L'officier ou Julia Kristeva : mon choix
par Petya Vladimirova
A Paris, selon
l'environnement dans lequel vous vous trouverez, vous entendrez trois noms de
Bulgares en signe de courtoisie, sachant que vous êtes un Bulgare: Hristo Stoitchkov, Julia Kristeva, Tzvetan Todorov.
Quand j'ai lu hier
que Julia Kristeva, la Bulgare née à Sliven, qui a réalisé une brillante
carrière scientifique à Paris, auteur d’une trentaine de livres philosophiques
et des romans, était un collaborateur de la Sécurité d'Etat, j'ai été surprise.
Plus tard, j'ai lu
qu'elle n'avait écrit aucun document dans les archives où elle a été nommée en
tant que collaborateur à la Sécurité d’Etat. [Comité pour la sécurité d'État, Le Komitet za Darzhavna Sigurnost était le service secret de la République populaire de Bulgarie.] Après avoir lu les rapports des agents dans le
dossier que la Commission, sans précédent, a publié, je me suis dit: "Avec
une telle loi sur les archives de Darzhavna Sigurnost que nous avons créée en Bulgarie, la
vérité est non seulement inaccessible, mais pire encore, une
telle loi corrompt nos sens pour le bien et le mal.
Une telle loi nous
conduit dans la situation absurde de nous construire une opinion non sur la base de
la vérité de l'action mais sur la base d'évaluations de l'institution Sécurité d’Etat, que
nous avons simultanément déclarée amorale et répressive, mais dont nous
acceptons le critère pour "accuser" selon cette même machine
répressive que nous condamnons en même temps. Et ceci, après qu'une grande
quantité d'archives a été détruite en 1990. Et les réseaux sociaux
sont saturés d'accusations, d'accusateurs, de défenseurs, créant un
confort pour l'immoralité du même pouvoir qui montre de doigt l'immoralité en la jetant à la foule. Et dans ce cas - quel butin de luxe ...
Quant au dossier, il
ne montre pas que Julia Kristeva a coopéré avec la Sécurité d’État. Non seulement il ne contient
aucun texte écrit par Kristeva mais les
nombreux rapports, notes et documents publiés par la commission ont révélé que
jusqu'en 1971, - date à laquelle elle aurait été, selon cette commission recrutée
- elle a été surveillée. Est-ce que cela doit
être inscrit négativement sur son compte – qu’elle a été surveillée? Et qu'elle était membre du Komsomol? Elle a rencontré les agents envoyés à Paris - mais rien
n’indique si elle savait ou non qui elle rencontrait. Il n'apparaît même pas dans dossier si elle était au courant
qu’on lui a donné le nom de "Sabina". Elle était contente de rencontrer des Bulgares, cela est écrit
dans les rapports – moi aussi j'aurais été contente si je avais quitté le
pays aussi légalement qu'elle était partie pour Paris. Qui pourrait étudier à Paris sans la bénédiction de la Sécurité
d’Etat, demandent les accusateurs? Mais elle
était partie pour Paris avec une bourse d'études française et non bulgare.
La seule référence
qui montre, selon l’agent qui a
écrit ce document, qu'elle aurait compris
quel genre de conversation elle mène avec l'homme Lyubomirov,
date du 4 mars 1971, je cite: "Elle a demandé de ne pas insister pour écrire des
informations car elle ne dira rien d'important, et insiste donc sur la communication verbale. Et l'officier continue, notez
comment : "Dans les documents je note les évaluations et les tâches
assignées."
L'agent ne précise pas quelles évaluations il "note" – les siennes ou celles de Julia Kristeva. C'est le cas des
rapports de tous les officiers de la Sécurité d’Etat, basés à Paris qui font
écho aux conversations avec Kristeva. Mais je
demande le plus innocemment: même si l'officier aurait noté les "évaluations" de
Julia Kristeva elle-même - depuis quand et en vertu de
quelle loi morale ou légale les appréciations des événements - des événements
politiques et artistiques, - les goûts et les inimitiés, c'est-à-dire les opinions
et non les actions, sont-elles un signe du bien et du mal, de la justice et de
la culpabilité? Kristeva n'aurait pas apprécié Louis Aragon, écrivain et militant du
Parti communiste français, et elle l’aurait dit à l'agent, maintenant ses juges
en sont indignés, devrait elle dire qu’elle l’apprécie pour se faire excuser? Elle aurait été une femme de gauche – quelle honte pour
la droite si cristalline et juste d'aujourd'hui !
A Paris dans les
années 60 du siècle dernier, quand Julia Kristeva vit sa jeunesse orageuse,
tous les intellectuels sont des gauchistes. Les cinémas sont pleins pour
voir le film moderne de Godard "La chinoise" ou pour ses films avec l'inoubliable Anna Karina. Les maoïstes et les trotskystes perturbent la gauche
orthodoxe des communistes et des socialistes – en discutant dans les
cafés bondés. Et dans l'Université de Nanterre, on
entend le grondement des émeutes étudiantes contre le régime des ploutocrates,
tonnerre très particulière, qui, comme les grèves des syndicats, effraie même les
controverses intellectuelles dans les cafés entre les fumées des cigarettes
... Julia Kristeva, la Bulgare aux sens aiguisés, bouillonnant de vitalité et
de curiosité est là, dans "l'œil de la tempête", auprès de l’écrivain
Philippe Sollers ...
Et pas
seulement là, tout en étant une cible attrayante pour les agents de la Sécurité
d’Etat.
D'après les documents
publiés, cependant, je ne peux pas conclure s'il est vrai ce que l'officier
bulgare a envoyé de Paris et que j'ai cité plus haut dans son rapport du 4 mars
1971. Je ne suis pas portée à accepter qu'elle ait collaboré avec la
Sécurité d’Etat, pour faciliter sa carrière à Paris - je me demande comment ce
comité de la Sécurité d’Etat l’aurait aidé dans une carrière à Paris!
Le 5 mai 1973, le
chef du premier quartier général du comité de la Sécurité d’Etat approuve sous forme de
décret la proposition de l'agent d'interrompre le maintien de « Sabina »
(incertitude pourquoi son dossier est nommé « en développement »),
« faute de résultats, à cause de la réticence de sa part et du désir de
légalisation des contacts.»
En 1975-1976, divers
agents détachés l'ont appelée au téléphone, mais il n'était pas clair selon les
rapports si elle savait qu'ils étaient des agents et s'ils jouaient au chat et
à la souris.
Après avoir lu chaque
pièce du dossier, mon choix est infiniment facile. Je choisis Julia Kristeva.
Avec sa jeunesse parisienne.
Petya Vladimirova, Dnevnik
Дневник, 31.03.2018