Julia Kristeva
JERUSALEM

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Merci, Jérusalem !
Et merci à Viviane Chetrit-Vatine, à Gaby Shefler ,
merci à nos généreux donateurs à commencer par Josabeth Fribourg qui fut la première à nous a faire confiance, avec le Dr Arnold Richardson, William Frost, William Ackman, Bruce Slovin, Martin Peretz
merci à la Société psychanalytique d’Israël, à tous ceux qui ont rendu possible la création de ce Standing Forum on Religions in Jerusalem,
merci à celles et ceux qui nous honorent aujourd’hui de leur présence.


Il y a à peine deux ans, lorsque je suis revenue en Israël à l’occasion de la sortie de mon livre Histoire d’amour (1985) en hébreu (grâce à la belle traduction, me dit-on, de Michal Ben Naftali), je vous ai confié un rêve : créer un lieu permanent de réflexion sur les religions, ici même, à Jérusalem, en nous inspirant de l’histoire de cette ville unique au monde et de l’héritage toujours insuffisamment repensé de Freud. A partir de la psychanalyse donc, mais aussi des autres sciences humaines et de la vie, et, pourquoi pas, avec la participation un jour de théologiens consacrés dans les différentes religions. Pour tenter d’analyser - sans préjugés, sans rivalités fratricides- ces constructions énigmatiques et de nos jours réactivées dans leurs crises mêmes, que sont les systèmes de croyances, dont les « heurts » menace semble-t-il la planète aujourd’hui globalisée. Je ne pensais pas alors, en partageant avec vous ce projet, qu’il dépasserait le stade de l’utopie, et encore moins qu’il se réaliserait si vite. Je sous-estimais apparemment l’esprit d’initiative qui sommeille chez les psychanalystes, ainsi que l’énergie de nos complices ! Et bien, nous posons aujourd’hui la première pierre de l’édifice, en espérant que la même passion, la même efficacité nous accompagneront tout au long de l’immense travail qui nous reste à accomplir. Car cette tâche dépasse le destin de chacun : en s’adressant à la mémoire des religions, la psychanalyse assume pleinement sa vocation épocale et justifie son expérience, non pas au-delà de la cure qui nous absorbe quotidiennement dans le transfert, mais pour mieux entendre les logiques de ce transfert même dans la mémoire de l’histoire et à l’horizon de l’avenir.
Merci aussi et surtout de me confier cette conférence inaugurale que le Comité d’organisation a souhaitée s’adresser, par delà les psychanalystes et les spécialistes pointus des religions, à un public plus large car historiquement concerné- Jérusalem oblige- par cette problématique capitale. Vous comprendrez alors, j’en suis certaine, qu’à l’honneur que vous me faites s’ajoute ne ce moment une inquiétude incommensurable que je voudrais partager aussi avec vous d’entrée de jeu. Ce qui l’inquiète, c’est mon incertitude de pouvoir vous convaincre que – malgré la solennité de notre séance - mes propos sont à entendre ni plus ni moins que comme « un grand point d’interrogation », comme l’écrivait Nietzsche, posé à l’endroit du « plus grand sérieux ». Tel est en effet min pari : ouvrir les questions, interroger les réponses elles-mêmes que j’esquisse, toutes les réponses. Serait-ce un pari exorbitant, sous ses airs d’humilité ? Un pari impossible ? Il est en tout cas le mien en ce moment, et je le qualifierai de « cruel et de longue haleine » pour reprendre les mots de Sartre au sujet de l’athéisme.

Bref rappel historique.
Mes pensées vont en ce moment à Sigmund Freud, à son génie qui, de Totem et Tabou(1912) et Moïse et le monothéisme (1930) - pour ne citer que ceux-là, a ouvert une nouvelle possibilité de penser les faits religieux. De les penser, c’est-à-dire : de les vivre. Ce sera un des devoirs, me semble-t-il, de ce Forum qui s’ouvre aujourd’hui de consacrer une de ses prochaines convocations à la relecture de Moïse par exemple et, partant, à l’exploration de la fonction paternelle et de ses modulations aujourd’hui. Axe fondamental s’il en est du monothéisme, que Freud explore à l’écoute de la névrose et de la psychose, en s’appuyant sur sa théâtralisation tragique par Sophocle, en passant par l’anthropologie de la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Il le conduira à la découverte du complexe d’Œdipe et des conséquences de l’interdit de l’inceste pour l’émergence de la capacité de représentation psychique, d’accès au langage et de développement de la pensée, ainsi que de leur investissement fantasmatique dans les diverses constructions religieuses. Sans aller plus loin dans l’œuvres de Freud en ce moment de ma réflexion, mais pour y revenir à plusieurs reprises ultérieurement, j’insisterai seulement sur la nécessité de ne jamais oublier ce positionnement spécifiquement freudien, constamment à l’interface – dans le transfert- entre histoire, biologie et ce qu’on appelle aujourd’hui « sciences de l’esprit » (sciences of the mind), mais aussi un brin de théologie (avec le pasteur Pfister, par exemple) - un « interdisciplinarité » que ses successeurs ont bien souvent la tentation de réduire à une seule de ses composantes.
Je ne pourrais pas non plus ne serais-ce que mentionner les apports considérable pour l’interprétation des valeurs et comportements religieux, que sont des travaux des beaucoup de disciples de Freud : de Jones à Reich, de Klein à Kohut, Winnicott ou Bion…

Une étape essentielle dans l’abord postfreudien des religions a été franchie par les travaux d’inspiration structuralistes de Claude Lévi-Strauss et de Jacques Lacan. Constatant l’universalité de l’interdit de l’inceste, Lacan propose sa conception du « symbolique » comme le royaume de la Loi qui règle le désir dans le complexe d’Œdipe. Ce complexe est dès loirs compris comme dérivant d’une interdiction première ou symbolique contre l’inceste, sans que rien de biologique ne nécessite un tel tabou. « Transcendant » en quelque sorte la lignée humaine, le « symbolique » coïncide en somme avec l’interdit de l’inceste, et serait le substrat ou du moins la condition, une condition, du « divin » ? Plus encore, le « symbolique » en vient à être défini comme encodé par les structures linguistiques elles-mêmes ( Dieu est langage et inconscient ?), et comme encadrant les relations de parenté elles-mêmes, si et seulement si « la position symbolique » du Père se maintient comme une constante anthropologique paradigmatique et inconsciente, quelles que soient les variantes historiques des rôles paternels sociaux à travers l’histoire. Le « symbolique » serait-il une « pulsion « théologique » qui s’infiltre en psychanalyse, la « position symbolique » étant entendue comme une idéalisation de la norme ou de la Loi, comme autorité insurpassable, voire comme une fonction transcendantale chez l’être parlant, - du fait même qu’il est parlant et qu’il règlemente sa parenté ? Puisque le symbolique « n’est pas dans l’homme mais ailleurs, serait-ce une façon de faire sortir Dieu par une porte (ce que fait Freud en pourchassant « l’avenir d’une illusion »(1927), pour la faire entrer par une autre,- comme le craint Lévi-Strauss ? Lacan répond qu’il « n’y a pas d’Autre de l’Autre » : entendons, aucun mandat extérieur ne garantit les fondements de l’ordre symbolique, celui-ci n’est que la chaîne des signes linguistiques, parentaux, interprétatifs, culturels…, dans lesquels l’être parlant est pris: « nous sommes tellement à l’intérieur que nous ne pouvons en sortir ».

Un troisième mouvement, poststructuraliste et d’inspiration féministe se penche sur le rôle du « deuxième sexe » dans la tentative de déconstruire l’onto-théologie monothéiste, paternelle. Il incombe à notre Forum, en s’appuyant sur le travail de nos collègues des « divinity schools » et « gender studies » des universités notamment américaines, d’en mettre en valeur et d’en discuter les acquis. Et puisque la vocation maternelle est une figure clé du sacré, à la frontière de la biologie et du sens, et que la sécularisation est la seule civilisation qui manque de discours sur la maternité, il nous revient à nous, ici, d’approfondir aussi les recherches actuelles sur les liens précoces mère/enfant pour contribuer à un meilleur accompagnement de la survie de notre espèce. Une partie importante de mon propre travail concerne cette problématique que je me propose de traiter avec vous à une prochaine occasion.
Pour simplifier davantage encore ce survol sommaire de quelques points essentiels dans l’interface psychanalyse/religion, je dirais que l’écoute de l’inconscient freudien a permis de penser la transcendance (et je n’oublie pas l’Ego transcendantal de Husserl avec ses suites phénoménologiques) comme immanent à l’être parlant. Comme une irréductible altérité qui nous habite et qui se module dans ces rapports de force que sont les liens du désir dans le triangle œdipien, entre le sujet parlant et ses imagos paternelle et maternelle. Il existe une altérité irréductible, universelle et duelle (père/mère, homme/femme), mais non moins plurielle parce qu’elle se conjugue au singulier pour chacun : pôle ardent des désirs singuliers, cette altérité me fait parler, penser, aimer/haïr. Les religions la célèbrent comme limite ou figure du sacré : l’Autre, qui se manifeste dans la pluralité des dieux polythéistes, tandis que le monothéisme insiste sur l’unicité et la singularité de cette altérité universelle et irréductible, coextensive à l’unicité de l’être parlant. Vous l’appelez Dieu ? Parlons-en.

En quoi consiste la découverte copernicienne de la psychanalyse? La psychanalyse n’a pas découvert que « tous les hommes sont mortels » (les Grecs s’en étaient aperçu et avaient fondé la philosophie) ; ni que «  tous les hommes désirent la mort dans leur maladie d’amour »(le marquis de Sade l’avait déjà dit) ; elle n’a pas découvert seulement que « tous les hommes sont des bébés » (ce que les femmes savaient mais puisqu’elles n’avaient pas droit à la parole, cela ne se disait pas trop). La psychanalyse a découvert surtout qu’Il y a de l’autre : l’autre qui me fait parler- que j’investis et dont je me sépare- par amour- et -haine ; les traces de ces expériences immémoriales qui s’inscrivent en moi et que je ne maîtrise pas, traces de l’ « hainamoration » (amour et haine), une étrangeté en moi qui m’altère, qui me « transcende » et qu’on appellera l’Inconscient ; ce qui m’invite à considérer chaque personne dans son altérité irréductible :« tout je est un autre ».
Cette conception immanentiste de la transcendance / qui inscrit l’Autre en Moi/ est en cours, déjà, dans la théologie chrétienne et dans la philosophie d’inspiration chrétienne. Je pense à saint Augustin : « Dieu, grâce à qui nous apprenons que parfois ce que nous croyons nôtre nous est étranger, et que ce que nous croyons étranger est nôtre parfois »(Soliloque). Ou à Leibniz : « Dieu, pays des réalités possibles… ». On peut y voir une sorte de réappropriation de l’Ego transcendantal (qui fut chrétien avant d’être phénoménologique chez Husserl), de la singularité (haecceitas) de Duns Scot, voire du célèbre mot de Rimbaud : « je est un autre ». 
Plus radicalement que les autres monothéismes, le judaïsme s’est constitué comme le témoin de cette altérité fondatrice de l’être parlant. Un ami neurologue m’a rappelé récemment l’histoire que ma grand-mère aimait à raconter : celle d’un gentil qui demande à un rabbin de lui apprendre le Talmud. Le rabbin commence par l’histoire des deux juifs qui, se promenant sur un toit, tombent dans la cheminée : l’un en sort tout noir, l’autre tout blanc, lequel ira se laver ? L’homme sale, répond le gentil. Erreur, objecte le rabbin, parce que chacun jugeant de soi sur le visage de l’autre, en voyant que l’autre est sale, l’homme propre se prend pour lui et va se laver. Confus, le gentil reconnaît son erreur et demande une autre épreuve. Le rabbin reprend la même histoire. Réponse du gentil qui croit avoir compris : C’est l’homme propre qui va se laver. Nouvelle erreur, reprend le rabbin, car tirant enseignement de l’épisode précédent, l’homme au visage sale voit que l’homme propre va se laver et déduit que c’est son visage qui est sale, par conséquent c’est l’homme barbouillé qui va se laver. 
Avec une obstination unique au monde, le peuple juif témoigne -face à l’histoire mondiale- qu’il y a de l’ Autre : en se consacrant à la célébration de Jahvé qui l’a distingué/ élu parmi les autres , et tout simplement en existant politiquement comme « peuple élu », donc autre, sans prosélytisme. Il peut y avoir, il va y avoir, de dérives violentes dans l’affirmation de cette altérité. L’histoire de religions en est faite, et les menaces qui pèsent aujourd’hui sur cette région du monde l’éprouvent. Il est impératif d’y veiller sans relâche. Pourtant, que l’affirmation de cette existence de l’Autre puisse prendre l’aspect d’un Etat – l’Etat d’Israël- me parait être aujourd’hui une nécessité plus que métaphysique : une nécessité anthropologique, si elle incite tout autre à essayer de penser du point de vue de l’autre. Est-ce possible ? Nous savons tous que la question est ouverte. Et difficile pour tous.

Ayant balisé ainsi et trop sommairement l’interface psychanalyse/religions, et face à l’immense continent qui s’ouvre, je vous propose d’aborder quatre thèmes qui ne manqueront pas d’être développés dans la suite de nos travaux :
1. Le besoin de croire et le besoin de savoir.
2. La Bible : les interdits contre le sacrifice, ou comment construire le sujet dans l’homme.
3. Le fils/père battu du christianisme : de l’amour à mort à la sublimation
4. L’islam  ou comment approfondir le problème du meurtre.
5. La sécularisation et la diversité culturelle : ruptures et mises en question.

Le besoin de croire et le désir de savoir

Prenons le Psaume 116 :10.: « He' emanti ki adaber... » ; « J’avais foi même quand je disais: /"Je suis vraiment bien malheureux"/ Moi qui disais dans mon trouble: "Tout homme est menteur!" » Saint Paul, dans sa Seconde lettre au Corinthiens, 4 :13, reprend, en écho au Psaume 116, ce que le grec traduit ainsi : « Epistevsa dio elalisa », et le latin: « Credidi, propter locutus sum » ; en français : «  J’ai cru et j’ai parlé » ; en anglais :… ; en anglais : « I believed, and therefore I have spoken »
Puisque le psalmiste évoque, quelques lignes avant cet énoncé, l’écoute miséricordieuse de Dieu, Autre aimant, et en rassemblant les diverses interprétations de l’hébreu « ki » : «et », « parce que » , « malgré » ,- j’entends le verset ainsi : « Puisque Tu me parles et m’écoutes, je crois et je parle malgré l’innommable. ».
Le contexte du Psaume est donc très explicite : il associe la foi (« emuna », où l'on entend la racine « amen », foi ou croyance) qui commande l'acte de parler, à des propos précis, quelconques, et en l'occurrence déceptifs. (je suis malheureux, les hommes mentent, etc.) La foi, c’est-à-dire : « il y a de l’Autre que j’écoute et qui m’écoute», détient la clé – la condition et le sens profond- de l'acte de parole lui-même, fût-il celui de la plainte. Parce que je crois, je parle; je ne parlerais pas si je ne croyais pas; croire à ce que je dis, et persister à dire, découle de la capacité de croire en l'Autre, et nullement de l'expérience existentielle forcément décevante (malheur et mensonge). Mais qu'est-ce: « croire» ?
Le credo latin remonte au sanscrit, kredh-dh/srad-dhā qui dénote un acte de « confiance » en un dieu, impliquant restitution sous forme de faveur divine accordée au fidèle; c'est de cette racine que découle, laïcisé, le crédit financier: je dépose un bien en attendant récompense (Emile Benveniste a minutieusement argumenté ce développement). La croyance est un crédit : pas étonnant que les deux sont ensemble en crise aujourd’hui…

Quel rapport avec Freud ?
L'expérience psychanalytique de l'enfant et de l'adulte, qui restitue du dedans les métamorphoses de notre évolution personnelle aussi bien que phylogénétique, témoigne d'un moment crucial du développement, où l'infans (celui qui ne parle pas) se projette dans un tiers auquel il s'identifie: le père aimant. Identification primaire avec le père de la préhistoire individuelle, aurore de la tiercité symbolique qui remplace la fascination et l'horreur de l'interdépendance duelle mère-et enfant : cette reconnaissance confiante que m'offre le père aimant la mère et aimé d'elle, et que je lui voue à mon tour, change mes balbutiements en signes linguistiques dont il fixe la valeur.
Signes des objets, mais signes surtout de mes jubilations et de mes terreurs, de mon expérience précoce de vivant parlant, ils transforment mon angoisse en « attente croyante »: Gläubige Erwartung, écrit Freud. L'écoute paternelle aimante donne sens à ce qui serait, sans cela, un trauma indicible : excès sans nom des plaisirs et des douleurs. Mais ce n'est pas moi qui construis cette identification primaire; et ce n'est pas non plus le père aimant qui me l'impose. L'Einfühlung avec lui - ce degré zéro du devenir Un avec le tiers - est « directe et immédiate », telle une foudre ou une hallucination. C'est par l'intermédiaire de la sensibilité et du discours de la mère aimant le père - une mère à laquelle j'appartiens encore, dont je suis encore inséparable -, que cette « unification » de moi-dans-l'autre-qui-est-un-tiers s'imprime en moi et me fonde. Je ne parle pas sans cet étayage qu'est mon « attente croyante », adressée au père aimant de la préhistoire individuelle : cet autre de la mère, aimant la mère non moins que la mère/la femme en moi, et qui possède les « attributs des deux parents » ; ce père qui était déjà là, qui devait être là, avant que Laïos ne fut, avant que le désormais célèbre père dit « œdipien » ne vienne formuler ses interdits et ses lois. Nœuds des différences entre sexes et générations ; et décollage des identités, de la liberté de faire sens.
Un mythe, pensez-vous? Plutôt une reconstruction romanesque que je me raconte avec un Freud brodant plus ou moins inconsciemment sur le Psaume 116 et la Seconde Lettre aux Corinthiens, 4,13, de saint Paul? Pas seulement.
On dit facilement, trop facilement, que chacun parle sa « langue maternelle ». Winnicott a recherché les conditions qui permettent à la coexcitation entre la mère et le bébé de se muer en langage: un « espace transitionnel » est nécessaire, conclut-il. Par exemple, la rêverie de la mère, ou un objet tiers entre elle et le petit, mais lequel ? On avait oublié que Freud lui-même, ce juif athée, cet homme des Lumières, avait esquissé, sans s'y attarder, ce destin « croyant» du père de l'identification primaire.
Un père imaginaire qui, en me reconnaissant et en m'aimant à travers ma mère, me signifie que je ne suis pas elle mais autre, qui me fait croire que je peux « croire ». Que je peux m'identifier à lui - Freud utilise même le verbe « investir ». Croire et/ou investir, non pas en lui en tant qu' « objet » de besoin ou de désir (cela viendra plus tard; pour l'instant mon « objet » de besoin et de désir c'est surtout maman), mais en la représentation qu'il a de moi et en ses mots - en la représentation que je me fais de lui et en mes mots. « J'ai cru, et j'ai parlé».
Sur ce seul fondement, mon besoin de croire ainsi satisfait et m'offrant les conditions optimales de développer le langage, pourra s'accompagner d'une autre capacité, corrosive et libératrice: le désir de savoir. Porté (e) par cette foi qui me fait entendre un tiers aimant/ aimé et lui parler, j'éclate en questions. Vous voyez que je n'oublie pas notre « grand point d'interrogation ».
Qui ne connaît la transe jubilatoire de l'enfant posant des questions ? Encore installé sur la frontière entre la chair du monde et le royaume du langage, il sait d'un savoir halluciné que toute identité - objet, personne, lui-même, la réponse de l'adulte - est une chimère constructible-déconstructible. Et il ne cesse de nous ramener à cette inconsistance des noms et des êtres, de l'être, qui ne le terrorise plus mais le fait rire, parce qu'il croit qu'il est possible de nommer, de faire nommer. Avant que ce jeune Moi vibrant ne se renferme dans les certitudes du Surmoi, cette « pure culture de la pulsion de mort ». Et avant que « J'ai cru et j'ai parlé » ne se transforme en clichés, en « com », en dépression.


Lacan pensait que la devise de la psychanalyse devait être « Scilicet » : « tu peux savoir ». En effet, tu peux savoir d'où viennent les enfants, d'où vient que tu parles, ce que tu dis, etc. Il avait oublié de rappeler que « tu peux savoir » si et seulement si tu crois savoir, pour arriver à savoir pourquoi tu crois, ce que tu veux dire en croyant, ce que tu crois... Le catholique qu'était Lacan à l'origine devait croire que c'était évident et qu'il était inutile d'insister. Enfin, il faut croire que le moment est venu de revenir à cette « plus-value» de la parole, à son étayage qui est son «plus-de-jouir», disait-il, en remontant plus loin, jusqu'au croire... Du savoir au croire, et vice versa, éternel tourniquet du parlêtre. Porter la possibilité de savoir jusqu'au besoin de croire, sans renoncer à mettre en question les contenus historiques des croyances, leurs vérités: absolues ou constructives? Protectrices ou passagères? Illusoires, bénéfiques ou mortifères? À l'infini.
Le moi, écrit Freud dans Le Moi et le Ça, se composant de traces verbales et de perceptions (« Les perceptions sont au Moi ce que les pulsions sont au Ça »), cette coprésence de la perception et de la verbalisation se pose désormais comme une « région », un « district » frontalier entre le Ça et le Surmoi conscientiel et, de ce fait, comme l'objet par excellence de la cure. L'expérience frontalière de la psychanalyse, ni purement intérieure ni simplement extérieure, est supposée transformer en perception/verbalisation les traces mnésiques indicibles de la « chose seule », de l'excitation plus ou moins traumatique, à condition que s'installe... le transfert - œdipien en dernière instance. Ce qui veut dire que l'interprétation analytique - cette « théorie » qui ne « s'appliquera » que comme une poétique singulière à l'écoute de l'incommensurable singularité de chacun - sera toujours une formulation au regard de l’Œdipe (comme on appelle les accidents de la fonction paternelle), à ne pas confondre avec une formulation réductible à l'Œdipe.
Que « parler en psychanalyse » puisse - indéfiniment - toucher aux pulsions et par conséquent aux passions, en passant par les sensations, Freud semble y penser jusqu'aux derniers mots de son apophtegme, en 1938, concernant la mystique: « Mysticisme: l'autoperception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça ». Testament à rapporter à sa formule des Nouvelles Conférences (1932) : « la perception peut concevoir (Erfassen) des rapports dans le Moi profond et dans le Ça ». Entendons : ce qui distingue la cure psychanalytique de la trouée mystique, c'est que le Moi a disparu, chez les mystiques, au profit du Ça qui s'autoperçoit. Le raptus mystique s'en tient à l'aperçu (vision) qui opère une déchirure dans la verbalisation et laisse la chose perçue, ainsi que la pulsion sous-jacente, agir en silence. Avant qu'Eros ne revienne avec le bruit du langage, et que les mystiques ne parlent et n'écrivent. L'analyse est au contraire un événement processuel, temporel et interactif, construisant/déconstruisant continûment le lien œdipien. J'entends votre question: quel est l'étayage spécifiquement psychanalytique qui distingue la parole en psychanalyse du raptus esthétique ou mystique?
Au fur et à mesure que Freud théorise la pulsion de mort, et que le narcissisme se révèle impuissant à lui faire obstacle, c'est la relation d'objet qui apparaît comme le contrefort susceptible de moduler la déliaison qui s'oppose à l'Eros et déchaîne les puissances de la mort. À force d'insister sur l'objet du désir - et avec raison et justesse -, nous avons tendance à devenir trop discrets à l'endroit de ces fondamentaux que sont les approfondissements du complexe d'Œdipe, et que Freud introduit dès « Totem et Tabou »  (1912), pour les développer jusqu'à Moïse et le monothéisme (1939): approfondissements de la capacité symbolique (« j'ai cru et j'ai parlé ») au regard des évolutions de la paternité, pour autant qu'elle est, chez l'animal parlant, le régulateur de sa destructivité.
C'est bien cette capacité de signifier, cette signifiance ancrée dans le destin de la fonction paternelle que nous lègue la psychanalyse freudienne. En reliant le plus intime aux mutations historiques par le biais de l'évolution des structures familiales et du réglage de la reproduction, la signifiance onto- et phylogenétique fait entrer l'histoire dans l'expérience du divan.
Freud, qui a été l'homme le moins religieux de son siècle, n'a pas hésité à postuler, en commentant le destin de la paternité qui commande à l'installation de la signifiance et à ses accidents, « une haute visée chez les humains » :« Das höhere Wesen in Menschen ». Loin de trahir une quelconque régression idéaliste, cette théorisation désigne les logiques d'une immanentisation de la transcendance, que le fondateur de la psychanalyse a constaté par et dans le transfert, au sein de la « cure de parole » qu'il a inventée.
Quand certains étouffent de ne pas savoir d'où ils parlent et ce qu'ils croient dire, ils entreprennent une psychanalyse. Parler en analyse redevient alors un questionnement, non plus conscientiel, mais à la verticale du système de la langue. Jusqu'à ruiner l'ouvrage du langage comme système de signes, et avec lui, la tyrannie de l'identification avec les succédanés du triangle familial. Avant de refaire, provisoirement, l'insoutenable fragilité de la fonction paternelle, et la folle endurance de la vocation maternelle.
L'analyse rend capable de nouveaux liens : c'est ce qu'espèrent la plupart des intéressés. Je dirai que le lien dont la cure rend l'analysant capable n'est autre que le lien d'investissement du processus de symbolisation lui-même. Car 1'« objet », quel qu'il soit (partenaire sexuel ou amical, rôle professionnel, idéal symbolique, etc.), et quelque optimal qu'il puisse paraître, ne peut exister dans la durée que si le sujet parlant-analysant est capable d'en construire-déconstruire indéfiniment le sens : du besoin de croire au désir de savoir, et vice versa.
Ainsi seulement, au voisinage de la morale et de son ancêtre, la religion, mais aussi au voisinage des nouvelles « sciences de l'esprit », parler en psychanalyse ouvre une autre voie dans le rapport au processus de signification qui constitue l'humain. Et j'y reviens pour mieux y insister: c'est ce déplacement du dire par rapport à lui-même, cette révolution infinitésimale, constitutive de notre pratique, qui inquiète le monde. Je crains que les psychanalystes ne soient pas assez habiles dans l'art de mettre en valeur cette singularité exceptionnelle qui consiste à « parler en psychanalyse» : Je crois que je peux savoir. Pourtant cette expérience me paraît être la seule qui puisse, non pas nous sauver d'une culture dont la psychanalyse dévoile qu'elle est une culture de la pulsion de mort, mais celle qui peut faire diversion à cette pulsion -la différer, la détourner, la divertir, en connaissance de causes. Sans fin, par la seule épreuve du langage qui subtilise le langage, en le rendant sensible à l'indicible, et en interrogeant les conditions mêmes de la parole, le besoin de croire y compris.

La Bible : les interdits contre le sacrifice, ou comment construire le sujet dans l’homme.

S’il est vrai que l’élection biblique construit le sujet en l’homme, une lecture psychanalytique de la Bible y découvre une véritable « stratégie de l’identité ». J’ai pu démontrer, dans Pouvoirs de l’horreur (1980), comment cette émergence du sujet nécessite le remplacement du sacrifice par des interdits, notamment alimentaires.
La distinction pur/impur, tôhar/tâmê, apparaît dans l'épisode biblique de l'holocauste que Noé offre à Iahvé après le déluge: « Noé bâtit un autel à Yahvé, il prit de toutes les bêtes pures et de tous les oiseaux purs, il fit monter des holocaustes sur l'autel. » Cette reconnaissance de la différence pur/impur semble obliger Yahvé à différer son jugement: ce qui entraîne de la clémence d’une part, du temps de l'autre.
Ni Caïn pourtant en faute, ni Adam pourtant errant (nâd, ce qui le rapproche de l'impureté féminine niddah) ne sont souillés. Tôhar/tâmê semble être une relation spécifique de mise en ordre, dépendante d'une convention avec Dieu. Cette opposition, bien qu'elle ne soit pas absolue, s'inscrit dans le souci fondamental du texte biblique de séparer, de constituer des identités strictes sans mélange. C’est de l’écart entre l'homme et Dieu qu'il va s'agir dans la constitution du corpus théologique. Mais on peut suivre, dans le trajet complexe du Yahviste et de l'Elohiste, comment cette différence fondamentale subsume en fait les autres: vie et mort, végétal et animal, chair et sang, sain et malade, altérité et inceste. A s'en tenir à la valeur sémantique de ces oppositions, on les groupera en trois grandes catégories d'abomination: 1. les tabous alimentaires; 2. l'altération corporelle et son apogée, la mort; 3. le corps féminin et l'inceste. Topo-logiquement, ces variantes correspondent à l'admissibilité ou non dans un lieu, le lieu saint du Temple. Logiquement, il s'agit de la conformité à une loi, Loi de pureté ou Loi de sainteté, telle que la résume, en particulier, le Lévitique 11-16 et 17-26.
Les commentateurs constatent que si l'impureté biblique est d'emblée liée au culte religieux puisque l'impur est ce qui est exclu du Temple, elle concerne des matières (aliments, menstrues, lèpre, gonorrhée, etc.) sans relation immédiate au lieu sacré. C'est donc secondairement, par métaphore, que l'impureté concerne le rapport au Temple, tout comme, par conséquent, ce qui en est exclu: en particulier l'idolâtrie. En fait, c'est seulement lors du Second Temple, au retour de l'exil, après Ézéchiel, et en particulier chez Isaïe (56-66), que la distinction pur/impur devient fondamentale pour la vie religieuse d'Israël. Néanmoins, sans pour autant subir de grands changements, elle apparaît alors encore plus allégorique ou métaphorique, car l'accent est désormais moins mis sur le foyer cultuel de la pureté que sur l’impureté, devenue une métaphore de l'idolâtrie, de la sexualité et de l'immoralité.
Lorsque le Temple est détruit, la fonction du Temple persiste pour les Juifs et elle organise, de manière « métaphorique » certaines oppositions. Il n'y a pas d'opposition entre abomination matérielle et référence topo-logique (lieu saint du Temple) ou logique (Loi sainte). Le lieu et la loi de l'Un n'existent pas sans une série de séparations orales, corporelles ou encore plus généralement matériel1es, et en dernière instance relatives à la fusion avec la mère. Le dispositif pur/impur témoigne de la lutte sévère que, pour se constituer, le judaïsme doit mener contre le paganisme et ses cultes maternels. Ce dispositif reconduit, dans la vie privée de chacun, le tranchant de la lutte que chaque sujet doit mener tout au long de son histoire personnelle pour se séparer, c'est-à-dire devenir sujet parlant et/ou sujet à la Loi. En ce sens, nous dirons que les sèmes «matériels» de l'opposition pur/impur qui jalonnent la Bible ne sont pas des métaphores de l'interdit divin reprenant des coutumes matériel1es archaïques, mais sont la réplique, du côté de l’économie subjective et de la genèse de l'identité parlante, de la Loi symbolique universelle qui constitue le langage et/ou la possibilité même de faire sens.
L’introduction de l'opposition pur/impur coïncidant, nous l'avons vu, avec l'holocauste, pose ainsi d'emblée la question du rapport entre le tabou et le sacrifice. Il semblerait que Dieu sanctionne par le déluge une infraction à l'ordre réglé par le tabou. L'holocauste monté par Noé doit alors restaurer l'ordre perturbé par la rupture du tabou. Il s'agit donc de deux mouvements complémentaires.
Le tabou qu'implique la distinction pur/impur ordonne des différences ; il rend possible une articulation qu’il faut bien nommer métonymique, dans laquelle, a s'y maintenir, l'homme participe de l'ordre du sens vécu comme un ordre sacré. Le sacrifice, lui, constitue l'alliance (Akeda) avec l'Un lorsque l’ordre métonymique qui en découle est perturbé. Le sacrifice agit donc entre deux termes hétérogènes, incompatibles, à jamais inconciliables. Il les relie nécessairement avec violence, car il viole, en même temps qu'il la pose, l'isotopie sémantique de chacun d'eux. Le sacrifice est donc une métaphore. La question s'est posée de savoir ce qui, du tabou métonymique ou du sacrifice métaphorique, est premier. En définitive, le sacrifice ne faisant qu'étendre la logique du tabou lorsque celle-ci est perturbée, l'antériorité du tabou sur le sacrifice a été affirmée. Il nous paraît plus soutenable de dire que certains corpus religieux, par l’accent qu'ils mettent sur le tabou, se protègent d’intervention sacrificielle ou du moins subordonnent celle-ci (le sacrifice) à celui-là (le tabou). L'abomination biblique serait alors une tentative de juguler le meurtre. Par l'abomination soutenue, le judaïsme se sépare des religions sacrificielles. Et dans la mesure où religion et sacrifice se recouvrent, les abominations bibliques constituent, peut-être, l'explicitation logique du religieux (sans passage à l'acte meurtrier - lequel est rendu inutile par le dévoilement et l'observation des règles du tabou). Avec l'abomination biblique, la religion s'achemine sans doute vers son dépassement ?
La liste des interdictions, parfois spécieuses, qui constitue lev. 11, 1-4 s'éclaire si l'on comprend qu'il s'agit strictement d'établir une conformité à la logique de la parole divine. Or, cette logique se fonde sur le postulât biblique initial de la différence homme/Dieu, coextensive à l'interdiction pour l'homme de tuer. Comme dans Deut 14, il s'agit de constituer un champ logique évitant à l’homme de manger le carnassier. Il faut se préserver du meurtre, ne pas incorporer de carnassier ou de rapaces, et pour cela un seul critère: manger des herbivores ruminants. Certains herbivores dérogent à la règle générale des ruminants d'avoir le pied onglé (ils l'ont fendu), ils seront donc écartés. Le pur sera ce qui est conforme à une taxinomie établie; l'impur, ce qui la perturbe, établit le mélange et le désordre.
Patiemment, méticuleusement, les défenses obsessionnelles contre le désir de tuer se transforment en moi idéal ; et le tabou, en éthique. Ce qui nous apparaissait initialement comme une opposition de base entre l'homme et Dieu (végétal/animal, chair/sang), consécutive au contrat initial « Tu ne tueras point », devient un système entier d’oppositions logiques. Différent de l’holocauste, ce système d’abomination le présuppose et en garantit l’efficace. Sémantiquement dominé, du moins initialement par la dichotomie vie/mort, il devient, à la longue, un code de différences et de conformités à celui-ci. Un système de tabous se constitue comme un véritable système formel : une taxinomie. Mary Douglasa brillamment insisté sur la conformité logique des abominations lévitiques qui, sans cette visée de « séparation » et d’ « intégrité individuelle », seraient incompréhensibles.
Pourchassant mélanges et promiscuités, l’impureté s’éloigne en définitive du registre matériel et s’énonce comme une profanation du nom divin. La souillure sera maintenant ce qui porte atteinte à l’unicité symbolique, c’est-à-dire les simulacres, les ersatz, les doubles, les idoles. C’est d’ailleurs au nom de ce «Je » auquel, par l’intermédiaire de Moïse, tout un peuple se conforme, que vont suivre, dans la même logique de séparation, les interdits moraux : de justice, d’honnêteté, de vérité (lev. 6-9, esq.)
Le Deutéronome va reprendre et varier les abominations lévitiques (14, 22, 32) qui, en fait, sont sous-jacentes à tout le texte biblique. Mais la récurrence d'une figure spécifique incarnant cette logique affirmée de la séparation, retient notre attention, car elle indique, à nos yeux, que le fondement inconscient de cette persistance est en définitive l’interdit de l’inceste : « Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (23, 19 ; 34, 26; Deut 14, 21).
L’abomination n’est pas de nourrir mais de faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère : autrement dit elle consiste à utiliser le lait, non pas en fonction des besoins de survie, mais selon une fantaisie culinaire culturelle établissant un lien anormal entre une mère et son enfant.
Nous arrivons dès-lors au constat que l'interdiction alimentaire, tout comme l'expression plus abstraite des abominations lévitiques dans une logique des différences dictées par un Je divin, s'étayent sur l'interdiction de l'inceste. Loin d'être une des valeurs sémantiques de ce vaste projet de séparation qu'est le texte biblique, le tabou de la mère nous semble être son mythème originaire.
C'est pourtant le courant prophétique qui conduit ce « mythème » à sa pleine éclosion. En particulier, à travers Ezéchiel, héritier de la position de la Loi de pureté et de la Loi de sainteté du Lévitique, qui s'achemine vers une distinction théologique entre pur et impur. Et c'est au retour d'exil que cette distinction va, comme l'énonce Isaïe, régler de fond en comble la vie d'Israël. L'impur n'est pas banni, il n'est pas retranché, il est repoussé mais dedans, là, opérant, constitutif.
« C'est que vos mains sont souillées de sang / et vos doigts de fautes » (Is 59, 3); « Nous avons été tous comme l'impur / et nos actions justes, comme un linge impur » (Is 64, 5). « Ce peuple me provoque en face constamment : / ns sacrifient dans les jardins / et font brûler de l'encens sur les briques ; / ils demeurent dans des sépulcres / et passent la nuit dans des endroits mystérieux ; / ils mangent de la viande de porc / et il y a un brouet de choses immondes dans leurs plats » (65, 3, 4.)
L'abjection - alimentaire, sanguine et morale- est reconduite à l'intérieur du peuple élu, non parce qu'il serait plus mauvais que les autres, mais parce que, aux yeux du contrat que lui seul a conclu, cette abjection apparaît comme telle. C'est donc de la position même de la logique de séparation que dépend l’existence et le degré de l’abjection. Telle est du moins la conclusion qu’on peut tirer de l’insistance des prophètes sur l’abjection.
Plus encore, et contrairement à certains courants psychanalytiques structuralistes qui absolutisent la Loi symbolique, la reprise prophétique de l’abomination en tant que permanente dans l’ « élection » même, signale que la stratégie de l’identité n’est jamais acquise une fois pour toutes. Et que si l’ordre symbolique paternel dans lequel se constitue l’identité de l’être parlant est certes absolu et universel, il n’est pas moins singulièrement contingent, à conquérir sans cesse et par celui que en est l’élu.

On se presse toujours à réduire Freud à l’Avenir d’une illusion, et l’on n’y a pas toujours tort, car il s’agit toujours de cibler les abus de l’obscurantisme religieux mortifère quand il attise les conflits identitaires. Mais on oublie que non seulement l’illusion est indispensable à la vie psychique (comme l’atteste le rôle du fantasme pour l’écoute psychanalytique) quand elle ne la constitue pas tout simplement (pensons à son rôle « transitionnel » selon Winnicott). On oublie combien les constructions imaginaires (mythes, fables, récits, histoires religieuses, rites et tous les arts) constituent pour Freud des « précurseurs » dans sa quête des logiques intrinsèques à la vie de l’ « appareil psychique ».

Dans cet esprit, on se souviendra de l’effort de Kant à retrouver la fondation (die Grundiegenung) de la métaphysique dans « le plus intime de l’homme ». Mais, comme le montre Heidegger, cette « déduction subjective » conduit à « reculer » de l’ambition métaphysique annoncée, à l’obscurcir même. En effet, s’agit-il d’aller « au bout du sujet », comme le veut Heidegger ? De s’affranchir du sujet par l’Etre ? Ou plutôt, comme Freud, de « reculer » mais mieux et autrement que Kant, « vers le commencement du sujet », pour mener l’enquête sur les fondements de la métaphysique en même temps que du sujet lui-même ?
Les logiques des abominations bibliques et leurs élucidations psychanalytiques me paraissent constituer une voie radicale pour sonder l’émergence du sujet dans l’homme, dans la mesure où elles mettent en scène, en acte et en métaphore-métonymie la série de séparations qui articulent l’identité singulière et/ou sin élection symbolique, telle qu’elle opère par l’instance posée/supposée de l’Autre comme Créateur.

Le fils/père battu du christianisme : de l’amour à mort à la sublimation

Bien que les connotations paternelles du divin Créateur ne manquent pas dans la Bible, c’est le christianisme qui déploie avec faste et persévérance cet axe paternel de l’ordre symbolique, et ceci très spécifiquement à travers la relation complexe entre Jésus- l’Homme Dieu Fils de Dieu, et Dieu le Père lui-même. Sans prétendre épuiser cette topologie complexe, je voudrais vous en proposer une interprétation possible, en relisant avec vous Totem et tabou (1912) et « On bat un enfant» (1919) de Freud et en regard de ma connaissance clinique de la « désirance du père », du sado-masochisme et de sa sublimation.
On se rappelle que pour Freud, le meurtre du père est un acte fondateur, une réalité historique dans le cours de la civilisation humaine. De même, pour les chrétiens, Jésus Christ est un personnage historique et c’est un meurtre réel que commémorent les croyants. Je prends en compte ces considérations tout en m’en distanciant dans ce qui suit. Je ne m’intéresse qu’à la réalité psychique qui génère les fantasmes chez les sujets croyant à ces événements, que ceux-ci se soient ou non réellement produits. D’autre part, bien que le Christ soit le Fils, c’est le Père (Dieu) qui est mis à mort (selon saint Paul) dans la passion. D’ailleurs, dans la logique de la Trinité, il semble difficile de dissocier la souffrance à mort du fils de celle du père qui lui est consubstantiel. Que se passe-t-il si Jésus n’est pas seulement un enfant ou un frère battu, mais un père battu – et battu à mort ?
En mélangeant le fils (le garçon battu) et le père (instance de la loi), ce scénario a l’avantage à la fois de soulager la culpabilité incestuelle qui pèse sur le désir pour le Père souverain, l’Autre, et d’encourager l’identification virile (y compris dans le cas de la fille ou de la femme) avec cet homme supplicié : mais cela sous le couvert d’un masochisme que ce double mouvement valorise, voire recommande. « Ce père et/ou frère battu est mon double, mon semblable, mon alter ego, moi-même pourvu (e) d’un organe mâle. »
La voie est ainsi dégagée, dans l’inconscient, pour que le père comme agent de la Loi et de l’Interdit puisse désormais se confondre avec le sujet de la coupable passion amoureuse que « je » suis, en tant que fille aimée ou fils aimé de ce même père. Le père surhomme s’humanise ; plus même : il se féminise par la souffrance qu’il subit ; de ce fait, il est à la fois mon idéal et mon double. Un « nous » complice en résulte : par et dans la passion du père, nous partageons désormais l’amour tout autant que la culpabilité et la punition. « Nous sommes tous les deux amoureux et, coupables, nous méritons d’être battus ensemble à mort, la mort sera notre réunion». 
Il s’ensuit que, pour l’inconscient, ces retrouvailles père/fille et père/fils suspendent l’interdit de l’inceste dans et par la souffrance des deux protagonistes amoureux-et-punis, de telle sorte que cette souffrance sera vécue nécessairement comme une noce. La souffrance sexualisée sous « le fouet de la foi » dans le père battu à mort, « cet amour sans merci », comme l’écrit Baudelaire, est le paradis du masochisme et sa seule issue : la sublimation.
On comprend dès lors qu’en plaçant au sommet du récit évangélique le fantasme du fils- père battu à mort, qui en appelle à l’identification des humains, le christianisme ne se contente pas de renforcer les interdits, mais, paradoxalement, les déplace et ouvre la voie à leur perlaboration ou à leur sublimation.
En étant battu comme ce Fils-Père, le sujet peut libérer ses désirs inconscients de la souffrance coupable, pour s’installer dans ce qu’il faudra bien appeler une souffrance souveraine, divine. Non pas la souffrance de la culpabilité qui est celle de la transgression, mais la souffrance comme voie unique menant à l’union avec cet idéal qu’est le Père. Une souffrance d’un type nouveau : christique ou chrétien, qui n’est pas l’envers de la Loi, mais une suspension de la Loi et de la culpabilité, au profit d’une jouissance dans la souffrance idéalisée, précisément. Jouissance de l’appel, du languir, de l’inassouvissement essentiel du désir pour le père : la souffrance-jouissance dans l’ambivalence de la père-version. Le père battu à mort ne banalise pas la souffrance, ni n’autorise l’inceste mais, par sa gloire et grâce à notre pâtir-ensemble, à notre com-passion, il les adoube et les justifie.
De surcroît, l’adoration du père battu entraîne une autre conséquence, autrement fondamentale : avec et au-delà du lien incestuel avec le père subrepticement accepté, c’est l’activité symbolique elle-même que je suis invitée à sexualiser par le truchement de la passion paternelle. Comment ?
L’activité de représenter-parler-penser, attribuée au père dans les sociétés patrilinéaires, et qui me lie avec lui, devient alors le domaine privilégié du plaisir sadomasochique, le  « royaume » en effet, où la souffrance se déploie, se justifie, s’apaise. Avec Freud, on appellera sublimation ce déplacement du plaisir, à partir du corps et des organes sexuels, dans la représentation. La perversion et la sublimation sont l’envers et l’endroit de cet assouplissement, sinon de cette suspension fabuleuse de l’interdit de l’inceste qu’induit le père battu à ma place.
Aucune autre religion, même pas celle des dieux grecs, n’a favorisé l’expérience sublimatoire avec autant d’efficacité que celle du père battu à mort. Par le truchement de ce fantasme, le christianisme maintient d’une part l’inaccessible idéal (Jésus est un Dieu extra-sensible, un Père interdit qui interdit que je le touche, que je m’approche de lui) ; d’autre part et sans éviter la contradiction, il resexualise aussi le fils-père idéal dont la souffrance heureuse m’associe, sous couvert de culpabilité, à sa passion, par l’Eucharistie d’abord, par l’intense activité de représentation dite esthétique pour finir.
Quels qu’aient pu être ces excès passés et leurs versions modernes, essayons d’en retenir la part de vérité intrapsychique que je résumerai ainsi : le mythe du fils-père battu à mort dit que l’interdit de l’inceste n’est pas seulement une privation de plaisir, mais suggère que l’excitation à faire un saut sur place et, tout en restant en moi, transiter par mes organes sensoriels ou génitaux, pour se fixer en représentance psychique et en actes psychiques : idéalité, symbolisme, pensée.
Les grands artistes (Mozart, Picasso) éprouvent les intensités de cette dialectique fantasmatique dans la fièvre entretenue de la création. Le catholicisme, avec et après la rupture baroque notamment, l’a brillamment favorisée en maintenant et en transgressant les interdits sexuels ou charnels, et en mettant en signes cette culpabilité heureuse.
Mais c’est un autre moment, essentiel au fantasme « Un père est battu à mort », qui non seulement libère à proprement parler la pulsion de mort en tant qu’agressivité sadomasochique, mais plus encore s’affronte à cette à cette pulsion dans son sens freudien profond et radical,  comme déliaison (A. Green) des liens pulsionnels et du vivant lui-même. C’est précisément ce qui s’insinue dans le récit évangélique quand Dieu le Père lui-même rejoint le néant. La kénose ou  «  anéantissement » christique dans la descente en enfer n’est-elle pas la mort de Dieu lui-même ? Il s’ensuit, très vite, la réconciliation par la résurrection. Et l’invitation faite au croyant de se remémorer ce parcours, de le vivre, de le sublimer. Merveilles de l’art chrétien !
Pour le dire autrement, le christianisme a tout à la fois avoué et nié la mise à mort du père. Telle est précisément la solution particulière qu’il a réussi à imposer à l’autorité du père mort universel dont la commémoration religieuse caractérise notre condition humaine. A partir de là, le christianisme, et en particulier le catholicisme après la Contre-Réforme, a accaparé le corps gréco-romain : il a résorbé le corps antique redécouvert par les humanistes en le poussant à ses limites dans la Passion de l’Homme. Peinture, musique, littérature devaient développer les passions des hommes et des femmes, annoncées par la mystique avant l’art baroque, et bouleverser radicalement le sujet du monothéisme.

L’islam  ou comment approfondir le problème du meurtre.

L’Islam participe-t-il de ce mouvement du monothéisme ? D’où vient son esprit guerrier ? Allah serait-il plus proche du Dieu d’Aristote que du Père Créateur ?
Le récent discours de Benoît XVI à Ratisbonne a ranimé la question de la « raison » selon l’Islam, et aussi de la place de la « guerre sainte » en son sein. On a vu comment les raccourcis risquent de rallumer les passions : ne vous attendez pas à ce que j’y ajoute les miennes. De nombreux spécialistes rappellent les « ressemblances » entre Allah et le Dieu d’Aristote, dont on sait qu’il est défini comme le Premier Moteur Immobile, à la périphérie de l’univers (Phys. VIII, 10), voire comme une cause du monde éloignée du monde : ce serait lui, « la source » de la radicalisation islamiste, poussant jusqu’à l’obéissance mécanique et la terreur ! D’autres, en revanche, rappellent que l’hellénisme, et notamment l’aristotélisme, a joué à la fois comme repoussoir et comme attraction pour l’islam ; qu’il existe une école « rationaliste » qui au VIIIe siècle essaya de justifier la foi par la raison ; que nous devons à de grands maîtres comme Avicenne et Averroès la « découverte » et la diffusion d’Aristote notamment dans la culture chrétienne…
Je pense pour ma part qu’il est plus pertinent d’interroger, dans l’Islam, le rapport qu’entretient le divin avec la fonction paternelle. La figure pivot de cette paternité à la fois juridique et aimante n’est autre que le biblique Abraham, qui fait grâce à Isaac : car son obéissance au commandement divin émeut Dieu lui-même au point de lui faire suspendre, avec le jugement sacrificiel du fils, la passion entre hommes, le désir « œdipien » à mort (dira Freud). La voie est désormais ouverte au messianisme de la pistis : Jésus accomplissant « la foi qui est en acte à travers l’amour » du Dieu biblique (Gal, 5-6) réalise le destin abrahamique, puisqu’il ne meurt que provisoirement sur la croix pour ressusciter par et pour l’amour du Père. Dans l’Islam, cet événement fondateur se présente différemment. Freud signale, dans Moïse et le monothéisme, qu’il y aurait dans la religion mahométane une « récupération (Wiedergewinnung) de l’unique et grand Père originaire » (Urvater), mais qu’il « manquerait l’approfondissement qui produisit, dans le cas juif, le meurtre perpétré sur le fondateur de la religion », que le christianisme serait, au contraire, sur le point d’avouer. Je partage ce point de vue, et je vous ai donné quelques éléments de ma réflexion sur la place du père dans le christianisme.
Ajoutons à cela le fait que l’incertitude persiste, dans l’islam, sur la personne du fils à sacrifier et/ou à épargner : l’illégitime Ismaël que donna Agar, ou le légitime Isaac que donna Sarah ? Et encore : que veut dire le fait que dans le Coran, Abraham rêve du sacrifice (au lieu d’en recevoir l’injonction de Dieu lui-même) : est-ce un désir inconscient de posséder le fils, dans tous les sens du terme, d’en jouir et de l’abolir ? Ou est-ce un évitement réel de l’immolation et du meurtre ? 
Ces « détails » structurent en effet très différemment le sujet de chacune des trois religions monothéistes, aussi bien dans son rapport à la Loi et dans les liens entre hommes, et dans la jouissance sadomasochique procurée par le meurtre de l’autre, par la mise à mort de l’enfant en soi, et jusque par la mort à soi-même.
Je reprends maintenant l’idée de Freud, selon lequel, l’islam reste étranger à ce mouvement d’approfondissement de l’hainamoration de et pour le père, que nous trouvons dans le christianisme. Moins en raison d’une supposée fidélité à Aristote que parce qu’il s’est scindé des monothéismes juif et chrétien, en écartant de sa conception du divin toute idée de paternité, aussi bien que maints points cruciaux du canon biblique-évangélique, qui tiennent au lien amoureux entre le Créateur et les créatures : ainsi, par exemple, le péché originel est absent dans l’Islam (coupables d’avoir écouté Satan, Adam et Eve sont chassés du paradis, mais leur faute ne retombe pas sur leur postérité), ou encore, la sacralisation du Coran est révélée exclusivement à Mahomet, de telle sorte que la révélation aurait été non seulement partiellement reçue par les juifs et les chrétiens mais déformée par eux. 
Si j’insiste sur ces différents points, c’est pour essayer de me rapprocher de la question qui reste sous-jacente aux drames politiques aujourd’hui, bien qu’elle ne les explique pas toutes : où se situe la différence majeure qui rend difficile, à moins qu’elle ne l’empêche, une éventuelle rencontre avec l’islam. En renvoyant cette différence à un « aristotélisme » aggravé, on se prive d’interroger le caractère spécifique qui constitue, à mes yeux, le lien islamique du croyant à l’autorité divine – lien assimilé à un pacte juridique –, qui s’écarte du lien à un Créateur paternel dont la fonction est d’élire (dans le judaïsme, dont l’esprit pourtant légaliste ne suspend pas la valeur créationniste qui appelle à l’effort de réflexion et d’interrogation ), ou d’aimer (dans le christianisme, fut-ce dans l’épreuve de l’abandon et de la passion). Bien sûr, le soufisme, et notamment Ibn Arabi (1165-1240), a apporté des développements subtils du « grand sacrifice », interprété dans ce courant comme un sacrifice de soi, le « nafs » ou psyché, face au néant. Il est cependant à craindre que certaines particularités de l’islam que j’ai pointées très schématiquement ne rendent improbables, voire impossibles, une théologie islamique, non moins qu’une « discussion » entre ses courants sunnites et shi’ites et, plus difficile encore, avec les deux autres monothéismes. Elles handicapent aussi l’éventuelle ouverture de l’Islam sur les problèmes éthiques et politiques que soulèvent les risques libertaires encourus par les hommes et les femmes du troisième millénaire, ainsi que par les pensées qui s’y confrontent.
Raison de plus pour ne pas s’incliner devant les dérives terrorisantes voire terroristes de ces latences internes à l’obéissance islamique, mais pour essayer de s’appuyer sur les courants les plus ouverts, ainsi que sur les recherches anthropologiques, sociologiques voire psychanalytiques qui se consacrent aujourd’hui à l’islam, afin d’ouvrir le dialogue. Tel devrait être aussi une des priorités de notre Forum dans les toutes premières rencontres qui suivront celle-ci.

Car, bien que l’islam semble loin d’un possible retour interprétatif sur son histoire et ses ressemblances-différences de son appartenance au continent monothéiste, les raisons politico-économiques actuelles d’une telle impossibilité ne sauraient cacher les difficultés structurelles qui la constituent. C’est pourquoi il incombe à ceux qui lisent la religion comme une donnée analysable – anthropologues, sociologues, psychanalystes – avec ou sans les spécialistes des religions, de tenter des approches susceptibles de jeter des passerelles par-delà les différences repérées et interprétées dans leurs conséquences anthropologiques. Une utopie ? Ou la seule démarche possible, face au « heurt des religions » en cours?
Quoi qu’il en soit, l’enlisement intégriste de l’islam soulève une question plus générale concernant l’homo religiosis dans sa structure même. Celui-ci ne saurait dépasser l’hainamoration qui le porte, qu’en faisant un pas de côté : en se prenant lui-même pour objet de pensée. En développant sa théologie, ou mieux, les interprétations infinies de son besoin de croire, des multiples variantes de ses besoins de croire. Freud accomplit-il autre chose lorsqu’il prétend qu’il est possible de dire l’amour de l’autre, infiniment ; de s’analyser en l’analysant, infiniment ? La psychanalyse serait-elle une des variantes de la théologie ? Sa variante ultime, hic et nunc ?

La sécularisation et la diversité culturelle : ruptures et mises en question.

Ce n’est pas le moindre impératif, en inaugurant notre Forum et en envisageant son avenir, de ne pas éluder la question qui interpelle inévitablement les acteurs de sécularisation et plus ou moins formés par elle que nous sommes réunis ici. Même si l’Europe devient aujourd’hui le seul lieu de la planète où se réalise le rêve de Kant d’ « une paix universelle », sa « repentance » est loin de la mettre pas à l’abri du racisme et de l’antisémitisme, tandis que ce qui est convenu d’appeler l’Occident issu d’elle ne se prive pas de mener de nouvelles croisades au nom du Bien contre le Mal. Le fondamentalisme religieux n’épargne pas le christianisme, bien sûr, et cette tendance apparaît aujourd’hui assez prégnante aux Etats-Unis, dans un certain protestantisme néo-conservateur. Mais on peut se demander si le catholicisme lui-même, après Jean-Paul II et malgré ses développements humanitaires voire son souci de repentance, n’est pas tenté par un raidissement identitaire défensif : comme si la survie de la foi catholique « dépendait » du djiad, au point de cherche son authenticité en se repliant sur ses propres conservatismes. On espère quand même que cela n’ira pas jusqu’à l’ « identification à l’agresseur » !
Mais revenons sur la sécularisation et la Shoah. Hannah Arendt a beaucoup insisté, dans Les Origines du totalitarisme et ailleurs, sur cette nouvelle phase de l’antisémitisme qui fut favorisée en Europe par des causalités multiples, mais aussi par l’ « assimilation » des Juifs dans la foulée des Lumières. La philosophe-politologue reculait d’effroi devant l’impensable de cette horreur que furent les camps d’extermination comme celui d’Auschwitz, ou le Goulag ; elle concluait en substance que seule « l’imagination terrifiée pourra en témoigner »…
On se souvient qu’en stigmatisant la sécularisation, Arendt attaque la réduction des différences humaines à la généralité du « zoon politikon », devenu « l’Homme » générique dans une compréhension réductrice des « droits de l’homme ». Cependant, lorsque Waldemar Gurian et Eric Voegelin, de l’importante Ecole des sciences politiques de l’université de Notre-Dame en Indiana, tentèrent d’associer Arendt à leur thèse selon laquelle le totalitarisme est davantage le produit de l’athéisme moderne que d’un processus socio-historique, voire la « maladie spirituelle de l’agnosticisme », Arendt ne rejeta pas le fait qu’un certain athéisme ait pu contribuer à la fin de l’éthique. Mais elle maintint que le phénomène totalitaire est unique, et qu’aucun des éléments antérieurs, qu’ils appartiennent au Moyen âge ou au XVIIIe siècle, ne peut être qualifié de « totalitaire ». Elle prend soin également de différencier son interrogation philosophique de quelque position religieuse que ce soit, en renvoyant l’utilisation politique du « divin » au nihilisme pernicieux qu’elle combat : « Ceux qui concluent des événements terribles de notre temps que nous devons retourner en arrière vers la religion pour des raisons politiques me semblent faire preuve d’autant de manque de foi en Dieu que leurs opposants ».
La dernière énigme, et non la moindre, à laquelle nous confronte le troisième millénaire et sa globalisation galopante concerne les mutations du sujet singulier qui, quelles qu’en soient les figures, s’est constitué dans le sillage de la tradition grecque-juive-chrétienne. Le bouleversement des structures œdipiennes au sein de la famille recomposée,- en raison de l’affaiblissement de l’autorité paternelle, de l’affirmation de la bisexualité psychique des deux sexes, ou des reproductions assistées,- n’abolissent pas vraiment- mon sens- l’universalité des constantes anthropologiques, telles qu’elles ont été découvertes puis fixées par les religions monothéistes, et que l’expériences analytiques depuis Freud s’efforce d’élucider. Ces bouleversements nous obligent cependant à affronter, avec un mélange de fermeté et de tolérance, aussi bien les codes éthiques nécessaires à l’autonomie de la pensée et à la liberté du sujet qui se sont cristallisés dans la foulée de cette traditions et à travers ses ruptures ; que ses contingences transgressives, révoltées, « queer » ou « impures ». Ces contingences transgressives ont toujours habité l’ordre de la légitimité libre ( que Hegel appelle la Sittlichkeit) sous l’aspect d’ « aberrations » qui, souvent, pour « criminelles » qu’elles aient pu paraître – come dans l’histoire d’Antigone « souillée »a contre Créon le législateur - s’avèrent en réalité internes et inhérentes à l’éthique de l’identité libre, comme sa doublure interne. Fait nouveau : la sécularisation moderne et les nouvelles techniques rendent possible l’affirmation de ces transgression non plus comme des perversions (de l’Œdipe, de la Loi, de l’ordre symbolique), mais comme des invitations faites à la modernité à inventer de novelles parentés, de nouvelles familles, de nouvelles légalités. Dans la marge de l’ordre symbolique d’abord, coexistant avec lui sous la forme d’une père-version pour commencer, admise ou non au sein du débat démocratique et avec l’apport de toutes les connaissances disponibles, notamment celles de la psychanalyse ; avant de moduler – peut-être ?- subrepticement et à la longue les institutions régulatrices de la parenté et de la famille elles-mêmes.
D’une autre façon, les personnes dont la vie psychique a été formée dans des contextes religieux différents - bouddhisme, confucianisme, taoïsme, shintoïsme, divers animismes, etc.- et qui ne semblent pas partager les mêmes logiques de singularité libertaire, tout en étant séduits au gré de la mondialisation par certains de ses standards que la psychanalyse a découverts et ne cesse d’approfondir, nous pressent souvent violemment à les repenser à neuf ( ainsi, les épreuves triadiques de l’Œdipe, par exemple et entre autre). Dans ce contexte, où les religions durcissent plus qu’elles ne garantissent ces défis, c’est à la psychanalyse qu’il revient – par-delà le heurt de religions- à interpréter les différences. Et à assurer aussi bien leur respect que la défense et l’illustration de ce modèle de l’individuation et de la liberté humaine dont notre expérience thérapeutique nous montre la complexité féconde pour l’épanouissement individuel et collectif : un héritage que nous a légué cette tradition dont Jérusalem est le symbole et dont la psychanalyse est l’enfant rebelle qui sait reconnaître sa dette.

Permettez-moi de conclure sur un ton plus personnel. Comme vous, je visite à Jérusalem des lieux de la Bible chargés de mémoire.
Le Mur des Lamentations n’est pas le vestige d’un temps révolu, ni un mémorial qui préserve d’éventuelles futures Shoah, bien qu’il le soit aussi. Ces pierres blanchies par les années qui apaisent une terre tourmentée, prédestination minérale de l’histoire d’Israël ; ces billets déposés dans les interstices qui confient à la pierre des douleurs transmuées en espoir à force d’écriture ; ces femmes qui s’éloignent à reculons comme si leur corps ne pouvait pas  « en être » – de l’espoir, du salut, de l’éternité... Ce Mur et ses rites tracent une cicatrice invisible du ciel (rien à voir avec le dragon de la Grande Muraille), mais qui situe chacun des habitants du globe entre blessure et renaissance, effondrement et survie : une vérité anthropologique qui confère à ceux qui la révèrent ou la partagent un dynamisme persistant.
Devant ma chambre, au Mishkenot, la géhenne. La vallée du Massacre, vallée de Hinnom, lieu sacré du dieu Baal où l’on offrait en sacrifice « les fils et les filles ». « Vous ne devez pas offrir vos enfants en sacrifice au dieu Moloch » (Lev. 18 : 21), ce « roi » qui est une « honte ». La Bible transforma le sacrifice en interdits : table de la Loi, tabous alimentaires. La morale ici germe des corps et ne se contente pas de descendre des seules Idées, comme elle le fait dans la métaphysique des Grecs, du moins avec Platon. Elle habite les désirs, les passions, la chair, basar ou sheer, la nature mortelle des hommes.
Quant au Mont des Oliviers, la densité spasmique de Jérusalem se révèle dans sa contraction même. David et Absalon, Salomon… Béthanie, l’Ascension… L’arrondi de la colline unit le sein de Marie et la forme de la Pietà, tandis que le supplice du Fils s’apaise dans ce vert éteint, qui semble en prière dans les branches des oliviers surplombant les tombes en contrebas. Et je suis prête à croire, non pas à la résurrection des corps, tout de même pas, mais à l’épuisement infini du désir à mort dans l’intelligence amoureuse, que Spinoza identifiait avec le divin.
A la naissance de mon fils, un prénom s’est imposé, souverain et vulnérable : David. Selon la tradition, la lettre « d » signifie « pauvre » : ne peut être roi que celui qui se reconnaît doublement pauvre ! Parce que le royal vainqueur de Goliath était un petit berger qui jouait de la harpe. Et parce que son ancêtre, Ruth la Moabite – l’étrangère, l’exclue – rendait sa souveraineté curieuse et hospitalière, avide des autres et de soi-même comme autre.
Pendant que Bagdad, avec sa mémoire sumérienne et son présent musulman, s’embrase d’explosions quotidiennes, pendant qu’à l’ombre des talibans passés maîtres dans la culture du pavot, les femmes en burkas s’immolent de désespoir par le feu, pendant que les Palestiniens et les Israéliens continuent à s’opposer des deux côtés d’un mur dans lequel les uns voient une protection indispensable et les autres une insoutenable humiliation, la réflexion du grand rabbin de Grande Bretagne m’a fait découvrir un sens de l’Akeda qui dépasse, je le cite, le « particularisme étroit », et ouvre la voie de la « dignité dans la différence ». L’Alliance serait un « lien de confiance » qui manifeste le « tendre souci de Dieu », puisqu’elle considère qu’un « lien n’exclut pas d’autres liens » et que, par conséquent, les ennemis traditionnels d’Israël, d’Egypte et d’Assyrie peuvent être « élus ensemble avec Israël ». L’Alliance ne serait pas unique, mais… double ? triple ? infinie ? Je relie Isaïe 19 : 24-25 : « En ce jour-là ; Israël sera pour l’Egypte et pour Assur un tiers et, au milieu de la terre, une bénédiction que Iahvé des armées prononcera, disant : « Bénis soient l’Egypte mon peuple, Assur l’œuvre de mes mains et Israël mon héritage ».

Arrêtons donc de pleurer sur la pseudo-découverte sensationnelle que « toutes les civilisations sont mortelles » ; de regretter ou de nous réjouir que « le XXIe siècle sera religieux ; de « nous faire dévots » de la religion et du savoir par « peur de n’être rien » (Voltaire). La civilisation grecque-juive-chrétienne est la seule qui, de rupture en rupture, perdure tout en « rompant le fil de la tradition » (selon le mot de Tocqueville et de Hannah Arendt). Nous savons aujourd’hui que ce « fil rompu » déclenche d’extravagantes libertés dont la plus précieuse, la liberté de pensée, est un risque majeur si nous nous contentons de cibler les abus de l’obscurantisme, si nous ne sondons pas les bénéfices du « fil ».
Dieu n’est pas nécessaire, en effet, mais le besoin de croire – filet porteur tout autant que nœud d’étranglement – se révèle à mon écoute comme une nécessité anthropologique, pré-religieuse et pré-politique. Je découvre que l’illusion de la vie éternelle peut atténuer l’angoisse de mort et faire d’une carmélite, dite sainte Thérèse d’Avila, une écrivaine extatique qui s’auto-analyse : « Cherche-toi en moi », lui aurait dit l’Autre éternel –, avant de devenir une « femme d’affaire » bousculant la politique de l’Eglise. J’entends que le mythe marial panse les plaies de la jungle sexuelle, pour que la brutalité des viols s’achève en immaculée renaissance ; et je constate, toujours sur le divan, que la fable de la conception virginale dénie les fantasmes de scène primitive mais, en faisant de l’insupportable une énigme, elle le prépare à devenir analysable. L’histoire présente et passée m’apprend, de son côté, que la promesse d’amour absolu prodiguée par un Dieu Père Idéal apaise les rivalités sadomasochiques des frères… quand elle ne les aiguise pas à mort. Et je m’interroge.
Parce que la sécularisation, et elle seule, a su « couper le fil de la tradition », nous pouvons enfin penser toutes les traditions. Sans œcuménisme, en les mettant en résonance et en perspective. C’est notre avantage, et une exorbitante ambition.
Les héritiers du judaïsme ont ouvert la voie en entamant un dialogue philosophique avec la tradition biblique. Ainsi est née la modernité normative de Herman Cohen, Hans Rosenzweig, Gershom Scholem, Emmanuel Levinas ; mais aussi la modernité critique de Kafka, Benjamin, Arendt – qui se sont réappropriés Nietzsche et Heidegger. Une troisième modernité se cherche désormais, la modernité de l’athéisme analytique qui, d’inspiration freudienne, peut ouvrir à l’expérience de la pensée toutes les traditions religieuses du monde globalisé. « Là où c’était » je peux advenir. Vous dites : « spiritualités » ? Je réponds : « Je me voyage ».

Nous allons reprendre un long chemin qui remonte à la préhistoire, traverse les inconscients et se dirige vers l’inconnu : une nouvelle étape s’ouvre devant nous, par l’ambition qui nous anime aujourd’hui de ré-ouvrir la mémoire des religions en puisant dans l’expérience analytique, et avec l’apport de tous ceux qui veulent bien se joindre à nous.

JULIA KRISTEVA

 

FORUM INTERNATIONAL DES RELIGIONS du 19 au 24 novembre 2008 à Jérusalem

 

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