Homo Europaeus : existe-t-il une culture européenne ?
>>> Homo Europaeus: Does a European Culture Exist?
L’Europe
serait KO ? Au contraire : « Sans l’Europe, ce sera le chaos »,
selon la philosophe Julia Kristeva, qui voit dans la culture européenne bien
des trésors : le doute, le dialogue entre les langues, le sens de la
nation et de la liberté, la place des femmes, la sécularisation…
Citoyenne européenne, de nationalité française, d’origine bulgare et
d’adoption américaine, je ne suis pas insensible aux amères critiques, mais
j’entends aussi le désir de l’Europe et de sa culture. Face à la crise
financière, les Grecs, les Portugais, les Italiens et même les Français n’ont
pas remis en cause leur appartenance à la culture européenne, ils se
« sentent » européens. Que veut dire ce sentiment, si évident que la
culture n’est même pas évoquée dans le Traité
de Rome, et que c’est très récemment qu’elle fut introduite dans l’agenda
de ses dirigeants (bien que les initiatives, en faveur du patrimoine par
exemple, ne manquent pas, mais sans vision prospective) ? Or la culture
européenne peut être la voie cardinale pour conduire les nations européennes à
une Europe fédérale. Mais quelle culture européenne ?
Quelle identité ?
À l’encontre d’un certain culte
de l’identité,
la culture européenne ne cesse de dévoiler ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment
constructible et déconstructible. À la
question « Qui suis-je ? », la meilleure réponse, européenne,
n’est évidemment pas la certitude, mais l’amour du point d’interrogation. Après
avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, un nous européen
est en train d’émerger. Ne serait-ce pas parce que l’Europe a succombé à la
barbarie – ceci est à rappeler et à analyser sans fin, mais qu’elle en a
fait l’analyse mieux que bien d’autres, qu’elle porte au monde une conception
et une pratique de l’identité comme une inquiétude questionnante ?
Il est possible d’assumer le patrimoine européen, en le repensant comme un
antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords.
Sans vouloir énumérer toutes les sources de cette identité questionnante,
rappelons toutefois que l’interrogation permanente peut dériver en doute
corrosif et en haine de soi : une autodestruction dont l’Europe est loin
d’être épargnée. On réduit souvent cet héritage de l’identité comme question à
une permissive « tolérance » des autres. Mais la tolérance n’est que
le degré zéro du questionnement, qui ne se réduit pas en généreux accueil des
autres, mais les invite à se mettre en question eux-mêmes : à porter la
culture de l’interrogation et du dialogue dans des rencontres, qui
problématisent tous les participants. Il n’y a pas de phobie dans le
questionnement réciproque, mais une lucidité sans fin, seule condition du
« vivre ensemble ». L’identité ainsi comprise peut déboucher sur une identité
plurielle : c’est le multilinguisme du nouveau citoyen européen.
La diversité et ses langues
« Diversité, c’est ma devise », disait déjà Jean de La
Fontaine, dans son « Pâté d’anguille ». L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues, sinon
plus, qu’elle ne comporte de pays. Ce multilinguisme est le fond de la
diversité culturelle. Il s’agit de le sauvegarder, de le respecter – et
avec lui les caractères nationaux –, mais aussi de l’échanger, de le mélanger,
de le croiser. Et c’est une nouveauté,
pour l’homme et la femme européens, qui mérite réflexion.
Après l’horreur de la Shoah, le bourgeois du XIXe siècle aussi
bien que le révolté du XXe siècle affrontent aujourd’hui une autre ère. La diversité linguistique européenne est en train de
créer des individus kaléidoscopiques capables de défier le bilinguisme du globish english.
Est-ce possible ? Tout prouverait le contraire aujourd’hui. Pourtant, une
nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe
plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme
intrinsèquement pluriel, trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ?
L’espace plurilinguistique de l’Europe appelle plus que jamais les
Français à devenir polyglottes, pour connaître la diversité du monde et pour
porter à la connaissance de l’Europe et du monde ce qu’ils ont de spécifique. Ce
que je dis du français est évidemment valable pour les autres langues de la
polyphonie européenne à 28. C’est en passant par la langue des autres qu’il
sera possible d’éveiller une nouvelle passion pour chaque langue (le bulgare,
le suédois, le danois, le portugais…). Celle-ci sera
reçue alors non comme une étoile filante, folklore nostalgique ou vestige académique,
mais comme l’indice majeur d’une diversité résurgente.
Sortir de la dépression nationale
Quelle qu’en soit la pérennité, le caractère national peut - comme les
individus - traverser une véritable dépression. L’Europe est en train de perdre son image de grande puissance, la
crise financière, politique et existentielle s’en ressent. Mais c’est le cas
aussi des nations européennes, et des plus reconnues parmi elles dans
l’histoire, dont la France.
Face à un patient déprimé, le psychanalyste commence par rétablir la
confiance en soi à partir de laquelle il est possible d’établir une relation
entre les deux protagonistes de la cure, afin que la parole (re)devienne féconde et qu'une véritable analyse critique du
mal-être puisse avoir lieu. De même, la nation déprimée requiert une image
optimale d'elle-même, avant d'être capable d'efforts pour entreprendre, par
exemple, une intégration européenne, ou une expansion industrielle et
commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. « Les nations, comme les
hommes, meurent d'imperceptibles impolitesses », écrivait Giraudoux. Un
universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont entraîné de nombreux acteurs
politiques et idéologiques, à commettre, souvent, sous couvert de
cosmopolitisme, de telles « imperceptibles impolitesses » - voire des
mépris d’arrogants - à l’égard de la Nation. Ils contribuent à aggraver la
dépression nationale, avant de la jeter dans l’exaltation maniaque,
nationaliste et xénophobe.
Les nations européennes attendent l’Europe, et l’Europe a besoin de cultures
nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde
cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une
diversité culturelle nationale est le seul antidote au mal de la banalité,
cette nouvelle version de la banalité du mal. L’Europe « fédérale »
ainsi comprise - et aucune autre entité étatique supranationale - pourrait jouer alors un rôle important dans la recherche de
nouveaux équilibres mondiaux.
Deux conceptions de la liberté
La chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus
nette la différence entre deux modèles : la culture européenne et la culture
nord-américaine. Il s’agit de deux conceptions de la liberté que les démocraties
dans leur ensemble et sans exception ont le privilège d’avoir élaborées,
et qu’elles essaient d’appliquer. Différentes mais complémentaires, ces deux
versions sont également présentes dans les principes et les institutions
internationaux, en Europe comme outre Atlantique.
En identifiant la « liberté » avec l’« auto
commencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la subjectivité
entreprenante – subordonnée toutefois à la liberté de la Raison (pure ou
pratique) et à une Cause (divine ou morale). Dans cet ordre de pensée, que
favorise le protestantisme, la liberté apparaît comme une liberté de s’adapter
à la logique des causes et des effets ou, pour reprendre les termes de
Hannah Arendt, comme une adaptation ou « calcul des conséquences », à
la logique de la production, de la science, de l’économie. Être libre serait
être libre de tirer les meilleurs effets de l’enchaînement des causes et des
effets pour s’adapter au marché de la production et du profit.
Mais il existe un autre modèle de liberté, elle
aussi de provenance européenne. Il apparaît dans le monde grec, se développe avec
les présocratiques, et par l’intermédiaire du dialogue socratique. Sans être
subordonnée à une cause, cette liberté fondamentale se déploie dans l’Être de
la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même et à l’autre, et en ce
sens se libère. Cette libération de l’Être de la Parole par et dans la rencontre entre l’Un et l’Autre s’inscrit
en tant que questionnement infini, avant que la liberté ne se fixe — mais seulement ultérieurement — dans
l’enchaînement des causes et des effets, et dans leur maîtrise notamment
scientifique. La poésie, le désir, la révolte en sont les expériences
privilégiées, révélant la singularité incommensurable et pourtant partageable
de chaque homme, de chaque femme.
On décèle les risques de ce deuxième modèle fondé
sur l’attitude questionnante : ignorer la
réalité économique ; s’enfermer dans des revendications
corporatistes ; se borner à la tolérance et avoir peur de mettre en
question les revendications et les cultes identitaires des nouveaux acteurs
politiques et sociaux ; abandonner la
compétition mondiale et se retirer dans la paresse et les archaïsmes. Mais on
voit aussi les avantages de ce modèle dont se font porteuses aujourd’hui les
cultures européennes, et qui ne culmine pas en un schéma, mais dans le goût de la vie humaine dans sa
singularité partageable.
Dans ce contexte, l’Europe est une fois de plus loin
d’être homogène et unie. D’abord, il est impératif que la « Vieille
Europe », et la France en particulier, prennent vraiment au sérieux les
difficultés économiques et existentielles de la « Nouvelle Europe ».
Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et
tout particulièrement religieuses, qui déchirent les pays européens à
l’intérieur d’eux-mêmes et qui les séparent entre eux. Il est urgent
d’apprendre à mieux respecter ces différences (je
pense à l’Europe orthodoxe et musulmane, au malaise persistant des Balkans, à
la détresse de la Grèce dans la crise financière).
Besoin de croire, désir de savoir
Parmi les multiples causes qui conduisent aux malaises actuels, il en
est un que les politiques passent souvent sous silence : il s’agit du déni
qui pèse sur ce que j’appellerais un « besoin de croire » pré-religieux
et pré-politique universel, inhérent
aux êtres parlants que nous sommes, et qui s’exprime comme une « maladie
d’idéalité » spécifique à l’adolescent (qu’il soit de souche ou
d’origine immigrante).
Contrairement à l’enfant curieux et joueur, en quête de plaisir et qui
cherche d’ « où il vient », l’adolescent est moins un chercheur qu’un croyant : il a besoin de croire à des idéaux pour dépasser ses
parents, s’en séparer et se dépasser lui-même (j’ai nommé l’adolescent troubadour,
croisé, romantique, révolutionnaire, tiers-mondiste, extrémiste, intégriste).
Mais la déception conduit ce malade d’idéalité à la destruction et à
l’autodestruction, par dessous ou à travers l’exaltation : toxicomanie, anorexie,
vandalisme, d’un côté, et ruée vers les dogmes extrémistes fondamentalistes de
l’autre. Idéalisme et nihilisme : ivre d’aucune valeur et martyr de
l’absolu paradisiaque se côtoient dans cette maladie d’idéalité, inhérente à
toute adolescence, et qui explose dans certaines conditions chez les plus fragiles. On en connaît la figure récente présentée par
les médias : la cohabitation entre trafic mafieux et exaltation djihadiste
qui sévit aujourd’hui à nos portes, en Afrique, en Syrie.
Si une « maladie d’idéalité » secoue la jeunesse, et avec
elle le monde, l’Europe pourrait-elle proposer un remède ? De quel idéal
est-elle porteuse ? Le traitement religieux du mal être, de l’angoisse et de
la révolte se trouve lui-même inopérant, inapte à assurer l’aspiration
paradisiaque de ce croyant paradoxal, nihiliste, qu’est l’adolescent
désintégré, désocialisé dans l’impitoyable migration mondialisée. À moins que ce
fanatique que nous rejetons, indignés, ne nous menace de l’intérieur. C’est
l’image que donnent certains aspects de la « révolution de jasmin », déclenchée
par une jeunesse avide de liberté, d’idéaux émancipateurs et de reconnaissance
de sa dignité singulière. Mais qu’un autre besoin de croire, fanatique, est en
train d’étouffer.
L’Europe se trouve devant un défi historique. Est-elle capable
d’affronter cette crise de la croyance que le couvercle de la religion ne
retient plus ? Le terrible chaos lié à la destruction de la capacité de
penser et de s’associer, que le tandem nihilisme-fanatisme installe dans diverses
parties du monde, touche au fondement même du lien entre les humains. C’est la conception de l’humain forgée au
carrefour grec-juif-chrétien avec sa greffe musulmane, cette inquiétude
d’universalité singulière et partageable, qui semble menacée. L’angoisse qui
fige l’Europe en ces temps décisifs exprime l’incertitude devant cet enjeu.
Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens, juridiques et sécuritaires
comme économiques, sans oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes,
pour accompagner avec la délicatesse de l’écoute nécessaire, avec une éducation
adaptée et avec la générosité qui s’impose, cette poignante maladie d’idéalité
qui déferle sur nous et qu’expriment, en Europe même, les adolescents des zones
de non droit de manière dramatique, et pas seulement eux ?
Au carrefour du christianisme (catholique, protestant, orthodoxe), du
judaïsme et de l’islam, L’Europe est appelée à établir des passerelles entre les trois monothéismes – à commencer
par des rencontres et des interprétations réciproques, mais aussi et surtout
par des élucidations et transvaluations inspirées par les sciences humaines. Plus
encore, constituée depuis deux siècles comme la pointe avancée de la
sécularisation, l’Europe est le lieu par excellence qui pourrait et devrait
élucider le besoin de croire. Mais
les Lumières, dans leur précipitation à combattre l’obscurantisme, en ont
négligé et sous-estimé la puissance.
Une culture des droits des femmes
Depuis les Lumières jusqu’aux suffragettes, en passant par Marie
Curie, Rosa Luxembourg, Simone de Beauvoir et Simone Weil, l’émancipation des
femmes par la créativité et par la lutte pour les droits politiques,
économiques et sociaux, qui se poursuit aujourd’hui, offre un terrain
fédérateur aux diversités nationales, religieuses et politiques des citoyennes
européennes. Ce trait distinctif de la culture européenne est aussi une
inspiration et un soutien aux femmes du monde entier, dans leur aspiration à la
culture et à l’émancipation. Récemment, le Prix Simone de Beauvoir pour la
liberté des femmes a été décerné à la jeune pakistanaise Malala Yousafzai, gravement blessée par les talibans parce
qu’elle réclamait dans son blog le droit des jeunes filles à l’éducation.
Contre la déclinologie ambiante, face aux deux
monstres que sont le verrouillage du politique par
l’économie et par la finance, et l’autodestruction écologique, en train de
mettre KO la globalisation, l’espace culturel européen pourrait être une
réponse audacieuse. Peut-être la seule qui prend au sérieux la complexité de la
condition humaine dans son ensemble, les leçons de sa mémoire et les risques de
ses libertés.
Suis-je trop optimiste ? Pour mettre en évidence les caractères,
l’histoire, les difficultés et les potentialités de la culture européenne,
imaginons quelques initiatives concrètes : organiser à Paris un Forum
européen sur le thème « Il existe une culture européenne », avec la
participation d’intellectuels écrivains et artistes éminents des 28 pays
européens et représentant ce kaléidoscope linguistique, culturel, religieux. Il
s’agirait de penser l’histoire et l’actualité de cet ensemble pluriel et
problématique qu’est l’UE, de les mettre en question et d’en dégager
l’originalité, les vulnérabilités et les avantages. Ce Forum conduirait à la
création d’une Académie ou d’un Collège des cultures européennes,
voire d’une Fédération des cultures européennes, qui serait le tremplin et le
précurseur de la Fédération politique. Le multilinguisme sera, dans l’intimité
de ceux qui l’habitent, un acteur majeur de ce rêve.
Julia
Kristeva