le levier de ce remaniement de la métaphysique qui persiste à isoler la chair de l’esprit, le désir (pour la mère) de l’interdit (formulé par le père). Il varie selon les sexes, les structures psychiques et les civilisations - tout en gardant sa place charnière d’organisateur de la vie psychique. La sexualité, sur laquelle Freud ne cède jamais, ne « biologise pas l’essence de l’homme », puisqu’elle est doublement articulée : par une détermination biologique et par les liens symboliques qui construisent l’être parlant dans la suite des générations. Votre sexualité ne se réduit pas à vos zones érogènes ni aux films virtuels que vous vous projetez en rêvant, elle est un fait de langage (avance son Interprétation des rêves). Mais le langage ne l’épuise pas non plus. Entre-deux, poussée pulsionnelle, inconsciente,  la sexualité lui échappe aussi, vous échappe : tout le plaisir est là. « Dès qu’on ouvre la bouche on fait de la propagande », prescrit  Mao.  Dès qu’on parle on fait du sexe,  il suffit d’écouter, approfondit Freud.

Le transfert est la conséquence, elle aussi universelle, de cette coprésence sexualité/pensée. Dans le lien analytique, vous transférez votre mémoire passionnelle au présent, et de vous à moi, de moi à vous : une reviviscence qui vous permettra de moduler votre « appareil psychique » pour qu’il reprenne vie.

            Le but de la cure ne sera pas de vous rendre conforme aux normes sociales ni de vous combler de plaisirs absolus, mais de vous faire découvrir que vous êtes singulier et ainsi seulement capable d’innover dans votre pensée et vos liens, de créer : c’est le troisième « universel » sur lequel est fondée l’analyse.

Pour en arriver là, Freud a-t-il été trop subjectif ? Un aventurier de l’esprit et du corps, ce Viennois vient de loin. Pire, mauvais poète, cruel et moqueur à ses heures : pour mieux s’arracher aux préjugés et penser les pesanteurs de la tradition. A la naissance du fils de son ami Fliess, en 1900, Freud lui écrit : «Salut au père qui a trouvé / à endiguer la puissance du sexe féminin / pour qu’il porte sa part d’obéissance à la loi /…/ » Pourtant, l’homme de raison ne cesse de veiller sur le patriarche ultra-orthodoxe: «  Il (le père ou Freud ?) en appelle, pour sa part, aux puissances supérieures : la déduction, la foi, le doute. » Plus tard, son constat « La femme tout entière est tabou » sonne comme un réquisitoire contre toutes les civilisations patrilinéaires et patriarcales. En découvrant que « la bisexualité  est bien plus accentuée chez la femme que chez l’homme », et que l’intensité de la relation précoce fille/mère, ancrée dans le prélangage sensoriel, est « aussi difficilement accessible que la civilisation minoémycénienne derrière celle des Grecs », il modifie sa propre conception de l’Œdipe. Klein, Lacan, Winnicott, Bion parmi d’autres ne cesseront de développer la vitalité universelle de ce « work in progress » et pluriel.

 

Une science humaine

Chercher querelle à Freud  sur la « scientificité » de la psychanalyse relève des débats épistémologiques du siècle dernier : l’implication de la subjectivité de l’expérimentateur dans les sciences humaines, son rôle fondateur de l’efficacité analytique (transfert/contre-transfert) sont largement reconnus.

Prenons plutôt l’originalité de la psychanalyse face au continent religieux. On se souvient du débat entre le philosophe Habermas et le théologien cardinal Ratzinger. Puisque l'État sécularisé manque de « lien unifiant » pour fonder le « droit rationnel » (selon le juriste allemand Böckenförde), il nous faudrait une « autorité supérieure fiable » et garante des « présupposés normatifs » pour réguler la course effrénée à la liberté : une « conscience conservatrice » qui se « nourrirait de la foi » (Habermas) ou qui serait une « corrélation entre la raison et la foi » (Ratzinger). 

En contrepoint à cette hypothèse, Nietzsche et Heidegger avaient déjà rappelé que les oppositions foi/raison, norme/liberté ne sont plus soutenables si l’être parlant que je suis ne se pense plus comme dépendant d’un monde suprasensible (transcendantal), et moins encore d’un monde sensible, politique et économique « à pouvoir d’obligation ». « Je » me révèle et modifie le monde par le lien qui je tisse dans le langage avec cet objet étrange qu’est l’objet de désir, au carrefour de la biologie et du sens. L’expérience limite de la pensée que sont les sommets de l’art et de la littérature témoigne non pas d’une « corrélation » mais d’une refonte foi/raison.

La théorie de l’inconscient conduit et approfondit cette refonte dans l’intimité de chacun. Sans baisser la garde contre les « illusions » qui consolent mais peuvent inhiber ou pervertir les désirs et la pensée (L’Avenir d’une illusion, 1927), Freud allonge ce qu’il appelle « notre Dieu Logos » sur le divan. Il touche au « sentiment océanique » qui me berce et me noie dans le contenant maternel. Et s’appuie sur le besoin (anthropologique, pré-religieux et pré-politique) de croire, avec lequel j’investis le « père de la préhistoire individuelle » - avant de me révolter contre le « père œdipien » pour frayer les chemins du désir de savoir et de ma liberté singulière. « Investir » : du sanscrit kredh-/strad-dha ; « credo, croire ». Pas la peine de dénier, d’ignorer, de guillotiner ce sentiment océanique et ce besoin de croire : c’est enfantin ou criminel. Mais vous pouvez les accompagner d’un désir de savoir : interrogez vos fantasmes jusqu’à cette racine de l’imaginaire qu’est le besoin de croire. C’est douloureux, c’est violent : Œdipe est un révolté, Oreste aussi, nous sommes tous parricides et matricides. Tel est le sens de l’athéisme freudien : une « entreprise cruelle et de longue haleine » (Sartre), à ne pas abandonner aux « voyous de la place publique » que redoute Nietzsche. Par-delà le « fil rompu de la tradition » (Tocqueville et Arendt), dans l’ère planétaire multi-religieuse et post-religieuse, la psychanalyse invite l’homme et la femme de ne reconnaître d’autre  « lien unifiant » que le désir d’analyser toute identité et tout lien. Et la félicité que procure ce travail d’élucidation. Les tentatives de démolition de la psychanalyse ne s’adressent pas à on ne sait quelle idole imaginaire, mais à cette transvaluation du continent grec-juif-chrétien dont la psychanalyse dégage la portée anthropologique universelle et qu’elle transmet au plus intime d’une humanité menacée d’automatisation.

 

Bénéfices de la cure

Les analysants pourraient dire comme Proust : « Les malades se sentent plus près de leur âme ». « /…/ le sentiment d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme une prison immobile ; plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser /…/ qui n’est pas un écho du dehors mais retentissement d’une vibration interne. » Et la psychanalyse répond, en proposant ni plus ni moins que la réorganisation et la permanence du psychisme.

          Des idéologues médiatiques prétendent que parce que le hard sex passe à la télé et que dans les meetings politiques on s’attaque à coups de mots comme « autisme » ou « déni de la réalité », le refoulement a disparu et la psychanalyse n’a plus rien à faire. Ces pourfendeurs de la psychanalyse ignorent que, loin de réduire la vie psychique aux organes qui accomplissent l’acte sexuel, la psychanalyse entend si et comment  l’excitation, la douleur ou le plaisir s’intègrent dans l’architecture complexe des sensations, paroles, pensées, projets.

On dit que l’hystérie a disparu. Faux ! La dissociation hystérique entre l’excitation et sa représentation psychique et verbale, et jusqu’aux symptômes de type épileptique, cèdent lorsque l’hyperexcitabilité hystérique et les traumas œdipiens trouvent  leur sens dans le « temps retrouvé » de l’association libre et la dynamique du transfert. Les comportements anorectiques et boulimiques se modifient quand on accède à la difficulté de nommer l’abjection et toute sensation, pour démêler l’autopunition comme un refus de la féminité et comme une réunion ascétique avec la dureté du père. Chez beaucoup d’analysants, l’emprise de l’image aggrave le déni du langage ; ils se présentent comme des « pervers » qui peuvent « tout faire et tout dire » mais viennent consulter avec la plainte d’être « creux », « seuls », « incapables d’aimer ». Il peut s’avérer nécessaire d’inclure dans ces cures l’image elle-même du scénario pervers (film, photo, œuvre d’art parfois exécutée par l’analysant) pour que les affects qu’elle provoque trouvent les mots, et que des passerelles se constituent des pulsions innommables au langage jusque-là défensif. La fréquence actuelle de la dépression nous confronte à une relation osmotique avec le contenant maternel, et exige une écoute très fine de l’infra-verbal (tons, intensités, rythmes, assonances) pour déchiffrer les traces les plus secrètes de cette adhérence mortifère que la personne déprimée cultive obstinément avec son objet d’amour et d’autres partenaires. La clinique moderne innove aussi son écoute des personnes en situation de handicap psychique, mental, sensoriel ou moteur, en abordant la dépendance, la honte, la culpabilité, la cohabitation avec la mortalité par-delà la souffrance narcissique, ainsi que les codes spécifiques de communication qui offrent des espaces de créativité inespérée : un élargissement aussi douloureux que subtil de la complexité et des limites de l’humain.

Dans toutes ces nouvelles directions, chaque cure est unique, aussi singulière qu’une œuvre poétique. Mais elle s’appuie sur des avancées théoriques adossées à la fondation freudienne et qui développent tout particulièrement les relations précoces, les troubles narcissiques et leurs répercussions dans les états limites ou les psychoses,  les maladies psychosomatiques mais aussi l’autisme. Aux frontières du sensible et du sens, la psychanalyse des dernières décennies a enrichi la théorie du langage en connexion avec celles des représentations psychiques inconscientes et préverbales : après l’œuvre de Lacan sur le stade du miroir et le signifiant, les travaux de Bion sur les « éléments Alpha et Béta » du psychisme, de Piera Aulagnier sur les « pictogrammes », d’André Green sur les affects, mon propre apport sur le « sémiotique » et le « symbolique » en sont des exemples. Enfin, les principes fondateurs de la psychanalyse freudienne sont en mesure de répondre aujourd’hui au malaise psychique, cet alter ego de la globalisation, qui se manifeste dans toutes les cultures, mais en se complexifiant eux-mêmes dans la rencontre avec la diversité de ces cultures : l’ethnopsychiatrie analytique en témoigne.

 

Terrains de la psychanalyse

            Le « temps des cerises » et les esprits dissidents affectionnent Freud. Pourquoi ? Parce qu’il était pessimiste (la pulsion de vie est inséparable de la pulsion de mort), il laisse entendre que le sens du bonheur, c’est la liberté : possible, à l’infini. Connaissance de soi avec l’autre, corps et âme, à travers séparation, frustration, castration, sadomasochisme, traversée des sacrifices et de la mort : vos désirs, plaisirs, jouissances s’affinent et s’affirment. Prenez l’inspiratrice du féminisme, Simone de Beauvoir : « C’est un des hommes de ce siècle que j’adore le plus chaleureusement », écrit-elle dans Tout compte fait (1972). Non seulement l’héroïne des Mandarins est psychanalyste, mais c’est dans « le point de vue psychanalytique », exposé dès le début du Deuxième Sexe, qu’elle puise cette idée fondatrice de son livre : le sexe, « c’est le corps vécu par le sujet. Ce n’est pas la nature qui définit la femme : c’est celle-ci qui se définit en reprenant la nature à son compte dans son affectivité ». Ses critiques et simplifications de la psychanalyse qui ont suivi, et qui ont nourri la ruée d’un certain féminisme contre la psychanalyse, ont suscité aussi et a contrario des mouvements qui tentent de s’informer mieux de la recherche et de l’éthique psychanalytiques.

Aujourd’hui, certains espèrent moderniser la psychanalyse en la faisant applaudir aux mères porteuses, aux mariages homosexuels ou aux familles homoparentales. Cette attitude me paraît aussi peu psychanalytique que l’inverse qui consisterait à voter contre. Dans les deux cas, on oublie que la psychanalyse n’est ni la sexologie ni la sociologie ni la médecine, mais qu’elle s’adresse à la singularité complexe de la vie psychique. C’est peu, c’est limité, mais c’est unique et c’est cela qu’il importe de consolider aujourd’hui. Ne pas la diluer dans les « questions  d’actualité » ou « à la mode », mais changer le regard sur ces questions elles-mêmes. Si la biotechnologie et le consensus social peuvent alléger la souffrance et favoriser la créativité personnelle, qu’ils tiennent compte des situations exceptionnelles, au cas par cas. Interdire, serait oublier que la parentalité change dans l’histoire, et encourager la transgression ailleurs ou clandestinement. Laisser faire, serait aggraver les tendances qui considèrent les humains comme des conséquences ou objets de la prouesse technique et de la surenchère des désirs. Commençons donc par analyser votre désir : pourquoi voulez-vous être parent ? Qu’est-ce qu’être mère pour vous ? Votre réponse vous aidera à prendre une décision. Elle s’ajoutera au débat qu’il importe d’ouvrir sur ce changement de civilisation aux limites de l’humain.

 

Contre-feux

Pendant une dizaine d’années, avec mes amis Daniel Widlöcher et Pierre Fedida, nous avons ouvert à la Salpêtrière un séminaire au carrefour des neurosciences, de la bio-pharmacologie, de la psychiatrie, de la psychologie, de la psychanalyse, de la linguistique, de la théorie de la littérature, de la philosophie, de l’histoire de l’art… Les mélancolies graves, par exemple, ne peuvent être traitées que par des cures « mixtes » : le comprimé et la parole. On découvre la complexité et la diversité des autismes, et bien que la recherche génétique se développe, en l’absence de traitement chimique spécifique, les approches cognitives et les prises en charges ergothérapiques sont indispensables, auxquelles s’ajoute la psychothérapie. Le danger, c’est que l’espoir légitime soulevé par les neurosciences ne devienne une idéologie qui fait l’économie de la vie psychique. Un déni du langage est en train de s’installer, auquel contribue aussi l’hyper-communication numérique avec ses « éléments de langage » qui émiettent les esprits jusque dans les plus hautes sphères politiques. Une véritable asymbolie règne, dans laquelle s’engouffrent, d’un côté, la déclinologie et, de l’autre, un communisme sensualiste supposé galvaniser le peuple avec la promesse d’un hédonisme pour tous. Cette vague dans laquelle se complaisent les médias menace la civilisation du livre et du verbe. Bien au-delà de la psychanalyse.

Mais les contre-feux s’allument aussi : le désarroi psychique qui affecte toutes les cultures fait appel à l’ethnopsychiatrie analytique (l’immigration en Europe occidentale) et à la psychanalyse : après l’Amérique latine (Brésil, Argentine, etc.), aujourd’hui l’Europe de l’Est, la  Russie, le monde arabe.  Indifférence de la Chine ? A voir. A l'École polytechnique de Shanghai a été créé un Institut des cultures et spiritualités européennes et chinoises, avec une forte présence psychanalytique et française. A mon étonnement, le directeur répond : «  Pour que nos ingénieurs  ne deviennent pas de kamikazes, quand ils rencontrent un conflit personnel ou social : il faut leur ouvrir l’esprit. »

 

En se faisant le gardien et le rebâtisseur de l’espace psychique menacé et souvent en panne, le psy ne fait pas que remplir un devoir de mémoire envers la culture européenne. Il est au cœur des malaises actuels. Prenons en deux : la maternité et l’adolescence.

Entre la gestion écologique des couches-culottes et la peur que la femme émancipée disparaisse sous la ménagère mammifère allaitante et fière de l’être, l’emballement médiatique a montré que la sécularisation est la seule civilisation qui manque de discours sur la maternité. Au contraire, la psychanalyse moderne concentre ses recherches tout particulièrement sur la relation précoce mère-enfant. Quelle différence entre l’attachement émotionnel (liée à la grossesse) et la passion avec ce premier autre : à la fois étranger, moi-même et pôle d’amour/haine ? Aurore de la civilisation, de la folie maternelle, du sadomasochisme ? La mère avec ou contre l’amante ? Comment transmet-elle le langage : avec le père, et  avec cet amour - malgré le raz-le-bol - qu’est l’humour ? Comment la sublimation de l’érotisme protège-t-elle l’amour maternel de la pédophilie, mais aussi de la congélation d’embryons ? Et le temps maternel qui n’est pas seulement celui du souci ou de l’angoisse de mort, mais aussi de continuelles re-naissances, « éclosions » (Colette), la mère re-commençant son temps en grand-mère, en éducatrice, en syndicaliste, en humanitaire… ?

L’adolescent rebelle, toxicomane, anorexique, vandale, amoureux : réédition de la révolte œdipienne qui s’arrache à la dépendance vis-à-vis des parents, leurs carences et absences, en leur opposant un monde idéal. Il existe un partenaire idéal qui me procure la satisfaction absolue, sexuelle, professionnelle, sociale, dit l’adolescent. J’y crois : je suis romantique, révolté, mystique. La réalité n’est jamais à la hauteur de cet idéal, les idéologies non plus, tout me déçoit, je m’ennuie, je casse. L’adolescent est un croyant doublé d’un nihiliste. Nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux. Freud l’entrevoit dans « Dostoïevski et le parricide ». Nous le voyons aujourd’hui sévir dans les ZEP et devenir intégriste. L’adolescence est une maladie d’idéalité. Les sociétés dites primitives l’accompagnaient de rites d’initiation. Le Ministère, lui, veut former les profs à gérer la violence. Facile à dire.

La psychanalyse serait-elle le seul espace qui puisse rencontrer ce besoin d’idéal, pour le conduire au désir de savoir et de recréer des liens. La psychanalyse… à condition qu’elle se réinvente continûment. Comme Freud n’a cessé de le faire.

 

Voir Le Nouvel Observateur du 22 mai 2010

 

 

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