Julia Kristeva
Guerre et paix des sexes
Le 11 septembre du World Trade Sex
11 septembre : il y a cinq ans déjà, une catastrophe mondiale bouleversait les hommes et les femmes à travers le monde. Des conflits, auparavant disséminés, se conjuraient pour déclarer la guerre totale. On veut croire que ça se calme, mais c’est toujours en cours, cela ne peut même qu’empirer. Après l’Iraq et le Liban, la guerre atomique. Certains y pensent. Tout de même, et si la guerre des religions n’était que de l’intox, comme la guerre des
sexes ? La guerre ? Quelle guerre ? On rentre de vacances, comme tout le monde, du moins en France. Ce n’est pas la paix ? Allons ! Il n’y a pas de paix ! La vérité, c’est la guerre, ainsi
disait déjà le prophète Jérémie. Alors ? La guerre ou la paix ? On n’en sait rien, on en est là.
En ce 11 septembre 2006, je pourrai vous tenir le même discours sur n’importe quel «phénomène » : il n’est pas impossible que ce soit la guerre, il est possible que ce ne soit pas
la paix. Et pour ce qui concerne les sexes, c’est pareil, c’est comme ça ! Vous l’aurez compris: quelque décennies de pratique psychanalytique ne m’ont pas rendue optimiste, ni pessimiste
d’ailleurs, c’est comme ça. La guerre et la paix des sexes remontent au moins à Toumaï... Mais savez-vous que l’homme de Neandertal aurait disparu parce qu’il n’était pas assez guerrier ? Peut-être n’y a-t-il pas eu assez de guerres entre l’homme et la femme, qui leur auraient permis de mieux s’ajuster l’un à l’autre, en se confrontant, sinon en s’affrontant ? A moins qu’ils n’aient été trop pacifistes pour avoir une descendance ? Maurice Godelier et Axel Kahn nous le diront. Mais je parierais qu’Homo Sapiens, notre ancêtre, a pour sa part toujours cultivé sa différence sexuelle, pour le meilleur et pour le pire. Pourtant, c’est depuis peu que l’homme et la femme essaient de s’avouer ces choses-là avec quelque franchise : les Français
n’ont-ils pas poussé l’audace jusqu’à déclarer ces liaisons « dangereuses » ? La devise de la Merteuil – « Ce sera la guerre »– a été reprise, non sans méprise, par les féministes. Freud lui-
même n’aurait pas démenti ces excès, qui écrivait que « la plus pulsionnelle des pulsions est la pulsion de mort ».
L’émancipation économique et la maîtrise de la procréation ont, sans jeu de mots, fait exploser aujourd’hui cette croyance qui voudrait qu’un homme et une femme soient fait pour s’entendre. Et cette explosion, qui n’en finit pas, pourrait être vue comme un « 11 septembre du refoulement », un effondrement du World Trade Sex. Mais les accalmies succèdent aux attentats ! me direz- vous. Oui, mais comme dans le heurt des religions, on n’est jamais tout à fait sûr s’il ne s’agisse pas d’une guerre permanente qui s’installe. A moins que – droits de l’homme et de la femme obligent – la Finul des rapports sexuels ne puisse créer, à coup de
Prosac et de cellules psychologiques, une zone tampon entre des belligérants qui ne dorment que d’un œil, tout en reconstruisant l’infrastructure détruite du partenaire, sans cesser de stocker des armes de longue portée pour l’atteindre.
Convaincue, comme Jérémie, que, décidément, « il n’y a pas de paix », je soutiendrai néanmoins que, pour que la guerre des sexes donne toute la mesure de sa jouissive nécessité, elle doit tout de même se dérouler à l’horizon d’une paix probable, impossible, certes, mais néanmoins souhaitable et désirée. Ma devise sera donc une formulation de compromis : « Qui veut la paix entretient la guerre ». De même qu’on entretient le feu pour éviter l’incendie, on prolonge, en l’élucidant, l’énergie du désir. Je le sais : ma vision, optimiste voire humaniste, est déjàpérimée. Mais elle a le mérite de s’opposer à une autre éventualité, encouragée par les grands moyens de l’ère planétaire. Ni « lui » ni « elle », tous ego [e-g-o] anonymes et
surdimensionnés, nous peinons à gérer l’automatisation de la gestion et de la gestation. Le cri de la Merteuil et des féministes, et jusqu’au constat de Freud, seraient-ils les derniers feux de la religion de l’amour ? A laquelle succède la banalité du refoulement, bordée par le hard-sex et la procréation artificielle ?
Voici, Mesdames et Messieurs, l’essentiel de ma conviction, et je pourrais n’arrêter là pour vous céder la parole, si je n’avais eu la faiblesse d’accepter de présider vos travaux, et de vous
rappeler quelques généralités, comme l’exige le rituel de la conférence d’ouverture. Je vous remercie de cet honneur et de votre confiance, mais je vous prie d’accepter un exposé plus
patient, et plus argumenté, de cette guerre et paix des sexes que je viens d’esquisser à larges traits.
Nous le sentons tous : une nouvelle période historique commence. Depuis quand, déjà ? Le 11 septembre ? La Chute du mur de Berlin ? La Révolution française ? A moins que ce ne soit
depuis la Belle Epoque, qui a réinventé Sodome et Gomorrhe ? Ou l’invention de la pilule ? Ou encore mieux, l’invention de la technique ? Mais laquelle ? Celle qui réchauffe le globe ? Celle du feu, de la hache, de la canne à pêche, du métier à tisser ? L’époque ne cesse d’être nouvelle, de promettre, d’inquiéter. Et on se demande chaque fois : sera-t-elle plus fertile en justice sociale ou en frappes chirurgicales ? En richesses ou en famines ? En spectacle ou en intentions universalistes ? Quel visage aura la nouvelle barbarie après « Human bomb » ? Après les totalitarismes, la Shoah, les bombardements toujours aveugles et toujours justifiés, peut-on espérer un peu de solidarité en voie de développement ? Qui intègrerait le « deuxième sexe », comme on disait au siècle dernier, « à parité », comme on en rêvait au
siècle dernier...
I. Histoire monumentale et féminisme
La guerre et la paix des sexes nous situent dans la temporalité monumentale d’une histoire elle aussi monumentale. Glaciation, matriarcat, patriarcat... Et après ? Interminables et invariables
guerres et paix qui s’insinuent dans les conflits modernes : voilées sous le tchador là-bas, exhibées ici avec les mères- porteuses et le hard-sex. On a longtemps cru que les questions graves, métaphysiques et politiques, pouvaient se passer de la différence entre hommes
et femmes. Je ne vais pas faire l’histoire de la révolution culturelle qui a imposé – oh, pas encore définitivement ! – que la différence sexuelle ne peut être dissociée de la pensée et de la
politique, mais j’en rappellerai trois étapes, dont nous sommes les héritiers directs :
• D’abord, la revendication de droits politiques par les suffragettes ;
• Ensuite, et contre « l’égalité dans la différence », l’affirmation d’une égalité ontologique avec les hommes, qui conduisit Beauvoir dans Le Deuxième Sexe (1949) à prophétiser une « fraternité » entre homme et femme, par-delà leurs spécificités naturelles ;
• enfin, dans le sillage de Mai 68 et de la psychanalyse, l’accentuation de la différence entre
les deux sexes, porteuse d’une créativité originale de la part des femmes, dans l’expérience de la sexualité comme dans les pratiques sociales – de la politique à l’écriture. Pour la première fois dans l’histoire, la différence sexuelle était revendiquée sans complexe comme une vérité anthropologique, un constituant fondamental de la complexité humaine. En dépit d’une dérive vers l’affirmation d’une incompatibilité, voire d’une guerre aggravée entre les sexes, qui ont
conduit ce mouvement au dogmatisme et au déclin, l’épanouissement de cette spécificité féminine continue néanmoins à dynamiser l’histoire contemporaine. Y compris – non sans lenteurs et douleurs – dans les pays en voie de développement. A chacune de ces étapes, c’est la libération de toutes les femmes qui était visée : en cela, les féministes n’ont pas dérogé
aux vœux totalisants des mouvements libertaires issus de la philosophie des Lumières et de la dissolution du continent religieux. On ne connaît que trop aujourd’hui les impasses de ces
promesses totales et totalitaires. Aucun des courants du féminisme en Europe et en Amérique n’y a échappé.
Voilà pourquoi j’ai fait de l’hyperbole provocante du « génie » le fil conducteur qui m’a aidée à déchiffrer, dans les œuvres d’Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette notamment, le
dépassement que chacune a opéré dans son domaine (philosophie politique, psychanalyse, littérature). J’invite chacun à tenter un semblable dépassement de soi-même. Car je suis convaincue que l’ultime aboutissement des droits de l’homme, et de la femme, n’est autre que l’idéal scotiste (du nom du moine philosophe Duns Scot, 1266-1308) que notre époque peut désormais réaliser : l’attention portée à l’ecceitas, le soin accordé à l’affirmation de la singularité, le souci pour l’advenue du « qui » dans le « quelconque ». Le « génie » n’en
étant que la version la plus complexe, la plus séduisante et la plus féconde, à un moment historique donné et capable, dans ces conditions seulement, de s’inscrire dans la durée et dans
l’universel.
Je suis donc « scotiste » plutôt que « féministe », et c’est à partir des réflexions que m’inspire cette option que :
• Je vous proposerais d’abord quelques rappels historiques et théoriques ;
• je m’arrêterais ensuite sur la part de la biologie et de la psychanalyse dans l’approche de la sexualité humaine ;
• j’aborderai, pour différencier la sexuation masculine et féminine, la castration côté homme et le changement d’objet côté femme ;
• et je terminerai par un bref voyage dans la singularité, que je donne comme le trait génial de la sexualité féminine et masculine.
II. « On » naît, mais « je » deviens
Les débats qui ont imposé que la différence sexuelle est inséparable de la pensée et de la politique modernes font apparaître un deuxième paramètre : la différence biologique
s’accompagne de différences psychiques qui entraînent des différences culturelles – dans le comportement, le désir, les réalisations imaginaires et symboliques des deux sexes.
Conditionnées par le programme biologique et le destin physiologique, nous naissons homme ou femme, aboutissements de la chaîne de la vie, et du mode de reproduction de nos ancêtres
mammifères. Cependant puisque nous sommes des mammifères parlants, le destin symbolique est aussi déterminant, sinon plus que l’ADN pour la constitution de notre identité, y compris
sexuelle. Cette empreinte formatrice du pacte symbolique – telle que l’impose une société historiquement donnée – détermine le « genre » homme ou femme, avec et par le « sexe » biologique.
« On » naît femme. Mais « on » devient un « je » féminin, un sujet-femme : construction longue et plus complexe que celle du sujet-homme, j’y reviendrai. Cette construction symbolique du sujet féminin reconquiert une relative indépendance du sexe biologique, indépendance que l’existentialisme militant de Simone de Beauvoir (1908-1986) ne lui a pas permis de déplier comme l’avènement intrapsychique dans le sujet-femme. Sa lutte pour l’émancipation de la « condition féminine » s’appuie cependant, dans Le Deuxième sexe, sur l’exemple d’incomparables aventurières comme Thérèse d’Avila, Théroigne de Méricourt ou Colette. En définissant le bonheur des femmes, comme celui des hommes modernes, en « termes de liberté », Beauvoir a contribué néanmoins mieux que personne à émanciper le corps féminin, et à ouvrir la question de la parité sociale et politique des deux sexes. Elle reste donc la pionnière dont la mémoire nous accompagnera tout au long de cette semaine. D’illustres biologistes nous donnerons ici les dernières nouvelles de la sexuation biologique. Je m’en tiendrai, pour ma part, à l’empreinte symbolique qui la parachève.
Du mythe fondateur du « meurtre du Père », que Freud restitua dans Totem et Tabou, aux variantes de la paternité idéale illustrées par les diverses autorités symboliques dans les sociétés patriarcales – chamans, prêtres, souverains ou présidents –, le pouvoir des hommes, confondu à celui du langage et de la capacité symbolique, a réservé aux femmes la place du foyer : de la reproduction et de l’intime. Minorée, souvent déniée, opprimée ou asservie, cette exclusion du féminin de la sphère du pouvoir symbolique et politique – dont nous vivons aujourd’hui l’évolution et le malaise – signe les premières étapes de la « guerre et de la paix des sexes ». Elle aurait pu donner lieu à une schizophrénie catastrophique et mettre à mal la survie de l’espèce, si elle n’avait été accompagnée d’une contrepartie fondamentale. Sans autorité mais non sans puissance, sans représentation politique mais non sans impact imaginaire, deux figures féminines compensent ce réglage schizophrénique inventé par Homo sapiens sous toutes les latitudes : la mère reine du foyer, garante majeure et douloureuse de la reproduction de l’espèce, et la sorcière aux désirs indomptés. Les mythes, dans leur diversité à travers le monde, témoignent de l’irrémédiable emprise que cette féminité« clivée », « interdite » et cependant redoutée exerce sur ces grands enfants que sont les hommes et les femmes de tous les temps. Les formations religieuses, de leur côté, ne cessent de proposer des compromis, pour reconnaître et mater, freiner et flatter ces « puissances de la nature » démoniaques, célébrées, déifiée, mais généralement exclues du magister sacral. Les travaux spécifiques des anthropologues, des historiens de la culture, des arts et de la littérature – dont beaucoup s’exprimeront ici même – retracent le tableau complexe de ces compromis, qui ont rendus vivables la guerre et la paix des sexes à travers les âges. Pour schématiser, économiquement et symboliquement minorées ou ignorées, les femmes n’en ont pas moins participé à la paix comme à la guerre des sexes : mais de manière oblique, sournoise, intermittente, exceptionnelle, et dans le discours des hommes nantis du pouvoir symbolique : cf. Athéna, Eve ou Marie, et Médée ou lady Macbeth. Soulignons les causes biologiques économiques de ce refoulement, de ce clivage entre les deux sexes, qui a pris souvent, pour le « deuxième », la forme de l’oppression et de la servitude : les difficultés de la gestation fixent la femme au foyer et confèrent à l’homme la tâche de la subsistance.
L’évolution des techniques et des mœurs démocratiques ont ajouté à la charge de la reproduction et du foyer, qui incombe traditionnellement et pour l’essentiel toujours aux femmes, le droit, voire la contrainte, d’accéder aux divers métiers. Puis, grâce à la contraception, décisive, il est devenu possible pour une femme de choisir la maternité elle-même et, dans la foulée, de mieux choisir la vie, en passant par sa vie professionnelle. Cumul de gratifications, de risques et de charges suivi d’appels à la répartition des obligations familiales (loin d’avoir reçu les réponses escomptées) : nous appelons cette cataracte émancipation.
La revendication libertaire a pris, au XXe siècle, la forme d’une guerre des sexes, exacerbant la différence entre les désirs des hommes et des femmes jusqu’aux extrêmes de la peur, de l’inhibition et de l’hostilité. Cette étape va s’atténuant, au profit de nouvelles formes de coexistence, qui empruntent la voie d’un retour protecteur aux modèles conformistes, assortie d’une « paix » qui n’est autre que celle du refoulement. Telle est la situation dans presque tous les pays du monde, sous la pression des guerres, des crises économiques et de la paupérisation qui entravent, quand elles ne les suppriment pas, tout élan et toute expression émancipateurs. Telle est aussi, pour beaucoup, la situation dans les démocraties dites avancées, sous la menace du terrorisme et des épidémies, parmi lesquelles le fléau du sida, et en réaction aux extrémismes militants. Pourtant, ce tournant dans la coexistence entre les deux sexes
s’élabore, essentiellement sur la reconnaissance et le respect de la bisexualité psychique de chacun : féminin et masculin de l’homme, masculin et féminin de la femme – le couple moderne qui dure est un ménage à quatre. Par ailleurs, l’identité sexuelle « traditionnelle » et le modèle familial « classique » sont transgressés par des « néoréalités », sinon massives du moins assez profondes pour susciter un intérêt légitime et faire débat, notamment sur l’homoparentalité.
Ces néoréalités sexuelles et familiales sont-elles seulement, si j’ose dire, une remise en question du modèle sexuel et familial spécifique à certaines civilisations et à certaines périodes
historiques ? L’anthropologie est là pour attester que les sociétés humaines se construisent aussi sur d’autres schémas familiaux, intégrant, par exemple, les homosexualités, sans crier à la « race maudite ». Dans cet esprit, le « couple bourgeois » lui-même, cristallisé sous la plume de Rousseau (1717-1778), dans La Nouvelle Héloïse et l’Emile, comme la « formule miracle » garantissant tout à la fois le lien parents-enfants et le lien Etats- citoyen, est apparu d’emblée intenable, et a été contesté, on le sait, sur le mode de la débauche, de la perversion et du crime : Sade (1740-1814) n’a pas manqué de l’annoncer aussitôt, dans le dos de Rousseau! Mais nous n’en sommes plus là. Avec l’affranchissement sans précédent des désirs singuliers des hommes et des femmes, favorisé par la civilisation occidentale malgré et à travers ses ambiguïtés et ses capacités de répression, et avec le développement des diverses techniques, notamment reproductives, la voie est ouverte à une remise en question
radicale de l’immémoriale différence des sexes elle-même, quelles qu’ont pu être ses variantes antérieures. Apocalyptique ou prométhéenne, cette tendance suscite la désapprobation des codes moraux et des religions qui veulent sauvegarder les compromis antérieurs entre les sexes qu’ils ont consacrés. Serait-ce une nouvelle décadence, suicidaire ? Je n’en exclus pas l’éventualité. Mais je soutiens que c’est la liberté élucidée, et non la contrainte imposée qui permettra de nouveaux ajustements des différences sexuelles, aujourd’hui en
dérèglement et recomposition. En crise, sinon en panne, l’harmonisation sera longue et pénible, mais elle est indispensable, et à mes yeux la seule souhaitable, car la seule
attentive à la créativité des uns et des autres, au développement d’un débat respectueux de l’intérêt général. Il n’y a pas d’autre fondement à l’architecture morale, dont a besoin l’humanité globalisée, que ce « corpus mysticum » dont rêvait Kant à la fin de la Critique de la Raison pure : une union raisonnée des lois morales avec la liberté de soi, de la liberté de soi avec celle du tout autre.
Nous voici ramenés à l’altérité qui, après Kant et avec Freud, est à penser non plus de manière abstraite, mais sous la forme de l’altérité fondamentale du sujet vivant : sujet sexué féminin, sujet sexué masculin. Comment se constitue-t-ils ? Sont-ils encore possibles ? Selon quel code de coexistence ? Un double mouvement s’esquisse dans cette remise en cause des modèles antérieurs. Soit, libéré des contraintes de la procréation et de l’asservissement économique qu’elles ont imposé aux femmes pendant des millénaires, nul n’entend « céder sur son désir », et c’est la guerre des sexes inéluctable : « Les deux sexes mourront, chacun de son côté », écrivait déjà Vigny, repris par Proust. Et jusqu’à Lacan déclarant : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Moins lyricopathétiques, et entre autres crises physiques ou morales, les dépressions féminines, les impuissances masculines et la décomposition des liens familiaux, malgré le happy end promis par les familles recomposées, témoignent de cette conflictualité à vif. Soit la différence s’efface dans l’unisexe qui masque le polymorphisme revendiqué des désirs. « Je suis homme et femme, clame le spectateur gâté de la Staracadémie universelle. Un troisième sexe qui est tout, c’est-à-dire rien, Ange ou androgyne, je veux tout et je revendique tous les droits. » Une troisième voie s’emploie à infléchir ces deux tendances, qui essaie d’éviter, et la paix du refoulement, et la guerre des désirs à mort. C’est cette possibilité d’un monde duel que nos réflexions, tout au long de la semaine, s’efforceront de dégager, sans en masquer les impasses, sans catastrophisme ni angélisme. Je préfère croire que cette option peut se développer selon des voies multiples. Je ne suivrai ici que celle que je connais ; la
seule qui, par sa finesse et sa complexité, me paraît capable de fédérer les approches philosophiques et scientifiques, propres à élucider la paix et la guerre des sexes : je veux parler de la découverte freudienne de l’inconscient, dont les percées
s’accompagnent de résistances et de rejets sans fin. D’abord, quelques généralités avant d’entrer dans le vif de la rencontre singulière, non de l’homme et de la femme, mais d’un
homme et d’une femme.
III. La psychanalyse débiologise la différence sexuelle qu’elle reconnaît
Tributaire de la pensée grecque et du message juif et chrétien, la psychanalyse freudienne s’approprie, dans un double mouvement, l’ontothéologie – la tradition philosophique
et religieuse. D’une part, à l’intérieur du champ complexe des sciences humaines qui la précèdent et l’accompagnent, elle considère que l’« être parlant » ou le « sujet » se constitue dans le lien symbolique avec l’autre, à commencer par les liens de désirs dans la langue maternelle. D’autre part et plus radicalement, en posant que le sujet parlant est sexué, la psychanalyse reprend les données de la biologie, et en premier lieu la différence sexuelle et son substrat, que Freud appelle « pulsionnel » (Triebe), pour opérer une véritable incision dans l’entendement. Freud ouvre l’autre scène de l’inconscient : la scène des pulsions et des désirs, des processus primaires et du travail du rêve, se trouve creusée par la psychanalyse dans le lieu même de l’Ego cogito, non moins que dans celui du mystique Ego affectus est – on l’a beaucoup dit. Ce qu’on dit moins, c’est que la découverte de l’inconscient ne dédouble ni le Verbe ni la Raison – langage d’homme et langage de femme, raison d’homme et raison de femme – mais qu’en tenant compte de la sexuation des sujets parlants, elle singularise à l’extrême chaque sujet sexué-et-parlant. Car ma place dans le triangle familial n’est pas la même si je suis homme ou femme ; et c’est ce contexte intersubjectif, d’emblée traversé par la différence sexuelle innée et recréée de mes parents, qui module mon désir ainsi que mes capacités de dire, écrire, chanter, conduire un avion ou créer une rose. Le désir du sujet sexué et pour le sujet sexué, dit en substance la psychanalyse, est cette alchimie – indécidable et cependant de plus en plus connaissable – qui fait de mon sexe biologique un « genre », dit-on. Un « sujet sexué », dirai-je, d’une incommensurable singularité (le « genre » – à déconstruire, indéfiniment – faisant partie de cette incommensurable singularité elle-même).
En d’autres termes, la théorie psychanalytique de la sexualité, telle que je l’entends et la pratique, est une théorie de la coprésence de la sexualité et de la pensée. La frustration
optimale, la séparation mère/enfant, la position dépressive, le manque, l’identification primaire, la sublimation, l’idéalisation, l’acquisition de l’Idéal du moi et du Surmoi sont quelques-unes des étapes du positionnement du sujet, dans ce tressage d’énergie et de sens, d’excitabilité et de loi, qui caractérise la sexualité humaine selon la perspective analytique. La phase phallique en constitue l’expérience nodale, que j’ai appelée pour cette raison un « kairos phallique », pour évoquer la « rencontre » mythique ou la « coupure » destinale contenu dans le mot grec.
Je tiens à m’attarder sur cette rencontre car les étapes que j’ai énumérées, banalisées par certains et obscures pour d’autres, n’ont pas manqué d’être perçues comme discriminatoires pour les femmes. A la suite de la maturation neurobiologique et des expériences de séparation optimales avec l’objet, le stade phallique devient l’organisateur central de la coprésence
sexualité-pensée dans les deux sexes. L’enfant, doté du langage et de la pensée, investit ses organes génitaux et leur excitabilité, et il associe les opérations cognitives appliquées au monde extérieur avec les mouvements intérieurs de son excitabilité pulsionnelle.
Une équivalence se produit entre le plaisir de l’organe phallique et l’accès au langage, à la fonction de la parole et de la pensée. A ce stade de son développement, le sujet masculin en
formation ne perçoit pas le père seulement comme le rival à tuer pour s’approprier la mère ; il s’aperçoit aussi de la séparabilité du père : figure tierce, régulatrice de la dyade sensorielle mère- enfant, le père devient père symbolique, instance de l’interdit et de la loi. Porteur du pénis, le petit garçon investit d’autant plus cet organe de plaisir qu’il est d’abord et surtout celui du père, dont il reconnaît le rôle organisateur au sein de son monde
familial et psychique. Le pénis, on le sait, est investi par les deux sexes pour devenir le phallus – le signifiant de la privation, du manque à être, mais aussi du désir, y compris du désir de signifier. Visible et narcissiquement reconnu, érectile et chargé d’une forte sensibilité érogène, détachable et donc « coupable », susceptible de perte, le pénis devient le support de la différence, l’acteur privilégié du binarisme 0/1 fondant tout système de sens (marqué/non-marqué), le facteur organique, et donc réel et imaginaire, de notre ordinateur psychosexuel.
Chez la fille aussi, une rencontre décisive (un kairos) a lieu entre la maîtrise des signes et l’excitation sexuelle, pour souder son être de sujet pensant et désirant. Non plus l’excitation orale ou anale qui domine le bébé, mais, avec ou sans la perception du vagin, l’excitation clitoridienne s’impose à cette période où, contrairement au garçon, la fillette change d’objet.
La question ouverte par la psychanalyse – qu’est-ce qu’un sujet homme ? Qu’est-ce qu’un sujet femme ? – se complexifie. Si les désirs des unes sont concentriques, centripètes, ombiliqués à la stabilité du foyer et à la protection de cette aurore de la sublimation amoureuse qu’est l’enfant ; les désirs des autres sont fugueurs, centrifuges, pistant inlassablement les « mille e tre » proies du « grand seigneur méchant homme », ce Don Juan
sommeillant en tout homme. Serait-ce seulement les contraintes de la perpétuation de l’espèce qui les rassemblent ? Des contraintes qui survivent très mal à la maîtrise de l’excitation, de
la fertilité, de la procréation elle-même? Ou au contraire, existerait-il une complémentarité biopsychique des désirs, des intérêts, des accomplissements individuels et collectifs ? Qu’est-
ce qui leur permet de vivre ensemble, malgré et avec leurs différences ? Pour compliquer encore les questions que nous pose l’état actuel de la guerre et de la paix des sexes, la métaphysique nous a légué ce bien précieux : la notion et le respect de la singularité. Nous confondons si facilement aujourd’hui singularité et égotisme que je me permets d’insister, avec Hannah Arendt, sur le fait que cette inégalable vérité du singulier « demeure cachée » au « moi seul » et « n’apparaît si nettement, si clairement qu’aux autres ». Dans un monde sans « présupposés normatifs » fiables, n’est-ce pas le singulier qui nous mobilise, quand nous comptons chaque victime des assassinats de masse, quand nous inscrivons
sur les murs du musée de l’Holocauste à Tel Aviv le nom propre de chaque personne disparue dans les chambres à gaz, quand nous déplorons la perte de chaque innocent dans les guerres
justes, saintes, féroces ? Mais alors, si le respect de la singularité est la plus belle conquête des droits de l’homme et de la femme, que reste-t-il de la dichotomie homme/femme ? Serait-ce, comme je le pense, la liberté comprise comme une reconquête inlassable de la singularité, propre à créer et recréer des liens ? Ou, au contraire, comme je le crains, la singularité dévoyée en scandale, en réponse à des demandes et à des désirs inavouables ?
Sous le feu croisé de ces efforts et de ces faiblesses, on pourrait penser que la paix et la guerre des sexes léguées par le siècle dernier sont une énième « ruses de l’histoire » qui ne mène
nulle part. Ou à un « nouveau monde amoureux » ? C’est ce qui m’a entraînée vers le génie féminin, en contrepoint – je l’ai dit – des arguments et des projets « de masse ». Je ne développerai pas les traits du génie masculin : le « sujet » et le « génie » ont été et sont explicitement et implicitement masculins. Mais je m’arrêterai sur la différence,
essentielle, que me révèle mon expérience analytique : la sexuation de l’homme est dominée par l’expérience de la castration ; celle de la femme par le changement d’objet.
III. A. Le roc de la castration
L’identification du sujet homme au pouvoir symbolique associé à sa puissance phallique, n’a rendu que plus redoutable la menace de les perdre, en particulier dans la confrontation sexuelle avec l’imperturbable génitrice : la femme-mère. Lui, puissant et
impuissant, tumescence-détumescence, sujet du temps et de la mort. Elle, matrice dévoratrice du sperme mâle, et indispensable couveuse de l’espèce, pourvoyeuse de la progéniture. Le
fantasme de castration qui serait infligé par le père primitif, en punition des désirs et des passages à l’acte incestueux, est, en réalité et plus profondément, une peur du féminin. Le sujet, constitué au fil de la société patrilinéaire, est habité par la peur de la castration – ou du féminin – pour les deux sexes. Puisque la jouissance de l’animal symbolique s’adresse au pouvoir phallique du père, et qu’elle dépend du Verbe, auquel son magister est identifié, ce réglage entraîne, logiquement et en contrepartie, l’horreur de la vallée obscure, de l’insatiable pulsion féminine qui menace de l’engloutir. C’est le « roc de la castration » que Freud
diagnostique, avec sa doublure : la peur de devenir femme. Et c’est sur ce « roc » que s’affrontent les deux sujets sexués dans la guerre de leurs désirs. Mais si une femme n’éprouve que dans la psychose cette catastrophe identitaire, l’homme en est menacé en permanence.
Terrible et jubilatoire, la peur de la castration mène l’histoire des hommes qui n’auraient d’autre choix que de la dénier ou d’y succomber. Première solution : se faire séducteur éternel, mais n’est pas Casanova qui veut. Plus spirituel que charnel, l’homme invente alors la transcendance, l’« au-delà », il s’en remet à Dieu ou au Verbe, puis se fait chair, entraînant sa compagne dans le paradis de cette culture, où elle ne subsiste que comme objet, au
mieux comme signe de son désir à lui. Deuxième solution : s’arranger avec à la castration, et donc se condamner à être le serviteur du lien social, un rouage de l’ordre. Au pire, s’abîmer
dans la psychose mélancolique ou se pétrifier dans la paranoïa. Il y a une troisième voix, épuisante mais grosse de bénéfices : la perversion, que Lacan écrit comme une version érotique adressée au père, père-version, et qui se soutient d’une mère-
version, identification masochique et exaltée avec la mère. L’issue sublimatoire est elle-même souvent pavée de ces passages à l’acte père-vers ou mère-vers. Elle conduit l’homme –
les grandes œuvres de la culture en témoignent – à cette fabuleuse pulvérisation-dissimination identitaire, à cette admirable annulation de soi qui culmine dans quelque chose comme un
bonheur, « something like a happyness », m’a dit quelqu’un, où le rire éclate dans la sérénité du néant, où l’être est lové au non-être, détaché parce qu’asexué, neutre, innocent. Cette enfance retrouvée avec l’aptitude à se pardonner, pardonnant du même
élan les désirs forcément guerriers, signe en définitive la sublimation du sujet masculin, lorsqu’il a brûlé l’angoisse de castration et sa défense – la pose phallique. Au contraire, la
sublimation féminine, nécessairement déployée dans la maternité, reste souvent perdue dans la mélancolie, quand elle ne se durcit pas dans la pose de la virago, ou dans une insoluble compétition phallique, inlassable vengeance contre le père abusif ou frustrant
qu’est supposé être tout homme.
III. B. Un Œdipe biface
Face à l’épreuve de la castration qui se dramatise et se sublime chez l’homme, l’Œdipe féminin nécessite le changement d’objet, et constitue une épreuve psychique particulière, dont
vous me permettrez de renouveler l’interprétation sous forme
d’Œdipe biface. Appelons Œdipe prime la période qui va de la naissance à la
phase phallique, entre trois et six ans. Le « monisme phallique » place la psychosexualité humaine des deux sexes sous le primat du phallus, mais Freud, dans ses travaux sur la sexualité féminine des années 30, et après lui ses successeurs, notamment les
femmes, découvrent entre la petite fille et sa mère, un lien adhésif et intense, difficilement accessible à l’analyse, car enkysté dans l’expérience sensorielle préverbale. C’est la
« civilisation minoémycénienne derrière celle des Grecs ». Elle serait au fondement de la bisexualité psychique, « bien plus accentuée chez la femme que chez l’homme ».
Cette coexcitation initiale entre la mère et le bébé me semble très éloignée des modèles idylliques du « minoémycénien » selon Freud, ou d’une sérénité de l’« être » avant le « faire » pulsionnel selon Winnicott. La sexualité infantile, qui n’est pas celle des instincts mais celle des constructions psychosomatiques que sont les pulsions, toujours déjà biologie-et-sens, se constitue dès l’origine dans l’interaction du nouveau-né avec ses deux parents,
et sous l’emprise de la séduction maternelle relayant celle du père. L’enfant, qui se laisse séduire et qui séduit avec sa peau et ses cinq sens, se livre avec ses orifices : bouche, anus, et vagin pour la petite fille. L’enfant séduit, orificiel, effracté est à l’origine un être sexuel, ce « pervers polymorphe », qui anticipe... l’être-pénétré de la femme. Passive, la sexualité de l’Œdipe prime n’en est pas moins réactive et active : émission de selles, expressions vocales et gestuelles la scandent agressivement. Chez le garçon, l’excitation pénienne se superpose à la gamme complexe des réactions à l’effraction-séduction originaire qui structure la « position féminine » du sujet masculin. L’Œdipe prime de la fille comporte des ambiguïtés plus complexes. La mobilisation vaginale-cloacale et l’excitation clitoridienne structurent sa sexualité originelle comme une bisexualité psychique : passive et active.
L’effraction orificielle primaire est compensée, et par l’excitation clitoridienne, et par
l’élaboration précoce d’un lien d’introjection-identification avec l’objet aimant-et-intrusif qu’est la mère. La cavité excitée se mue ainsi en représentation interne. Et s’amorce un lent travail de psychisation, qui sera accentué par l’Œdipe bis, mais qui s’effectue d’emblée comme et contre l’objet, parce que comme et contre maman. La complexité de l’Œdipe prime de la fille, et sa monovalence chez le garçon tiennent à la différence anatomique entre les sexes, tout autant qu’aux motifs historiques et culturels qui déterminent l’ambivalence de la séduction parentale à l’égard du « deuxième sexe », dont l’évolution est plus fragile et plus
complexe. La dépendance de la fille vis-à-vis de l’amour de sa mère prépare le statut de l’objet érotique féminin, qui ne sera que rarement un « partenaire » de désir, mais plus exclusivement un « amant », auquel la femme demande qu’il la comprenne comme s’il était... une mère imaginaire, dans un lien psychique moins facilement interchangeable. Cette dissymétrie conditionne inexorablement la mésentente entre les sexes. Le féminin polymorphe de l’Œdipe prime sera moins refoulé, que masqué par la féminité réactionnelle et ses parades d’embellissement ou de réparation narcissique, par lesquelles le phallicisme ultérieur de la femme réagit au complexe de castration. Détaillons l’ambiguïté de ce passage. D’une part, comme tout sujet de la parole, de la pensée et de la loi, la fille s’identifie au
phallus et au père qui en est le représentant : elle tient ainsi son rôle dans l’universalité de la condition humaine. Où elle est cependant désavantagée. Dévalorisée par l’absence de pénis, et
cela dans toutes les cultures connues, c’est en gardant l’empreinte inconsciente de sa sensorialité polymorphe vouée au désir de la mère, et donc d’une homosexualité féminine endogène, qu’elle adhère à l’ordre phallique. Elle y adhère sur fond de « continent noir », selon la modalité du « comme si », de l’illusoire, du « je joue le jeu, mais je sais que je n’en suis pas car je ne l’ai pas ». La position phallique de la femme constitue ainsi le sujet féminin
dans le registre de l’étrangeté radicale, d’une exclusion constitutive et d’une irréparable solitude : source de dépressivité. Sujet phallique de la parole, de la pensée et de la loi, la fille
se replie en outre, non sur la position passive comme on a l’habitude de le dire, mais sur la position réceptive pour devenir l’objet du père. Désirant recevoir le pénis et obtenir un enfant du père, depuis la place de la mère, sa rivale primaire. A suivre les torsades que demande au sujet-femme son accession à l’ordre phallique, nous comprenons son irréductible
étrangeté. « Que veut une femme ? » — telle est la lancinante question que Freud n’est pas le seul à formuler. Telle est aussi peut-être cette insoumission que salue Hegel chez la femme,
« éternelle ironie de la communauté ». Une fois accomplie le tourniquet complexe de l’Œdipe prime et de l’Œdipe bis, le sujet-femme peut avoir la chance d’acquérir
cette maturité qui lui fait accueillir l’enfant comme la présence réelle de l’autre ; maturité dont l’homme manque si souvent, ballotté qu’il est entre la pose phallique du « macho », et la
régression infantile de l’« impossible Monsieur Bébé ».
Freud, qui pensait que seule une « faible minorité » d’êtres humains pouvait « reporter sur [leur] propre amour l’accent primitivement attaché au fait d’être aimé », interprétait cette
sublimation comme une défense contre la perte de l’objet, sans y déchiffrer une perlaboration de l’amour narcissique, ainsi que le suggère la prescription biblique et évangélique : « Aime ton prochain comme [tu t’aimes] toi-même ». Il voulait bien faire une concession aux mystiques mais ne paraît pas songer à la maternité. Il sépare en effet cette « œuvre de la civilisation » qu’est la « disposition à l’amour universel » des « intérêts de la
famille » auxquels les femmes sont vouées ; et il leur reproche d’être incapables d’une « œuvre civilisatrice », car inaptes à sublimer leurs instincts2. Freud serait resté au bord de l’analyse de l’expérience de la maternité.
Lorsque la mère peut dépasser l’emprise sur l’enfant comme prothèse phallique, et dépassionner le lien à autrui, s’ouvre pour elle, au-delà du temps du désir et de la mort, celui, cyclique et serein, des générations, des recommencements et des renaissances.
Dès lors, cette femme n’est plus dans le jeu de la mascarade, si amusant, si séduisant, où la féminité se construit comme un maquillage du féminin. Elle a métabolisé la réceptivité intérieure et sensitive de l’Œdipe prime en une profondeur psychique : c’est le féminin. Mais elle n’ignore pas la féminité qui, pour se défendre du féminin, sait faire semblant et excelle à la séduction et à la compétition virile. C’est un « hermaphrodite mental », diagnostiqueColette. C’est dire que La femme n’existe pas, en ce sens qu’il y a une pluralité de versions féminines, et que la communauté des femmes n’est jamais qu’unes femmes. En plaçant l’épreuve de la castration au cœur de la sexuation, la psychanalyse décompose la supposé solidité de sujet-homme et du sujet-femme. Si l’on prend l’expérience analytique au sérieux, on dira qu’il n’y a plus d’homme, plus de femme. L’analyste écoute et entend le sujet singulier, unique, dans le sujet homme ou femme. Que veut un homme ? Que veut une femme ? Paradoxalement, la question de Freud est pré-analytique. Je l’affirme après lui, à partir de mon expérience du transfert- contretransfert qu’il nous a légué. Plus que dans tout autre domaine de la connaissance, l’approche inaugurée par la découverte freudienne conjugue le général au singulier.
IV. Arendt, Klein, Colette : quelques croisements
La sexualité féminine ainsi entendue, comment les œuvres de Arendt, Klein et Colette la condensent-elles ? Par-delà les incommensurables différences et l’originalité des œuvres de Arendt, Klein et Colette que j’ai visitées, quelques traits communs émergent : la permanence du lien et de l’objet ; le souci de sauvegarder la vie de la pensée parce que la pensée c’est
la vie ; l’insistance sur le temps de l’éclosion et de la renaissance
a. Le lien absolu.
Soucieuse de défendre la singularité de « qui », menacée par les totalitarismes, Arendt ne se réfugie dans aucune incantation solipsiste : contre l’isolement des philosophes dont elle raille la « tribu mélancolique » et contre l’anonymat des foules où se dissolvent les « on », notre « journaliste politique » en appelle à une vie politique capable d’assurer l’originalité de chacun dans des liens de mémoire et de récit destinés aux autres. Cette réalisation de « qui » dans le « lien » est une marque distinctive de la pensée politique arendtienne, intensément libertaire mais éminemment sociale. Melanie Klein, elle, transforme radicalement l’hypothèse freudienne d’un narcissisme originel, et pose, dès les débuts de la vie psychique du bébé, un « moi » capable de « relation d’objet ». L’« amoureuse Colette », qui ne cesse d’être trahie — et de trahir —, se déclare au-delà de la passion amoureuse : « Une des grandes banalités de l’existence, l’amour, se retire de la mienne. [...] Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux. » Dans ces trois affirmations du moi inséparable de la variété
de ses liens — politiques, psychiques, sensoriels, amoureux, écrits — je serais tentée de lire une constante de la psychosexualité féminine.
b. La pensée comme vie.
En diagnostiquant dans le totalitarisme un mal radical qui a osé déclarer « la superfluité de la vie humaine », Arendt s’est faite le défenseur de la vie non comme zoé, mais comme bios,
ouvrant à une biographie destiné à la mémoire de la Cité. Dans les méandres du vouloir, du penser et du juger, la philosophe cherche à élucider le sens de cette vie coextensive à la pensée, et que les deux totalitarismes du XXe siècle ont cherché à anéantir.
Scandalisée, mais non sans humour, elle se moque d’Eichmann qui « banalise le mal » parce qu’il est « incapable de [le] distinguer [du] bien », et qu’il possède le « triste don de se
consoler avec des clichés », « étroitement lié à son incapacité à penser — et notamment du point de vue d’autrui ». Arendt a fait de sa lutte politique contre le totalitarisme un combat
philosophique non pas pour la pensée-calcul, mais pour la pensée-interrogation, la pensée-goût, la pensée-pardon. En fondant la psychanalyse des enfants, Melanie Klein ne
troque pas l’érotisme, placé par Freud au fondement de la vie psychique, contre la douleur du nouveau-né qu’elle suppose schizo-paranoïde, puis dépressif, comme on l’en a souvent
accusée. En se focalisant sur la psychose infantile qui handicape la faculté cognitive, Klein fut la première à faire de la psychanalyse un art de soigner la capacité de penser. Colette, quant à elle, exerce l’art des mots non comme une rhétorique ou une pure forme, et moins encore comme un message d’idées. Si elle pense en écrivant, c’est que cette pensée écrite est immédiatement une nouvelle vie qui lui procure, au- delà d’un nouveau moi et d’un nouveau corps, rien de moins qu’une osmose avec l’Etre. Son écriture sensuelle, gustative et
sonore, parfumée et tactile, est une pensée faite chair. Chacune différemment, ces trois femmes identifient la vie et la pensée. Pour elles : vivre c’est penser-sublimer-écrire. La psychosexualité féminine telle que je l’ai développée répugne à s’isoler dans les palais obsessionnels de la « pure pensée », dans l’abstraction surmoïque ou la maîtrise phallique du calcul logique. Le féminin – celui de l’homme aussi – préfère au contraire ces régions «poétiques » de la pensée, où le sens s’enracine dans le sensible, où les représentations de mots côtoient les représentations de choses, où les idées font leur place aux pulsions.
c. Le temps de la naissance
Sans avoir fait l’expérience de la maternité, Arendt assigne au temps de la naissance une fonction nodale dans sa pensée de la liberté : c’est parce que les hommes naissent « étrangers» et « éphémères », que la liberté — ou capacité de recommencer — se trouve fondée ontologiquement. « Cette liberté [...] est identique au fait que les hommes sont parce qu’ils sont nés, que chacun d’eux est un nouveau commencement, commence, en un
sens, un monde nouveau. » Au temps du souci, au temps pour la mort, dont elle ne dénie pas la portée originelle pour la formation de la pensée, Arendt ajoute une méditation d’inspiration
augustinienne et nietzschéenne, enrichie par sa propre expérience de la politique du XXe siècle, et qui s’appuie sur une autre temporalité : le recommencement, l’histoire comme renouveau. Grâce à son analyse avec Ferenczi et Abraham, la dépressive
Melanie Klein renaît comme analyste. S’arrachant à l’allemand, elle puise une nouvelle inspiration théorique dans l’anglais, et dans le contexte de la psychanalyse britannique, elle renforce l’implication contre-transférentielle de l’analyste dans la cure. Suggestions, violences, intrusions dans la psyché malléable de ses jeunes patients ? Possible, mais par sa technique
d’intervention interprétative, Melanie se livre dans ses fantasmes infantiles à l’enfant qui lui parle. La projection contre- transférentielle est nécessaire à l’interprétation. Winnicott,
dissident attentif de Klein, formulera la cure analytique elle- même comme une perpétuelle renaissance du sujet. Colette évite de s’attarder sur l’inévitable de la mort « qui n’est qu’une banale défaite ». Elle préfère s’extasier avec Sido sur l’éclosion. Eclosion de la fleur du « cactus rose », naissance d’un enfant, cette femme qui n’a pas été une mère idéale,
retrouve dans l’écriture aussi, dans l’écriture surtout, son rythme, celui de l’in-fini, du re-commencement : « Faire peau neuve, reconstruire, renaître, ça n’a jamais été au-dessus de mes forces. » Lien absolu ; pensée égale vie et réciproquement ; le temps est une éclosion. Ce ne sont pas les seuls traits communs de ces trois œuvres. Et qu’on puisse les relier à des constantes de la psychosexualité féminine n’empêche pas qu’on les rencontre
aussi dans des œuvres masculines — la bisexualité psychique étant commune aux deux sexes. Mais n’est-ce pas la rencontre des similitudes qui rend possible l’harmonisation des
différences : une certaine paix ?
V. « Corpus mysticum »
A la Renaissance, à en croire Arendt, les hommes ont inventé le génie pour ne pas mourir d’ennui dans un monde sans au-delà : le génie : atterrissage du divin chez l’homme exceptionnel, très rarement chez la femme. Mais c’est à ce pessimiste que Freud
prétendait être, que nous devons la découverte qu’il existe une génialité intrinsèque aux hommes et aux femmes, qui consiste à analyser la paix du refoulement et la guerre des désirs, afin de créer des ajustements vivables, des transferts vivables – créations sans fin, tentatives infinies, interminables. C’est à cette génialité amoureuse que fait appel le patient qui vient en analyse ; c’est elle que réveille la psychanalyse. Sujet-homme et sujet-femme, je peux créer mon génie amoureux, capable d’un amour sans objet absolu, toujours reconstructible et renouvelable dans le lien à mon ou mes partenaires, à mon travail, à cette fleur, à cette
université, à ce monde.
Vous jugez paradoxal, utopique, d’évoquer, dans un monde globalisé, uniformisé, banalisé, robotisé, l’éventualité d’une activité créatrice des sujets sexués que nous sommes ? Elle existe, et même se développe, pour faire contrepoids à la banalité qu’est le mal moderne. Et c’est dans ces marges d’innovations mineures qui nous empêchent de mourir de banalité, que nous cherchons àréaliser nos génialités quelconques, pathétiques émules, peut-être, des génies consacrés à travers les âges. Le moindre effort d’originalité, la moindre réussite de nouveauté, ne nous demande- t-elle pas de nous réinventer ? Ainsi, par delà la bisexualité
psychique elle-même, que je sois sujet homme ou sujet femme, je recrée jusqu’à mon identité sexuelle dans une plasticité ouverte à des métamorphoses inouïes : je est un autre avec Rimbaud – homme, femme, enfant, plante, animale, étoile. Et avec Colette je deviens la chair du monde.
Ces modalités, dans lesquelles se déroulent la guerre et la paix des sexes, ne sont pas nouvelles. Le troisième millénaire offre les moyens de les radicaliser et de les rendre accessibles au plus grand nombre, de les globaliser. Dans l’hypothèse la plus favorable, je dirais qu’il dépend des réponses singulières des hommes et des femmes de faire leur choix. C’est une mutation de l’espèce humaine qui se profile, apocalyptique, non ; risquée, oui.
Et non contrôlable : elle dépend de la confrontation – de la « guerre » – que se livre le génie singulier de chaque sujet sexué que nous sommes, pour construire une paix désirable : le
contraire d’un consensus contraint. C’est à partir de cette génialité latente de chaque sujet sexué, homme ou femme, de sa singularité et créativité latente, et non de son identité fixe, qu’il est fécond d’envisager, et la guerre, et la paix des sexes, pour l’humanité du troisième millénaire. Avec et après la guerre des sexes, il reste à inventer un
nouveau monde amoureux. Non pas l’Amour avec un grand A, substitut narcissique et supposé laïc des illusions religieuses. Il reste à réinventer le fondement de cet acte difficile entre tous consistant à croire en pensant l’autre sujet sexué. Je crois en toi en toute lucidité, et je ne suis pas forcément d’accord, mais je me cherche en toi comme tu te cherches en moi, différemment et ensemble.
Il manque un fondement à ces temps troubles que nous promet l’accélération de la technique. Non pas un code moral ou religieux, nouveau ou ancien. Mais l’ontothéologie dont nous
sommes issus nous a légué un projet possible : cette singularité du sujet capable de liens, à laquelle la psychanalyse freudienne a restitué le dualisme psychosexuel, sa construction par des deux sexes dans le triangle œdipien. A la fin de la Critique de la raison pure (1781) Kant rêvait d’un « corpus mysticum » des « êtres raisonnables », pour fonder un monde moral, autrement irréalisable. Il entendait par là une « unité systématique » établie par l’empire des lois morales sur le libre arbitre, du « libre arbitre avec lui-même » et « avec la liberté
de tout autre ». Nous savons maintenant que la liberté du désir est folle, et que la guerre des sexes continue.
Le « corpus mysticum » nous manque ; peut-être nous manquera-t-il toujours ; peut-être est-il, par définition, manquant. Je prends le risque de penser qu’il nous manque parce que nous avons oublié de le chercher dans cette lucidité amoureuse qui lie, à travers guerre et paix, un homme et une femme. C’est parce qu’elle est impossible qu’elle vaut la peine d’être tentée. Aussi ne mérite-t-elle pas d’autre nom que celui de cette utopie rêvée par Kant. Je prétends que si elle n’est pas cette lucidité qui réunit les deux sexes, à travers la guerre qu’ils se livrent à mort, elle n’existera pas, et le monde moral non plus. Pourtant, c’est bel et bien cet impossible que vise l’expérience freudienne. Sans fin, indéfiniment. Je souhaiterais que la semaine qui s’ouvre s’en souvienne.
Julia Kristeva
Université Européenne d'Eté
Université Paris 7-Denis Diderot
« Guerre et paix des sexes »
11 - 15 septembre 2006.
|