Jean-Michel Hirt
Etat
des lieux
Comment ne pas croire que tout est perdu ? Comment ne plus esquiver
la sommation de Baudelaire : « Je demande à tout homme qui pense de
me montrer ce qui subsiste de la vie » ? Plus l’homme occidental est
devenu un individu autonome et libre, plus ont pesé sur lui les contraintes de
la civilisation et des sacrifices psychiques qu’il devait lui consentir. Mais
plus aussi il a été prompt à s’anéantir dans ces mouvements de masses qui ont
caractérisé le XXe siècle. Viendra-t-il un jour prochain où son « destin
de masse », selon l’expression d’Etty Hillesum, le conduira à devenir un
produit sans nom, condamné à exhiber sa marque afin de prouver son
appartenance à l’humanité ? La massification du moi à laquelle il serait
parvenu, couplée à la désymbolisation à l’œuvre dans sa culture, pourrait
produire cet homme qui ne connaîtrait plus que son code barre dans une société
unifiée par le marché. Un tel homme serait-il encore digne de s’estimer
humain ? Ou, pour le dire autrement, quelles sont les conditions propres à
favoriser la naissance de cet « humanisme grave » que Julia Kristeva
appelle de ses vœux.
Considérons non plus le malaise, mais le désastre qui caractérise l’état
du monde ici ou là : l’interminable crise du sens depuis la Première
Guerre mondiale, l’effondrement continu de toutes les valeurs en dehors de
l’argent, le mensonge comme régime ordinaire de la parole, la dérision
généralisée du haut en bas de la société, la haine du dissemblable etc.…, etc.… Nihilisme et fanatisme semblent faire bon ménage
et cohabiter au mieux dans l’énoncé conjuratoire le plus courant de notre
hypermodernité : « pas de souci ». L’absence d’échanges féconds
entre les cultures atteint des sommets, notamment à la
faveur de la décomposition des religions monothéistes et des miasmes que
leurs cadavres libèrent. D’une telle décomposition, Maurice Bellet nous
entretiendra bientôt. Au Moyen-Orient, une guerre de plus de cent ans est
engagée sur ce « petit arpent du bon Dieu » où les voix des prophètes
ont crié dans le désert. Personne ne songe sérieusement à refermer cette
juteuse plaie ouverte au flanc de l’humanité, elle arrange trop de monde et
trop d’intérêts. L’Etat capitaliste mafieux est en passe de devenir le stade suprême
de l’Etat de masses. Avec lui se réalise « tout ce que l’homme
cherche sur terre, comme le faisait dire Dostoïevski au Grand Inquisiteur,
c’est-à-dire qui adorer, à qui confier sa conscience et comment s’unir enfin en
une incontestable fourmilière commune et unanime ».
Qui pourrait contester un tel état des
lieux quand partout, comme dans un mauvais rêve, l’œil baigne dans un flux
constant de violences où surnagent des corps blessés, torturés,
déchiquetés ? A Toulouse, un jeune Français musulman assassine froidement,
par antisémitisme, des enfants juifs dans une école. En Norvège, un jeune tueur
d’extrême droite, mû par sa haine de l’islam, tire à vue sur un rassemblement
pacifique d’autres jeunes. Nous assistons en boucle, avec les bombardements
d’images auxquels nous sommes soumis, aux représentations de l’affrontement
entre une terreur policée et une terreur sauvage. L’abomination à l’œuvre dans
la culture mondialisée passe par l’obligation faite aux peuples de la planète
de regarder le spectacle permanent de la destruction des hommes entre eux. Et
le plus étonnant, c’est que nous ne nous en lassons pas, nous paraissons même
avoir une appétence pour cela, ou à tout le moins beaucoup d’ambivalence, et ce
ne sont pas les consoles de jeux de nos enfants où il n’est question que de
pulvériser l’adversaire qui viendront nous détromper. Avec effroi, nous
constatons chez beaucoup d’adolescents de lourdes pratiques addictives ou de
confondantes attaques psychotiques, comme si ceux-ci ne parvenaient plus à accéder
à leur réalité psychique, à s’en servir pour contenir leurs fantasmes, comme si
la réalité psychique était en passe de devenir un continent englouti. Rappelons
que l’élaboration de Freud avait conduit à envisager la réalité psychique
interne comme ce qui anime chaque corps et gouverne son inscription en tant que
sujet désirant dans la réalité matérielle externe.
Comment l’homme occidental, naguère enfant des Droits de l’homme et
aujourd’hui, par son appartenance indéfectible au genre humain, défenseur de la
dignité humaine, peut-il accepter une telle dérive et avoir une telle
complaisance pour les représentations de sa disparition annoncée ?
N’aurait-il plus le désir ou les moyens psychiques de s’y opposer ?
Comment l’homme peut-il se reconnaître comme humain dans la nuée d’images de
mort dont il s’entoure ? Quelles sont les forces en présence dans ce
combat de Titans entre le pire et le meilleur au sein de l’espèce humaine ?
Enumérons en quelques unes : des conceptions du monde antagonistes, celle
de la science triomphante achevant de se débarrasser des
« illusions » religieuses par son objectivation de la réalité ;
des imaginaires collectifs qui ne produisent pas les mêmes approches de
l’individualité et de l’altérité ; des fables et des narrations issues de
ces imaginaires qui ne parviennent pas à une définition commune de l’universel,
ni du corps ou de ses fins. Mais aussi des perspectives techno-scientifiques
qui pour la première fois dans son histoire donnent à l’homme le pouvoir de
prolonger et modifier les conditions de vie et d’existence de son espèce, tout
en les soumettant aux impératifs du marché.
Un
homme à part au XXe siècle, Freud, avait en vain tenté d’ouvrir les yeux de ses
contemporains. Héritier des Lumières, féru de scientificité, l’inventeur de la
psychanalyse a voulu conduire les hommes à prendre conscience de leur criminalité fondamentale, là où tant de bons apôtres se sont évertués avec succès à la lui
faire oublier. « Si l’on nous juge, constatait-il dans Actuelles sur la guerre et la mort, selon nos motions de désir, nous sommes donc
nous-mêmes comme les hommes des origines une bande d’assassins. » Freud
croyait peut-être que le nazisme allait se contenter de brûler les livres et il
est mort avant d’avoir vu combien les bûchers d’hérétiques au Moyen-Age étaient
de modestes entreprises face aux fours crématoires de
la géographie infernale : Auschwitz, Buchenwald et tous les grains du
chapelet de l’horreur. Il est vrai que l’antisémitisme chrétien attisé au fil
des siècles n’a pas peu contribué à cet incendie
généralisé.
Même la question soulevée par Freud en 1929, dans Malaise dans la civilisation, apparaît dépassée par l’ampleur des dégâts et des
obstacles accumulés : « La question du sort de l’espèce humaine,
écrivait-il, me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation
saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie
en commun par les pulsions humaines d’agression et
d’autodestruction ? » Il estimait Eros susceptible de l’emporter sur
Thanatos, alors que la survie dans les camps de concentration et autres
Goulags, ces cathédrales de la souffrance du siècle précédent, a fait la preuve
que l’activité grégaire, agglutinante d’Eros pouvait être mise au service de
Thanatos.
Si
la psychanalyse ne se présente pas comme un humanisme en affirmant que les
sujets dépendent de rapports psychiques ignorés d’eux-mêmes, il faut retrouver
ce qui dans la métapsychologie freudienne s’opposerait à une définition
tronquée ou uniformisée de l’homme, une définition qui oublierait de
s’interroger sur la signification de l’humain et de l’inhumain en lui. Brandir
l’humain comme une norme n’aide pas à proscrire les crimes contre l’humanité,
car ceux-ci sont tout de même bien commis par des hommes. De fait, confondre
l’homme et l’humain, négliger l’écart entre eux, c’est admettre que tout ce que
peut faire l’homme est humain, donc que l’inhumain n’existe pas ou qu’il doit
être éradiqué. Or, l’effort de pensée propre à la psychanalyse vise à
reconnaître les territoires de l’inhumain chez l’homme, non pour les annexer ou
les soumettre, mais pour sortir d’un dilemme ruineux minant les rapports et les
liens sociaux : condamner ou ignorer l’inhumain au nom d’une réduction de
l’homme à une définition consciente et rationaliste. Prendre en compte
l’inhumain comme exprimant les vacillements de la singularité ou recelant les
racines de l’altérité, est-ce encore possible ? Si l’inconscient est le
privilège de l’être parlant, l’enjeu pour ce dernier, le « parlêtre »
comme le nommait Lacan, c’est de parvenir à accorder le principe de dignité de
la personne humaine avec les pulsions destructrices et les fantasmes insensés
que cette même personne abrite dans le secret de sa vie psychique. Résister au
monisme du produit humain normé d’une société où la science se soumet aux
impératifs du marché ne peut se faire qu’en affirmant la nécessité du dualisme
freudien, cet homme en deux, cet homme du conflit entre les deux
réalités qui l’animent, la réalité psychique et la réalité matérielle.
Destin de masse, massification du moi,
désymbolisation, toutes ces expressions demeurent énigmatiques, pourtant toutes
elles évoquent un avenir crépusculaire qui pourrait aboutir à la négation, puis
à la disparition de la réalité psychique et des temporalités spécifiques
qu’elle induit : les temporalités de l’âme. Certes, cette réalité
psychique est une fiction théorique, un objet de pensée construit par Freud
pour matérialiser et explorer le lieu à part des mouvements psychiques. Mais cette
fiction est intrinsèque à la cohérence psychanalytique dans la mesure où elle
désigne le poids et les conséquences des processus inconscients dans la vie du
sujet. Cette réalité psychique sans aucune localisation anatomique circonscrit
un ensemble de désirs et de fantasmes capables de s’imposer comme plus réels
que la réalité factuelle, voire de la remplacer. Freud lui-même,
« incorrigible mécaniste et matérialiste » disait-il, n’accordait à
l’autonomie du psychisme qu’une valeur heuristique et il envisageait fort bien
que les sciences de la nature parviendraient un jour à supprimer la frontière
entre le psychique et l’organique, ou à traduire le psychique en termes
bio-chimiques. Mais il ne s’attendait guère à ce que vienne un temps où la
réalité psychique serait rendue caduque par le destin de masse démocratique, et
non plus totalitaire, auquel nous sommes voués.
Comment ne pas redouter la venue de ce jour si l’on considère l’effacement en
cours de la singularité individuelle ; cet effacement de la singularité se
fait au profit d’une nouvelle économie du sujet où la masse se substitue à la
réalité psychique de l’individu et surdétermine son moi ? D’autant qu’une
telle massification présente beaucoup d’avantages pour le moi, car il éprouve
là une puissance qu’il serait incapable d’acquérir par lui-même.
Massification du moi dont les
effets sont dès à présent repérables dans les pathologies de la vie
quotidienne. Ainsi, dans de nombreux troubles du narcissisme, quand l’image de
soi est violemment rejetée au profit d’une identification à des critères
esthétiques devenus des obligations de masse ; ou bien lors d’adhésions à
des rites de groupes : scarifications collectives, blessures initiatiques
de reconnaissance mutuelle ; ou encore dans des addictions sexuelles ou
toxicomaniaques liées à des affiliations communautaires. Mais les conséquences
d’une telle massification du moi sont aussi perceptibles au niveau culturel,
notamment dans l’art contemporain où le culte de la dérision allié aux
considérations marchandes atteint des sommets. Dans sa conférence « Culte
de l’avant-garde et culture de mort » prononcée dans le cadre du Parvis
des Gentils en 2011, Jean Clair écrit ceci : « Dans une
société à la dérive, c’est un quidam autoproclamé ‘’artiste’’ , auquel on accorde désormais les attributs de la divinité, le don de création et
le privilège de l’omnipotence – qui aurait mission de préserver notre
liberté et notre grandeur ? Malheur à nous. »
Le destin de masse démocratique
entraînerait donc une désymbolisation culturelle correspondant à l’ère du narcissisme
de masse ; non l’ère de la « dictature de la raison » que
Freud souhaitait, mais celle de l’indifférenciation visuelle et sexuelle qui se
traduit jusque dans la langue, avec son appauvrissement et ses innombrables
expressions prêtes à penser, répétées partout et par tous. Ainsi, quel refus de
penser la complexité du rapport de l’Islam à l’Occident est manifesté par le
mot islamophobie repris en chœur, comme si une notion
psychopathologique, la phobie, pouvait simplement s’appliquer à une religion ?
Cette violence faite à l’usage de la langue mène au mensonge par détournement
des mots et locutions habituelles : les nazis ont montré la voie naguère
en travaillant à pervertir l’usage de la langue allemande. En tant que résultat
de la désymbolisation, la massification du moi s’oppose à la construction du
sujet, par l’appropriation d’une langue à soi dans un corps singulier, et cette
massification favorise la soumission à un code de conduites et des stéréotypies
conformes aux idéaux grégaires. De multiples formes de croyances
néo-scientistes frustes et confuses font de plus en plus pression sur la psyché
pour qu’elle se plie à une objectivation pseudo-scientifique : par
exemple, il devient normal de considérer que, chez les enfants scolarisés,
l’angoisse est générée par les troubles de l’attention, et non l’inverse,
l’attention de l’enfant perturbée par son angoisse. Quantification et
évaluation statistiques du vivant deviennent des articles de foi générant de
l’intolérance chez leurs fidèles quand ils sont remis en question. La notion
d’altérité subit aussi un déplacement fatal dès qu’elle ne représente plus
l’autre dans son étrangeté et sa différence, mais comme le dissemblable voué à
intérioriser de force l’exigence forcément bienveillante de ses
semblables.
D’où plusieurs questions. Comment la conception scientifique du monde associée à la conception mercantile de la personne ont-elles
une influence sur la psychologie de ces masses dont nous ne pouvons manquer de
faire partie ? Comment résister à l’emprise des masses sur l’esprit ?
Comment refuser de croire aux représentations économiques qui s’imposent comme
un mythe transformant chacun en produit animé de masse ?
Comment construire l’humain en chaque homme, rien n’étant acquis à cet égard
par la seule appartenance à l’espèce humaine ? Enfin comment
l’exploitation inexorable de la nature et de ses semblables par l’homme, son
anthropocentrisme conquérant, l’ont conduit dans les
impasses d’une civilisation planétaire à bout de souffle, le contraignant peu à
peu à s’interroger sur ce qu’il a oublié de l’humain en chemin ?
Le symptôme persistant de cette mauvaise
vie, c’est ce qui, pour un sujet, prend valeur d’atteinte aux
représentations diffuses de l’humain en lui, à sa dignité d’être reconnu comme
humain, aux interrogations que suscite une telle qualité. Ces interrogations
sont répercutées, sous le signe de l’angoisse, par les multiples tentatives
religieuses, philosophiques et désormais juridiques, de rendre compte de la
dignité humaine depuis ce qui ressemble à l’interminable agonie de l’homme
des Droits de l’homme au XXe siècle. Mais que signifie pour la psychanalyse
l’usage extensif d’une notion comme la dignité humaine, inscrite depuis 1948
dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme ?
Pour les psychanalystes, la question
devient la suivante : comment exiger le respect de la dignité humaine
quand la vie psychique de chacun témoigne d’une sauvagerie pulsionnelle inscrite dans son corps, sauvagerie à laquelle il ne peut pas renoncer
volontairement ? L’humain n’est certainement pas une évidence mais peut-être une conquête sur l’inhumain à l’intérieur de chacun, et la dignité humaine
n’est pas d’abord naturelle mais culturelle. Nous avons aussi la preuve, après
Hitler, Staline ou Pol Pot, pour prendre des noms synonymes de l’horreur à
laquelle des hommes peuvent soumettre d’autres hommes urbi et orbi, nous
avons la preuve que se montrer humain envers ses semblables ne se confond plus
avec l’anthropocentrisme, si longtemps célébré par les idéologies athées nées
en Occident ; ni avec leur pendant oriental actuel, les tentatives
religieuses agressives et régressives menées au nom d’une revanche de Dieu sur
les hommes.
La question pour notre temps se prolonge
ainsi : comment exiger le respect de la dignité quand les revendications
extrêmes des individus rendues possibles par les avancées scientifiques en
matière de sexe, de genre et de filiation, ne font qu’accroître la complexité
de la notion de dignité ? Enfin, si les évolutions biomédicales et les
neurosciences font peser beaucoup de menaces sur la pertinence et sur la
nécessité du concept de réalité psychique, devenu d’autant plus gênant qu’il
recouvre un réel en partie inaccessible, on pressent pourquoi l’intérêt pour la
psychanalyse est menacé, sinon condamné. A quoi pourrait encore servir la
réalité psychique interne si la réalité externe, matérielle et factuelle, est
capable de s’imposer au moi du sujet et de générer un narcissisme de
masse ? Il y a bien des compensations à pratiquer le mythe d’une société
préconisant le développement personnel, pour être à l’aise dans la
civilisation, en voulant croire que c’est un bien qui s’achète dans n’importe
quelle officine psychologique. Mais dérivant entre stress et pressions de tous
ordres, il n’est pas sûr que nous parvenions à mener une existence digne de
nous, lorsque la conception scientifique du monde, délivrée de la psychanalyse,
sera parvenue à externaliser tous les conflits des sujets, lorsque ces
sujets dépendront de l’ingestion massive de molécules contre la détresse
ordinaire ou de la consommation tout aussi massive d’images virtuelles capables
de réenchanter la misère quotidienne. De fait, il est certain que le monde qui
s’invente sous nos yeux accordera peu de place à une psychanalyse qui serait un
facteur de résistance à la servitude séduisante et sinistre s’installant parmi
nous, sous couvert de normalité, de liberté, ou même d’une dignité réduite aux
acquêts.
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A ne pas tenir assez compte de l’accord nécessaire entre vérité et
réalité, les constructions religieuses ou philosophiques et leurs retombées
politiques ont contribué à faire basculer les sociétés dans la démesure, l’hubris.
Mais le droit, lui, a la prétention de garantir l’ordre et de s’opposer au
chaos et, depuis l’Antiquité romaine, il accomplit sa tâche en fabriquant avec
ses propres fables la réalité humaine, comme le démontre notre prochain
conférencier Bernard Edelman dans son livre, Quand les juristes
inventent le réel : « c’est cette fabrication juridique et de la réalité et
du sujet qui constitue, écrit-il, l’extraordinaire inventivité du droit.
Lorsqu’il lui fallut s’adapter à l’industrie et à la science moderne, lorsqu’il
dût se mettre au diapason de l’univers bio-technologique, il lui suffit de
pousser à la limite le processus inauguré par les théologiens et juristes
médiévaux ou, si l’on préfère de l’inverser, à savoir de faire du monde non
plus une création de Dieu mais de l’homme. Si la réalité n’était autre qu’une
création de l’homme, plus rien de l’homme ne lui était étranger ;
le monde devenait son miroir. […] Ayant conçu la réalité comme une production
de l’homme, il franchit une nouvelle étape ; il fit de l’homme le
producteur de lui-même, il l’institua comme son propre maître, son propre
inventeur ; il lui reconnut, sur lui-même, les mêmes droits qu’il lui
avait reconnus sur la nature ; il l’autorisa à tenir son destin entre ses
mains – sa naissance, sa vie, sa mort, sa généalogie. Par là, mieux que
la religion, mieux que la philosophie, il fabriqua le sujet rêvé par la raison,
au nom d’un principe de réalité dont il s’institua le seul juge. » Quand Freud
écrit dans la XXXVe conférence de la Nouvelle suite des leçons
d’introduction à la psychanalyse : « L’essence de la raison est garant
qu’elle ne manquera pas […] d’accorder aux motions de sentiments humains et à
ce qui est déterminé par elles la place qui leur revient », il apparaît
maintenant que cette essence de la raison dans la conception
scientifique actuelle du monde, c’est le droit. Le droit manifeste la coalition
du désir et de la raison qui supplante la religion, qui remplace Dieu par
l’Homme et qui crée le sujet de droit, conçu comme l’aboutissement de la
toute-puissance humaine à l’ère scientifique et technique. Auparavant –
depuis la Révolution française et sa victoire sur le despotisme – le
droit organisait la coexistence entre la part naturelle – le rapport à
soi-même – et la part sociale – le rapport à l’autre – de
l’individu, distinction fondatrice autorisant le contrat social : de sa
liberté, de la satisfaction de ses désirs, l’individu abdiquait une partie pour
sortir de la guerre de tous contre tous et, en échange, obtenir la possibilité
de vivre en sécurité avec ses congénères. L’individu devenait une personne
physique et une personne juridique, deux réalités abolies par « la
nouvelle personne juridique », correspondant, comme le souligne Bernard
Edelman, à « l’univers bio-moderne » et à ses fantasmes :
« être immortel, se réparer, se recomposer, se choisir… » A présent,
avec les mutations autorisées par les avancées de la science qui confèrent au
sujet fabriqué par le droit de nouvelles revendications, les exigences de la
personne juridique ne vont être bornées que par l’obstacle de la dignité
humaine concocté par les juristes. En introduisant le principe de la dignité
qui vient restreindre la liberté du sujet, le droit précise la portée de cette
dernière, la liberté, au nom de la première, la dignité. Le droit y parvient en
postulant une souveraineté de l’humain à l’intérieur du sujet de
droit : sa liberté ne pourrait aller contre sa dignité et donc son
humanité, mais que se passe-t-il si au nom de sa liberté, il parvient à
soumettre son humanité à ses innombrables désirs ? Dans son discours
devant les ambassadeurs du 7 janvier, c’est Benoît XVI qui déclare que
« Les droits sont souvent confondus avec des manifestations exacerbées
d’autonomie de la personne qui devient autoréférentielle, n’est plus ouverte à
la rencontre avec Dieu et avec les autres et se replie sur elle-même, en ne
cherchant à satisfaire que ses propres besoins. »
La construction juridique de l’homme à la fois naturel et social
supposait une répartition de l’humain et de l’inhumain, l’humain constituant ce
juste milieu du naturel et du social rejetant aux extrêmes l’inhumanité. Tout
change avec les potentialités d’interventions sur l’homme offertes par les
conséquences techniques du développement scientifique ; toutes les potentialités
d’intervenir sur la vie – de la manipuler – que la biologie offre,
depuis l’assistance à la procréation médicale, les greffes d’organes, jusqu’au
possible clonage reproductif, toutes ces potentialités obligent à redéfinir
l’humain car le rapport de soi à soi est bouleversé. Les nouveaux pouvoirs de
l’homme ne mettent pas seulement sa vie en danger, mais aussi celle de
l’espèce, il n’est plus libre de ne rendre des comptes qu’à lui-même, il doit
tenir compte de cet autre vivant par lui et en lui, en respecter la
dignité.
Sous les coups de boutoir de la science s’emparant de la vie comme de la
mort, et sous ceux du marché, ce procès qui s’individualise avec chacun de ses
sujets en vue de transformer tout le vivant en marchandise, l’humain dans l’homme
est bien à redéfinir. Soit l’humain à venir réussira à inclure l’inhumain au
nom d’une dignité généalogique qui prendra en compte ses éventuelles
transgressions et pathologies, soit au nom d’une dignité idéologique
l’exclusion de l’inhumain sera à l’ordre du jour, au nom d’une normalité qui
condamnera la singularité et l’altérité. Dès lors, on ne pourrait que se
réjouir de la digue que constituerait l’invention de la dignité humaine par le
droit, mais ce serait une fois de plus prendre ses désirs pour la réalité.
L’écueil immédiat lié à ce concept, c’est l’éventuelle transcendance sur
laquelle il serait indexé. Si la dignité est « l’âme » de l’homme de
l’ère scientifique, son affirmation animique – comme naguère dans les
périodes religieuses de l’humanité – ne manquera pas de déclencher en
retour le blasphème et la négation, sauf si la dignité trouve un renfort dans
les expressions culturelles antérieures de la réalité psychique. Or ces points
d’appui existent : « la religion monothéiste » telle que Freud
l’a interprétée en témoigne. A le suivre la singularité et l’altérité sont les
conséquences de la paternité que fonde « l’homme Moïse » en
affirmant, à travers le judaïsme, le primat de la vie de l’esprit sur la
sensorialité. L’humain dans l’homme est le fruit de ces conquêtes psychiques et
de leurs conséquences culturelles. A en tenir compte, la dignité humaine
pourrait apparaître comme la reconnaissance de cet humain autre et singulier au
sein des relations avec soi-même, reconnaissance de l’étranger en soi.
De cette altérité et de cette singularité vont alors dépendre les intérêts de
l’espèce humaine, de ses droits, à l’intérieur de chacun. En effet, si l’homme
du XXIe siècle doté de pouvoirs biotechnologiques peut intervenir sur les
conditions d’apparition de la vie humaine, comme hier il est intervenu sur les
conditions d’extermination de celle-ci, et comme demain il aura à intervenir
sur les conditions de sa survie écologique, il devient urgent pour le droit
d’inventer une « haute autorité » responsable de la conservation de
l’espèce. Avec l’introduction de cette dimension culturelle de la réalité
psychique représentée par le triptyque paternité-altérité-singularité,
avec la reconnaissance de la somme des souffrances corporelles individuelles
dont la dignité est issue, la personne juridique serait subordonnée à l’immanence
du vivant dans l’humain. Une telle immanence du vivant dans l’humain serait
ainsi en passe de devenir un nouvel état de nature, et non plus seulement un
état de culture. Par cette immanence culturelle et psychique qu’elle
supposerait en amont, la dignité humaine serait fondée à s’opposer à la
tyrannie narcissique du sujet appréciant à son aune – ou pire, à celle de
la masse – la signification du principe de dignité. Peut-on parler dès lors,
avec l’émergence de cette notion, d’un progrès de la vie de l’esprit qui le
ferait triompher des effets délétères de sa sexualité comme de ceux de sa
spiritualité : ni dieu sacrificiel ni avidité pulsionnelle ne pourraient
s’élever contre une dignité relevant de la souveraineté de l’humain ? A
distance des considérations sur la grandeur et la misère de l’homme soutenues
par les religions monothéistes, prémisses qui ont fait le lit de la dignité
humaine, celle-ci, désormais liée à l’immanence plus qu’à la transcendance de
ses origines, deviendrait la qualité requise pour affirmer et justifier la
souveraineté de l’humain dans la conception scientifique du monde. Au triptyque
paternité-altérité-singularité correspond cette ternarité que Monette Vacquin dans
sa conférence à Notre-Dame de Paris du Carême 2007, estime « co-extensive du
langage lui-même », et elle ajoute qu’ « aucun des trois termes, je,
tu, il, ne peut se concevoir sans les deux autres. On appelle aujourd’hui,
poursuit-elle, perte des repères, et c’est vraiment une litote, la casse de ce
fragile, et infiniment précieux montage ternaire. » A ce triptyque
doit maintenant être adjointe la dignité, ce nous de l’espèce humaine en
chaque homme, en vue de parvenir à une formulation de l’humain qui ne serait
pas oublieuse de ses origines psychiques. Quand ce processus symbolique est
ignoré, la casse de l’humain est à l’ordre du jour.
Or dans le champ juridique, force est de constater que le principe de la
dignité humaine a trouvé son corrolaire : le principe d’« autonomie
personnelle » que, le 29 avril 2002, la Cour Européenne des Droits de
l’Homme définit comme « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il
l’entend [ce qui] peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités
perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou
dangereuse pour la personne ». Le désir individuel a donc fait son entrée
dans le droit, et l’homme des Droits de l’homme qui se voulait universel comme
la raison, mais aussi intemporel et incorporel, cet homme a définitivement
vécu. Freud s’en réjouirait-il ? Effectivement le droit, en temps qu’essence de
la raison, accorde désormais aux motions affectives et « à ce qui est
déterminé par elles la place qui leur revient ». L’homme de désir est juridiquement né et peut s’affirmer libre de lui-même, souverain dans
son espace, à l’aise dans une société qui devient une collection
d’espaces privés. Commentant certains arrêts de la Cour Européenne, Bernard
Edelman, dans un article au titre incisif, « Naissance de l’homme
sadien », peut écrire ceci : « La Cour a reconnu le corps
comme signe de l’identité, et partant, de la liberté sexuelle. ‘‘Le droit
d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps,
partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle’’ ; et elle
précise : ‘‘En d’autres termes, la notion d’autonomie personnelle peut
s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps’’.
Ainsi, seront ‘’validées’’, si l’on ose dire, des pratiques sado-masochistes et la seule limite qu’il ne faudra pas dépasser ‘’est celle du respect de
la volonté de la ‘’victime’’ de ces pratiques, dont le propre droit au libre
choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité doit être aussi
garanti’’ ». Voici donc validé par la Cour un aspect de la
conception de l’homme du marquis de Sade, le premier à avoir été jusqu’au bout
de la raison en matière de civilité sexuelle en relevant que :
« ce qui va à l’un ne va point à l’autre. » C’est l’explosion des revendications
du sujet de droit que vient confirmer cette reconnaissance nouvelle du désir et
du bon plaisir de l’homme par la Cour Européenne. Tous les
fantasmes de l’homme bio-moderne portant sur le corps, le sexe et la fatalité
biologique peuvent se déchaîner : la filiation comme la différence
sexuelle deviennent contestables, l’anatomie n’est plus le destin, et à
l’immanence du vivant dans l’humain irriguant la dignité humaine s’opposerait
la transcendance du moi soutenant la revendication de l’autonomie personnelle.
Dans une parodie de la définition biblique de Dieu par lui-même, le
sujet de droit moderne peut s’écrier : « je serai qui je
serai » ; en se déclarant son propre produit, il se met en position
de choisir son sexe, instituer sa généalogie, mettre son corps au service de
ses passions, effacer tout écart entre être et paraître. Si le corps devient ce
que le désir de masse en fait, alors il en sera de même avec la réalité devenue
le terrain de jeux des irruptions de ce désir : en permettant la réalisation
des fantasmes, la réalité extérieure aura absorbé la réalité psychique qui
n’aura plus à les contenir. Le tout avec la bénédiction du marché qui ne peut
que trouver des bénéfices économiques à satisfaire cette prolifération de
souhaits et de demandes où se conjuguent hyperindividualisme et massification
du moi. L’autonomie personnelle est précieuse quand elle témoigne de la
singularité de l’humain, et non des revendications singulières de son
organicité corporelle. A terme, si la marchandisation de l’homme couplée avec
une régression narcissique à la toute-puissance infantile triomphent,
la dignité humaine sera seulement réservée au corps de l’homme mort, du moins
tant que des parties de ce dernier ne sont pas recyclées et vendues comme
« matériel anatomique ».
Dans cette perspective où la liberté du sujet le conduit à s’opposer à
toute contrainte, où notre nouvel Homais protosadien peut déclarer sans
crainte : « l’espèce humaine, c’est moi ! », où s’impose
son narcissisme de masse, il devient possible d’imaginer que n’importe quelle
pratique d’intervention de l’homme sur lui-même, ou sur son prochain, trouvera
une justification si elle est menée librement, dans le respect des accords
contractuels, et la dignité humaine n’aura plus qu’à se mettre au service de
l’autonomie personnelle. Loin de jouer le rôle de garde-fou devant les
prétentions de la science alliée au marché, la dignité, bafouée mais
juridiquement satisfaite, se bornera à constater que tout se passe en toute
liberté, en toute contractualité. Plus rien d’inhumain ne pourrait arriver
quand tout ce qui pourrait arriver témoignerait du libre exercice du désir des
sujets entre eux. De nouveau se fait entendre la verve du Divin
marquis énonçant la règle d’or de cet érotisme massifié : « prêtez-moi
la partie de votre corps qui peut me satisfaire un instant et jouissez, si cela
vous plaît, de celle du mien qui peut vous être agréable. » L’échangisme
généralisé, en tant que nouveau régime sexuel, correspond bien au règne de
l’échange marchand où rien n’échappe au statut de marchandise. A l’orée du XXIe
siècle s’installe ce que Freud identifiait, dans Psychologie des masses et analyse du moi, comme « une régression à un état antérieur des
relations sexuées, dans lequel l’état amoureux ne jouait aucun rôle, dans
lequel les objets sexuels étaient tenus pour équivalents l’un à l’autre ».
Qui s’étonnera que cette régression si perceptible dans nos mœurs actuelles
soit payée au prix fort d’abord par les femmes, toutes désignées, malgré les
succès des luttes féministes antérieures, à redevenir les objets d’échange
d’une libération sexuelle réduite aux besoins des organes érogènes ?
« Que disent, écrivait la psychanalyste Nathalie Zaltzman dans « Qui
est le barbare ? », dans cette clinique du sexuel génital la
contingence du ou de la partenaire, l’insistance d’une bi-sexualité en
acte ? Circule ou semble circuler à la surface de la conscience une
sexualité « perverse polymorphe », génitale mais pré-œdipienne, sans
interdit ni inhibition, mais dans une angoisse déplacée sur les gestes les plus
quotidiens. Telle qui a passé une nuit avec un homme et une femme doit pour
boire son café et se lever, franchir des abîmes d’inertie angoissée. »
Pour s’épargner l’imposante dépense psychique réclamée par l’amour, chacun peut
être contraint de se réfugier dans la circularité du désir et les substitutions
d’objets qu’il ménage, et donc se contenter du plaisir d’organe. Ou bien
supporter de renchérir sur les impulsions du désir en prenant le risque de
l’amour sexuel où les trois courants de la tendresse, de la sensualité et de la
cruauté tentent de rester noués ensemble. La conjugaison de l’érotisme des
corps avec l’érotisme des cœurs est seule capable de faire de l’amour autre
chose qu’un acte sans importance. Si ce dernier n’a guère plus de portée que
d’avaler un verre d’eau, alors à la place de l’amour l’obscurité d’un geste
compulsif peut être chargé de ces « abîmes » dont parlait Nathalie
Zaltzman. Triomphe ainsi ce que la terrifiante Lady Macbeth appelait de ses vœux,
l’unsexing, soit un être désexué, arraché à la gravitation de son
sexe génital, à sa différence, à la séparation qu’elle implique, un être animé
par la seule érotisation de la mort. Un tel déplacement caractérise à coup sûr
bien des aspects actuels de la vie amoureuse.
Toutes les manifestations psychiques de
masses convergent vers ce succès distingué par Freud : « la disparition de
la personnalité individuelle consciente, l’orientation des pensées et des
sentiments dans les mêmes directions, la prédominance de l’affectivité et de
l’animique inconscient, la tendance à l’exécution non différée d’intentions
émergentes ». Succès reposant sur une désexualisation où toute différence
est abolie et supposant une régression « à une activité d’âme
primitive » inouïe. Un tel bonheur de masse, Nietzsche nous a aussi
permis de compléter sa définition en dénonçant « ceux qui méprisent le
corps » singulier et les différences sexuelles et générationnelles dont il
est porteur. Mais Freud conduit à préciser l’enjeu d’un tel mépris :
l’inévitable oubli du meurtre du père commis par une masse fraternelle, meurtre
en commun à la racine de la civilisation. Dès que ce meurtre est frappé par le
refoulement et l’oubli, dès que sa conséquence décisive, l’altérité, est niée,
se poursuit inexorablement la prise en masse de l’humain afin d’échapper au
sentiment de culpabilité individuel, donc à la singularité que l’altérité
implique. Freud nous a aussi prévenu que le troupeau humain n’est pas
composé de doux ruminants mais de fauves sanguinaires. Il n’excluait pas non
plus d’autres liaisons de masse que celles, militaire ou religieuse, étudiées
par lui, et il évoquait ces « points de vue scientifiques » pouvant
acquérir « pour les masses une significativité analogue ». L’alliance
de la science et du marché dans la « démocratie esthétique »
contemporaine détient une telle significativité pour ce produit humain de masse
dont le destin n’est plus l’effet de son désir de l’autre, mais de la mise en
scène spectaculaire de son désir de lui-même. Dans une société de fils
bio-modernes nés d’eux-mêmes pour jouir d’eux-mêmes, chacun étant convaincu des
bons droits de son moi et de la valeur marchande de ses fantasmes, chacun se
vivant comme son propre produit, c’est le fétichisme de l’objet qui aura dompté
la psychanalyse du sujet. Sous l’effet du marché comme nouvel avatar d’une
formation en masse surgit l’homme d’en bas, selon l’expression de
Maurice Bellet, un homme transparent au « narcissisme
collectif », prêt à ne vouloir que le « bien », son bien et les
biens, à exercer son désir sans autre limite que sa capacité financière à
l’achat du consentement de ses partenaires. Peut-être sera-t-il le premier
esthète massifié en mesure de consacrer son temps à la fabrication de lui-même,
tel un objet d’art animé dont la signature deviendra une marque ?
Jean-Michel Hirt
Collège des Bernardins, 12 janvier 2013
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