GENÈVE
Droits
de l’Homme et protection de la diversité culturelle
Comment
rejoindre les vastes préoccupations des éminentes personnalités de ce panel, à
partir de mon microcosme de psychanalyste, philosophe, écrivain ? Dans ce
thème impératif et désormais inéluctable qui nous réunit aujourd’hui, je
choisis l’Homme (avec majuscule, en français) ou l’humain (en anglais), et
souhaiterais ouvrir deux questions : l’identité et le fanatisme.
1.
Sous le
couvert de la crise économique et politique, nous ressentons la crise de
civilisation comme un angoissant abîme, qui s’est creusé depuis au moins deux
siècles entre, d’un côté, les ambitions universalistes de l’humanisme issu de
la Renaissance et des Lumières françaises et, de l’autre, la « diversité
culturelle » qui se sent déniée et opprimée – malgré les efforts de
protection, de respect et de cohabitation pour « vivre ensemble ».
Confrontés à cet abîme, certains prophétisent le suicide de l’Occident, de
l’Europe, de la France ; d’autres en appellent à la soumission. Ce clivage
génère désormais un état de guerre, frontale ou virale, je le ressens vivement
et je ne suis pas optimiste. Même si je définis comme une pessimiste énergique,
je me demande : qu’avons-nous à proposer, face à ces déçus de la
diversité, à ces fous de la foi, à ces kamikazes ? Quelles potentialités,
quelles actions pourrions-nous mobiliser pour faire face à cet état de
guerre ?
Un
événement s’est produit en Europe et nulle part ailleurs : en déclarant l’universalité
des droits de l’Homme, nous avons révélé au monde une nouvelle vision de
l’Homme, de l’humain. Mais, à force d’insister essentiellement sur cette universalité, nous prenons le risque de
transformer l’humanisme en un nouvel absolu, d’en faire une nouvelle religion : un théomorphisme qui prétend surplomber les autres systèmes de pensée et de croyances
historiquement constitués. Nous avons tendance à oublier que l’humanisme n’est pas un culte, mais une
perpétuelle mise en question. Pourquoi ?
La philosophie
des droits de l’Homme s’est bâtie sur les humanités,
qui ont coupé le fil de la tradition grecque, juive et chrétienne, en
développant le questionnement déjà présent dans ces sources. De telle sorte
que, l’humanisme n’est et ne sera universaliste que si et seulement s’il est – aussi et simultanément – une permanente mise en question, une
inlassable problématisation des valeurs, des identités, des vérités. Les
siennes et celles des autres. Jamais un système, mais une refondation
permanente : « un grand point d’interrogation à l’endroit du plus
grand sérieux » (Nietzsche). Qui culmine aujourd’hui dans la recherche
scientifique, et tout particulièrement dans la recherche en sciences de l’homme
et de la société, et en philosophie.
C’est
dire qu’il n’existe pas de modèle absolu de l’Homme (de l’humain). L’éthique de
l’humanisme, ses valeurs identitaires, ont toujours été et sont aujourd’hui
plus que jamais des processus de réévaluation et d’ajustement continus. Force
est de reconnaître qu’il nous manque actuellement le langage nécessaire à cette
refondation, à cet ajustement. Où le trouver ? Les humanités en sont le
laboratoire, quand elles élucident les conflits qui explosent dans les
mutations de l’espèce humaine, prise en tenaille entre l’accélération des
techniques et des mœurs d’une part, et l’emprise des fondamentalismes, d’autre
part. Non seulement, il importe de soutenir et de favoriser les humanités, mais
aussi et surtout, il importe que le discours politique et médiatique s’en
imprègne : afin que le monde globalisé puisse trouver des passerelles
entre les diversités, et remédier au clivage qui menace les fondations de la
civilisation, voire l’humain lui-même.
Face
aux symptômes mortifères du fanatisme en France, mais ils se répandent partout
dans le monde, je suis de ceux qui proposent un enseignement – enfin
sérieux et soutenu – des faits religieux : depuis l’école maternelle
jusqu’à l’université et dans l’entreprise. Par qui ? Par les humanités,
précisément : histoire, linguistique, sociologie, théorie de la
littérature et des arts, psychologie… Avec elles, il ne s’agira pas de
populariser les croyances et cultes, mais d’en faire des objets de connaissance, d’interprétation, de
problématisation. La mythologue grecque, la Bible, les Evangiles, le Coran
– ces constituants de l’Homo Europaeus, mais aussi l’histoire de l’humanisme –
ses combats, ses principes, qui ne sont ni «naturels » ni
« évidents », ni « immédiatement accessibles » … Autant
de « diversités culturelles » qu’il s’impose de mettre au centre de
l’attention, si l’on veut éviter la montée de l’extrême droite qui, elle,
s’empare des «identités » , pour les verrouiller et les opposer.
2.
Parmi
les multiples raisons qui poussent au fanatisme nombre d’adolescents et de
jeunes hommes et femmes, qu’ils soient des quartiers défavorisés ou d’ailleurs,
je relève d’abord leur fragilité
psychique – à ne pas confondre avec un quelconque déficit intellectuel.
Elle ne se limite pas à la classe d’âge, mais existe comme une « structure
adolescente » qui peut perdurer avec l’avancée en âge.
Contrairement
à l’enfant qui joue et veut savoir – « un chercheur en
laboratoire » (Freud), l’adolescent est un croyant. Adam et Eve, Dante et
Béatrice, Roméo et Juliette croient dur comme fer que le paradis existe :
que le partenaire idéal, le métier idéal, le monde idéal, sont à portée de
main. (Nous sommes tous adolescents quand nous sommes amoureux.) La structure
adolescente a un besoin absolu d’idéal, pour quitter et remplacer papa-maman,
pour se construire une autonomie, une néo-réalité,
une nouvelle vie. Le besoin de croire
est une composante universelle, sur laquelle se bâtit le désir de savoir. Quand le besoin de croire n’est pas satisfait, il dérive en une maladie d’idéalité qui colmate la
dépression et la dévie en destructivité maniaque, substrat du fanatisme :
« personne ne m’aime, je n’aime personne, je ne suis pas de ce monde –
de leur monde, il n’y a plus ni moi ni tu, je vous tue, je me tue… », se
dit l’ado déprimé, et son malaise s’achève dans la désubjectivation - désobjectalisation : en « human bomb ».
L’humanisme
a ciblé les aspects liberticides de la croyance. Mais nous avons sous-estimé le
besoin anthropologique de croire et sa dérive en maladie d’idéalité. Le mal radical que sèment les djihadistes
fanatiques (en mettant à mort des humains considérés superflus) nous appelle à
verser, dans l’agenda politique, les connaissances que nous avons de la vie
psychique et ses limites pathologiques.
Il ne
suffit pas de bombarder l’Etat islamique, de sanctionner les djihadistes, ou de
fournir du travail aux jeunes chômeurs des quartiers. Il est urgent
d’organiser, dès le plus jeune âge, un accompagnement psycho-éducatif
personnalisé, pour les éventuelles proies des fous de Dieu, qui se tapissent,
souvent inaperçues, dans les marges sociales ou dans les pathologies latentes.
Il est urgent aussi de forger et de partager de nouveaux idéaux civiques
attractifs ; parmi ces chantiers qui peuvent passionner les jeunes
Européens : la reconstruction de l’Afrique, mais aussi l’éducation des
jeunes filles ; et je n’oublie pas les énergies durables… Qui pourrait
éveiller, guider, faire aboutir ces désirs ?
L’Unesco
se consacre avec beaucoup de ferveur et de compétence à l’éducation, nous le
savons et nous la remercions. Mais il manque à la globalisation hyper-connectée
une véritable formation et une valorisation conséquente des principaux acteurs de
cette tâche : éducateurs, enseignants, professeurs, auxiliaires de vie, psychologues,
directeurs en ressources humaines en entreprise… Appelons ces professions un « corps
enseignant et formateur », et faisons-en une priorité : la véritable
passerelle au-dessus l’abîme qui se creuse et de l’état de guerre qui menace,
c’est ce « corps enseignant et formateur ». Cette ruche d’hommes et
de femmes voués à l’accompagnement personnalisé du mal-être psycho-sexuel, du
besoin de croire et du désir de savoir. C’est elle, la priorité mondiale. La
seule qui pourrait protéger – à travers la diversité culturelle devenue
partageable – l’humanité elle-même.
JULIA
KRISTEVA
Genève, 31 mars 2015