NUIT DE LA JUSTICE A L’AUBE DU PARDON
                      
                
                
                   
                
                
                   
                
                
                   
                
                
                   
                
                Pour cette Nuit de la justice, en hommage à Vladimir
                  Jankélévitch, merci de m’inviter à vous parler du PARDON. En effet, mon
                  expérience d’écrivain, de psychanalyste, de femme m’ont conduite à reprendre ce
                  terme que nous lègue l’histoire des religions et que j’essaie de repenser,
                  convaincue que seulement une réévaluation de la tradition (avec laquelle nous
                  avons « coupé le fil » – pour reprendre les termes d’Alexis de
                  Tocqueville et de Hannah Arendt) peut nous permettre de faire face aux
                  « malaises de la civilisation ». Vous en connaissez les symptômes :  — Impuissance  du discours politique,
                  improbable refondation de l’humanisme, irrépressible montée des intégrismes,
                  populismes, cultes identitaires de toute sorte, effondrement de l’autorité,
                  rejet des fédéralismes, explosion de la pulsion de mort…. Et vous voulez JUGER tout
                  ça ? Peut-ON encore juger «ça » ? Qui, « on » ?
                  Les démocraties constitutionnelles ont besoin  d’un « présupposé normatif »
                  (Dieu) pour fonder le droit rationnel,  et que l’Etat sécularisé ne dispose plus
                  de « lien unifiant »( Böckenförde) qui
                  serait indispensable selon le juriste afin de constituer une « conscience
                  conservatrice », qu’elle se nourrisse de la foi (Habermas) ou qu’elle soit
                  une « corrélation entre la raison et la foi » (Ratzinger) (Cf.
                  « Les fondements pré-politiques de l’Etat démocratique », in Esprit,
                  juillet, 2004, p. 5-28.).
  
                
                
                   
                
                 Des
                  spécialistes de l’œuvre de Jankélévitch aborderont certainement cette situation
                  dont l’étendue est sans  précédent
                  dans l’histoire de l’humanité, et que Vladimir Jankélévitch nous aide à
                  rouvrir. Sans empiéter sur ces approfondissements que vous ferez et qui vont
                  illuminer notre nuit, je ne saurais traiter le sujet qui m’a été confié sans
                  rappeler que nous devons à son père, Samuel Jankélévitch, les premières
                  traductions de Freud en français ; qu’en explorant la mystique espagnole
                  j’a découvert en Vladimir Jankélévitch un…. chantre Jean de la Croix ( le grand
                  ami de « ma » Thérese d’Avila)  auquel
                  il a emprunté ce « je ne sais quoi » qui le fascine et qu’il  interroge; que son « esthétique de
                  l’ineffable » l’emporte dans les charmes de l’enfance chez Gabriel Fauré,
                  Maurice Ravel, Claude Debussy ou Franz Liszt mais résonne aussi avec la poésie
                  et la littérature ; qu’il nous apprend à distinguer le « jugement moral » du « jugement éthique » - ce dernier nécessitant
                  une tension interprétative basée sur un sens questionnable et le besoin de
                  reconnaissance réciproque ; et qu’enfin ce qu’il appelle une « méchanceté
                  ontologique »  nous oblige à
                  « lutter passionnément contre l’oubli », avec ce constat
                  ravageant : « Le pardon est mort dans les camps de la mort. »
  
                
                 En
                  souscrivant à cette mise en garde et en partageant cette angoisse, je vous  propose d’oser  ouvrir des chemins qui croisent les
                  siens  sans s’y confondre et qui, je
                  l’espère, participent de cette si urgente réappropriation et réévaluation de la
                  tradition que je viens d’évoquer.
  
                
                
                   
                
                         La liturgie de Kippour
                  
                
                
                   
                
                Au livre du Lévitique (23, 27-28), nous lisons : « Mais
                  au dixième jour de ce septième mois, qui est le jour des Expiations (Yom Ha-Kippourime)
                  il y aura pour vous convocation sainte/…/ destiné à vous réhabiliter devant le
                  Seigneur votre Dieu. »- Jour des expiations appelé Jour du Grand Pardon.
  
                
                L’expérience juive du pardon est une considérable  - et unique-  prise de conscience de la place de
                  l’homme dans le judaïsme : car il n’y va pas simplement d’une expérience
                  personnelle, mais comme d’une résurrection au sein de la communauté d’Israël,  teshouva, un retournement de l’être (que le grand
                  philosophe Franz Rosenzweig, au début du XXe siècle,  vécut à la veille d’une conversion au
                  christianisme, qui devenait désormais impossible). Seul
                    le principe romain d’épargner les victimes ( parcere subjectis), préfigurerait
                    - mais de très loin…  
  
                  Ce pardon biblique implique des
                  conditions précises : je dois demander pardon à celui que j’ai offensé,
                  lésé ou blessé ; il doit accepter ma demande ; il doit m’en
                  pardonner, c’est-à-dire « recouvrir » l’offense, la lésion ou la
                  blessure par une parole qui l’apaise et qui m’apaise. Dieu alors peut m’en
                  pardonner. Il fallait s’y attendre, ces conditions sont extrêmement difficiles,
                  et inlassablement commentées dans la Michna.  Que faire ? La Guemara, perfectionnant la Mishna,  essaie  de poser des limites, non pas par
                    commodité mais pour rendre l’avenir possible, pour lui permettre de ne pas être
                    hypothéqué par le mal commis et par le mal subi de façon fatale et, somme
                    toute, mortelle. Demander pardon pour le mal commis, accorder son pardon pour
                    le mal subi sont deux conditions nécessaires pour que cesse cette hypothèque,
                    pour que l’avenir cesse de répéter le passé et que l’espoir renaisse. Pardon et
                    promesse sont liés en ceci qu’ils modifient le temps : l’un (le pardon) ouvre le passé, l’autre
                      (l’avenir) stabilise l’avenir.
  
                   Hannah
                  Arendt avait rappelé  qu’une « petite
                  communauté /entendons : christique/ très serrée de disciples  enclins à défier les autorités politique
                  d’Israël »  (Cf. La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy,
                  1961)  apporte une innovation
                  éminemment politique  à cette
                  pratique religieuse (en fait, cette innovation accentue ce qui est déjà
                  dans le message biblique):  non seulement Dieu n’est pas le
                  seul à pardonner, mais c’est par ce que les hommes sont capables de se
                  pardonner d’abord, que Dieu, en définitive, leur pardonnera.
  
                
                  Je
                  m’arrêterai brièvement à certaines pratiques  de ce que j’appellerai une véritable  dissémination du pardon biblique,
                  d’abord par quelques remarques sur sa traduction dans le christianisme, puis
                  par son extension dans d’autres domaines  et actes d’interprétation : chez Arendt elle-même qui esquisse sur
                  cette base la possibilité d’une nouvelle philosophie politique ; dans
                  l’expérience esthétique si chère a Jankélévitch ; et dans l’interprétation
                  psychanalytique pour finir, que j’illustrerai par mon travail de psychanalyste
                  avec des adolescents en voie de « radicalisation ».
  
                
                
                   
                
                Le
                  jugement esthétique, entre pardon et promesse
                  
                
                  Avant sa
                  mort, dans les dernières pages qu’elle a laissées sur sa machine à écrire,
                  Arendt reprend la quatrième question de Kant qui ne figure pas  dans la Critique de la faculté de juger, mais
                  dans l’un de ses cours : après « que puis-je connaître », « que
                  dois-je faire », « que m’est-il permis d’espérer. » - « comment
                    est-ce que je juge ? ». Arendt cherche à cerner un nouveau
                      lien politique qui devrait s’esquisser selon elle après la tragédie de la Schoa, et qu’elle conçoit comme une « communicabilité plurielle » dans la
                      « pluralité des humains »,
                      Et c’est le goût qui en serait
                      le fondement : le plus singulier, le plus ancien et le plus partageable de
                      tous les sens. Le goût amorce, en effet, une sorte de « jugement »,
                      qui n’est autre que le jugement
                        esthétique, sur lequel précisément la philosophe prétend  fonder la nouvelle philosophie
                      politique ! Vous imaginez une communauté des nations qui s’entende
                      comme….le public pendant et à la sortie d’un concert ? Une humanité
                      politico-esthétique….il n’est pas interdit de rêver….
  
                 En attendant,
                  essayons de repenser le pardon, la promesse et leur temporalité que nous
                  laissent la tradition, comme autant de conditions de cette  « communicabilité plurielle »
  
                
                Contrairement
                  à ce qu’imagine le profane, le pardon des théologiens n’efface pas l’horreur de
                  la haine, et moins encore l’horreur de cette variante ultime de la haine que
                  sont le meurtre et l’extermination : le « mal radical » selon
                  Kant. Le pardon ne les efface pas, plus qu’il ne les juge. Comme le dit Thomas
                  d’Aquin dans un débat avec Jean Damascène et saint Jacques, le pardon n’est ni
                  une tristesse (entendez : il n’implique pas une complaisance avec l’abjection
                  et l’horreur) ni un tribunal amoureux (qui s’identifie idéalement avec le
                  criminel et veut le sauver), mais un
                    acte de « donation » qui « l’emporte sur le jugement » qu’ « elle
                  il exalte ». (Question 21, Somme théologique,1ere parte). Il s’agissait- en donnant le pardon-  de suspendre provisoirement le temps du
                  Moi, qui est le temps de la haine, en donnant un sens peccamineux aux passages
                  à l’acte forcément haineux, et cela en se référant à la miséricorde de l’Être
                  absolu : à Dieu. Pascal le dit à sa façon : « Le moi est haïssable [...]. Il ne
                  faut aimer que Dieu (qu’en Dieu) »   . Pardonner au Moi qui se tient
                  dans la négativité destructrice consistait en somme, non pas à lui permettre
                  d’analyser, réfléchir, « perlaborer » indéfiniment
                  cette négativité, mais à lui donner  sens et non-sens, à une seule condition : au Nom de Dieu tout- puissant.
                  De rendre le Moi jugeant conforme à la Vérité Unique de l’Unique (au
                  « présupposé normatif » au « lien unifiant ».
  
                
                Pourtant, fut-il privé de la protection transcendantale,
                  divine, l’être parlant ne manque pas de tirer bénéfices du pardon et de la
                  promesse que lui lèguent les traditions religieuses dans les sociétés sécularisées.
                  J’aborde ici les dimensions psychologiques, anthropologiques du pardon.
                  
                
                La culpabilité, qui  résulte du manquement à la Loi - à
                  l’interdit ou à la morale, empreigne profondément l’expérience de la temporalité coextensive au processus
                  vital. Pour défaire cet engrenage, une interruption s’impose : ce n’est
                  pas  l’oubli comme le veut  Nietzsche, mais le pardon. Il est impossible de défaire ce qui a été fait, et l’oubli
                  solitaire n’est pas envisageable dans un pacte pluriel. Mais il est acceptable
                  que les hommes, entre eux et au cœur de la fragilité de leurs actions, se délient de leurs faits et actes passés
                  dont ils n’avaient pas prévu ou dont ils désapprouvent les conséquences :
                  en se pardonnant, précisément.
  
                
                 Cette « déliaison » ne signifie
                  pas  qu’on nie l’impardonnable. Il
                  existe un « mal radical » qui pour Kant consiste en ce que certains
                  humains déclarent d’autres humains superflus », et Arendt elle-même reprend
                  la notion d’actions « radicalement mauvaises   » (écrit-elle en 1958, citant
                  Kant, c’est-à-dire bien avant le procès Eichmann de 1963) « dont nous savons si
                  peu de chose, même nous qui avons été exposés à l’une de leurs rares explosions
                  en public. Tout ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons ni punir ni
                  pardonner ces offenses, et que par conséquent elles transcendent le domaine des
                  affaires humaines et le potentiel du pouvoir humain qu’elles détruisent tous
                  deux radicalement partout où elles font leur apparition ».
  
                
                   A cette restriction de la conception
                  du pardon s’en ajoute une autre : le pardon s’adresse à la personne, non à l’acte. On ne peut pardonner le meurtre ou le vol, seulement le meurtrier ou le voleur.
                  En s’adressant à quelqu’un et non à quelque chose, le pardon se dévoile
                  comme acte d’amour ; mais, avec ou sans amour, on pardonne en considérant la
                  personne. Tandis que la justice exige que tous soient égaux et qu’elle pèse les
                  actes, le pardon insiste sur l’inégalité et évalue les personnes. Différents en
                  ceci, pardon et jugement sont  cependant « deux faces d’une même médaille » : « tout jugement est
                  ouvert au pardon ».
     Tandis que le pardon libère
                  le passé, la promesse soulage l’avenir :  face à l’imprévisibilité des
                  actions humaines, qui nous expose a l’incertitude de l’avenir, seule la
                  promesse stabilise sans figer et offre un secours aux humains. Elle atténue cet
                  obscur besoin de sécurité auquel nous sacrifions nos libertés, et qui repose
                  sur la domination de soi et le gouvernement d’autrui. Pardon contre vengeance ;
                  promesse contre domination. Héritage ancien, elle aussi, la promesse remonte
                  surtout à Abraham «dont toute l’histoire, telle que la conte la Bible, témoigne
                  d’une telle passion pour l’Alliance » qu’on le croirait sorti de son pays dans
                  le seul but de tester  de par le
                  vaste monde le pouvoir de cette promesse mutuelle qu’est l’Alliance! Prudence,
                  toutefois, à l’égard des lendemains prometteurs : limitons-nous à  des promesses certifiées par l’engagement
                  mutuel et contractuel, avec des traités et contrats. Vive l’homme d’Ur en
                  Chaldée, mais soyons prudent et parions sur l’Esprit des lois : et vive  Montesquieu ! Charles Louis de Secondat, baron de la Brède et de
                  Montesquieu, dont nous ne sommes pas loin des terres et auquel votre Maire a
                  consacré un livre que j’ai beaucoup aimé.
  
                
                
                   
                
                Le pardon parlé : le cas
                  de Dostoïevski
                  
                
                  Faisons un pas de plus. Je vous propose
                  de penser que cette économie du pardon et de la promesse (qui l’emporte sur le
                  jugement et l’exalte), qui déplace et ajuste le jugement dans la fragilité et
                  la pluralité des « affaires humaines », opère aussi, mais avec d’autres
                  moyens, insoupçonnés et indécidables, que Jankélévitch repère dans l’
                  « l’ineffable esthétique ». J’aurais pu prendre pour l’évoquer une œuvre
                  de Ravel ou Liszt. Plus accessible à la démonstration, je choisis la
                  littérature : Dostoïevski, pour me faciliter la tâche, car il s’en réclame
                  lui-même et les dispense – pardon et promesse- explicitement dans ses
                  textes et par ses personnages.
  
                
                Dire que
                  l'oeuvre d'art est un pardon suppose déjà la sortie
                  du pardon psychologique (mais sans le méconnaître) vers un acte singulier,
                  celui de la « mise en forme », par  la nomination et  la composition, dans le langage ou un
                  autre « signes » (son,couleur,geste,tracé,
                  matière…)  La pratique de l'écrivain
                  opère avec la parole: une construction symbolique faite de mots absorbe et
                  remplace le pardon en tant que mouvement émotionnel, miséricorde, compassion
                  anthropomorphe. Aussi ne saura-t-on comprendre en quoi l'art est un pardon,
                  qu'en ouvrant tous les registres spécifiques à cette technique où le pardon opère
                  et s'épuise. Pour le roman, on commencera par l'identification psychologique,
                  subjective, avec la souffrance et la tendresse des autres, des « personnages »
                  et de soi-même, appuyée chez Dostoïevski sur la foi orthodoxe. Le lecteur
                  apprendra aussi les options philosophiques de l’auteur, plus ou moins
                  discrètes. Enfin, on observera la bascule de ce pardon, par-delà la polyphonie
                  de l'œuvre et le heurt des jugements,  dans la seule performance esthétique, dans la jouissance de la passion
                  comme beauté . Est-ce à dire : dans la
                  beauté au-delà, ou à travers voire malgré le jugement ? Potentiellement
                  immoraliste, ce dernier temps du pardon-résorbé-dans la performance revient au
                  point de départ de ce mouvement circulaire: à la souffrance et à la tendresse
                  pour l'autre, pour l’étranger, voire pour le criminel….désormais en moi, car
                  c’est en moi que la beauté vient de les implanter. Pensons aux femmes
                  diaboliques de de Kooning, à la boucherie de Francis Bacon, à la Féérie pour une autre fois de Céline….Je
                  les accompagne…
  
                
                
                   
                
                L’idée du
                  pardon habite totalement l’œuvre de Dostoïevski.
                  
                
                Humiliés
                  et Offensés (1861) nous fait rencontrer, dès les premières pages, un cadavre
                    ambulant. Le pardon est presque une folie dans l’Idiot (1868-9). Les
                      Démons (1871) de la révolution et du nihilisme s’apaisent dans la confession de Stavroguine. Mais c’est l’artifice du pardon
                    et de la résurrection, cependant impératifs pour l'écrivain, qui éclate dans Crime et Châtiment (1866).
  
                  En auscultant les sources de la
                  criminalité, Dostoïevski découvre la logique cruelle de la dépression : l’hainamoration entre le moi et l’autre le retournement
                  contre l’autre de la dépréciation du moi. Le crime lui apparaît comme une
                  réaction de défense contre la dépression : le meurtre de l'autre protège du suicide.
                  La « théorie » et l’acte criminel de Raskolnikov démontrent parfaitement cette logique.
  
                
                L’acte
                  meurtrier extrait le dépressif de la passivité et de l’abattement, en le
                  confrontant au seul objet désirable qui est pour lui l’interdit incarné par la
                  loi et le maître : dans sa manie, Raskolnikov veut «
                  faire comme Napoléon. » L’écrivain met ainsi génialement en évidence
                  l’identification du déprimé avec l’objet haï : « C’est moi que j’ai assassiné,
                  moi et pas elle, moi-même. » « Enfin, je ne suis qu’une vermine
                  irrévocablement... [...]parce que je suis peut-être
                  plus vil, plus ignoble que la vermine que j'ai assassinée. » Son amie Sonia fait
                  le même constat : « Ah ! qu'avez-vous fait, qu 'avez-vous fait de vous-même ? »
  
                
                 Le pardon, que l’écrivain reprend à la
                  théologie orthodoxe et qu’il transforme à sa guise,  apparaît comme la seule issue, la
                  troisième voie entre l’abattement et le meurtre. Il advient, dans la foulée des
                  éclaircissements érotiques et apparaît, non comme un mouvement d’idéalisation
                  refoulant la passion sexuelle, mais comme sa traversée. L’ange de ce paradis
                  d’après l’apocalypse se nomme Sonia, prostituée certes par compassion et souci
                  d’aider sa misérable famille, mais prostituée quand même. Lorsqu’elle suit Raskolnikov au bagne dans un élan d’humilité et
                  d’abnégation, les bagnards l'appellent « notre mère douce et secourable ». La
                  réconciliation avec une mère aimante mais infidèle voire prostituée, par-delà
                  et malgré ses « fautes », apparaît dès lors comme une condition de la
                  réconciliation avec soi.  Etre « soi
                  » s’avère enfin acceptable parce que placé désormais hors de la juridiction
                  tyrannique du maître. La mère pardonnée et pardonnante devient une sœur idéale
                  et remplace... Napoléon. Le héros humilié et guerroyant peut enfin s’apaiser. Nous
                  voici dans la scène bucolique de la fin : une journée claire et douce, une
                  terre inondée de soleil, le temps est arrêté. « On eût dit que là le temps
                  s'était arrêté à l'époque d'Abraham et de ses troupeaux. »
  
                
                   L’imaginaire est cet étrange lieu
                  où le sujet risque son identité, se perd jusqu’au seuil du mal, du crime ou de
                  l’asymbolie, pour les traverser et en témoigner... depuis un ailleurs. Espace
                  dédoublé, il ne tient qu'à être solidement accroché à l’idéal qui autorise la
                  violence destructrice à se dire au lieu de se faire. C’est la sublimation, elle
                  a besoin du par-don. Ecrivons–le avec un
                  tiré : par-don. Pour faire apparaître qu’au cœur
                  de cette appropriation-transmutation de la théologie en esthétique réside la
                  donation de sens : l’interprétation sans fin de l’ineffable. La beauté de
                  la phrase et du récite consacre/dépasse la traversée de la passion.
  
                
                 Mais j’entends vos questions : que
                  se passe-t-il lorsque l’écrivain se laisse séduire par la criminalité  et nous intoxique avec elle? Quand son idéologie
                  justifie mais n’interprète pas ? Nous reprendrons ce dilemme dans la
                  discussion. Restons pour l’instant dans l’interprétation : avec Freud.
  
                
                
                   
                
                Freud
                  ou de l’interprétation comme un par-don
  
                
                   
                
                Lorsque
                  Freud prétend qu’il « réussit là où le paranoïaque échoue  », il entend certainement que la
                  psychanalyse désamorce la haine persécutrice que le paranoïaque voue à l’autre,
                  que les humains se vouent passionnément. Toute l’œuvre freudienne nous fait
                  comprendre, en complément à cette revendication triomphale, que si réussite il
                  y a, elle ne consiste pas dans l’évacuation de la haine inhérente au lien à
                  l’objet (à l’autre)- au « mal radical » (Kant et Arendt), à la
                  « méchanceté ontologique » (Jankélévitch). La « réussite »
                  consiste dans le démontage patient des divers rouages pulsionnels, imaginaires
                  et symboliques qui balisent les liens du sujet à l’autre : du sadomasochisme
                  étayé sur l’homosexualité refoulée - elle-même consécutive à la forclusion de
                  l’amour-haine pour le père -, en passant par l’horreur du féminin maternel, et
                  jusqu’aux frontières du « propre » et de l’« impropre » où le Soi, fasciné et
                  répulsif, se confond avec le contenant parental.
  
                
                 Si la psychanalyse réussit là où le
                  paranoïaque échoue, ce n’est pas parce qu’elle nous apprend à « aimer le Moi »,
                  ni même à « aimer l’autre » (comme on le dit à la légère) - ce qui n’est déjà
                  pas facile - sous un ciel sans Dieu. La révolution freudienne consiste à remplacer - ce pardon qui fut inventé pour arrêter le temps jugeant au nom du dogme de
                  l’amour (de Dieu ou du prochain) - par l’interprétation des diverses variantes de la haine qui alimentent un symptôme et jusqu’au
                  « mal radical ».
  
                
                  Mais l’ambition analytique de réussir là
                  où le paranoïaque échoue (à dénouer la « folle vérité » de la haine) ne peut
                  qu’être inséparable d’une autre ambition : celle de réussir là où le pardon
                  théologique promet une re-naissance du sujet dans une
                  nouvelle temporalité. Une promesse que la religion ne « réalise » qu’en  subordonnant le fidèle à ses dogmes
                  et/ou en le renvoyant à l’au-delà. Pourtant, c’est bien cette promesse de
                  pardon qui confère sa séduction maximale à la foi pardonnante.
  
                
                En effet,
                  je ne pense pas que la religion fascine seulement parce qu’elle maintient les
                  illusions. Bien plus que cela, la religion pardonnante, qui prétend garantir la re-naissance psychique des croyants pardonnés,
                  correspond à un besoin vital du parlêtre : celui
                  d’ouvrir le temps psychique. Aussi la religion pardonnante est-elle reçue comme
                  une promesse qui assure la vie psychique. Voilà ce qui étaie fondamentalement
                  son emprise sur les individus de l’ère moderne elle-même, dont l’espace
                  psychique est menacé de destruction par l’essor de la technique et la
                  libération sexuelle (comme en témoignent les « nouvelles maladies de l’âme» -
                  les toxicomanies, anorexies, dépressions suicidaires, vandalismes, etc…. parmi lesquelles cette « maladie
                  d’idéalité »- soif d’idéal, « besoin de croire » que la
                  sécularisation a dénié et  qui mène les
                  chercheurs d’idéal au djiadisme).
  
                
                 L’interprétation psychanalytique est un par-don : une re-naissance de l’appareil psychique, avec et par-delà la haine porteuse du désir, que la
                  religion connaît- méconnaît et dont elle se défend. L’interprétation est un
                  pardon qui se donne l’ambition, par l’affinement de ses modèles et ses
                  formulations, de rendre possible la renaissance psychique. Elle reconnait le
                  besoin de croire et le conduit au  désir de savoir, pour ainsi seulement créer de nouveaux liens : de re-naissances…
  
                
                
                   
                
                Accompagner les
                  « radicalisés » : la maladie d’idéaalité et le mal radical
  
                
                       Pour
                  finir, je voudrais insister sur le mal-etre et son
                  possible accompagnement de ce qu’on appelle le « jeunes radicalisés ».
                    Est-ce un échec du modèle français de la sécularisation, de la laïcité ? Il s’agit d’un phénomène plus grave: nous
                      sommes en dessous des heurts des religions.
  
                
                    La radicalisation» touche
                  tout particulièrement les adolscents et des
                  « révoltés »plus âgés qui partagent la même fragilité psycho-sociale.
                  Elle   révèle en effet une
                  phase plus radicale du nihilisme, une phase qui s’annonce en dessous du « heurt
                  de religions ». Ce symptôme est plus
                    grave, parce qu'il saisit plus en profondeur les ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction ce “besoin de croire”
                    pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui.  
  
                   Le gagstéro-intégrisme
                  adolescent fait brusquement apparaître que désormais le traitement religieux de
                  la révolte se trouve lui-même déconsidéré, insuffisant à assurer l'aspiration
                  paradisiaque de ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, forcément
                  nihiliste, parce que pathétiquement idéaliste, qu'est l'adolescent désintégré,
                  désocialisé dans l'impitoyable migration mondialisée.
                  
                
                La psychanalyse s’aventure du côté de cette
                  désorganisation profonde de la personne - la désubjectivation (“je” n’existe
                  pas”, “rien qu’une pulsion de déliaison prête à jouir à mort”) , et du lien à l’autre- jusqu’à  la désobjectalisation (“l’autre n’a ni sens ni valeur”), où seule  triomphe la pulsion de mort, la malignité
                  du mal. Nous voilà confrontés d’une nouvelle façon au « mal
                  radical ».
  
                
                Je  cherche les logiques du mal  extrême pour affiner  l’interprétation  dans le transfert-contretransfert. Nous
                  découvrons que suite à des désintégrations familiales et défaillances sociales,
                  certaines personnes- notamment des adolescents- succombent à la maladie
                  d’idéalité: ils explosent littéralement, incapables de distinguer le bien et
                    le mal, le dedans et le dehors, le sujet et l’objet. Des deux
                  pulsions qui nous habitent, celle de vie et celle de mort, c’est
                  la pulsion de mort qui résorbe la vie psychique, qui sombre dans la
                  destructivité aveugle et finalement auto-destructrice.
                  Le besoin de croire s’effondre dans l’empire
                    de la désubjectivation et la désobjectalisation, accompagnés d’un plaisir insensé ou dans le vide de l’apathie.
  
                
                Et c’est de ce diagnostic que découle l’audace de
                  l’accompagnement psychanalytique qui veut être bien plus qu’un “moralisme
                  compréhensif”.   Cet
                  accompagnement place  l’analyste au
                  croisement insoutenable  où cette désobjectalisation-objectalusation s’exerce et menace, mais
                  aussi peut amorcer une restructuration. Tel est notre pari, après la
                  découverte de la pulsion de mort (Freud) et de la malignité potentielle de
                  l’appareil psychique qui réside dans les maladies d’idéalités. Ces maladies de
                  l’âme qui abolissent le besoin de croire et le désir de savoir de
                  telle sorte que l’être humain, incapable d’investir et d’établir des liens , dépossédé de “soi » et dépourvu du sens de
                  l’autre, erre dans une absence de “monde”, dans un non-monde, sans “bien” ni
                  “mal” ni “valeur” quelconque.
  
                
                  Est-ce
                  possible de pousser l’écoute analytique jusqu’à ces frontières de l’Homo Sapiens, et de pratiquer encore la
                  psychanalyse dans ces conditions ?
  
                
                La République se
                  trouve devant un défi historique : est-elle capable d'affronter cette crise du
                  besoin de croire et du désir de savoir que le couvercle de la religion ne
                  retient plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains ? L'angoisse
                  qui fige le pays en ces temps de débordements sur fond de crise économique et
                  sociale, exprime notre l'incertitude devant cet enjeu colossal. Sommes-nous
                  capables de mobiliser tous les moyens, policiers comme économiques, sans
                  oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes, pour accompagner avec la
                  délicatesse de l'écoute nécessaire, avec une éducation adaptée et avec la
                  générosité qui s'impose, cette poignante maladie d'idéalité qui déferle sur
                  nous et qu'expriment les adolescents des beaux quartiers et plus encore dans
                  les zones de non droit ? Ainsi interprétée, la « crise des jeunes » qui en
                  appelle à Dieu, et de ceux en proie à la malignité du mal, dont Schelling
                  disait qu’elle est la source de la plus intense spiritualité, ne peut pas ne
                  pas nous concerner.
                  
                
                J'ai essayé de vous
                  dire comment elle me concerne. J’ai déplacé mon  séminaire sur « Cet incroyable
                  besoin de croire », de mon Université Paris 7- Denis Diderot, à la Maison
                  de l’Adolescent- Maison verte Solenn, Hôpital Cochin,
                  que dirige le professeur Marie-Rose Moro. Suis-je optimiste, trop optimiste ?
                  Je me définirai plutôt comme une pessimiste énergique qui n'apprécie
                  dans la pensée que l'intelligence active, ou l'actualité de l'intelligence.
                  Donc je demande: que fait-on ? Que faisons-nous? Je reprends
                  Nietzsche : « Poser un grand point d’interrogation à l’endroit du
                  plus grand sérieux », donc à l’endroit de Dieu. Pour « transvaluer »  (Umwertung aller werte)
                  les valeurs, les passions, les besoins de croire et les désirs de savoir. Ne
                  pas démissionner devant le mal, ni même devant le mal extrême. Mais poursuivre
                  patiemment la recherche – certainement pas d’on ne sait quel équilibre
                  utopique, mais de ce point fragile que Pascal définit comme un
                  “mouvement perpétuel”, en écrivant: “Qui a trouvé  le secret de se réjouir du bien sans se fâcher
                  du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel”.  Et si l’éthique qui nous manque
                  aujourd’hui était précisément ce “point”, ce “mouvement perpétuel”, vers le
                  “secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal”… Une certaine expérience
                  intérieure pour accompagner le jugement…
  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva
                  
                
                Bordeaux, 29.10.15