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               Jean-Michel Hirt 
              Etat
                des  lieux
                
               
              
                 
                
                Comment ne pas croire que tout est perdu ? Comment ne plus esquiver
                la sommation de Baudelaire : « Je demande à tout homme qui pense de
                me montrer ce qui subsiste de la vie » ? Plus l’homme occidental est
                devenu un individu autonome et libre, plus ont pesé sur lui les contraintes de
                la civilisation et des sacrifices psychiques qu’il devait lui consentir. Mais
                plus aussi il a été prompt à s’anéantir dans ces mouvements de masses qui ont
                caractérisé le XXe siècle. Viendra-t-il un jour prochain où son « destin
                de masse », selon l’expression d’Etty Hillesum, le conduira à devenir un
                produit sans nom, condamné à exhiber sa marque afin de prouver son
                appartenance à l’humanité ? La massification du moi à laquelle il serait
                parvenu, couplée à la désymbolisation à l’œuvre dans sa culture, pourrait
                produire cet homme qui ne connaîtrait plus que son code barre dans une société
                unifiée par le marché. Un tel homme serait-il encore digne de s’estimer
                humain ? Ou, pour le dire autrement, quelles sont les conditions propres à
                favoriser la naissance de cet « humanisme grave » que Julia Kristeva
                appelle de ses vœux.   
  
               
              
                 
               
                Considérons non plus le malaise, mais le désastre qui caractérise l’état
                du monde ici ou là : l’interminable crise du sens depuis la Première
                Guerre mondiale, l’effondrement continu de toutes les valeurs en dehors de
                l’argent, le mensonge comme régime ordinaire de la parole, la dérision
                généralisée du haut en bas de la société, la haine du dissemblable etc.…, etc.… Nihilisme et fanatisme semblent faire bon ménage
                et cohabiter au mieux dans l’énoncé conjuratoire le plus courant de notre
                hypermodernité : « pas de souci ». L’absence d’échanges féconds
                entre les cultures atteint des sommets, notamment à la
                faveur de la décomposition des religions monothéistes et des miasmes que
                leurs cadavres libèrent. D’une telle décomposition, Maurice Bellet nous
                entretiendra bientôt. Au Moyen-Orient, une guerre de plus de cent ans est
                engagée sur ce « petit arpent du bon Dieu » où les voix des prophètes
                ont crié dans le désert. Personne ne songe sérieusement à refermer cette
                juteuse plaie ouverte au flanc de l’humanité, elle arrange trop de monde et
                trop d’intérêts. L’Etat capitaliste mafieux est en passe de devenir le stade suprême
                de l’Etat de masses. Avec lui se réalise  « tout ce que l’homme
                cherche sur terre, comme le faisait dire Dostoïevski au Grand Inquisiteur,
                c’est-à-dire qui adorer, à qui confier sa conscience et comment s’unir enfin en
                une incontestable fourmilière commune et unanime ».
  
               
              
                 
               
                Qui pourrait contester un tel état des
                lieux quand partout, comme dans un mauvais rêve, l’œil baigne dans un flux
                constant de violences où surnagent des corps blessés, torturés,
                déchiquetés ? A Toulouse, un jeune Français musulman assassine froidement,
                par antisémitisme, des enfants juifs dans une école. En Norvège, un jeune tueur
                d’extrême droite, mû par sa haine de l’islam, tire à vue sur un rassemblement
                pacifique d’autres jeunes. Nous assistons en boucle, avec les bombardements
                d’images auxquels nous sommes soumis, aux représentations de l’affrontement
                entre une terreur policée et une terreur sauvage. L’abomination à l’œuvre dans
                la culture mondialisée passe par l’obligation faite aux peuples de la planète
                de regarder le spectacle permanent de la destruction des hommes entre eux. Et
                le plus étonnant, c’est que nous ne nous en lassons pas, nous paraissons même
                avoir une appétence pour cela, ou à tout le moins beaucoup d’ambivalence, et ce
                ne sont pas les consoles de jeux de nos enfants où il n’est question que de
                pulvériser l’adversaire qui viendront nous détromper. Avec effroi, nous
                constatons chez beaucoup d’adolescents de lourdes pratiques addictives ou de
                confondantes attaques psychotiques, comme si ceux-ci ne parvenaient plus à accéder
  à leur réalité psychique, à s’en servir pour contenir leurs fantasmes, comme si
                la réalité psychique était en passe de devenir un continent englouti. Rappelons
                que l’élaboration de Freud avait conduit à envisager la réalité psychique
                  interne comme ce qui anime chaque corps et gouverne son inscription en tant que
                  sujet désirant dans la réalité matérielle externe. 
  
               
                
                
               
                Comment l’homme occidental, naguère enfant des Droits de l’homme et
                aujourd’hui, par son appartenance indéfectible au genre humain, défenseur de la
                dignité humaine, peut-il accepter une telle dérive et avoir une telle
                complaisance pour les représentations de sa disparition annoncée ?
                N’aurait-il plus le désir ou les moyens psychiques de s’y opposer ?
                Comment l’homme peut-il se reconnaître comme humain dans la nuée d’images de
                mort dont il s’entoure ? Quelles sont les forces en présence dans ce
                combat de Titans entre le pire et le meilleur au sein de l’espèce humaine ?
                Enumérons en quelques unes : des conceptions du monde antagonistes, celle
                de la science triomphante achevant de se débarrasser des
  « illusions » religieuses par son objectivation de la réalité ;
                des imaginaires collectifs qui ne produisent pas les mêmes approches de
                l’individualité et de l’altérité ; des fables et des narrations issues de
                ces imaginaires qui ne parviennent pas à une définition commune de l’universel,
                ni du corps ou de ses fins. Mais aussi des perspectives techno-scientifiques
                qui pour la première fois dans son histoire donnent à l’homme le pouvoir de
                prolonger et modifier les conditions de vie et d’existence de son espèce, tout
                en les soumettant aux impératifs du marché.
  
               
              
                 
               
                Un
                homme à part au XXe siècle, Freud, avait en vain tenté d’ouvrir les yeux de ses
                contemporains. Héritier des Lumières, féru de scientificité, l’inventeur de la
                psychanalyse a voulu conduire les hommes à prendre conscience de leur criminalité fondamentale, là où tant de bons apôtres se sont évertués avec succès à la lui
                faire oublier. « Si l’on nous juge, constatait-il dans Actuelles sur la guerre et la mort, selon nos motions de désir, nous sommes donc
                nous-mêmes comme les hommes des origines une bande d’assassins. » Freud
                croyait peut-être que le nazisme allait se contenter de brûler les livres et il
                est mort avant d’avoir vu combien les bûchers d’hérétiques au Moyen-Age étaient
                de modestes entreprises face aux fours crématoires de
                la géographie infernale : Auschwitz, Buchenwald et tous les grains du
                chapelet de l’horreur. Il est vrai que l’antisémitisme chrétien attisé au fil
                des siècles n’a pas peu contribué à cet incendie
                généralisé.
  
               
              
                 
               
                Même la question soulevée par Freud en 1929, dans Malaise dans la civilisation, apparaît dépassée par l’ampleur des dégâts et des
                obstacles accumulés : « La question du sort de l’espèce humaine,
  écrivait-il, me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation
                saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie
                en commun par les pulsions humaines d’agression et
                d’autodestruction ? » Il estimait Eros susceptible de l’emporter sur
                Thanatos, alors que la survie dans les camps de concentration et autres
                Goulags, ces cathédrales de la souffrance du siècle précédent, a fait la preuve
                que l’activité grégaire, agglutinante d’Eros pouvait être mise au service de
                Thanatos.
  
               
              
                 
               
                Si
                la psychanalyse ne se présente pas comme un humanisme en affirmant que les
                sujets dépendent de rapports psychiques ignorés d’eux-mêmes, il faut retrouver
                ce qui dans la métapsychologie freudienne s’opposerait à une définition
                tronquée ou uniformisée de l’homme, une définition qui oublierait de
                s’interroger sur la signification de l’humain et de l’inhumain en lui. Brandir
                l’humain comme une norme n’aide pas à proscrire les crimes contre l’humanité,
                car ceux-ci sont tout de même bien commis par des hommes. De fait, confondre
                l’homme et l’humain, négliger l’écart entre eux, c’est admettre que tout ce que
                peut faire l’homme est humain, donc que l’inhumain n’existe pas ou qu’il doit
  être éradiqué. Or, l’effort de pensée propre à la psychanalyse vise à
                reconnaître les territoires de l’inhumain chez l’homme, non pour les annexer ou
                les soumettre, mais pour sortir d’un dilemme ruineux minant les rapports et les
                liens sociaux : condamner ou ignorer l’inhumain au nom d’une réduction de
                l’homme à une définition consciente et rationaliste. Prendre en compte
                l’inhumain comme exprimant les vacillements de la singularité ou recelant les
                racines de l’altérité, est-ce encore possible ? Si l’inconscient est le
                privilège de l’être parlant, l’enjeu pour ce dernier, le « parlêtre »
                comme le nommait Lacan, c’est de parvenir à accorder le principe de dignité de
                la personne humaine avec les pulsions destructrices et les fantasmes insensés
                que cette même personne abrite dans le secret de sa vie psychique. Résister au
                monisme du produit humain normé d’une société où la science se soumet aux
                impératifs du marché ne peut se faire qu’en affirmant la nécessité du dualisme
                freudien, cet homme en deux, cet homme du conflit entre les deux
                réalités qui l’animent, la réalité psychique et la réalité matérielle.
  
               
              
                 
               
                Destin de masse, massification du moi,
                désymbolisation, toutes ces expressions demeurent énigmatiques, pourtant toutes
                elles évoquent un avenir crépusculaire qui pourrait aboutir à la négation, puis
  à la disparition de la réalité psychique et des temporalités spécifiques
                qu’elle induit : les temporalités de l’âme. Certes, cette réalité
                psychique est une fiction théorique, un objet de pensée construit par Freud
                pour matérialiser et explorer le lieu à part des mouvements psychiques. Mais cette
                fiction est intrinsèque à la cohérence psychanalytique dans la mesure où elle
                désigne le poids et les conséquences des processus inconscients dans la vie du
                sujet. Cette réalité psychique sans aucune localisation anatomique circonscrit
                un ensemble de désirs et de fantasmes capables de s’imposer comme plus réels
                que la réalité factuelle, voire de la remplacer. Freud lui-même,
  « incorrigible mécaniste et matérialiste » disait-il, n’accordait à
                l’autonomie du psychisme qu’une valeur heuristique et il envisageait fort bien
                que les sciences de la nature parviendraient un jour à supprimer la frontière
                entre le psychique et l’organique, ou à traduire le psychique en termes
                bio-chimiques. Mais il ne s’attendait guère à ce que vienne un temps où la
                réalité psychique serait rendue caduque par le destin de masse démocratique, et
                non plus totalitaire, auquel nous sommes voués.
                Comment ne pas redouter la venue de ce jour si l’on considère l’effacement en
                cours de la singularité individuelle ; cet effacement de la singularité se
                fait au profit d’une nouvelle économie du sujet où la masse se substitue à la
                réalité psychique de l’individu et surdétermine son moi ? D’autant qu’une
                telle massification présente beaucoup d’avantages pour le moi, car il éprouve
                là une puissance qu’il serait incapable d’acquérir par lui-même.
  
               
              
                 
               
                 Massification du moi dont les
                effets sont dès à présent repérables dans les pathologies de la vie
                quotidienne. Ainsi, dans de nombreux troubles du narcissisme, quand l’image de
                soi est violemment rejetée au profit d’une identification à des critères
                esthétiques devenus des obligations de masse ; ou bien lors d’adhésions à
                des rites de groupes : scarifications collectives, blessures initiatiques
                de reconnaissance mutuelle ; ou encore dans des addictions sexuelles ou
                toxicomaniaques liées à des affiliations communautaires. Mais les conséquences
                d’une telle massification du moi sont aussi perceptibles au niveau culturel,
                notamment dans l’art contemporain où le culte de la dérision allié aux
                considérations marchandes atteint des sommets. Dans sa conférence « Culte
                de l’avant-garde et culture de mort » prononcée dans le cadre du Parvis
                  des Gentils en 2011, Jean Clair écrit ceci : « Dans une
                société à la dérive, c’est un quidam autoproclamé ‘’artiste’’ , auquel on accorde désormais les attributs de la divinité, le don de création et
                le privilège de l’omnipotence – qui aurait mission de préserver notre
                liberté et notre grandeur ? Malheur à nous. »
  
               
              
                 
               
                Le destin de masse démocratique
                entraînerait donc une désymbolisation culturelle correspondant à l’ère du narcissisme
                  de masse ; non l’ère de la « dictature de la raison » que
                Freud souhaitait, mais celle de l’indifférenciation visuelle et sexuelle qui se
                traduit jusque dans la langue, avec son appauvrissement et ses innombrables
                expressions prêtes à penser, répétées partout et par tous. Ainsi, quel refus de
                penser la complexité du rapport de l’Islam à l’Occident est manifesté par le
                mot islamophobie repris en chœur, comme si une notion
                psychopathologique, la phobie, pouvait simplement s’appliquer à une religion ?
                Cette violence faite à l’usage de la langue mène au mensonge par détournement
                des mots et locutions habituelles : les nazis ont montré la voie naguère
                en travaillant à pervertir l’usage de la langue allemande. En tant que résultat
                de la désymbolisation, la massification du moi s’oppose à la construction du
                sujet, par l’appropriation d’une langue à soi dans un corps singulier, et cette
                massification favorise la soumission à un code de conduites et des stéréotypies
                conformes aux idéaux grégaires. De multiples formes de croyances
                néo-scientistes frustes et confuses font de plus en plus pression sur la psyché
                pour qu’elle se plie à une objectivation pseudo-scientifique : par
                exemple, il devient normal de considérer que, chez les enfants scolarisés,
                l’angoisse est générée par les troubles de l’attention, et non l’inverse,
                l’attention de l’enfant perturbée par son angoisse. Quantification et
  évaluation statistiques du vivant deviennent des articles de foi générant de
                l’intolérance chez leurs fidèles quand ils sont remis en question. La notion
                d’altérité subit aussi un déplacement fatal dès qu’elle ne représente plus
                l’autre dans son étrangeté et sa différence, mais comme le dissemblable voué à
                intérioriser de force l’exigence forcément bienveillante de ses
                semblables.
  
               
              
                 
               
                D’où plusieurs questions. Comment la conception scientifique du monde associée à la conception mercantile de la personne ont-elles
                une influence sur la psychologie de ces masses dont nous ne pouvons manquer de
                faire partie ? Comment résister à l’emprise des masses sur l’esprit ?
                Comment refuser de croire aux représentations économiques qui s’imposent comme
                un mythe transformant chacun en produit animé de masse ?
                Comment construire l’humain en chaque homme, rien n’étant acquis à cet égard
                par la seule appartenance à l’espèce humaine ? Enfin comment
                l’exploitation inexorable de la nature et de ses semblables par l’homme, son
                anthropocentrisme conquérant, l’ont conduit dans les
                impasses d’une civilisation planétaire à bout de souffle, le contraignant peu à
                peu à s’interroger sur ce qu’il a oublié de l’humain en chemin ?
  
               
                 
                
               
                Le symptôme persistant de cette mauvaise
                vie, c’est ce qui, pour un sujet, prend valeur d’atteinte aux
                représentations diffuses de l’humain en lui, à sa dignité d’être reconnu comme
                humain, aux interrogations que suscite une telle qualité. Ces interrogations
                sont répercutées, sous le signe de l’angoisse, par les multiples tentatives
                religieuses, philosophiques et désormais juridiques, de rendre compte de la
                  dignité humaine depuis ce qui ressemble à l’interminable agonie de l’homme
                des Droits de l’homme au XXe siècle. Mais que signifie pour la psychanalyse
                l’usage extensif d’une notion comme la dignité humaine, inscrite depuis 1948
                dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme ?
  
               
              
                 
               
                Pour les psychanalystes, la question
                devient la suivante : comment exiger le respect de la dignité humaine
                quand la vie psychique de chacun témoigne d’une sauvagerie pulsionnelle inscrite dans son corps, sauvagerie à laquelle il ne peut pas renoncer
                volontairement ? L’humain n’est certainement pas une évidence mais peut-être une conquête sur l’inhumain à l’intérieur de chacun, et la dignité humaine
                n’est pas d’abord naturelle mais culturelle. Nous avons aussi la preuve, après
                Hitler, Staline ou Pol Pot, pour prendre des noms synonymes de l’horreur à
                laquelle des hommes peuvent soumettre d’autres hommes urbi et orbi, nous
                avons la preuve que se montrer humain envers ses semblables ne se confond plus
                avec l’anthropocentrisme, si longtemps célébré par les idéologies athées nées
                en Occident ; ni avec leur pendant oriental actuel, les tentatives
                religieuses agressives et régressives menées au nom d’une revanche de Dieu sur
                les hommes.
  
               
              
                 
               
                La question pour notre temps se prolonge
                ainsi : comment exiger le respect de la dignité quand les revendications
                extrêmes des individus rendues possibles par les avancées scientifiques en
                matière de sexe, de genre et de filiation, ne font qu’accroître la complexité
                de la notion de dignité ? Enfin, si les évolutions biomédicales et les
                neurosciences font peser beaucoup de menaces sur la pertinence et sur la
                nécessité du concept de réalité psychique, devenu d’autant plus gênant qu’il
                recouvre un réel en partie inaccessible, on pressent pourquoi l’intérêt pour la
                psychanalyse est menacé, sinon condamné. A quoi pourrait encore servir la
                réalité psychique interne si la réalité externe, matérielle et factuelle, est
                capable de s’imposer au moi du sujet et de générer un narcissisme de
                masse ? Il y a bien des compensations à pratiquer le mythe d’une société
                préconisant le développement personnel, pour être à l’aise dans la
                civilisation, en voulant croire que c’est un bien qui s’achète dans n’importe
                quelle officine psychologique. Mais dérivant entre stress et pressions de tous
                ordres, il n’est pas sûr que nous parvenions à mener une existence digne de
                nous, lorsque la conception scientifique du monde, délivrée de la psychanalyse,
                sera parvenue à externaliser tous les conflits des sujets, lorsque ces
                sujets dépendront de l’ingestion massive de molécules contre la détresse
                ordinaire ou de la consommation tout aussi massive d’images virtuelles capables
                de réenchanter la misère quotidienne. De fait, il est certain que le monde qui
                s’invente sous nos yeux accordera peu de place à une psychanalyse qui serait un
                facteur de résistance à la servitude séduisante et sinistre s’installant parmi
                nous, sous couvert de normalité, de liberté, ou même d’une dignité réduite aux
                acquêts.
  
               
              
                 
               
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                A ne pas tenir assez compte de l’accord nécessaire entre vérité et
                réalité, les constructions religieuses ou philosophiques et leurs retombées
                politiques ont contribué à faire basculer les sociétés dans la démesure, l’hubris.
                Mais le droit, lui, a la prétention de garantir l’ordre et de s’opposer au
                chaos et, depuis l’Antiquité romaine, il accomplit sa tâche en fabriquant avec
                ses propres fables la réalité humaine, comme  le démontre notre prochain
                conférencier Bernard Edelman dans son livre, Quand les juristes
                  inventent le réel : « c’est cette fabrication juridique et de la réalité et
                du sujet qui constitue, écrit-il, l’extraordinaire inventivité du droit.
                Lorsqu’il lui fallut s’adapter à l’industrie et à la science moderne, lorsqu’il
                dût se mettre au diapason de l’univers bio-technologique, il lui suffit de
                pousser à la limite le processus inauguré par les théologiens et juristes
                médiévaux ou, si l’on préfère de l’inverser, à savoir de faire du monde non
                plus une création de Dieu mais de l’homme. Si la réalité n’était autre qu’une
                création de l’homme, plus rien de l’homme ne lui était étranger ;
                le monde devenait son miroir. […] Ayant conçu la réalité comme une production
                de l’homme, il franchit une nouvelle étape ; il fit de l’homme le
                producteur de lui-même, il l’institua comme son propre maître, son propre
                inventeur ; il lui reconnut, sur lui-même, les mêmes droits qu’il lui
                avait reconnus sur la nature ; il l’autorisa à tenir son destin entre ses
                mains – sa naissance, sa vie, sa mort, sa généalogie. Par là, mieux que
                la religion, mieux que la philosophie, il fabriqua le sujet rêvé par la raison,
                au nom d’un principe de réalité dont il s’institua le seul juge. » Quand Freud
  écrit dans la XXXVe conférence de la Nouvelle suite des leçons
    d’introduction à la psychanalyse : « L’essence de la raison est garant
                qu’elle ne manquera pas […] d’accorder aux motions de sentiments humains et à
                ce qui est déterminé par elles la place qui leur revient », il apparaît
                maintenant que cette essence de la raison dans la conception
                scientifique actuelle du monde, c’est le droit. Le droit manifeste la coalition
                du désir et de la raison qui supplante la religion, qui remplace Dieu par
                l’Homme et qui crée le sujet de droit, conçu comme l’aboutissement de la
                toute-puissance humaine à l’ère scientifique et technique. Auparavant –
                depuis la Révolution française et sa victoire sur le despotisme – le
                droit organisait la coexistence entre la part naturelle – le rapport à
                soi-même – et la part sociale – le rapport à l’autre – de
                l’individu, distinction fondatrice autorisant le contrat social : de sa
                liberté, de la satisfaction de ses désirs, l’individu abdiquait une partie pour
                sortir de la guerre de tous contre tous et, en échange, obtenir la possibilité
                de vivre en sécurité avec ses congénères. L’individu devenait une personne
                physique et une personne juridique, deux réalités abolies par « la
                nouvelle personne juridique », correspondant, comme le souligne Bernard
                Edelman, à « l’univers bio-moderne » et à ses fantasmes :
  « être immortel, se réparer, se recomposer, se choisir… » A présent,
                avec les mutations autorisées par les avancées de la science qui confèrent au
                sujet fabriqué par le droit de nouvelles revendications, les exigences de la
                personne juridique ne vont être bornées que par l’obstacle de la dignité
                humaine concocté par les juristes. En introduisant le principe de la dignité
                qui vient restreindre la liberté du sujet, le droit précise la portée de cette
                dernière, la liberté, au nom de la première, la dignité. Le droit y parvient en
                postulant une souveraineté de l’humain à l’intérieur du sujet de
                droit : sa liberté ne pourrait aller contre sa dignité et donc son
                humanité, mais que se passe-t-il si au nom de sa liberté, il parvient à
                soumettre son humanité à ses innombrables désirs ? Dans son discours
                devant les ambassadeurs du 7 janvier, c’est Benoît XVI qui déclare que
  « Les droits sont souvent confondus avec des manifestations exacerbées
                d’autonomie de la personne qui devient autoréférentielle, n’est plus ouverte à
                la rencontre avec Dieu et avec les autres et se replie sur elle-même, en ne
                cherchant à satisfaire que ses propres besoins. »
  
               
              
                 
               
                La construction juridique de l’homme à la fois naturel et social
                supposait une répartition de l’humain et de l’inhumain, l’humain constituant ce
                juste milieu du naturel et du social rejetant aux extrêmes l’inhumanité. Tout
                change avec les potentialités d’interventions sur l’homme offertes par les
                conséquences techniques du développement scientifique ; toutes les potentialités
                d’intervenir sur la vie – de la manipuler – que la biologie offre,
                depuis l’assistance à la procréation médicale, les greffes d’organes, jusqu’au
                possible clonage reproductif, toutes ces potentialités obligent à redéfinir
                l’humain car le rapport de soi à soi est bouleversé. Les nouveaux pouvoirs de
                l’homme ne mettent pas seulement sa vie en danger, mais aussi celle de
                l’espèce, il n’est plus libre de ne rendre des comptes qu’à lui-même, il doit
                tenir compte de cet autre vivant par lui et en lui, en respecter la
                dignité.
  
               
              
                 
               
                Sous les coups de boutoir de la science s’emparant de la vie comme de la
                mort, et sous ceux du marché, ce procès qui s’individualise avec chacun de ses
                sujets en vue de transformer tout le vivant en marchandise, l’humain dans l’homme
                est bien à redéfinir. Soit l’humain à venir réussira à inclure l’inhumain au
                nom d’une dignité généalogique qui prendra en compte ses éventuelles
                transgressions et pathologies, soit au nom d’une dignité idéologique
                l’exclusion de l’inhumain sera à l’ordre du jour, au nom d’une normalité qui
                condamnera la singularité et l’altérité. Dès lors, on ne pourrait que se
                réjouir de la digue que constituerait l’invention de la dignité humaine par le
                droit, mais ce serait une fois de plus prendre ses désirs pour la réalité.
                L’écueil immédiat lié à ce concept, c’est l’éventuelle transcendance sur
                laquelle il serait indexé. Si la dignité est « l’âme » de l’homme de
                l’ère scientifique, son affirmation animique – comme naguère dans les
                périodes religieuses de l’humanité – ne manquera pas de déclencher en
                retour le blasphème et la négation, sauf si la dignité trouve un renfort dans
                les expressions culturelles antérieures de la réalité psychique. Or ces points
                d’appui existent : « la religion monothéiste » telle que Freud
                l’a interprétée en témoigne. A le suivre la singularité et l’altérité sont les
                conséquences de la paternité que fonde « l’homme Moïse » en
                affirmant, à travers le judaïsme, le primat de la vie de l’esprit sur la
                sensorialité. L’humain dans l’homme est le fruit de ces conquêtes psychiques et
                de leurs conséquences culturelles. A en tenir compte, la dignité humaine
                pourrait apparaître comme la reconnaissance de cet humain autre et singulier au
                sein des relations avec soi-même, reconnaissance de l’étranger en soi.
                De cette altérité et de cette singularité vont alors dépendre les intérêts de
                l’espèce humaine, de ses droits, à l’intérieur de chacun. En effet, si l’homme
                du XXIe siècle doté de pouvoirs biotechnologiques peut intervenir sur les
                conditions d’apparition de la vie humaine, comme hier il est intervenu sur les
                conditions d’extermination de celle-ci, et comme demain il aura à intervenir
                sur les conditions de sa survie écologique, il devient urgent pour le droit
                d’inventer une « haute autorité » responsable de la conservation de
                l’espèce. Avec l’introduction de cette dimension culturelle de la réalité
                psychique représentée par le triptyque paternité-altérité-singularité,
                avec la reconnaissance de la somme des souffrances corporelles individuelles
                dont la dignité est issue, la personne juridique serait subordonnée à l’immanence
                  du vivant dans l’humain. Une telle immanence du vivant dans l’humain serait
                ainsi en passe de devenir un nouvel état de nature, et non plus seulement un
  état de culture. Par cette immanence culturelle et psychique qu’elle
                supposerait en amont, la dignité humaine serait fondée à s’opposer à la
                tyrannie narcissique du sujet appréciant à son aune – ou pire, à celle de
                la masse – la signification du principe de dignité. Peut-on parler dès lors,
                avec l’émergence de cette notion, d’un progrès de la vie de l’esprit qui le
                ferait triompher des effets délétères de sa sexualité comme de ceux de sa
                spiritualité : ni dieu sacrificiel ni avidité pulsionnelle ne pourraient
                s’élever contre une dignité relevant de la souveraineté de l’humain ? A
                distance des considérations sur la grandeur et la misère de l’homme soutenues
                par les religions monothéistes, prémisses qui ont fait le lit de la dignité
                humaine, celle-ci, désormais liée à l’immanence plus qu’à la transcendance de
                ses origines, deviendrait la qualité requise pour affirmer et justifier la
                souveraineté de l’humain dans la conception scientifique du monde. Au triptyque
                paternité-altérité-singularité correspond cette ternarité que Monette Vacquin dans
                sa conférence à Notre-Dame de Paris du Carême 2007, estime « co-extensive du
                langage lui-même », et elle ajoute qu’ « aucun des trois termes, je,
                tu, il, ne peut se concevoir sans les deux autres. On appelle aujourd’hui,
                poursuit-elle, perte des repères, et c’est vraiment une litote, la casse de ce
                fragile, et infiniment précieux montage ternaire. » A ce triptyque
                doit maintenant être adjointe la dignité, ce nous de l’espèce humaine en
                chaque homme, en vue de parvenir à une formulation de l’humain qui ne serait
                pas oublieuse de ses origines psychiques. Quand ce processus symbolique est
                ignoré, la casse de l’humain est à l’ordre du jour.   
  
               
              
                 
               
                Or dans le champ juridique, force est de constater que le principe de la
                dignité humaine a trouvé son corrolaire : le principe d’« autonomie
                personnelle » que, le 29 avril 2002, la Cour Européenne des Droits de
                l’Homme définit comme « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il
                l’entend [ce qui] peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités
                perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou
                dangereuse pour la personne ». Le désir individuel a donc fait son entrée
                dans le droit, et l’homme des Droits de l’homme qui se voulait universel comme
                la raison, mais aussi intemporel et incorporel, cet homme a définitivement
                vécu. Freud s’en réjouirait-il ? Effectivement le droit, en temps qu’essence de
                la raison, accorde désormais aux motions affectives et « à ce qui est
                déterminé par elles la place qui leur revient ». L’homme de désir est juridiquement né et peut s’affirmer libre de lui-même, souverain dans
                son espace, à l’aise dans une société qui devient une collection
                d’espaces privés. Commentant certains arrêts de la Cour Européenne, Bernard
                Edelman, dans un article au titre incisif, « Naissance de l’homme
                sadien », peut écrire ceci : « La Cour a reconnu le corps
                comme signe de l’identité, et partant, de la liberté sexuelle. ‘‘Le droit
                d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps,
                partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle’’ ; et elle
                précise : ‘‘En d’autres termes, la notion d’autonomie personnelle peut
                s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps’’.
                Ainsi, seront ‘’validées’’, si l’on ose dire, des pratiques sado-masochistes et la seule limite qu’il ne faudra pas dépasser ‘’est celle du respect de
                la volonté de la ‘’victime’’ de ces pratiques, dont le propre droit au libre
                choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité doit être aussi
                garanti’’ ». Voici donc validé par la Cour un aspect de la
                conception de l’homme du marquis de Sade, le premier à avoir été jusqu’au bout
                de la raison en matière de civilité sexuelle en relevant que :
  « ce qui va à l’un ne va point à l’autre. » C’est l’explosion des revendications
                du sujet de droit que vient confirmer cette reconnaissance nouvelle du désir et
                du bon plaisir de l’homme par la Cour Européenne. Tous les
                fantasmes de l’homme bio-moderne portant sur le corps, le sexe et la fatalité
                biologique peuvent se déchaîner : la filiation comme la différence
                sexuelle deviennent contestables, l’anatomie n’est plus le destin, et à
                l’immanence du vivant dans l’humain irriguant la dignité humaine s’opposerait
                la transcendance du moi soutenant la revendication de l’autonomie personnelle.
  
               
              
                 
               
                Dans une parodie de la définition biblique de Dieu par lui-même, le
                sujet de droit moderne peut s’écrier : « je serai qui je
                serai » ; en se déclarant son propre produit, il se met en position
                de choisir son sexe, instituer sa généalogie, mettre son corps au service de
                ses passions, effacer tout écart entre être et paraître. Si le corps devient ce
                que le désir de masse en fait, alors il en sera de même avec la réalité devenue
                le terrain de jeux des irruptions de ce désir : en permettant la réalisation
                des fantasmes, la réalité extérieure aura absorbé la réalité psychique qui
                n’aura plus à les contenir. Le tout avec la bénédiction du marché qui ne peut
                que trouver des bénéfices économiques à satisfaire cette prolifération de
                souhaits et de demandes où se conjuguent hyperindividualisme et massification
                du moi. L’autonomie personnelle est précieuse quand elle témoigne de la
                singularité de l’humain, et non des revendications singulières de son
                organicité corporelle. A terme, si la marchandisation de l’homme couplée avec
                une régression narcissique à la toute-puissance infantile triomphent,
                la dignité humaine sera seulement réservée au corps de l’homme mort, du moins
                tant que des parties de ce dernier ne sont pas recyclées et vendues comme
  « matériel anatomique ».
  
               
              
                 
               
                Dans cette perspective où la liberté du sujet le conduit à s’opposer à
                toute contrainte, où notre nouvel Homais protosadien peut déclarer sans
                crainte : « l’espèce humaine, c’est moi ! », où s’impose
                son narcissisme de masse, il devient possible d’imaginer que n’importe quelle
                pratique d’intervention de l’homme sur lui-même, ou sur son prochain, trouvera
                une justification si elle est menée librement, dans le respect des accords
                contractuels, et la dignité humaine n’aura plus qu’à se mettre au service de
                l’autonomie personnelle. Loin de jouer le rôle de garde-fou devant les
                prétentions de la science alliée au marché, la dignité, bafouée mais
                juridiquement satisfaite, se bornera à constater que tout se passe en toute
                liberté, en toute contractualité. Plus rien d’inhumain ne pourrait arriver
                quand tout ce qui pourrait arriver témoignerait du libre exercice du désir des
                sujets entre eux. De nouveau se fait entendre la verve du Divin
                marquis énonçant la règle d’or de cet érotisme massifié : « prêtez-moi
                la partie de votre corps qui peut me satisfaire un instant et jouissez, si cela
                vous plaît, de celle du mien qui peut vous être agréable. » L’échangisme
                généralisé, en tant que nouveau régime sexuel, correspond bien au règne de
                l’échange marchand où rien n’échappe au statut de marchandise. A l’orée du XXIe
                siècle s’installe ce que Freud identifiait, dans Psychologie des masses et analyse du moi, comme « une régression à un état antérieur des
                relations sexuées, dans lequel l’état amoureux ne jouait aucun rôle, dans
                lequel les objets sexuels étaient tenus pour équivalents l’un à l’autre ».
                Qui s’étonnera que cette régression si perceptible dans nos mœurs actuelles
                soit payée au prix fort d’abord par les femmes, toutes désignées, malgré les
                succès des luttes féministes antérieures, à redevenir les objets d’échange
                d’une libération sexuelle réduite aux besoins des organes érogènes ?
  « Que disent, écrivait la psychanalyste Nathalie Zaltzman dans « Qui
                est le barbare ? », dans cette clinique du sexuel génital la
                contingence du ou de la partenaire, l’insistance d’une bi-sexualité en
                acte ? Circule ou semble circuler à la surface de la conscience une
                sexualité « perverse polymorphe », génitale mais pré-œdipienne, sans
                interdit ni inhibition, mais dans une angoisse déplacée sur les gestes les plus
                quotidiens. Telle qui a passé une nuit avec un homme et une femme doit pour
                boire son café et se lever, franchir des abîmes d’inertie angoissée. »
                Pour s’épargner l’imposante dépense psychique réclamée par l’amour, chacun peut
  être contraint de se réfugier dans la circularité du désir et les substitutions
                d’objets qu’il ménage, et donc se contenter du plaisir d’organe. Ou bien
                supporter de renchérir sur les impulsions du désir en prenant le risque de
                l’amour sexuel où les trois courants de la tendresse, de la sensualité et de la
                cruauté tentent de rester noués ensemble. La conjugaison de l’érotisme des
                corps avec l’érotisme des cœurs est seule capable de faire de l’amour autre
                chose qu’un acte sans importance. Si ce dernier n’a guère plus de portée que
                d’avaler un verre d’eau, alors à la place de l’amour l’obscurité d’un geste
                compulsif peut être chargé de ces « abîmes » dont parlait Nathalie
                Zaltzman. Triomphe ainsi ce que la terrifiante Lady Macbeth appelait de ses vœux,
                l’unsexing, soit un être désexué, arraché à la gravitation de son
                sexe génital, à sa différence, à la séparation qu’elle implique, un être animé
                par la seule érotisation de la mort. Un tel déplacement caractérise à coup sûr
                bien des aspects actuels de la vie amoureuse.
  
               
              
                 
               
                
                
               
                Toutes les manifestations psychiques de
                masses convergent vers ce succès distingué par Freud : « la disparition de
                la personnalité individuelle consciente, l’orientation des pensées et des
                sentiments dans les mêmes directions, la prédominance de l’affectivité et de
                l’animique inconscient, la tendance à l’exécution non différée d’intentions
  émergentes ». Succès reposant sur une désexualisation où toute différence
                est abolie et supposant une régression « à une activité d’âme
                primitive » inouïe. Un tel bonheur de masse, Nietzsche nous a aussi
                permis de compléter sa définition en dénonçant « ceux qui méprisent le
                corps » singulier et les différences sexuelles et générationnelles dont il
                est porteur. Mais Freud conduit à préciser l’enjeu d’un tel mépris :
                l’inévitable oubli du meurtre du père commis par une masse fraternelle, meurtre
                en commun à la racine de la civilisation. Dès que ce meurtre est frappé par le
                refoulement et l’oubli, dès que sa conséquence décisive, l’altérité, est niée,
                se poursuit inexorablement la prise en masse de l’humain afin d’échapper au
                sentiment de culpabilité individuel, donc à la singularité que l’altérité
                implique. Freud nous a aussi prévenu que le troupeau humain n’est pas
                composé de doux ruminants mais de fauves sanguinaires. Il n’excluait pas non
                plus d’autres liaisons de masse que celles, militaire ou religieuse, étudiées
                par lui, et il évoquait ces « points de vue scientifiques » pouvant
                acquérir « pour les masses une significativité analogue ». L’alliance
                de la science et du marché dans la « démocratie esthétique »
                contemporaine détient une telle significativité pour ce produit humain de masse
                dont le destin n’est plus l’effet de son désir de l’autre, mais de la mise en
                scène spectaculaire de son désir de lui-même. Dans une société de fils
                bio-modernes nés d’eux-mêmes pour jouir d’eux-mêmes, chacun étant convaincu des
                bons droits de son moi et de la valeur marchande de ses fantasmes, chacun se
                vivant comme son propre produit, c’est le fétichisme de l’objet qui aura dompté
                la psychanalyse du sujet. Sous l’effet du marché comme nouvel avatar d’une
                formation en masse surgit l’homme d’en bas, selon l’expression de
                Maurice Bellet, un homme transparent au « narcissisme
                collectif », prêt à ne vouloir que le « bien », son bien et les
                biens, à exercer son désir sans autre limite que sa capacité financière à
                l’achat du consentement de ses partenaires. Peut-être sera-t-il le premier
                esthète massifié en mesure de consacrer son temps à la fabrication de lui-même,
                tel un objet d’art animé dont la signature deviendra une marque ?
  
               
              
                 
               
              
                 
               
              Jean-Michel Hirt
                
               
              Collège des Bernardins, 12 janvier 2013 
               
              
              
                 
               
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