
	                      
	                         
	                        
	                      La
	                        complicité entre perversion et sublimation ne constitue pas la moindre
	                        complexité, ni le moindre mystère, de cette vision psychanalytique de notre
	                        psycho-sexualité. Loin d’être due à la seule force des pulsions ou à des agents
	                        externes (séduction, abus), la perversion dans sa logique propre idéalise d’emblée la pulsion ; ce
	                        qui revient à dire que la perversion serait, à sa source même, une construction
	                        mentale complexe mobilisant une forte « participation
	                        psychique » : « C’est peut-être précisément dans les cas de
	                        perversions les plus abominables qu’il faut admettre que la participation psychique à la transformation
	                          de la pulsion sexuelle est la plus large [...] il est impossible de lui
	                        dénier la valeur d’une idéalisation de la
	                          pulsion. ».
	                        Les perversions seraient-elles une création, une œuvre d’art avant la
	                        lettre ? Freud avance deux hypothèses pour expliquer ce nouage précoce
	                        entre pulsion et idéalisation dans la perversion,
	                        et qui nous intéressent au regard des œuvres de sublimation qui s’élaborent en
	                        contact avec la perversion : elles concernent le rôle de la période de latence et celui du Surmoi.
	                        
	                        
	                      Nos
	                        capacités de sublimation se développent tout particulièrement pendant la
	                        période de latence qui s’étend, après l’acmé de l’Œdipe, de l’âge de cinq ans
	                        jusqu’à la pré-adolescence. Les acquis de la sexualité infantile sont alors
	                        refoulés, et la sexualité génitale n’est pas encore prête, de telle sorte qu’on
	                        peut envisager la latence comme une période de « plaisirs
	                        préparatoires ». Ceux-ci impliquent les zones érogènes et des pulsions
	                        partielles qui n’aboutissent pas à leur réalisation génitale et, de ce fait, provoquent des états de déplaisir et d’angoisse, mais aussi
	                        et parallèlement des contre-forces psychiques qui transforment les pulsions en
	                        rêverie, hallucination, idéalisation, sublimation. « On peut aussi risquer
	                        une hypothèse sur le mécanisme d’une telle sublimation. Les motions sexuelles
	                        de ces années d’enfance seraient, d’une part, inutilisables, dans la mesure où
	                        les fonctions de reproduction sont ajournées [...], d’autre part, elles
	                        seraient perverses en soi, c’est-à-dire issues de zones érogènes et portées par
	                        des pulsions qui [...] ne pourraient susciter que des sensations de déplaisir.
	                        Elles éveillent aussi des contre-forces
	                          psychiques (motions réactionnelles). »
	                        
	                        
	                      Cette
	                        remarque de Freud qui lie le destin de la sublimation à celui de la latence et, de ce fait,
	                        à la satisfaction partielle caractéristique des perversions, laisse entendre que, lorsque l’adulte tente de
	                        s’évader de la sexualité génitale, il rencontrera immanquablement le temps de
	                        la latence avec ses plaisirs partiels, leurs tensions et leur compensation par
	                        la sublimation. Toutefois, par-delà la latence, la sublimation-idéalisation
	                        plonge ses racines aux origines mêmes du développement psychique. Il existe une
	                        « créativité primitive », une « sublimation primitive » en
	                        rapport avec le Moi idéal chez le tout petit enfant, qui construit déjà une
	                        sorte de « fétiche » prélevé sur son désir osmotique pour la mère et
	                        sur le désir de la mère elle-même : c’est l’« objet
	                        transitionnel » de D. Winnicott. Linge ou jouet qui représente déjà une aire d’illusion entre l’enfant et ses désirs,
	                        l’« objet transitionnel » protège le sujet de l’angoisse de
	                        séparation. A partir de cette aurore de la sublimation, la période de latence
	                        élabore un processus complémentaire, celui d’une « sur-sublimation »
	                        aboutissant à l’Idéal du Moi (et non plus à un Moi idéal) et ouvrant la voie
	                        aux véritables activités culturelles.
	                        Ces différents degrés de la sublimation sont autant de « stations »
	                        qui requièrent l’attention consciente des artistes dans leur recherche du temps
	                        perdu, temps idéal de la satisfaction paradisiaque : nous les retrouvons
	                        dans les thèmes de leurs œuvres, de Colette à Proust, pour ne parler que des
	                        plus célèbres.
	                        
	                        
	                      Processus
	                        complexe et toujours énigmatique, la sublimation opère une désexualisation et
	                        une désintrication des pulsions. La désexualisation signifie que, dans le cours de la sublimation, la pulsion change de but et
	                        d’objet : au lieu de viser la satisfaction des zones érogènes, l’activité
	                        du sujet lui procure des plaisirs idéaux, des satisfactions attachées par
	                        exemple à la beauté idéale des êtres, des choses ainsi qu’aux propres productions
	                        de l’auteur faites de mots, de couleurs, de sons, et qui deviennent des
	                        représentants de son narcissisme et de son Moi idéal. Cette déviation du but
	                        génital et, plus généralement, du but sexuel de la pulsion vers une
	                        idéalisation désexualisée, est-elle une sorte de perversion ?
	                        Faisons plutôt l’hypothèse que, dans la dynamique sublimatoire, à la place de
	                        la sexualisation, s’installe non pas son refoulement, mais une érotisation
	                        déplacée : c’est dire qu’il n’y a pas de décharge sexuelle, mais l’excitation
	                        est néanmoins maintenue, notamment par le moyen de la beauté idéale des êtres,
	                        objets, productions. Un vécu de toute-puissance accompagne souvent une telle
	                        expérience : un moi omnipotent, maniaque, construit un univers qu’il faut
	                        bien dire imaginaire, fait de plaisirs qui ne sont entretenus que par des
	                        représentations. Mieux, il s’agit de ses propres représentations, celles créées par le sujet-auteur, qui ne dépendent
	                        d’aucun « objet » ou « autre » extérieur au moi ; et, pour
	                        cela même, le créateur imaginaire les ressent comme plus puissantes que tout
	                        autre plaisir, comme susceptibles de ne jamais lui manquer, voire d’être
	                        impérissables. Rien ne manque à cette omnipotence imaginaire : une telle
	                        sublimation célèbre la fixation du sujet à son omnipotence infantile. En
	                        conséquence, un certain sujet se construit qui ne manque en effet de rien, si
	                        ce n’est qu’il manque d’un manque...
	                        
	                        
	                      Quant
	                        à la désintrication pulsionnelle interne à la sublimation, elle signifie qu’en se détournant du dehors (de
	                        l’objet, de l’autre) pour se replier sur le dedans (le moi, le narcissisme, ses
	                        propres représentations), le tressage habituel qui rassemble la pulsion de vie
	                        et la pulsion de mort se défait. Dans l’activité sublimatoire, la pulsion érotique, ou de vie ne vise plus un objet sexuel de satisfaction, mais un médium qui est soit un pôle
	                        d’idéalisation amoureuse (la beauté d’un autre ou de soi), soit une production
	                        verbale, musicale ou picturale, elle-même hautement idéalisée. Quant à la
	                        pulsion thanatique, ou de mort, qui s’en trouve ainsi libérée,
	                        elle a le choix : soit de se diriger seule vers le dehors (objet, autre) et de
	                        l’attaquer avec un maximum de violence, de destructivité, de cruauté ;
	                        soit de s’infléchir vers le Moi sous l’aspect d’une dépréciation, d’une sévérité
	                        critique, d’une dépressivité, voire d’une mélancolie suicidaire. Du fait de
	                        cette désintrication pulsionnelle, l’apparente sérénité narcissique de
	                        l’aventure sublimatoire expose, en réalité, le sujet qui s’y engage aux risques
	                        d’une catastrophe psychique dont seule peut le sauver la continuation de la
	                        créativité sublimatoire elle-même. Cette dernière ne comportant pas moins, à
	                        son tour, ses propres risques d’exaltation maniaque et de déni de la réalité,
	                        en doublure de ses propres délices de jouissance extrême et contagieuse.
	                        
	                        
	                      Concernant
	                        le Surmoi, un changement s’opère dans la pensée de Freud relatif à son rôle
	                        dans la recherche du plaisir et, au-delà, dans la perversion. Tandis
	                        qu’initialement Freud conçoit le principe de plaisir en négatif, comme un évitement
	                        du déplaisir, à partir du Moi et le Ça (1923)
	                        il pose le plaisir comme un principe positif qui s’obtient sous l’injonction du
	                        Surmoi. Le Moi représente le monde extérieur et le principe de réalité, et
	                        s’oppose au plaisir qui règne sans restriction dans le Ça. « Le Surmoi se
	                        pose face à lui comme avocat du monde intérieur, du Ça.
	                        » Nous voilà confrontés à une nouvelle fonction du Surmoi : loin d’être un
	                        inhibiteur du plaisir comme il le fut selon les observations initiales de
	                        Freud, le Surmoi, qui a des relations intimes avec le Ça, n’est pas seulement
	                        une instance défensive, mais pousse à la jouissance, il est un
	                        « pousse-à-jouir » (dira Lacan). On comprend, dans la même
	                        perspective, que si le Surmoi est représenté par le père, la perversion comme transgression
	                        des interdits n’est pas seulement un défi lancé au père, mais aussi un
	                        accomplissement de son injonction : « Le Surmoi dit :
	                        “Jouis” ! », et la perversion est une... « version » du
	                        père, une soumission du fils au désir du père, une père-version. Lacan invite à
	                        penser l’instance divine, du moins dans le monothéisme, et la
	                        « rédemption » christique elle-même comme une soumission
	                        sadomasochiste au père, une père-version, tout en suggérant que le terme
	                        surchargé de « perversion » devrait être abandonné par la
	                        psychanalyse : « Dieu est père-vers, c’est un fait rendu patent pour
	                        le juif lui-même. Mais on finira bien par remonter ce courant, on finira bien
	                        par inventer quelque chose de moins stéréotypé que la perversion. C’est même la
	                        seule raison pour quoi je m’intéresse à la psychanalyse. »
	                        Et encore : « L’imagination d’être le rédempteur, dans notre
	                        tradition au moins, est le prototype de, ce n’est pas pour rien que je l’écris
	                        “la père-version”, c’est dans la mesure où il y a rapport de fils à père, et
	                        ceci depuis très longtemps qu’a surgi cette idée loufoque du rédempteur. Freud
	                        a quand même essayé de se dépêtrer de ça, de ce sadomasochisme, seul point dans
	                        lequel il y a un rapport supposé entre le sadisme et le masochisme : le
	                        sadisme est pour le père, le masochisme est pour le fils... »
	                        
	                        
	                      Père-version ?
	                        Ou mère-version ? Les deux, de toute évidence, selon les modalités
	                        diverses que prennent la difficile, l’impossible indépendance des « néotènes » que nous sommes, vis-à-vis
	                        de nos deux géniteurs, et notre problématique liberté à l’endroit de l’indispensable Loi symbolique qui fait de
	                        nous des sujets parlants.
	                        
	                        
	                      Une
	                        autre expérience du plaisir se profile à la suite de ces approfondissements de
	                        la psychanalyse menés par Freud, et qui est définie comme une jouissance (Freud utilise le terme de Genuss plutôt que celui de Lust). Elle désigne l’état de
	                        satisfaction sexuelle qui serait analogue à la mort, car l’expulsion des
	                        substances sexuelles correspond à la séparation du soma et du plasma
	                        primitif : après la satisfaction, « Éros est mis hors circuit »
	                        et la « pulsion de mort a les mains libres pour imposer ses visées ».
	                        La jouissance apparaît comme une expérience de satisfaction an-objectale,
	                        proche du narcissisme primaire selon Freud. On peut en suivre les traces dans
	                        l’aventure artistique, comme dans celle du mystique, dans la toxicomanie, ou...
	                        chez la femme. « Il faut, chez la femme aussi, faire l’hypothèse d’une
	                        excitation sexuelle somatique et d’un état dans lequel cette excitation devient
	                        stimulus psychique, libido, et provoque la poussée vers l’action spécifique à
	                        laquelle se rattache le sentiment de volupté. Seulement chez la femme, on n’est
	                        pas en état d’indiquer ce qui serait à peu près analogue à la détente des
	                        vésicules séminales. »
	                        Lacan amplifie et diversifie cette avancée freudienne, en insistant sur la
	                        différence entre plaisir et jouissance. Dans celle-ci, il distingue
	                        ensuite la « jouissance phallique » propre à l’homme (tout autant
	                        qu’à la femme pour autant que, dans son fantasme et clitoridiennement, une
	                        femme s’identifie à l’homme), et une « jouissance autre »
	                        C’est dire que la jouissance divise la femme car, par la jouissance phallique,
	                        la femme communique avec l’homme, tandis que par une « autre jouissance » que la femme
	                        éprouve mais ne sait ni nommer ni connaître, elle se met en rapport non plus
	                        avec le Phallus mais avec l’Autre. Seule avec cette jouissance autre qui
	                        demeure fondamentalement inconnue à elle-même, la femme est vouée à une
	                        duplicité structurelle.
	                        
	                        
	                      On
	                        rapprochera ces observations psychanalytiques de l’univers dédoublé de
	                        Colette : le côté « Sido » et sa jouissance autre, où c’est l’objet (la
	                        mère, le jardin, les « points cardinaux ») imaginé par le Moi qui
	                        absorbe tous les investissements offerts au monde extérieur ; le côté Léa
	                        ou la Dame en blanc, avec leur plaisir ou jouissance phalliques... Colette
	                        réussit cependant à nommer cette jouissance
	                          autre qu’une femme, lorsqu’elle y atteint, ne parvient qu’à éprouver sans savoir la dire : ne serait-ce pas cela, son
	                        génie ultime ?
	                        
	                        
	                      
	                         
	                        
	                      
	                         
	                        
	                      Si
	                        nos plaisirs sont donc fondamentalement pervers, si nos jouissances en
	                        dépendent et si tous ont partie liée avec nos capacités de représentation, nous
	                        comprenons que la perversion qui nous attire dans les œuvres d’art est celle
	                        qui s’adresse à des logiques universelles qui nous habitent tous. Une
	                        angoisse de séparation préside à notre développement en tant qu’individus
	                        supposés libres et autonomes, l’angoisse d’une « désidentification
	                        primaire » avec le contenant maternel. Le pervers est fixé sur cette
	                        angoisse de séparation telle que la lui signifie le père : l’interdit
	                        paternel ne menace pas nécessairement de priver le fils de son organe ; plus
	                        structurellement, il représente à l’enfant son incapacité à combler génitalement
	                        la mère. Le sujet pervers sera celui qui dénie cet interdit paternel ou
	                        œdipien, et qui en fait un déni de la génitalité. La génitalité ne m’intéresse
	                        pas (tel serait le discours implicite du pervers), elle n’existe pas, tant
	                        d’autres plaisirs, voire des jouissances plus ou moins sublimatoires, sont à ma
	                        portée. Des jouissances données par qui ? Par la mère qui maintient
	                        l’enfant dans le rôle de l’époux, objet privilégié de ses désirs à elle, mon
	                        Joyau tout en or, Minet-Chéri ? L’enfant ne manque pas de tirer un immense
	                        bénéfice de cette situation de déni : ne lui épargne-t-elle pas la
	                        blessure narcissique qui résulte du fossé séparant l’enfant de la génération de
	                        ses parents ?
	                        
	                        
	                      Le
	                        pervers dénie la différence des générations du même mouvement par lequel il
	                        dénie l’interdit de l’inceste et la castration de la mère : il comble le
	                        fossé des générations, il efface le sentiment de déréliction que ce fossé
	                        inflige.
	                        « Le futur pervers n’a pas souffert d’une carence narcissique mais d’un
	                        trop-plein d’investissement narcissique dont l’effondrement soudain lui est
	                        insupportable. »
	                        Pour combattre cet insupportable de la désidentification, le pervers se
	                        mobilise dans une quête effrénée, souvent épuisante, de satisfactions
	                        paroxystiques. Dans ce contexte, la satisfaction orale — au fondement de
	                        maintes toxicomanies — peut être vécue comme l’équivalent d’une
	                        satisfaction alimentaire intra-utérine et originelle : l’oralité est déjà
	                        développée in utero avant toute autre
	                        activité (à quinze semaines, le fœtus suce son doigt, à seize semaines il joint
	                        les mains et explore l’utérus).
	                        
	                        
	                      Chaque
	                        acte pervers pourra être interprété, dès lors, non seulement comme une attaque
	                        contre le couple procréateur et comme un désir de retrouver la couplaison
	                        originelle mère/enfant, mais comme un effort de dominer l’univers génital et
	                        son monde par la création d’un autre monde. Au chaos « impur » (pour
	                        reprendre le titre de Colette : Le Pur et
	                          l’Impur) de la sexualité génitale et de toute sexualité qui la comprend, il
	                        s’agira d’opposer une néo-réalité : « mon » univers secret,
	                        « mon » intimité cachée, « mon œuvre » forcément dissidente
	                        qui viole l’ordre du monde et ce que je perçois comme ses insoutenables excès,
	                        pour lui substituer une sérénité paradisiaque. Vengeance contre la mère et le
	                        père réunis, pareille créativité dans sa poussée mégalomaniaque et narcissique
	                        contient plus ou moins inconsciemment une haine contre la réalité.
	                        Et, si elle a partie liée avec le mal, c’est qu’elle est impulsée par l’hybris de la destruction visant le monde
	                        des parents. Créativité (infantile) contre créativité (parentale), il s’agira
	                        d’investir l’oralité et l’analité (de l’enfant) plus que la génitalité (des
	                        parents) : l’analité « idéalisée » et « sublimée » en
	                        « paradis parfumés », en senteurs exquises, occupe une place centrale
	                        dans la reconstruction de la nouvelle « maison de Claudine », nous
	                        l’avons vu, comme dans beaucoup d’autres œuvres sublimatoires. Elle s’avère
	                        essentielle dans toutes les « productions » d’« objets »
	                        esthétiques qui embellissent ces premières productions de nos corps que sont
	                        les excréments.
	                        
	                        
	                      Dans
	                        ce contexte, les réactions perverses peuvent se comprendre comme une réaction
	                        maniaque à une dépression déniée : plutôt que d’accepter la perte de
	                        l’objet et de s’engager dans une élaboration du deuil, le sujet s’approprie
	                        dans des fantasmes et dans des passages à l’acte pervers des substituts de
	                        satisfaction, des « ersatz », qu’il surinvestit. Beaucoup de
	                        dépressions, comme certains deuils, s’accompagnent d’abréactions orgiaques à caractère
	                        pervers ; tandis que, a contrario, la clinique des perversions
	                        découvre en arrière-plan une douloureuse mélancolie, souvent impossible à
	                        élaborer.
	                        
	                        
	                      En
	                        fixant le sujet pervers dans une organisation définitive et réduite (telle
	                        figure incestueuse, ou fétichiste, etc.), la perversion stable assume aussi le
	                        rôle d’une protection contre la destructivité sous-jacente et ses possibles
	                        passages à l’acte : la destruction du pervers est de fait nouée à une
	                        certaine sexualité qui le comble et, fût-elle excessive, voire épuisante, qui
	                        lui sert de butée et empêche le déferlement infini de la haine. De façon
	                        analogue, la création d’objets esthétiques préserve celui qui s’y engage de la
	                        désintrication pulsionnelle propre au processus psychique de la sublimation. Lorsque
	                        ces objets sont appréciés et bénéficient de l’approbation de l’opinion,
	                        l’activité esthétique métabolise la destructivité en travail de création, qui, assidu et scrupuleux, peut se transformer
	                        en véritable sacerdoce. La persévérance dans la création, le
	                        « han ! » de l’effort, dit Colette,
	                        sa célèbre « règle qui guérit de tout », imposent une discipline féroce à l’existence quotidienne. Mais ils sont lourds de
	                        plaisir supplémentaires parce qu’ils s’offrent comme un cran d’arrêt contre la
	                        destructivité de la pulsion de mort qui vient s’y épuiser comme une vague
	                        contre la jetée...
	                        
	                        
	                      La
	                        crudité de ce vocabulaire psychanalytique relatif aux implications
	                        pulsionnelles de la perversion ne devrait pas nous abuser : il ne s’agit
	                        pas de dévaloriser l’œuvre d’art en la renvoyant à la pathologie, mais de
	                        signaler les ressorts dramatiques et non moins universaux que l’artiste de
	                        génie utilise pour les magnifier, et sur lesquels son œuvre repose. Ceux qui, à
	                        défaut de génie, reçoivent les œuvres plutôt que de les produire, s’en trouvent
	                        atteints dans leurs propres profondeurs inavouables où vibrent des ressorts
	                        analogues. L’hypothèse psychanalytique ne dévoile pas, en revanche, la
	                        technique singulière à chaque artiste qui, construite sur ses logiques
	                        inconscientes, les transforme en chef-d’œuvres : d’autres investigations,
	                        spécifiquement littéraires, stylistiques et sémiologiques, détaillent les
	                        arcanes de ces procédés spécifiques. Nous avons essayé d’en approcher
	                        quelques-uns en lisant de près Les
	                          Vrilles de la vigne.
	                        Mais la vision radiographique de la psychanalyse a enrichi notre connaissance
	                        de l’âme, cet « appareil psychique » selon Freud, patiemment visitée
	                        dans ses abîmes et ses sommets, et nous permet de lire autrement les réussites
	                        formelles des grands artistes, de même que les joies et les colères qu’elles
	                        nous procurent. Cette archéologie psychanalytique risque de bousculer,
	                        d’ébrécher même le monument Colette que les amateurs de belles-lettres et de
	                        plaisirs bien français se sont plu à bâtir d’elle, et avec sa complicité. Mais
	                        peut-être aussi nous offre-t-elle le bénéfice de percevoir plus à fond les
	                        mouvements qui la traversent, qui lui assurent une perpétuelle renaissance, et
	                        qui nous émeuvent à notre tour.