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Genève, 31 mars 2015

 


GENÈVE

Droits de l’Homme et protection de la diversité culturelle

 

Comment rejoindre les vastes préoccupations des éminentes personnalités de ce panel, à partir de mon microcosme de psychanalyste, philosophe, écrivain ? Dans ce thème impératif et désormais inéluctable qui nous réunit aujourd’hui, je choisis l’Homme (avec majuscule, en français) ou l’humain (en anglais), et souhaiterais ouvrir deux questions : l’identité et le fanatisme.

1.

Sous le couvert de la crise économique et politique, nous ressentons la crise de civilisation comme un angoissant abîme, qui s’est creusé depuis au moins deux siècles entre, d’un côté, les ambitions universalistes de l’humanisme issu de la Renaissance et des Lumières françaises et, de l’autre, la « diversité culturelle » qui se sent déniée et opprimée – malgré les efforts de protection, de respect et de cohabitation pour « vivre ensemble ». Confrontés à cet abîme, certains prophétisent le suicide de l’Occident, de l’Europe, de la France ; d’autres en appellent à la soumission. Ce clivage génère désormais un état de guerre, frontale ou virale, je le ressens vivement et je ne suis pas optimiste. Même si je définis comme une pessimiste énergique, je me demande : qu’avons-nous à proposer, face à ces déçus de la diversité, à ces fous de la foi, à ces kamikazes ? Quelles potentialités, quelles actions pourrions-nous mobiliser pour faire face à cet état de guerre ?

Un événement s’est produit en Europe et nulle part ailleurs : en déclarant l’universalité des droits de l’Homme, nous avons révélé au monde une nouvelle vision de l’Homme, de l’humain. Mais, à force d’insister essentiellement sur cette universalité, nous prenons le risque de transformer l’humanisme en un nouvel absolu, d’en faire une nouvelle religion : un théomorphisme qui prétend surplomber les autres systèmes de pensée et de croyances historiquement constitués. Nous avons tendance à oublier que l’humanisme n’est pas un culte, mais une perpétuelle mise en question. Pourquoi ?

La philosophie des droits de l’Homme s’est bâtie sur les humanités, qui ont coupé le fil de la tradition grecque, juive et chrétienne, en développant le questionnement déjà présent dans ces sources. De telle sorte que, l’humanisme n’est et ne sera universaliste que si et seulement s’il est – aussi et simultanément – une permanente mise en question, une inlassable problématisation des valeurs, des identités, des vérités. Les siennes et celles des autres. Jamais un système, mais une refondation permanente : « un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux » (Nietzsche). Qui culmine aujourd’hui dans la recherche scientifique, et tout particulièrement dans la recherche en sciences de l’homme et de la société, et en philosophie.

C’est dire qu’il n’existe pas de modèle absolu de l’Homme (de l’humain). L’éthique de l’humanisme, ses valeurs identitaires, ont toujours été et sont aujourd’hui plus que jamais des processus de réévaluation et d’ajustement continus. Force est de reconnaître qu’il nous manque actuellement le langage nécessaire à cette refondation, à cet ajustement. Où le trouver ? Les humanités en sont le laboratoire, quand elles élucident les conflits qui explosent dans les mutations de l’espèce humaine, prise en tenaille entre l’accélération des techniques et des mœurs d’une part, et l’emprise des fondamentalismes, d’autre part. Non seulement, il importe de soutenir et de favoriser les humanités, mais aussi et surtout, il importe que le discours politique et médiatique s’en imprègne : afin que le monde globalisé puisse trouver des passerelles entre les diversités, et remédier au clivage qui menace les fondations de la civilisation, voire l’humain lui-même.

Face aux symptômes mortifères du fanatisme en France, mais ils se répandent partout dans le monde, je suis de ceux qui proposent un enseignement – enfin sérieux et soutenu – des faits religieux : depuis l’école maternelle jusqu’à l’université et dans l’entreprise. Par qui ? Par les humanités, précisément : histoire, linguistique, sociologie, théorie de la littérature et des arts, psychologie… Avec elles, il ne s’agira pas de populariser les croyances et cultes, mais d’en faire des objets de connaissance, d’interprétation, de problématisation. La mythologue grecque, la Bible, les Evangiles, le Coran – ces constituants de l’Homo Europaeus, mais aussi l’histoire de l’humanisme – ses combats, ses principes, qui ne sont ni «naturels » ni « évidents », ni « immédiatement accessibles » … Autant de « diversités culturelles » qu’il s’impose de mettre au centre de l’attention, si l’on veut éviter la montée de l’extrême droite qui, elle, s’empare des «identités » , pour les verrouiller et les opposer.

2.

Parmi les multiples raisons qui poussent au fanatisme nombre d’adolescents et de jeunes hommes et femmes, qu’ils soient des quartiers défavorisés ou d’ailleurs, je relève d’abord leur fragilité psychique – à ne pas confondre avec un quelconque déficit intellectuel. Elle ne se limite pas à la classe d’âge, mais existe comme une « structure adolescente » qui peut perdurer avec l’avancée en âge.

Contrairement à l’enfant qui joue et veut savoir – « un chercheur en laboratoire » (Freud), l’adolescent est un croyant. Adam et Eve, Dante et Béatrice, Roméo et Juliette croient dur comme fer que le paradis existe : que le partenaire idéal, le métier idéal, le monde idéal, sont à portée de main. (Nous sommes tous adolescents quand nous sommes amoureux.) La structure adolescente a un besoin absolu d’idéal, pour quitter et remplacer papa-maman, pour se construire une autonomie, une néo-réalité, une nouvelle vie. Le besoin de croire est une composante universelle, sur laquelle se bâtit le désir de savoir. Quand le besoin de croire n’est pas satisfait, il dérive en une maladie d’idéalité qui colmate la dépression et la dévie en destructivité maniaque, substrat du fanatisme : « personne ne m’aime, je n’aime personne, je ne suis pas de ce monde – de leur monde, il n’y a plus ni moi ni tu, je vous tue, je me tue… », se dit l’ado déprimé, et son malaise s’achève dans la désubjectivation - désobjectalisation : en « human bomb ».

L’humanisme a ciblé les aspects liberticides de la croyance. Mais nous avons sous-estimé le besoin anthropologique de croire et sa dérive en maladie d’idéalité. Le mal radical que sèment les djihadistes fanatiques (en mettant à mort des humains considérés superflus) nous appelle à verser, dans l’agenda politique, les connaissances que nous avons de la vie psychique et ses limites pathologiques.

Il ne suffit pas de bombarder l’Etat islamique, de sanctionner les djihadistes, ou de fournir du travail aux jeunes chômeurs des quartiers. Il est urgent d’organiser, dès le plus jeune âge, un accompagnement psycho-éducatif personnalisé, pour les éventuelles proies des fous de Dieu, qui se tapissent, souvent inaperçues, dans les marges sociales ou dans les pathologies latentes. Il est urgent aussi de forger et de partager de nouveaux idéaux civiques attractifs ; parmi ces chantiers qui peuvent passionner les jeunes Européens : la reconstruction de l’Afrique, mais aussi l’éducation des jeunes filles ; et je n’oublie pas les énergies durables… Qui pourrait éveiller, guider, faire aboutir ces désirs ?

L’Unesco se consacre avec beaucoup de ferveur et de compétence à l’éducation, nous le savons et nous la remercions. Mais il manque à la globalisation hyper-connectée une véritable formation et une valorisation conséquente des principaux acteurs de cette tâche : éducateurs, enseignants, professeurs, auxiliaires de vie, psychologues, directeurs en ressources humaines en entreprise… Appelons ces professions un « corps enseignant et formateur », et faisons-en une priorité : la véritable passerelle au-dessus l’abîme qui se creuse et de l’état de guerre qui menace, c’est ce « corps enseignant et formateur ». Cette ruche d’hommes et de femmes voués à l’accompagnement personnalisé du mal-être psycho-sexuel, du besoin de croire et du désir de savoir. C’est elle, la priorité mondiale. La seule qui pourrait protéger – à travers la diversité culturelle devenue partageable – l’humanité elle-même.

 

 

JULIA KRISTEVA

Genève, 31 mars 2015

 

 

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