JULIA KRISTEVA
Les mots d'une féministe
Julia Kristeva, rédactrice en chef d'un jour de l'Humanité. La psychanalyste et écrivaine a passé la journée à la rédaction à l'occasion de la Journée internationale de lutte des femmes. Elle s'est emparée de nombreux sujets d'actualité.
L'Humanité du 7 mars 2014
Les mots d’une féministe
JULIA KRISTEVA
« Rédactrice en chef d’un jour », la
psychanalyste et écrivaine a passé la journée à la
rédaction à l’occasion de la Journée internationale de lutte des femmes.
Elle s’est emparée de nombreux sujets
d’actualité.
La mère libre n’est pas encore née
Les
femmes veulent tout : et l’avortement et la maternité,
les officines « tradi » viennent de s’en apercevoir ! En reprenant le combat de
l’IVG, pour que l’avortement soit compris et exercé non seulement comme un
soulagement de la détresse, mais comme un droit de chaque femme à la liberté de
disposer de son corps, nous savons que cette liberté est inséparable du choix
et de l’expérience de la maternité. Pourtant, le 8
mars, on a tendance à oublier les mères, casées le 25 mais dans la « fête
– commerciale – des mères ». Merci pour les fleurs
! Mais qu’est-ce qu’une mère ?
On croit savoir ce qu’est une mère juive, peut-être même une mère catholique
avec la Vierge Marie... Notre société sécularisée serait-elle la seule civilisation
qui n’a pas de discours sur la passion maternelle ? Le
féminisme a beaucoup insisté sur la jouissance féminine, et la psychanalyse affine aujourd’hui la distinction entre la psychosexualité de
l’amante et celle de la mère qui crée le premier lien culturel entre la
génitrice et le nouveau-né.
L’enfant, le
premier autre, à aimer comme et autrement que
soi-même, à s’en séparer, à le rendre libre installe d’emblée l’insoutenable
alchimie de l’empathie et du rejet. L’actualité ne cesse de révéler ses échecs, congélations et infanticides. Et pourtant, la
majorité des mères parviennent à construire avec chaque nouveau venu un code sensible, le prélangage, antérieur au système de la
langue dite « maternelle » dans laquelle elles introduisent l’enfant. La reliance
maternelle est cet érotisme qui amorce la culture, et
le temps comme re-commencement, comme perpétuelle créativité tout au long de la
vie...
Comment serait-ce
possible qu’une femme, amante de surcroît et chargée de plus en plus de
responsabilités professionnelles, puisse tenir en ce carrefour qu’est la
passion maternelle ?
Les religions
nous oublient ou font de nous des déesses, mais nos tendresses, nos finesses,
nos ruses, notre passion leur échappent. À nous de réinventer la reliance
maternelle du troisième millénaire : un processus
permanent d’adoption de ces étrangers que sont les nouveaux venus au monde,
perpétuel renouvellement dans la vie de nos corps et de nos esprits, avec nos
enfants et petits-enfants... « La femme libre n’est pas encore née », écrivait
Simone de Beauvoir. La mère libre encore moins, et il
n’y aura pas de nouvel humanisme sans que les mères aient su prendre la parole.
À la mémoire des handicapés exterminés
Rassemblant 35
000 personnes, dont 90 personnalités (historiens, philosophes, écrivains,
médecins, responsables politiques, journalistes, etc.), un appel solennel est
adressé au président de la République rappelant le sinistre programme hitlérien
d’extermination des personnes fragilisées par la maladie ou le handicap.
Sur toute la
période 1933-1945, Hitler et ses bras armés ont mis en oeuvre une stérilisation
systématique des personnes affectées d’une déficience d’origine congénitale : surdité, cécité, déficience mentale ou
psychique, déficience physique, épilepsie, etc. Les femmes refusant de se soumettre à l’hystérectomie imposée étaient déportées. Il en
était de même pour les hommes réfractaires à la vasectomie. On estime à 400 000
le nombre des victimes, en incluant celles relevant des territoires annexés par
l’Allemagne après 1937, tenus d’appliquer la même loi ; 6 000 d’entre elles meurent à la suite de ces stérilisations.
Au regard du
sombre récit commun de la Seconde Guerre mondiale, notre pays s’honorerait à
inscrire sur un mémorial : « Aux plus humbles, aux
plus fragiles, la Patrie reconnaissante.»
Arrêt sur image
Sarkoleaks,
CopéBygmalion, couacs à répétition de l’exécutif, politiciens locaux qui ne se
reconnaissent plus dans leurs leaders nationaux : l’État délétère se généralise. Que faire ? Silence,
nous apprend la psy, les humains ne sont pas fiables, les institutions s’en
ressentent naturellement, et une crise chasse l’autre,
il suffit d’attendre. Il n’y a rien à faire dans la finance
globalisée. Mais les sondés, qui se découvrent sartriens, sont convaincus : tout homme politique est fait de tous les
politiques qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. Attention
! Les improbables électeurs, ou ce qui en
reste, vont déjà à toute allure vers le n’importe quoi, me prévient Sollers.
Ces ados, amoureux, en quête d’idéaux
Soirées cartables
où l’alcool tue, agression brutale d’un jeune homme
par trois ados, recrutement « à la chaîne » de jeunes français par les
djihadistes... Que se passe-t-il avec les ados ? Ils
fascinent et ils font peur. Parce qu’ils croient dur
comme fer que l’Objet d’Amour Absolu existe, et qu’ils
ne le trouvent pas – ni dans le quartier, ni dans le boulot, ni dans le
sexe, ces Adam et Eve, ces Roméo et Juliette deviennent des nihilistes, des
casseurs, des kamikazes. La quête d’impossible paradis s’inverse en enfer. Les ados : des malades d’idéalité. Nous sommes
tous des ados quand nous sommes amoureux.
Lorsque la
culture du langage et du livre recule devant l’empire
de l’hyper-connexion, lorsque les bénéfices de l’information immédiate et de l’expression
spontanée se paient par la toxicité de l’image, celle-ci ne retient plus
l’angoisse et la violence, mais tend à les diffuser. Dans ce contexte, le mal radical se répand. Et l’adolescent risque
d’en devenir le passeur.
Qu’est-ce que le
mal radical (Kant, Arendt) ? Il consiste à considérer
que certains être humains sont superflus et à les
mettre à mort. Le mal radical a sévi à Auschwitz. Il
peut prendre la forme de l’extermination d’une personne handicapée dans une
province française, d’une mise à mort de soi sur Facebook, mais aussi celle du gangstéroislamisme (le tueur Merah à Toulouse, les
recrutés en Syrie). Est-ce un échec du modèle français de la laïcité
?
Il s’agit d’un
phénomène plus grave qui saisit les ressorts de la civilisation en deçà de
l’institution religieuse elle-même, et témoigne d’une
destruction du “besoin de croire” pré-religieux et constitutif de la vie
psychique avec et pour autrui. L’angoisse qui fige le pays devant ces
explosions de la pulsion de mort sur fond de crise économique et sociale, exprime notre incertitude devant un enjeu
colossal. Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens, policiers comme
économiques, sans oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes, pour
accompagner avec la délicatesse de l’écoute nécessaire, avec une éducation
adaptée et avec la générosité qui s’impose, cette poignante maladie d’idéalité
qui déferle sur nous et qu’expriment aussi bien les adolescents des beaux
quartiers que, plus gravement encore, le jeune dans les zones de non droit ?
Créons une
Académie des cultures européennes, ferment d’une fédération politique
Quel rôle la culture
peut-elle jouer en Europe ?
Une nouvelle surprenante est venue de la
place Maïdan : ils aiment l’Europe ! Utopique espoir
mercantile contre le despotisme des oligarques corrompus ? Ou fervente appartenance aux « valeurs européennes » ? Lesquelles ?
Aujourd’hui experte en célébrations
patrimoniales, l’Europe n’avait pas inscrit la culture dans le traité de Rome.
Et les techniciens de l’UE ne semblent pas s’apercevoir qu’une culture
européenne existe, bouquet des cultures et des langues
nationales, mais aussi transversale à cette pluralité. Elle n’est pas seulement un sinistre reliquat de l’Inquisition, du colonialisme
et de la Shoah. Une histoire de luttes émancipatrices et de résistances nous précède, tel un horizon fédérateur dans lequel se
reconnaissent – avec une fierté aussi prudente que blessée – aussi
bien le chômeur grec, portugais et italien que le plombier polonais, la
blogueuse allemande et le twitteur français. Et les insurgés
de Kiev. Indignés par l’abîme qui se creuse entre les contraintes
économiques et financières d’un côté et le
consentement populaire de l’autre, ils n’ont pas remis en question leur
appartenance à la culture européenne, ils « se sentent européens ».
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Pour
écarter le rejet du politique, quand ce n’est pas la
régression suicidaire au nationalisme autistique, la nécessité s’impose
d’envisager une profonde mutation du politique. Elle n’est possible qu’à partir
de cette vitalité historique qui n’est autre que la mémoire culturelle de notre
continent.
.
Quelle identité ? Serait-ce parce que l’Europe a succombé à
la barbarie jusqu’au crime, mais qu’elle en fait l’analyse mieux que bien
d’autres, NOUS sommes à l’heure où il est possible d’assumer le patrimoine
européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires
: les nôtres et celles de tous bords.
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L’identité
mise en question dérive souvent en haine de soi : autodestruction dans laquelle les Français et les Européens aiment à se
complaire. Mais cette interrogation permanente peut déboucher aussi sur une
identité plurielle.
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L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de
langues sinon plus qu’elle ne comporte de pays. Le multilinguisme est en train
de devenir la langue des Européens : les étudiants qui
traversent les frontières avec les bourses Erasmus en sont l’exemple vivant et
prometteur. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : le
citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale.
.
Dépression
nationale Les nations européennes, déprimées comme les individus peuvent
l’être, attendent l’Europe, et l’Europe a besoin des
cultures nationales valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité
culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. La spécificité
culturelle des nations est le seul antidote au mal de
la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal.
.
L’humanisme
n’est pas une nouvelle religion. L’humanisme est un féminisme
; il est un souci constant pour l’éveil de l’expérience intérieure avec
et malgré l’hyperconnexion, pour l’interaction avec la vulnérabilité, pour
l’accompagnement de la mortalité ; il propose une morale qui nécessite une
réévaluation respectueuse de l’héritage religieux et spirituel. Constituée
depuis deux siècles comme la pointe avancée de la sécularisation, l’Europe
humaniste est appelée aujourd’hui à élaborer des
passerelles entre les trois monothéismes, et avec les autres religions. Pour ce faire, la tolérance et la fraternité sont nécessaires
mais ne suffisent pas. L’humanisme n’est pas l’auberge espagnole de toutes les
croyances. À la lumière de la philosophie et des
sciences humaines issues de la sécularisation, la laïcité républicaine invite
croyants et non-croyants à considérer que si « personne n’est propriétaire de
la vérité », il incombe à tous de réévaluer leurs propres idéaux et de dépasser
les dogmes meurtriers. Plus encore que les politiques, les intellectuels
européens, les artistes et les écrivains portent une
lourde responsabilité dans le malaise européen, quand ils sous-estiment ou
oublient cette refonte.
«
L’humanisme n’est pas l’auberge espagnole de toutes les croyances. »
.
Suis-je
optimiste, trop optimiste ? Je me définirais plutôt
comme une pessimiste énergique. Et je propose un premier pas
: mettons en évidence les caractères, l’histoire, les difficultés et les
potentialités de la culture européenne, en créant une Académie des cultures
européennes. Elle sera le tremplin et le précurseur de
la véritable fédération politique.
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« Les élections
européennes, pas si mal aimées ? »
Nous
le sentons tous : l’Europe est une nouvelle réalité
historique, qui émerge péniblement de la diversité des nations européennes
percutées par la crise et les flux migratoires de la globalisation. Et le
politique est incapable de structurer cette réalité
aléatoire.
Si
les sondages concernant les intentions de vote aux élections montrent un score
plus important que jamais du bloc socialiste européen, les extrêmes ne
progressent pas moins de manière considérable, qu’il s’agisse des droites
nationalistes ou des Verts et des gauches sociales. L’Europe pour laquelle nous
allons bientôt voter ressemble davantage au règne imaginaire d’une principauté
impitoyable mais sans existence réelle, qu’aucun Machiavel génial et encore moins un eurosocialiste ne s’aventure à
cautionner. Pourquoi ? Le politique qui s’est
constitué en se détachant de la mémoire culturelle se « spécialise » dans
l’adaptation du pacte social à la production, la reproduction et surtout à la finance.
Il en
résulte une gestion « sans cap », dit-on, qui néglige les énergies singulières,
refoule les passions et se prive d’actions
productives. Ce politique-là est verrouillé par le
temps électif d’une législature, et son « cap » est celui de la promesse
électorale que les premières statistiques viennent invalider. Il ne s’aperçoit
pas que le véritable gisement des énergies politiques, le site de la libido
aussi bien personnelle qu’historique, est dans la
mémoire des citoyens et des nations.
Les
tensions qui secouent l’Ukraine, à la frontière qu’on pourrait dire interne à
l’Europe, en sont une preuve supplémentaire. N’a-t-on
pas trop vite oublié que ce pays porte non seulement l’histoire du communisme
et les tragédies de la Seconde Guerre mondiale avec une exacerbation tragique
des purges et des exterminations, Shoah par balles et autres abjections, mais
qu’il est coupé en deux territoires religieux (uniate et orthodoxe) et
linguistiques (ukrainienne et russe) ? N’a-t-on pas
trop vite réduit la Russie post-perestroïka à une dictature d’oligarques, ce
qu’elle est aussi, en oubliant le culte ancestral de la « sainte Russie » et
l’émergence de l’eurasisme, qui occupent le terrain laissé vide du stalinisme ? Les tractations économiques peuvent calmer le
jeu provisoirement, les tensions demeurent.
Les
mouvances qui recueillent, en Europe et à ses
frontières ainsi que partout dans le monde, une large adhésion populaire,
s’adressent, par-delà les frustrations économiques et sociales, aux peurs
apocalyptiques, aux expériences religieuses, au sentiment national. Faisons le
pari qu’il est possible, qu’il est urgent de
reconnaître cette « mémoire monumentale » (Nietzsche), de l’apprivoiser et de
l’innover. À la lumière de la philosophie et des sciences humaines, issues de
cette coupure qui s’appelle la sécularisation, qui a eu lieu seulement en
Europe, au siècle des Lumières, avant de se répandre dans le monde, et qui
porte les risques de la liberté. Les élections européennes vont bousculer le
paysage politique, en modifiant le poids des forces en présence. Cette nouvelle
composition sera une invitation à penser et faire de la politique autrement : au regard d’une temporalité historique qui nous
habite et demande à être réévaluée. Vue sous cet angle, l’expérience européenne
n’est pas en retard, mais en avance sur l’essoufflement politique global, qui
peine à rencontrer les singularités culturelles des traditions, des croyances
et autres différences conscientes ou inconscientes aujourd’hui en souffrance,
autrement que pour les comptabiliser dans des logiques financières et de
marketing. Il s’agira donc de voter pour... une autre pratique politique ?
Pas un livre, mais Des livres à inventer
Plus
de 600 romans français à la rentrée littéraire, un prestigieux Salon du livre bientôt à Paris avec l’Argentine en guest star...
Et, en contrepoint, la crise de l’édition, l’industrie du livre qui s’installe
dans la plainte, les gens ne lisent plus, les bouquins ne se vendent pas,
Amazon dévore tout, les nouvelles désastreuses tombent tous les jours, encore
23 librairies non reprises qui voient leurs emplois disparaître avec la
liquidation de l’enseigne Chapitre...
Parce
que nous sommes persuadés que le livre est au coeur de la culture européenne, à
moins que ce ne soit au coeur de l’homo sapiens quand il s’obstine à continuer
de penser et de parler, quelques visionnaires dont je fais partie rêvent de
créer... une réplique de la villa Médicis. Ce sera dans une ville frontalière
européenne, Trieste, par exemple, ou pourquoi pas Berlin.
Des
jeunes et moins jeunes écrivains de tous les pays européens, mais aussi des
musiciens, des peintres, des philosophes obtiennent des bourses pour créer une
oeuvre consacrée au présent passé futur, au choix, de l’Europe multiculturelle.
Le
meilleur des livres, par exemple, serait traduit dans toutes les langues
européennes, par un réseau créé ad hoc pour cette
nouvelle renaissance. L’infini à la portée des libraires, eux-mêmes soutenus
par des chaînes de distribution et des mécènes portés
par le désir du livre. À traduire en chinois, en arabe, en persan... À
numériser, à filmer, à débattre, à copier-coller, tout... Stéphane Mallarmé, le
célèbre poète, pensait, à la fin du XIXe siècle, que le monde était fait pour
aboutir à un livre... Et si c’était vrai
? Pas un, mais DES livres à venir, à
inventer...
À quoi bon des
journaux en temps de détresse ?
La
presse écrite est en crise. Hyperconnexion, projet de
transformer Libération en une seule «
marque » et même un restaurant ; l’Humanité, toujours soumise à une précarité économique... le génie
du journalisme n’est-il plus qu’une survivance des siècles passés ? Une
psychologue m’expliquait récemment que ni les jeunes
(déstructurés) ni les profs (auxquels on n’apprend plus ni Piaget ni Freud)
n’ont plus de « soi », en conséquence de quoi l’« enseignement laïque de la
morale » ne sait pas à qui s’adresser.
Le
journal est un genre rhétorique particulier (ni roman, ni poème, ni théâtre, ni
meeting politique...) qui relaie la civilisation du livre et de l’écriture au
for intérieur d’un soi particulier, un
spécimen menacé : le citoyen supposé pourvu de
conscience politique. Le journal n’invite pas ses éventuels lecteurs à parcourir ou zapper les news. Il les accompagne à penser à
l’unisson avec l’histoire qui se fait au jour le jour, en intégrant l’avant qui
instruit et l’après qui pointe. À méditer les impasses
des gouvernements qui piétinent, à incorporer les guerres qui n’arrêteront
jamais, à rêver des impossibles qui deviennent des réalités : les familles recomposées, une fédération des États européens, l’arrêt du
réchauffement climatique... Vous lisez le journal, et vous « en » êtes : de quoi ? Du présent concret qui vous concerne et vous transporte. Une prière, la laïque. Supprimer le
journal comme genre, et vous supprimez le laboratoire
de la pensée politique. Le numérique est trop pressé,
le club convivial déconcentre. Le journal du troisième millénaire se doit
d’affiner son adaptation à la diversité des citoyens. Je parie sur le génie du
journalisme. Impossible ? C’est le laboratoire intime de la démocratie, l’expérience politique à la portée de
lecteurs et lectrices singuliers qu’il s’agit de préserver et d’innover.
« La culture
européenne est une fierté blessée »
LAURENT
ETRE
Jeudi, l’Humanité recevait Julia Kristeva. Philosophe, psychanalyste, écrivaine et militante féministe, elle avait quelques papiers d’avance, mais surtout de
l’enthousiasme à partager.
Autour du
traditionnel café de bienvenue, dans le bureau du directeur de la rédaction,
Patrick Apel-Muller, la philosophe, psychanalyste et écrivaine Julia Kristeva
s’excuse presque d’avoir préparé des papiers d’avance. Elle n’imagine pas à
quel point sa prévenance détonne, dans une profession
où flirter avec l’heure du bouclage est monnaie courante. « La psychanalyse
peut-elle quelque chose pour aider les journalistes qui ont du mal avec les
contraintes du bouclage ? » s’enquiert, au second
degré, Patrick Apel-Muller. « Cela mérite en effet le divan. Mais je ne me promène pas avec mon Sigmund Freud sous
le bras », répond Julia Kristeva sur le même ton de plaisanterie. Modeste, elle
prévient tout de suite qu’elle aura besoin d’aide pour son travail d’écriture
dans le journal, en se tournant vers notre consoeur Mina Kaci, véritable cheville ouvrière de la rencontre. Une aide bien
particulière, rarement implorée par les journalistes, « celle d’un sabre »,
pour couper ses papiers qu’elle imagine déjà trop longs : « Les psys se taisent toute la journée, donc on se rattrape hors du cabinet. »
Le dialogue qui
s’enclenche ainsi, subrepticement, entre frustrations professionnelles de
journalistes et de psy, n’a rien de grincheux. Bien au
contraire, il ouvre à une libération mutuelle, ô combien nécessaire pour se
mettre à l’écoute des soubresauts du monde, de ses espoirs mais aussi de ses
maux qui se bousculent chaque matin au portillon de la conférence de rédaction.
À suivre Julia Kristeva, l’Europe est peut-être la
meilleure incarnation des contradictions de notre temps. Préoccupée
par la crise multiforme qui frappe le continent, elle estime que « les peuples
européens, même s’ils sont écrasés, se sentent européens ». « La culture
européenne est une fierté blessée », ajoute-t-elle
encore, avec son sens de la formule. Alors que la rédaction s’interroge sur la
place à accorder respectivement à un sujet sur les difficultés croissantes des
maires de petites communes, dans un contexte de baisses des dotations de l’État,
et à un autre sur les suites de l’affaire des enregistrements clandestins de
Buisson, la rédactrice en chef du jour suggère de les lier, comme deux
illustrations d’un même état de délitement du politique.
Dans
le défilé des sujets, Julia Kristeva évoquera sa préoccupation face à la « dissolution de l’individu et du lien social ».
Plus tard, dans
le défilé des sujets, elle évoquera sa préoccupation
face à la « dissolution de l’individu et du lien social ». Le fil conducteur de
l’analyse émerge d’entre les mots : c’est, au fond, la
certitude qu’un idéal est nécessaire, non seulement pour faire tenir ensemble
les individus, mais pour les faire tenir debout eux-mêmes. Avec
bien sûr, chez cette militante féministe, une priorité accordée à la situation
des femmes. Elle, « enfant d’une Europe blessée », née dans la Bulgarie
d’avant la fin du rideau de fer, n’hésite pas à rappeler que le 8 mars a été
reconnu par son pays d’origine bien avant de l’être par les Nations unies (en
1977). Elle sait aussi surprendre son auditoire. Comme
lorsqu’elle décline une intervention dans les pages culture en lançant, elle,
la femme de lettres et de savoir : « Je suis un peu
perdue dans la culture, je suis très foot. » En ce lendemain de victoire de l’équipe de France, Julia Kristeva marque un but dont
l’Humanité se souviendra.