HOMMAGE A JULIA KRISTEVA
Lire
Kristeva
Mercredi 27 avril 2011-04-18
Amphi Buffon – Paris Diderot
*
Jean-Patrice Courtois
Configuration des altérités
Chère Julia Kristeva, Cher Vincent Berger,
Chers Collègues, Chers amis,
Au
milieu de ce temps des honneurs qui vous est destiné, il me revient l’honneur
d’ouvrir cette journée du Lire Kristeva,
aux côtés de Marian Hobson et Toril Moi, et sous l’amicale férule, éclairée de
surcroît, de Bernadette Bricout et Frédéric Ogée. Insigne honneur, tâche délicate, que je déclare être
accompagnée du plaisir de parler de vous, Julia Kristeva,
et devant vous tous – plaisir avoué pour me donner du courage. Tâche que
je définirais comme celle d’être bon incipit, et non herméneute surnuméraire,
encore moins thuriféraire redondant. Incipit pensif, imaginatif et roboratif,
voici l’horizon qui pourrait définir un tel rôle à la fois pour définir mes
intentions et à la fois me soumettre à votre attention. Un moment de pensée
aussi.
C’est
sous le signe de la Configuration des
altérités que j’ai pensé pouvoir remplir cette tâche. Pourquoi ? Parce
que, tout simplement, vous êtes vous-même, Julia Kristeva,
cette configuration, vous en êtes le sol, la respiration et vos livres en sont
les traces considérables et les témoins continus. Mais d’abord, rappelons
l’exil à 24 ans de Bulgarie, et cette pluralité dans laquelle vous vous
définissez, mère, citoyenne, psychanalyste, linguiste, sémiologue, et
n’oublions pas romancière et philosophe en un certain sens et un sens certain.
Femme non croyante, mais pensant la religion et la croyance, de langue
française d’adoption après la langue maternelle, et bordée de bien d’autres
langues, ajoutons la voyageuse, l’étrangère en
personne et l’étrangère comme sujet parce que tout sujet l’est aussi à
lui-même, disons encore la
citoyenne européenne et du monde, la lectrice infatigable, la directrice de
thèse de bien des étudiants de toutes langues et de toutes cultures. Quelque autre se présente toujours d’abord à
nous si l’on pense à vous. La chercheuse de cette « modulation totale,
neuve, étrangère à la langue » selon la formule de Mallarmé, valable pour
tout autre écrivain digne de ce nom, se tient comme la vigie exigeante de cette
modulation que vous cherchez et dépliez en tous plans, plan de la subjectivité,
plans des relations d’objet, des arts, des langues, des religions. Il vous
revient donc par ces voyages, ces livres, ces pays, ces langues, ces pratiques,
cette diversité des publics auxquels vous vous êtes adressés de par le monde,
de configurer ces altérités et cela parce qu’au cœur de ces pluralités se
trouve l’exercice continué et ouvert des altérités. Braquons l’objectif
soudainement et nous voici – dans un entretien sur Meurtre à Byzance - avec la petite fille invisible sur la photo
avec le père, au stade de football, et qui livre la clé de votre détour par
l’héroïne du roman Stéphanie Delacour « j’étais
capable d’“en” être, de faire corps avec son enthousiasme, tout en étant
définitivement une autre et ailleurs » (HP635), phrase que vous signez
sous tous les noms. Il vous revient de configurer ces altérités par l’écriture
et la pensée, bios et non zoè, selon
Hannah Arendt, mais, déjà, le Deutéronome avertissait et disait « Choisis la vie, afin que tu vives ! ».
Etre en vie ne signifie pas être vivant. Il vous revient de configurer ces
altérités enfin, car tout pousse et converge en ce sens depuis ce sol que non
seulement vous parcourez à grande vitesse, mais à partir duquel vous joignez
les vitesses stratifiées de l’histoire et celle qui vous est propre, energeia aristotélicienne comme actualité de l’intelligence rencontrant celle de
l’histoire de longue durée. Quand vous écrivez, vous décrivez et vous décidez
dans un même mouvement.
Et
du coup, cette première journée à votre nom résonne avec la seconde journée des
40 ans de Paris Diderot. Car le lien que vous avez toujours maintenu à Paris 7,
comme on disait, à STD puis à LAC, en est une première et fondamentale figure
de fidélité. Mais aussi, quelle autre Université plus que la nôtre, peut
représenter elle-même une configuration des altérités. Et cela triplement et
conformément aux trois plans sur lesquels se déploie la notion même
d’Université : comme concept,
comme institution et comme mission. Comme concept par ce mélange de sciences dures et de sciences humaines,
médicale et littéraire, spéculative et pratique, comme institution par toute une série de particularités parmi lesquelles
je ne citerai que l’exceptionnelle exception de l’enseignement en prison
(unique) et comme mission par les
interrelations permanentes des disciplines à l’intérieur même des enseignements
disciplinaires proposés aux étudiants. Chrétien de Troyes définit le roman dans
une préface célèbre, qui vaut comme quasi première définition, par
l’articulation de conjointure, matière et sens. Ces deux journées s’entrelacent sans se confondre et c’est
pourquoi nous allons essayer de faire, c’est le vœu que je forme en tout cas,
de ce Lire Kristeva le roman des racines des objectifs de pensée et le dépliement de quelques nœuds
aptes à les représenter. Nous y sommes déjà d’ailleurs, si l’on veut bien faire
attention. Conjointure, matière et sens ne résonnent-ils pas en effet déjà comme des termes à partir desquels on
pourrait décrire les découvertes de la psychanalyse ? Entre la
biologie/les pulsions et le sens comment refaire du lien avec du sens et du
sens avec du lien, voilà qui pourrait bien figurer ce que la pratique et la
théorie analytique tâchent de penser pour chaque sujet et au-delà de chaque
sujet.
*
Trois
moments pour « lire » cette configuration générale des
altérités : Diagnostiquer les
altérités (ou Propédeutique au monde moderne), Configurer les altérités (ou Dogmatique sans doctrine) et Parler les altérités (ou Pédagogie de la
liberté).
I.
Diagnostiquer les altérités ou Propédeutique au monde
moderne
Des
dernières années de votre travail surgit clairement l’idée que le diagnostic
des altérités est un diagnostic des crises. Tous les domaines sont
touchés qui mettent en cause, chaque fois différemment, la question des
altérités. Qu’il s’agisse de la grande unité des sociétés globalisées ou de la
petite unité du sujet. Mais, on le verra, le plan large et le plan rapproché ne
sont pas sans avoir noué des rapports. Plan
large : domination de la pensée- calcul de l’économique avec la
conséquence que le politique devient une fiction sous le pouvoir souverain des
capitaux, intégrismes, guerres de religion, guerres du goût, expression chère à
Philippe Sollers, montée en épingle des esthétiques rabougries, surtout en littérature,
et il faut ajouter la « dévastation de la terre » (Heidegger,
Arendt). Plan rapproché : crise
des capacités psychiques identifiées sous le nom de « nouvelles maladies
de l’âme », crise du rapport de soi et de l’autre – observons
l’exemple du contact piétonnier urbain, la manière dont on se croise dans les
rues, qui n’a même plus rien à voir avec la rigidité aliénée du croisement de
la foule londonienne que décrit Engels en 1848 – et finalement ce plan
rapproché de la crise tient à votre pratique de psychanalyste comme le plan
large tient à votre pratique de théoricienne et d’observatrice. Justement, l’un
de vos nouages le montre emblématiquement : je veux parler de ce lien
toujours cherché/fouillé, fouaillé même, de ce lien psychanalyse et religion.
Les religions et surtout la dernière arrivée, le Xtianisme,
ont ouvert les « espaces intérieurs », constitué l’âme où peuvent se
figurer les conflits. Vous pensez les liens avec autrui et l’autrui de soi à
partir de St Augustin et St Thomas aussi parce que la crise des religions dont
vous parlez n’est pas celle dont on parle en un sens courant, mais celle du
« for intérieur » - qui fut si cher à Rousseau par exemple dans
l’affaire du ruban de Marion. Il y a une logique dans ce nouage : l’âme
est devenue « appareil psychique » et l’homme moderne perd son âme
veut dire que le temps et l’espace où il est nécessaire que se constitue,
déroule et forme le for intérieur sont atteints en profondeur. La dernière
religion, dites-vous, montre « le substrat identificatoire du
fonctionnement psychique mis au centre par le Xtianisme »
(DNM,257). L’âme avait des passions, une théologie et une philosophie,
l’appareil psychique a des pulsions et des figurations, la psychanalyse et des
nosographies.
C’est
le recouvrement
par le virtuel qui donne la mesure de ces crises. On n’en fera pas ici
le tableau, on rappellera juste l’empire du spectaculaire, le mouvement
perpétuel qu’il suggère qu’il est devenu par les recouvrements de séquences
dites « médiatiques » les unes par les autres, bref on confiera au
terme de nappe le soin de désigner ce
recouvrement universel et globalisé qui ne laisse plus aux phrases susceptibles
de recueillir les figurations des conflits le temps et l’espace de se dire. Or,
nous abritons des étrangetés,
héritées et construites, phylo- et ontogénétiques,
mais nous ne les habitons plus. Nous
les abritons sans les habiter. Nous sommes – « nous » :
emblèmes de la crise – des habitants des nappes. En ce sens, la nano- ou microtechnologie n’est plus ( ou pas seulement) une figure
de la technique, mais l’autorité même d’une tentation qui vient recouvrir notre
altérité par le teasing ubiquite de stimuli visant à la simulation d’un for intérieur et non à sa stimulation. Le
« minimalisme moi-moi » que vous reprochez tant à une certaine
littérature d’aujourd’hui, en France, est la version dégradée des explorations
et découvertes du for intérieur. Le « logos de l’âme » vous paraît,
encore une fois, bien rabougri. Plus un prêt-à-parler qu’un parler
près de là où Ça se passe voire se dit. Que le virtuel soit le négatif sans
tain ne peut étonner de la part de qui pense chair, incarnation,
représentation. Le négatif même ne peut pas se représenter.
Du
coup, les nouvelles maladies de l’âme sont des maladies de la représentation,
soit la menace discriminante d’une non-représentation qui touche au psychique
au politique et à l’art : asymbolie dites-vous. Il s’agit de
penser les maladies du défaut de représentation des conflits. pour la
psychanalyse, c’est l’exigence de nouvelles nosographies avec le tact et la
délicatesse d’un lien aux sciences cognitives. Le test de la fragilité de notre
société se mesure bien au statut de la folie ou du handicap et tous les
indicateurs sont au rouge comme on dit. Il y a des régressions collectives dans
la compréhension, aux deux sens du terme, qu’une société accorde à ce type de
fragilité-là. Le « secret des corps cryptés » a des liens avec les
aveuglements sociaux d’un monde. Le médiateur de la République le disait
récemment, autrement, mais il le disait. Votre position appelle deux choses au
moins depuis ce diagnostic d’asymbolie : 1) redéfinir la religion comme
« la nécessité de se donner une représentation » (DNM326). – 2)
décrire la contagion qui fait passer du niveau psychique au niveau du collectif
(par exemple se confronter avec la pensée d’Hermann Broch sur le principe de
dogmatisation porté par les masses contre le principe de « dogmatisation
communautaire » porté par le christianisme ce qui articule autrement la
sécularisation, Esposito, CI/110).
II.
Configurer les altérités ou Dogmatique sans doctrine
La
colonne vertébrale de l’opération de configuration s’enracine chez Freud,
augmenté de Lacan, Mélanie Klein et d’autres encore. Tradition sans cesse
revisitée et réactivée, confrontée aussi à d’autres découvertes (fondation).
Dans le fond, à partir de Freud et de sa théorie de la vie psychique
(importance du père imaginaire aimant, de la mère fusionnelle, de l’enfant et
ses stades comme enfin de l’adolescent « structure ouverte ») vont
voir le jour des déclinaisons de se intuitions fondamentales – sans
oublier que, vous le dites clairement, « Freud, c’est une autre
voie » (BC,25). Déclinaison organisée par votre distinction majeure du sémiotique et du symbolique, le pré-signe, pré-langue et pré-jugement d’un
côté et la langue, la grammaire, le symbolique de l’autre. Elle se lie à
l’étude des bases pulsionnelles de la phonation – dont vous rappelez que
Sabina Spielrein, avant Fonagy,
en fut l’initiatrice – à la différence des sexes avec l’insistance sur le
génie féminin liée davantage à la relation d’objet qu’au narcissisme (BC,38)
– à la bisexualité psychique qui autorise de sorties hors la bicatégorisation trop rigide des sexes (BC, 84) – et
je croiserai pour ma part littérature et différence de sexes en rappelant les
mots des poètes : « Le poète change de sexe comme de chemise »
(Jacques Dupin) et « Les poètes, les meilleurs d’entre eux, sont des
femmes » (Dominique Fourcade) – votre distinction majeure se lie
donc au continent littérature contre la néantisation du monde. Et au roman vous
donnez la tâche calquée sur la formule de Marx de « ne plus parodier le
monde mais de l’inventer » (RI/2) et cela à partir de la pluralité des
« négations concrètes » chères à Sartre à qui vous avez consacré de
longues analyses. D’où votre rapport à Kant, maintenu, réitéré, et augmenté
comme on le dit d’une édition, de livre en livre. On dira juste que vous mettez
de l’altérité dans le sujet kantien et son entendement autoactif,
son pouvoir de commencer par la raison que vous qualifiez de cosmologique du
coup : vous introduisez l’« économie sous-jacente de la
subjectivité » sans liquider le pouvoir de liberté porté par les trois
Critiques. Plusieurs fois donc, logiquement, Kant et Freud sont confrontés.
Mais
pour pouvoir représenter, il faut pouvoir séparer et se séparer (séparation).
dans la vie psychique, vous y travaillez à partir des cas concrets d’analyste,
évoquant cette femme en qui se sépare le je-cogito et le moi-sensation et
le terme séparation permet de dire
autre chose que clivage ou isolation appartenant au vocabulaire de
la psychose. En littérature, l’analyse du transfèrement dans la littérature et
l’art de la révolte politique impossible pour Aragon débouche sur
l’interprétation de la lettre d’Elsa Triolet qui n’a pas pu « opposer un
projet romanesque en tant qu’autre vie »,
ou vie parallèle, à celui de l’homme illustre qu’elle accompagna. Vous
soulignez le contexte historique des rapports de sexe, à titre non d’excuse
mais de compréhension (RI/2). Montaigne rassemblait son projet en disant qu’il
fallait se voir soi-même « comme un voisin, comme un arbre », bref se représenter
soi-même en se séparant. Mais c’est à Hegel qu’il revient d’être cité comme le
grand penseur de la séparation :
Il
est nécessaire que nous fassions l’acquisition du monde de l’Antiquité, tant
pour le posséder que, plus encore, pour avoir quelque chose à travailler. Mais,
pour devenir objet, la substance de
la nature et de l’esprit doit être venue nous faire face, elle doit avoir reçu
la forme de quelque chose d’étranger.- Malheureux celui qui a vu son monde
immédiat de sentiments se séparer de lui pour devenir étranger. (…) Pour
l’aliénation qui conditionne la culture théorétique, celle-ci n’exige pas cette
souffrance, pas cette douleur du cœur, mais la souffrance plus légère de la
représentation, consistant à s’occuper de quelque chose qui appartient au
souvenir, à la mémoire et à la pensée. C’est bien sur cette tendance centrifuge
de l’âme que se fonde, en somme, la nécessité d’offrir à celle-ci même la
scission qu’elle recherche d’avec son essence et situation naturelle et
d’introduire dans le jeune esprit un monde éloigné, étranger. (Hegel, Textes pédagogiques)
Les
résonances de ce discours (de « distribution des prix » sur la
« culture » comme proviseur de Lycée) ne fait-il pas entrevoir la
dialogue Kant/Hegel/Freud que vous menez, Julia Kristeva,
à partir de votre lecture du corpus freudien ? Vous n’êtes pas seulement
freudienne, kantienne, mais vous êtes hégélienne à la condition de comprendre
que c’est dans l’espace de ces penseurs que vous faites entendre la musique de
votre pensée de la séparation (lecture de la Science de la Logique dès la Révolution
du langage poétique). Une « dogmatique » veut dire un principe
intangible et fondateur de compréhension (Freud et la vie psychique) et « sans doctrine » veut dire
que ce principe est soumis aux variations historiques, aux pluralités et aux
altérités sans déductivisme a priori. Il ne s’agit pas d’axiomes d’où tout découle, mais de
nœuds auxquels on revient toujours. Le fondationnel chez vous vise à augmenter l’aptitude à la souplesse des futurs nœuds se
dénouant et se renouant. Il fallait justifier ma proposition, voilà qui est
fait.
On
n’en reste pas à la séparation, on va vers quelque chose qui n’est pas la
réconciliation des conflits, jamais tout à fait possible, mais on va vers une négociation ou une interaction. On ne sort pas de la relation analytique guéri,
mais on en sort transformé, apte à déplacer se propres nœuds sur un autre
terrain de jeu : là est le but du jeu, qui n’est pas un jeu, mais l’essai
d’introduire du jeu. Certes, vous employez parfois le terme de réconciliation
« avec nos crises et nos traumas » dites-vous, réparation dit Mélanie Klein que vous citez, mais il doit être compris par ses propriétés semi-dialectiques et non par sa tentation résolutive absolue, « unification-du-moi-dans-l’autre-qui-est-un-tiers »
dites-vous (BC,13). La bisexualité psychique qui compense la dichotomie des sexes
gagne un plan autre. Gagner ce plan, élargir les plans, vous en donnez d’autres
exemples, où se nouent le singulier et le général : ajouter aux principes
des Lumières et de la Révolution, liberté, égalité et fraternité, le vocable vulnérabilité ou décrire le couple A.
Stieglitz et G. O’Keeffe comme un « ne pas devenir fous », tout cela
peut se saisir du côté de ces négociations qui nous font vivre. Ecrire aussi,
bien sûr, et lire aussi, bien sûr. L’art, la danse, la musique. Dans le fond, une
coquille que j’ai trouvé sur Internet à propos d’un de vos titres pourrait
peut-être parfaitement emblématiser cette voie pour laquelle œuvrer signifie
essayer de vivre mieux. J’ai en effet trouvé, je n’invente rien, non La Révolte intime mais La Récolte intime. Un mot de Colette à
la place d’un mot de Sartre, n’est-ce pas inouï de coïncidence ? N’est-ce
pas cela même cette réconciliation/négociation de votre pessimisme actif :
une révolte, toujours nécessaire,
mais qui doit faire récolte ?
III.
Parler les altérités ou Pédagogie de la liberté
Il
faut enfin dire comment vous faites pour parler
les altérités. C’est sur la méthode, le style et les métaphores qu’on peut
poursuivre ce cheminement dans votre œuvre. On devrait dire les méthodes peut-être. Ou plutôt les
traces par lesquelles elle peut se saisir. J’en distinguerai trois pour aller
vite. D’abord, un des traits
frappants tient à ce que j’appellerais la méthode de la variation des
distances. C’est d’ailleurs un des aspects de la méthode de Descartes prise
dans les Règles pour la direction de
l’esprit, mais vous la réinventez à partir de Freud pourtant théoricien
d’un anti-cogito. Vous travaillez alternativement de loin et de près – de
près par des analyses de détail des débuts et de maintenant (La Révolution du langage poétique ou Le Texte du roman aux deux tomes de La révolte intime ou les articles de
psychanalyse) – de loin par de grandes enjambées de longue durée et de
parcours vu depuis les religions et la psychanalyse. Vous ne négligez pas le
« petit bout de la lorgnette de Freud » comme vous dites – la Recherche du temps perdu, que vous
connaissez si bien, n’a t-elle pas été définie par Barrès, à la fois
cruellement et justement comme le travail d’un poète persan dans une loge de concierge ? (Benjamin/Proust, 36).
La « physiologie du bavardage » (Benjamin/Proust,16) en quoi Benjamin
voyait le projet exige de ne pas négliger l’expérience de près. Ensuite, le lien pensée/acte vous
caractérise qui permet de se dégager du vocabulaire de l’engagement que vous réfutez pour vous-même. La pensée est un acte,
point. Votre manière de produite une proposition pour changer le regard porté
sur le handicap en multipliant les messagers entre le monde du handicap et les valides en témoigne (HP,110) : le
messager, en ce sens, est à la fois celui qui porte le message et celui qui le
dit. L’altérité du handicap compte pour tous – d’où le quatrième principe
de vulnérabilité que vous voulez
ajouter à la trilogie républicaine – non parce que l’on peut tous y
sombrer (le fantasme du pas moi et si
quand même alors quoi) mais parce que ce regard est déjà rejoint par notre
propre altérité. Frottement des altérités vulnérables. Le handicap réveille
notre constitutive altérité autrement. Enfin,
les strates du réel, vous les ressaisissez par des nœuds mobiles : vous
vous déplacez dans les plans de subjectivité et d’objectivité, au sens des
objets, et dans ce déplacement que régit le principe dogmatique au bon sens du
terme vous repassez par des nœuds qui finissent par faire sens sur un plan encore
supérieur. Les intersections peuvent être foudroyantes comme lorsque vous
affirmez que la poésie moderne est une « psychose expérimentale »
(RI/2).Vous saisissez à la gorge ce trait caractéristique de
l’expérience : « expérimenter à quel point beaucoup de choses sont
difficiles à expérimenter » (Benjamin sur Proust, 34). Vous expérimentez
la dimension réticulaire du réel depuis plusieurs sources. Le filet du réel a
des mailles aptes à retenir toutes les singularités tout en restant un filet
c’est-à-dire une structure d’un seul tenant issue d’un principe dont la vie
psychique et la subjectivité qui en découle restent, pour vous, le fondamental
représentant.
Des
axiomes qui ouvrent des espaces de travail et des cheminements à poursuivre et
non pas des axiomes à fonction déductive et fondationnelle,
tels sont-ils ces absents de la doctrine figée. Vous occupez une place
singulière dans un versant de la querelle contemporaine de la
philosophie : la philosophie ne peut plus s’écrire sous la forme de la doctrine dit Agamben, tandis que d’autres n’y ont pas
renoncé. Le principe dogmatique est chez vous, dans le fond, le principe de la
nécessité de la représentation – et il est logique qu’il rencontre le
religieux et le théologique, non confondus d’ailleurs – mais ce principe
n’a pas pour fonction de reconstruire une « philosophie de la
représentation ». Il autorise ce que j’appelle le style de l’étude dans un
espace qui permet de multiplier les singularités tout en croisant en elles les
tenants et aboutissants du principe toujours reconnaissable et toujours
méconnaissable. Votre insistance sur tant de singularités, d’Assia Djebar et son « autre
version de l’humain » (M) à Gao Xingjian et son
processus de désidentification linguistique dans ses
romans, rejoint cette attention à la « science de l’anomalie » qu’est
le roman selon Aragon. Vous parlez de ces singularités en parlant avec ces
singularités et votre pensée prend
souvent l’allure d’une pensée-conversation comme il y
a des poèmes-conversations. Au fond de tout cela,
n’est-ce pas ce que vous appelez/citez comme étant la « chanson du monde
réel » qui anime votre impulsion pensante et écrivante ?
Et si l’on devait, devant toutes ces singularités et pratiques, dire éclectisme, alors on devrait se rappeler
le sens que Diderot en donne dans l’Encyclopédie :
celui du refus de toute autorité. Le réel seul en ses articulations avec le
symbolique et le sémiotique, en sa plasticité réticulaire et irreprésentable,
est dépositaire de l’autorité sur les jugements eux-mêmes.
Et
selon vous, justement, il est structuré comme le principe freudien, au sens où
Freud est celui qui a « introduit le langage dans l’âme »
(RI/2). Les intersections des plans symptomatiques dans les domaines divers
(psychanalyse, arts, littérature, politique, religion) exigent différentes
langues pour rendre compte des différentes positions du moi et positions de
l’objet. La singularité des expériences ouvre à une singularité des moyens de
signification ordonné à la matrice de sens qu’on vient de décrire. D’où vient
le lien politique/esthétique/religion/psychisme par lequel vous repassez sans
cesse et semble t-il sans fatigue. Il se signifie souvent par cet opérateur
qu’est le triptyque (Sartre, Aragon, Barthes ou Colette, Klein et Arendt ou
encore Pouvoirs de l’horreur. Essai sur
l’abjection, Histoires d’amour et Soleil noir. Dépression et mélancolie).
Peut-on en faire l’hypothèse que cet opérateur est issu de la
représentation initiale chrétien de la Trinité et dont vous savez si bien la
spécificité et les différences ? Différences entre le Per Filium orthodoxe – le Saint-Esprit procède du Père par le Fils - et le Filioque des catholiques, pour lesquels le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, (HP,68).
Il n’est pas jusqu’à votre analyse de l’orthodoxie qui ne repose sur une
« trinité » qui se divise elle-même en trois : le Per Filiumde la
Trinité, l’hésychasme et l’icône.
Cet opérateur permet de passer d’une langue de domaine à une autre,
transmutable en topique freudienne ou en trilogie d’écriture. Et les domaines
sont remplis de strates hétérogènes. Il faut pouvoir entendre dans ces strates
de celui ou celle qui vient parler à l’analyste la « poiesis de l’interprétation », gestes, voix, musique, qui sont du sémiotique,
diffus comme dans l’écriture elle-même. Devant tant de situations innombrables
que la vie psychique distribue à partir de principes structurants en cet
innombrable même, on voit affleurer des métaphores, si caractéristiques de
votre style d’analyse, qui font le passage des énergies et des pulsions dans
les domaines eux-mêmes : ainsi la psychanalyse est-elle « une des aventures de l’immanence »
(BC,75), l’adolescence une « structure ouverte », l’histoire du sujet
sont « stations des processus de subjectivation » (DNM,263), il y a
la « multiculturalité des âmes » en ces
temps modernes (BC, 56), les mystiques en « “exclusion interne” au
canon » (BC,24) et la poésie comme « psychose expérimentale ».
Que l’on songe aussi à votre usage du terme métaboliser ou métabolisation pour lier le biologique
au psychique, le pulsionnel au grammatical et au sens. Et au terme biface qui rassemble ces métaphores en
une seule. Les altérités parlent à travers vos métaphores traversantes. Les
concepts du principe (sublimation, séparation, subjectivation) se mettent à
parler la langue des plans d’objets constituant ainsi votre sens de l’immanence, non celui d’un impersonnel
généralisé, mais celui des altérités singulières constitutives de l’économie de
la subjectivité.
*
Avant
la coda proprement dite, je voudrais
faire deux choses : 1) redire une dernière fois ce qui me traverse quand
je lis Kristeva – 2) et prolonger une question
entre vous et le moment présent.
J’emprunterai
d’abord à Lessing, si cher à Hannah Arendt, à l’exigence d’un attachement aux
Lumières aussi, une formule qui lui fait distinguer deux tâches : la tâche
de l’époque (Die Aufgabe der Zeit) et la tâche actuelle (die zeitige Aufgabe). Votre œuvre et votre travail s’attache
clairement à déterminer les contours de la tâche actuelle : c’est, bien
sûr, celle-là qui nous intéresse et nous occupe. Non la tâche de l’époque
contre laquelle même la tâche actuelle doit s’élever. Il m’apparaît que vous
lire à partir de l’idée de tâche actuelle est l’idée productrice et de bonne
direction pour vous lire.
La
question prolongement tient à la 5ème question fondamentale, plus
tout à fait neuve et encore totalement neuve, de notre moment :
l’écologie, les environnements conçus dans toutes les dimensions de la nature
et des interactions avec elle (5ème, parce que tout autre question
que les 4 de Platon). Aux trois choses qui nous régissent selon vous
(économie/argent, biologie/génétique et vie psychique/mentale), nous devons
ajouter celle que je viens de citer. Je hasarderais donc une hypothèse dans
l’esprit de relier cette question à un aspect de votre pensée : le milieu
que le sujet constitue pour lui-même et à partir des altérités diverses qu’on a
dites doit s’élargir encore à ce milieu qu’est l’ensemble environnemental
naturel global. Pas seulement parce qu’il y a menace (les crises sont là dans
leur sombre actualité et l’un des derniers livres d’écologie philosophique
s’appelle Deepwater Horizon), mais parce que les
conceptions écologiques elles-mêmes ont fortement bougé. Le temps est devenu la
4ème dimension des systèmes écologiques, les restaurations sont devenues des
impasses épistémologiques et l’écologie des perturbations a remplacé celle des
équilibres : la nature ne
s’oppose plus à l’histoire comme dans
la tradition philosophique et métaphysique. Nous sommes dans une même et seule
histoire comme l’avait admirablement vu Aldo Leopold lorsqu’il disait que nous sommes « compagnons de voyage dans l’odyssée de
la nature » et que si, pour certains, l’histoire était une discipline
« qui pousse dans les campus », c’est parce qu’ils ne savaient pas la
voir et la lire « sous le ventre des bisons » (Almanach d’un comté des sables). De même qu’il faut lire l’histoire
dans la nature à travers la reconnaissance que le retour annuel des grues dans
les marais du Wisconsin sonne comme le « tic tac de l’horloge
géologique ». Alors le mot de Merleau-Ponty « ma chair va jusqu’aux
étoiles » prend une nouvelle signification. Avec la Terre tout entière
faudra t-il repasser par le métabolisme d’un spécifique sentiment océanique qui semble bien improbable ? On devrait
regarder la Terre – et en fait des portions historicisées de la
Terre - comme Montaigne se forçait
à se voir soi-même « comme un voisin, comme un arbre ». Ce serait se
rapprocher peut-être du chapitre célèbre d’Aldo Leopold « Penser comme une montagne ». L’adolescent est un « système
ouvert » dites-vous, au sens, dites-vous toujours, où on parle en biologie
des organismes vivants qui « renouvellent leur identité dans l’interaction
avec un autre » (DNM,204) : devrions-nous devenir les adolescents de
la Terre ? En temps géologique nous sommes jeunes, en temps
environnemental, nous nous faisons vieux et ce qu’on appelle « crise
écologique » est le symptôme de l’âge que nous avons dans le rapport au
monde naturel global. En tout cas, c’est bien d’une écologie de l’esprit, rénovée depuis Bateson, dont nous avons
besoin.
Pour
finir encore une fois et pour parler vite, vous opposez trois bons D et trois
mauvais D. A la dépression, la dévaluation et la désincarnation, vous
opposez le diagnostic, la désidentification et la décision, c’est-à-dire dans le
langage de la fidélité des Affinités
électives relu par Benjamin, l’amour. Nous sommes des êtres parlants, mais
nous n’en savons rien. Notre désir de savoir nous fait être ce type d’êtres que
nous ne voulons pas savoir que nous sommes. Il est temps de boucler la
boucle : « Choisis la vie afin que tu vives !» (Deutéronome) - « Vous êtes en vie
si et seulement si vous avez une vie psychique » (Kristeva)
– et un lointain cousin de l’écrivain du Deutéronome et de vous, un de ceux avec lesquels peut-être on est
le plus proche, répondit en écho sous le nom de Robert Filliou (Fluxus) avec cette formule célèbre : « L’art c’est ce qui rend la
vie plus intéressante que l’art. ».
Votre
capacité à nous faire vous écouter et à vous faire lire - à vous faire entendre
c’est autre chose car qui peut prétendre être entendu ? - mais à nous
faire vous écouter, oui, cette capacité qu’un « lire Kristeva »
engage est toujours extrêmement active et forte - et de cela je voudrais vous
remercier après en avoir, j’espère, témoigné.
Jean-Patrice Courtois