Hommage à Claude Durand
(1938-2015)
le 13 mai 2015
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Mon cher Claude,
Je revois nos deux petits bureaux de
jeunesse, aux Éditions du Seuil, de part et d’autre d’une cour étroite. Nous étions
là, presque face à face. Je m’occupais de l’aventure tumultueuse d’une revue
d’avant-garde littéraire, et toi d’une collection dont le titre te définissait
tout entier : Combats.
Combats, c’est le moins que
l’on puisse dire, et je n’oublie pas ton engagement crucial, lors de la
traduction de l’Archipel du Goulag en
France, évidemment considérable, qui était loin de plaire à tout le monde, et
tu t’es montré intraitable, ce qui fait que Soljenitsyne est devenu ton ami. Tu
as ouvert bien des yeux aveugles.
La liberté de penser est toujours
menacée. Tout le monde sait que l’édition, la lecture, sont maintenant la cible
d’un totalitarisme nouveau, numérique, avec des conséquences incalculables sur
l’éradication de l’histoire et de la littérature. Tu en étais conscient, et
j’en veux pour preuve, pour moi émouvante, que ton intervention décisive pour
la publication du dialogue entre Julia et moi, Du mariage considéré comme un des beaux-arts. Ce livre paraît en
même temps que ta disparition, et je sais combien Julia a bénéficié de ton
écoute et de ton soutien.
Liberté d’expression, liberté de penser,
combat perpétuel. L’amitié aussi, malgré les orages, est un des beaux-arts.
C’est pourquoi, cher camarade, je tenais à m’incliner aujourd’hui devant toi.
Philippe Sollers
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Palais-Royal, 2008 |
En
prenant la parole, je me rends à l’évidence : il m’est impossible, il me
sera difficile de parler de Claude Durand à la troisième personne. Serait-ce
parce que je n’accepte pas sa mort ? Sans doute. Et aussi parce que,
pendant plus de trois décennies de travail en commun, il n’y avait que deux
personnes : moi et Vous, cher Claude — moi et Vous, chère Julia. Pas
de tiers entre nous, ni pour nous. L’éditeur et l’auteur, unis par un être
étrange, ni sujet ni objet : le livre à venir, le livre à publier, le
livre à recommencer. Colonne d’un temple, inachevée ou brisée, et pour cela
même sacrée. « Sacré » au sens de ce sacré laïque, dont on nous
affirme qu’il manque aujourd’hui, en oubliant que les Lumières françaises, uniques
au monde, nous en ont donné deux facettes : le sacré de la vie humaine, et le sacré du livre à refaire inlassablement, du texte
à écrire-réécrire.
J’ai
connu plusieurs grands éditeurs, depuis mon arrivée en France en 1965. L’un me
parlait de la « poésie» interne à mes livres, l’autre de mai 68 dont nous
avions partagé certaines flambées, mais tous ne pensaient qu’à ce que « ça
coûte ». Claude Durand était le seul sachant
lire le manuscrit et le porter, fidèle à son auteur, à la hauteur d’une
publication. Nous investissions ensemble les pages écrites : investir, de la racine sanscrite kred, strad : don de soi, perte, restitution et promesse. De
cette racine viennent, dans les langues romanes, le credo latin et le crédit banquier. Tous les deux mis à mal aujourd’hui. Claude Durand est, pour moi, les
derniers des croyants laïques dans cette expérience en voie de disparition,
dit-on, au royaume du livre.
Cela
a commencé aux Éditions du Seuil. À côté de Tel
Quel, Claude Durand devint l’agent littéraire de Soljenitsyne : nous
étions parmi les rares à apprécier l’audace et l’intelligence de son geste, de
cette vocation. Je me souviens de la traduction, avec Carmen, de Garcia
Marquez… Puis, de la parution de Nuit zoologique (1979). Son seul roman
écrit pendant qu’il exerçait son métier d’éditeur, et salué par l’éclairante
analyse de Ph. Sollers. Qui me demande de porter ici son amitié et sa
tristesse.
Nous
sommes aujourd’hui le 13 mai 2015, et ce jour d’hommage à Claude Durand a été
prévu de son vivant comme… le jour de parution d’un livre dont il a eu
l’initiative et dont il a soutenu la publication : Du mariage considéré comme un des beaux-arts, par Philippe Sollers et
moi-même. Claude Durand y tenait beaucoup, pour « percer le mur de silence
des jaloux », disait-il, mais aussi pour « parler vrai » en ce
« mois de mai, LE mois des mariages ». Autant de formules ironiques
et porteuses, ferventes et dévastatrices, et pour cela même impératives,
engageantes. Impossible de s’y dérober, le livre sort en effet aujourd’hui en librairie.
Quelques jours avant sa mort, j’ai envoyé à Claude, à l’hôpital, une carte
postale avec la photo de Colette, une de mes trois « génies
féminins », essais publiés par Fayard, qui écrivait que « la mort
n’est qu’une banale défaite », « renaître n’est jamais au-dessus de
mes forces ». Je lui donnais rendez-vous pour le lancement du livre au
Café de la Barge, organisé par la radio RCJ vers la fin mai, « mois des
mariages »…
Les
plus célèbres auteurs de la maison, des personnalités éminentes des institutions
et des médias, ont rendu et rendront hommage à la personne et à l‘œuvre de
Claude Durand. Je voudrais pour ma part souligner la polyphonie qu’il a mise en œuvre dans le catalogue de la maison
Fayard rénovée. En effet, quel rapport entre Soljenitsyne, Régine Deforges et Julia Kristeva ? Certains diront que
l’enfant du 93 que fut Claude Durand a voulu se venger du parisianisme
germanopratin de l’édition française, en favorisant les marginaux, les
étrangers, les dissidents de tous ordres. J’y vois davantage qu’une revanche.
Sans oublier la cicatrice – ou l’horizon – du 93, il les a déplacés
vers des expériences atypiques, insolites, inassimilables. Avec J. Kristeva, le
« grincement de dents », la « cassure Claude Durand » s’est
déplacée pour se transfigurer là où l’on l’attendait le moins : en
philosophie, linguistique, sémiologie, psychanalyse…, et dans les plaques mouvantes du genre roman,
protéiforme de naissance, que je tente de refaire à ma façon, en empruntant à
l’intime, au poétique, à la philosophie, au polar métaphysique, à l’histoire, à
la science, comme on le faisait avant Rabelais… « On vous aime à
l’étranger ? C’est bon pour nous, l’étranger, c’est un nombril et ça
fait peur », disait-il, sibyllin. Je traduisais que, dans certaines
circonstances, Claude Durand privilégiait, au calcul de la rentabilité
commerciale et médiatique, la séduction et la fécondité de la résonance
étrangère, incontrôlable. Comme pour lui-même, qui a su rester libre et
incontrôlable, appuyé sur l’indéfectible soutien de Carmen, de l’admiration de
ses fils et de son petit-fils.
Ce
Claude Durand-là qui a publié d’abord mes Étrangers à nous-mêmes (en 1988, l’étrangeté n’était pas encore un
« créneau » médiatique) puis Les
Samouraïs (roman, 1990), suivis d’une quinzaine de livres dont cinq romans,
tous traduits en anglais et dans d’autres langues étrangères, – ce Claude
Durand mutin, lutin, rebelle parce que très sérieusement provocateur, je le
retrouve dans ses romans de la « dernière période » : J’aurais voulu être éditeur, Le
Pavillon des éditeurs, J’étais numéro
un, Lilette (dont je savoure la fraîcheur du
français créolisé, mêlant lyrisme et argotisme), Usage de faux. Un humour dru décape le « milieu » et le
« spectacle », sans maquiller la griffe blessée de l’auteur : là
où l’on lui a fait miroiter la possibilité d’une immortalité à l’Académie, il
s’est senti trahi et prêt à faire
mal, sans prendre de gants.
Je
sais d’expérience que cette vision de l’édition se prolonge chez Fayard dans
l’art du livre tel que le pratique Hélène Guillaume. Je sais aussi que Claude
Durand en était convaincu : Sophie de Closets développe et innove son goût « sacré » du livre, qui compose le poids
des chiffres avec le sens du risque. Merci à elle, à toute son équipe. Merci à
Claude Durand d’avoir été et d’être avec nous.
Julia Kristeva
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Palais-Royal, 2008 |