Julia Kristeva | site officiel

 

 

 

nuit de la justice

 


NUIT DE LA JUSTICE A L’AUBE DU PARDON

 

 

 

 

Pour cette Nuit de la justice, en hommage à Vladimir Jankélévitch, merci de m’inviter à vous parler du PARDON. En effet, mon expérience d’écrivain, de psychanalyste, de femme m’ont conduite à reprendre ce terme que nous lègue l’histoire des religions et que j’essaie de repenser, convaincue que seulement une réévaluation de la tradition (avec laquelle nous avons « coupé le fil » – pour reprendre les termes d’Alexis de Tocqueville et de Hannah Arendt) peut nous permettre de faire face aux « malaises de la civilisation ». Vous en connaissez les symptômes :  Impuissance  du discours politique, improbable refondation de l’humanisme, irrépressible montée des intégrismes, populismes, cultes identitaires de toute sorte, effondrement de l’autorité, rejet des fédéralismes, explosion de la pulsion de mort…. Et vous voulez JUGER tout ça ? Peut-ON encore juger «ça » ? Qui, « on » ? Les démocraties constitutionnelles ont besoin  d’un « présupposé normatif » (Dieu) pour fonder le droit rationnel,  et que l’Etat sécularisé ne dispose plus de « lien unifiant »( Böckenförde) qui serait indispensable selon le juriste afin de constituer une « conscience conservatrice », qu’elle se nourrisse de la foi (Habermas) ou qu’elle soit une « corrélation entre la raison et la foi » (Ratzinger) (Cf. « Les fondements pré-politiques de l’Etat démocratique », in Esprit, juillet, 2004, p. 5-28.).

 

 Des spécialistes de l’œuvre de Jankélévitch aborderont certainement cette situation dont l’étendue est sans  précédent dans l’histoire de l’humanité, et que Vladimir Jankélévitch nous aide à rouvrir. Sans empiéter sur ces approfondissements que vous ferez et qui vont illuminer notre nuit, je ne saurais traiter le sujet qui m’a été confié sans rappeler que nous devons à son père, Samuel Jankélévitch, les premières traductions de Freud en français ; qu’en explorant la mystique espagnole j’a découvert en Vladimir Jankélévitch un…. chantre Jean de la Croix ( le grand ami de « ma » Thérese d’Avila)  auquel il a emprunté ce « je ne sais quoi » qui le fascine et qu’il  interroge; que son « esthétique de l’ineffable » l’emporte dans les charmes de l’enfance chez Gabriel Fauré, Maurice Ravel, Claude Debussy ou Franz Liszt mais résonne aussi avec la poésie et la littérature ; qu’il nous apprend à distinguer le « jugement moral » du « jugement éthique » - ce dernier nécessitant une tension interprétative basée sur un sens questionnable et le besoin de reconnaissance réciproque ; et qu’enfin ce qu’il appelle une « méchanceté ontologique »  nous oblige à « lutter passionnément contre l’oubli », avec ce constat ravageant : « Le pardon est mort dans les camps de la mort. »

 En souscrivant à cette mise en garde et en partageant cette angoisse, je vous  propose d’oser  ouvrir des chemins qui croisent les siens  sans s’y confondre et qui, je l’espère, participent de cette si urgente réappropriation et réévaluation de la tradition que je viens d’évoquer.

 

         La liturgie de Kippour

 

Au livre du Lévitique (23, 27-28), nous lisons : « Mais au dixième jour de ce septième mois, qui est le jour des Expiations (Yom Ha-Kippourime) il y aura pour vous convocation sainte/…/ destiné à vous réhabiliter devant le Seigneur votre Dieu. »- Jour des expiations appelé Jour du Grand Pardon.

L’expérience juive du pardon est une considérable  - et unique-  prise de conscience de la place de l’homme dans le judaïsme : car il n’y va pas simplement d’une expérience personnelle, mais comme d’une résurrection au sein de la communauté d’Israël,  teshouva, un retournement de l’être (que le grand philosophe Franz Rosenzweig, au début du XXe siècle,  vécut à la veille d’une conversion au christianisme, qui devenait désormais impossible). Seul le principe romain d’épargner les victimes ( parcere subjectis), préfigurerait - mais de très loin… 

  Ce pardon biblique implique des conditions précises : je dois demander pardon à celui que j’ai offensé, lésé ou blessé ; il doit accepter ma demande ; il doit m’en pardonner, c’est-à-dire « recouvrir » l’offense, la lésion ou la blessure par une parole qui l’apaise et qui m’apaise. Dieu alors peut m’en pardonner. Il fallait s’y attendre, ces conditions sont extrêmement difficiles, et inlassablement commentées dans la Michna.  Que faire ? La Guemara, perfectionnant la Mishna,  essaie  de poser des limites, non pas par commodité mais pour rendre l’avenir possible, pour lui permettre de ne pas être hypothéqué par le mal commis et par le mal subi de façon fatale et, somme toute, mortelle. Demander pardon pour le mal commis, accorder son pardon pour le mal subi sont deux conditions nécessaires pour que cesse cette hypothèque, pour que l’avenir cesse de répéter le passé et que l’espoir renaisse. Pardon et promesse sont liés en ceci qu’ils modifient le temps : l’un (le pardon) ouvre le passé, l’autre (l’avenir) stabilise l’avenir.

   Hannah Arendt avait rappelé  qu’une « petite communauté /entendons : christique/ très serrée de disciples  enclins à défier les autorités politique d’Israël »  (Cf. La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961)  apporte une innovation éminemment politique  à cette pratique religieuse (en fait, cette innovation accentue ce qui est déjà dans le message biblique):  non seulement Dieu n’est pas le seul à pardonner, mais c’est par ce que les hommes sont capables de se pardonner d’abord, que Dieu, en définitive, leur pardonnera.

  Je m’arrêterai brièvement à certaines pratiques  de ce que j’appellerai une véritable  dissémination du pardon biblique, d’abord par quelques remarques sur sa traduction dans le christianisme, puis par son extension dans d’autres domaines  et actes d’interprétation : chez Arendt elle-même qui esquisse sur cette base la possibilité d’une nouvelle philosophie politique ; dans l’expérience esthétique si chère a Jankélévitch ; et dans l’interprétation psychanalytique pour finir, que j’illustrerai par mon travail de psychanalyste avec des adolescents en voie de « radicalisation ».

 

Le jugement esthétique, entre pardon et promesse

  Avant sa mort, dans les dernières pages qu’elle a laissées sur sa machine à écrire, Arendt reprend la quatrième question de Kant qui ne figure pas  dans la Critique de la faculté de juger, mais dans l’un de ses cours : après « que puis-je connaître », « que dois-je faire », « que m’est-il permis d’espérer. » - « comment est-ce que je juge ? ». Arendt cherche à cerner un nouveau lien politique qui devrait s’esquisser selon elle après la tragédie de la Schoa, et qu’elle conçoit comme une « communicabilité plurielle » dans la « pluralité des humains », Et c’est le goût qui en serait le fondement : le plus singulier, le plus ancien et le plus partageable de tous les sens. Le goût amorce, en effet, une sorte de « jugement », qui n’est autre que le jugement esthétique, sur lequel précisément la philosophe prétend  fonder la nouvelle philosophie politique ! Vous imaginez une communauté des nations qui s’entende comme….le public pendant et à la sortie d’un concert ? Une humanité politico-esthétique….il n’est pas interdit de rêver….

 En attendant, essayons de repenser le pardon, la promesse et leur temporalité que nous laissent la tradition, comme autant de conditions de cette  « communicabilité plurielle »

Contrairement à ce qu’imagine le profane, le pardon des théologiens n’efface pas l’horreur de la haine, et moins encore l’horreur de cette variante ultime de la haine que sont le meurtre et l’extermination : le « mal radical » selon Kant. Le pardon ne les efface pas, plus qu’il ne les juge. Comme le dit Thomas d’Aquin dans un débat avec Jean Damascène et saint Jacques, le pardon n’est ni une tristesse (entendez : il n’implique pas une complaisance avec l’abjection et l’horreur) ni un tribunal amoureux (qui s’identifie idéalement avec le criminel et veut le sauver), mais un acte de « donation » qui « l’emporte sur le jugement » qu’ « elle il exalte ». (Question 21, Somme théologique,1ere parte). Il s’agissait- en donnant le pardon-  de suspendre provisoirement le temps du Moi, qui est le temps de la haine, en donnant un sens peccamineux aux passages à l’acte forcément haineux, et cela en se référant à la miséricorde de l’Être absolu : à Dieu. Pascal le dit à sa façon : « Le moi est haïssable [...]. Il ne faut aimer que Dieu (qu’en Dieu) »   . Pardonner au Moi qui se tient dans la négativité destructrice consistait en somme, non pas à lui permettre d’analyser, réfléchir, « perlaborer » indéfiniment cette négativité, mais à lui donner  sens et non-sens, à une seule condition : au Nom de Dieu tout- puissant. De rendre le Moi jugeant conforme à la Vérité Unique de l’Unique (au « présupposé normatif » au « lien unifiant ».

Pourtant, fut-il privé de la protection transcendantale, divine, l’être parlant ne manque pas de tirer bénéfices du pardon et de la promesse que lui lèguent les traditions religieuses dans les sociétés sécularisées. J’aborde ici les dimensions psychologiques, anthropologiques du pardon.

La culpabilité, qui  résulte du manquement à la Loi - à l’interdit ou à la morale, empreigne profondément l’expérience de la temporalité coextensive au processus vital. Pour défaire cet engrenage, une interruption s’impose : ce n’est pas  l’oubli comme le veut  Nietzsche, mais le pardon. Il est impossible de défaire ce qui a été fait, et l’oubli solitaire n’est pas envisageable dans un pacte pluriel. Mais il est acceptable que les hommes, entre eux et au cœur de la fragilité de leurs actions, se délient de leurs faits et actes passés dont ils n’avaient pas prévu ou dont ils désapprouvent les conséquences : en se pardonnant, précisément.

 Cette « déliaison » ne signifie pas  qu’on nie l’impardonnable. Il existe un « mal radical » qui pour Kant consiste en ce que certains humains déclarent d’autres humains superflus », et Arendt elle-même reprend la notion d’actions « radicalement mauvaises   » (écrit-elle en 1958, citant Kant, c’est-à-dire bien avant le procès Eichmann de 1963) « dont nous savons si peu de chose, même nous qui avons été exposés à l’une de leurs rares explosions en public. Tout ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons ni punir ni pardonner ces offenses, et que par conséquent elles transcendent le domaine des affaires humaines et le potentiel du pouvoir humain qu’elles détruisent tous deux radicalement partout où elles font leur apparition ».

   A cette restriction de la conception du pardon s’en ajoute une autre : le pardon s’adresse à la personne, non à l’acte. On ne peut pardonner le meurtre ou le vol, seulement le meurtrier ou le voleur. En s’adressant à quelqu’un et non à quelque chose, le pardon se dévoile comme acte d’amour ; mais, avec ou sans amour, on pardonne en considérant la personne. Tandis que la justice exige que tous soient égaux et qu’elle pèse les actes, le pardon insiste sur l’inégalité et évalue les personnes. Différents en ceci, pardon et jugement sont  cependant « deux faces d’une même médaille » : « tout jugement est ouvert au pardon ».
   Tandis que le pardon libère le passé, la promesse soulage l’avenir :  face à l’imprévisibilité des actions humaines, qui nous expose a l’incertitude de l’avenir, seule la promesse stabilise sans figer et offre un secours aux humains. Elle atténue cet obscur besoin de sécurité auquel nous sacrifions nos libertés, et qui repose sur la domination de soi et le gouvernement d’autrui. Pardon contre vengeance ; promesse contre domination. Héritage ancien, elle aussi, la promesse remonte surtout à Abraham «dont toute l’histoire, telle que la conte la Bible, témoigne d’une telle passion pour l’Alliance » qu’on le croirait sorti de son pays dans le seul but de tester  de par le vaste monde le pouvoir de cette promesse mutuelle qu’est l’Alliance! Prudence, toutefois, à l’égard des lendemains prometteurs : limitons-nous à  des promesses certifiées par l’engagement mutuel et contractuel, avec des traités et contrats. Vive l’homme d’Ur en Chaldée, mais soyons prudent et parions sur l’Esprit des lois : et vive  Montesquieu ! Charles Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, dont nous ne sommes pas loin des terres et auquel votre Maire a consacré un livre que j’ai beaucoup aimé.

 

Le pardon parlé : le cas de Dostoïevski

  Faisons un pas de plus. Je vous propose de penser que cette économie du pardon et de la promesse (qui l’emporte sur le jugement et l’exalte), qui déplace et ajuste le jugement dans la fragilité et la pluralité des « affaires humaines », opère aussi, mais avec d’autres moyens, insoupçonnés et indécidables, que Jankélévitch repère dans l’ « l’ineffable esthétique ». J’aurais pu prendre pour l’évoquer une œuvre de Ravel ou Liszt. Plus accessible à la démonstration, je choisis la littérature : Dostoïevski, pour me faciliter la tâche, car il s’en réclame lui-même et les dispense – pardon et promesse- explicitement dans ses textes et par ses personnages.

Dire que l'oeuvre d'art est un pardon suppose déjà la sortie du pardon psychologique (mais sans le méconnaître) vers un acte singulier, celui de la « mise en forme », par  la nomination et  la composition, dans le langage ou un autre « signes » (son,couleur,geste,tracé, matière…)  La pratique de l'écrivain opère avec la parole: une construction symbolique faite de mots absorbe et remplace le pardon en tant que mouvement émotionnel, miséricorde, compassion anthropomorphe. Aussi ne saura-t-on comprendre en quoi l'art est un pardon, qu'en ouvrant tous les registres spécifiques à cette technique où le pardon opère et s'épuise. Pour le roman, on commencera par l'identification psychologique, subjective, avec la souffrance et la tendresse des autres, des « personnages » et de soi-même, appuyée chez Dostoïevski sur la foi orthodoxe. Le lecteur apprendra aussi les options philosophiques de l’auteur, plus ou moins discrètes. Enfin, on observera la bascule de ce pardon, par-delà la polyphonie de l'œuvre et le heurt des jugements,  dans la seule performance esthétique, dans la jouissance de la passion comme beauté . Est-ce à dire : dans la beauté au-delà, ou à travers voire malgré le jugement ? Potentiellement immoraliste, ce dernier temps du pardon-résorbé-dans la performance revient au point de départ de ce mouvement circulaire: à la souffrance et à la tendresse pour l'autre, pour l’étranger, voire pour le criminel….désormais en moi, car c’est en moi que la beauté vient de les implanter. Pensons aux femmes diaboliques de de Kooning, à la boucherie de Francis Bacon, à la Féérie pour une autre fois de Céline….Je les accompagne…

 

L’idée du pardon habite totalement l’œuvre de Dostoïevski.

Humiliés et Offensés (1861) nous fait rencontrer, dès les premières pages, un cadavre ambulant. Le pardon est presque une folie dans l’Idiot (1868-9). Les Démons (1871) de la révolution et du nihilisme s’apaisent dans la confession de Stavroguine. Mais c’est l’artifice du pardon et de la résurrection, cependant impératifs pour l'écrivain, qui éclate dans Crime et Châtiment (1866).

  En auscultant les sources de la criminalité, Dostoïevski découvre la logique cruelle de la dépression : l’hainamoration entre le moi et l’autre le retournement contre l’autre de la dépréciation du moi. Le crime lui apparaît comme une réaction de défense contre la dépression : le meurtre de l'autre protège du suicide. La « théorie » et l’acte criminel de Raskolnikov démontrent parfaitement cette logique.

L’acte meurtrier extrait le dépressif de la passivité et de l’abattement, en le confrontant au seul objet désirable qui est pour lui l’interdit incarné par la loi et le maître : dans sa manie, Raskolnikov veut « faire comme Napoléon. » L’écrivain met ainsi génialement en évidence l’identification du déprimé avec l’objet haï : « C’est moi que j’ai assassiné, moi et pas elle, moi-même. » « Enfin, je ne suis qu’une vermine irrévocablement... [...]parce que je suis peut-être plus vil, plus ignoble que la vermine que j'ai assassinée. » Son amie Sonia fait le même constat : « Ah ! qu'avez-vous fait, qu 'avez-vous fait de vous-même ? »

 Le pardon, que l’écrivain reprend à la théologie orthodoxe et qu’il transforme à sa guise,  apparaît comme la seule issue, la troisième voie entre l’abattement et le meurtre. Il advient, dans la foulée des éclaircissements érotiques et apparaît, non comme un mouvement d’idéalisation refoulant la passion sexuelle, mais comme sa traversée. L’ange de ce paradis d’après l’apocalypse se nomme Sonia, prostituée certes par compassion et souci d’aider sa misérable famille, mais prostituée quand même. Lorsqu’elle suit Raskolnikov au bagne dans un élan d’humilité et d’abnégation, les bagnards l'appellent « notre mère douce et secourable ». La réconciliation avec une mère aimante mais infidèle voire prostituée, par-delà et malgré ses « fautes », apparaît dès lors comme une condition de la réconciliation avec soi.  Etre « soi » s’avère enfin acceptable parce que placé désormais hors de la juridiction tyrannique du maître. La mère pardonnée et pardonnante devient une sœur idéale et remplace... Napoléon. Le héros humilié et guerroyant peut enfin s’apaiser. Nous voici dans la scène bucolique de la fin : une journée claire et douce, une terre inondée de soleil, le temps est arrêté. « On eût dit que là le temps s'était arrêté à l'époque d'Abraham et de ses troupeaux. »

   L’imaginaire est cet étrange lieu où le sujet risque son identité, se perd jusqu’au seuil du mal, du crime ou de l’asymbolie, pour les traverser et en témoigner... depuis un ailleurs. Espace dédoublé, il ne tient qu'à être solidement accroché à l’idéal qui autorise la violence destructrice à se dire au lieu de se faire. C’est la sublimation, elle a besoin du par-don. Ecrivons–le avec un tiré : par-don. Pour faire apparaître qu’au cœur de cette appropriation-transmutation de la théologie en esthétique réside la donation de sens : l’interprétation sans fin de l’ineffable. La beauté de la phrase et du récite consacre/dépasse la traversée de la passion.

 Mais j’entends vos questions : que se passe-t-il lorsque l’écrivain se laisse séduire par la criminalité  et nous intoxique avec elle? Quand son idéologie justifie mais n’interprète pas ? Nous reprendrons ce dilemme dans la discussion. Restons pour l’instant dans l’interprétation : avec Freud.

 

Freud ou de l’interprétation comme un par-don

 

Lorsque Freud prétend qu’il « réussit là où le paranoïaque échoue  », il entend certainement que la psychanalyse désamorce la haine persécutrice que le paranoïaque voue à l’autre, que les humains se vouent passionnément. Toute l’œuvre freudienne nous fait comprendre, en complément à cette revendication triomphale, que si réussite il y a, elle ne consiste pas dans l’évacuation de la haine inhérente au lien à l’objet (à l’autre)- au « mal radical » (Kant et Arendt), à la « méchanceté ontologique » (Jankélévitch). La « réussite » consiste dans le démontage patient des divers rouages pulsionnels, imaginaires et symboliques qui balisent les liens du sujet à l’autre : du sadomasochisme étayé sur l’homosexualité refoulée - elle-même consécutive à la forclusion de l’amour-haine pour le père -, en passant par l’horreur du féminin maternel, et jusqu’aux frontières du « propre » et de l’« impropre » où le Soi, fasciné et répulsif, se confond avec le contenant parental.

 Si la psychanalyse réussit là où le paranoïaque échoue, ce n’est pas parce qu’elle nous apprend à « aimer le Moi », ni même à « aimer l’autre » (comme on le dit à la légère) - ce qui n’est déjà pas facile - sous un ciel sans Dieu. La révolution freudienne consiste à remplacer - ce pardon qui fut inventé pour arrêter le temps jugeant au nom du dogme de l’amour (de Dieu ou du prochain) - par l’interprétation des diverses variantes de la haine qui alimentent un symptôme et jusqu’au « mal radical ».

  Mais l’ambition analytique de réussir là où le paranoïaque échoue (à dénouer la « folle vérité » de la haine) ne peut qu’être inséparable d’une autre ambition : celle de réussir là où le pardon théologique promet une re-naissance du sujet dans une nouvelle temporalité. Une promesse que la religion ne « réalise » qu’en  subordonnant le fidèle à ses dogmes et/ou en le renvoyant à l’au-delà. Pourtant, c’est bien cette promesse de pardon qui confère sa séduction maximale à la foi pardonnante.

En effet, je ne pense pas que la religion fascine seulement parce qu’elle maintient les illusions. Bien plus que cela, la religion pardonnante, qui prétend garantir la re-naissance psychique des croyants pardonnés, correspond à un besoin vital du parlêtre : celui d’ouvrir le temps psychique. Aussi la religion pardonnante est-elle reçue comme une promesse qui assure la vie psychique. Voilà ce qui étaie fondamentalement son emprise sur les individus de l’ère moderne elle-même, dont l’espace psychique est menacé de destruction par l’essor de la technique et la libération sexuelle (comme en témoignent les « nouvelles maladies de l’âme» - les toxicomanies, anorexies, dépressions suicidaires, vandalismes, etc…. parmi lesquelles cette « maladie d’idéalité »- soif d’idéal, « besoin de croire » que la sécularisation a dénié et  qui mène les chercheurs d’idéal au djiadisme).

 L’interprétation psychanalytique est un par-don : une re-naissance de l’appareil psychique, avec et par-delà la haine porteuse du désir, que la religion connaît- méconnaît et dont elle se défend. L’interprétation est un pardon qui se donne l’ambition, par l’affinement de ses modèles et ses formulations, de rendre possible la renaissance psychique. Elle reconnait le besoin de croire et le conduit au  désir de savoir, pour ainsi seulement créer de nouveaux liens : de re-naissances

 

Accompagner les « radicalisés » : la maladie d’idéaalité et le mal radical

       Pour finir, je voudrais insister sur le mal-etre et son possible accompagnement de ce qu’on appelle le « jeunes radicalisés ». Est-ce un échec du modèle français de la sécularisation, de la laïcité ? Il s’agit d’un phénomène plus grave: nous sommes en dessous des heurts des religions.

    La radicalisation» touche tout particulièrement les adolscents et des « révoltés »plus âgés qui partagent la même fragilité psycho-sociale. Elle   révèle en effet une phase plus radicale du nihilisme, une phase qui s’annonce en dessous du « heurt de religions ». Ce symptôme est plus grave, parce qu'il saisit plus en profondeur les ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction ce “besoin de croire” pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui. 

   Le gagstéro-intégrisme adolescent fait brusquement apparaître que désormais le traitement religieux de la révolte se trouve lui-même déconsidéré, insuffisant à assurer l'aspiration paradisiaque de ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste, parce que pathétiquement idéaliste, qu'est l'adolescent désintégré, désocialisé dans l'impitoyable migration mondialisée.

La psychanalyse s’aventure du côté de cette désorganisation profonde de la personne - la désubjectivation (“je” n’existe pas”, “rien qu’une pulsion de déliaison prête à jouir à mort”) , et du lien à l’autre- jusqu’à  la désobjectalisation (“l’autre n’a ni sens ni valeur”), où seule  triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal. Nous voilà confrontés d’une nouvelle façon au « mal radical ».

Je  cherche les logiques du mal  extrême pour affiner  l’interprétation  dans le transfert-contretransfert. Nous découvrons que suite à des désintégrations familiales et défaillances sociales, certaines personnes- notamment des adolescents- succombent à la maladie d’idéalité: ils explosent littéralement, incapables de distinguer le bien et le mal, le dedans et le dehors, le sujet et l’objet. Des deux pulsions qui nous habitent, celle de vie et celle de mort, c’est la pulsion de mort qui résorbe la vie psychique, qui sombre dans la destructivité aveugle et finalement auto-destructrice. Le besoin de croire s’effondre dans l’empire de la désubjectivation et la désobjectalisation, accompagnés d’un plaisir insensé ou dans le vide de l’apathie.

Et c’est de ce diagnostic que découle l’audace de l’accompagnement psychanalytique qui veut être bien plus qu’un “moralisme compréhensif”.   Cet accompagnement place  l’analyste au croisement insoutenable  où cette désobjectalisation-objectalusation s’exerce et menace, mais aussi peut amorcer une restructuration. Tel est notre pari, après la découverte de la pulsion de mort (Freud) et de la malignité potentielle de l’appareil psychique qui réside dans les maladies d’idéalités. Ces maladies de l’âme qui abolissent le besoin de croire et le désir de savoir de telle sorte que l’être humain, incapable d’investir et d’établir des liens , dépossédé de “soi » et dépourvu du sens de l’autre, erre dans une absence de “monde”, dans un non-monde, sans “bien” ni “mal” ni “valeur” quelconque.

  Est-ce possible de pousser l’écoute analytique jusqu’à ces frontières de l’Homo Sapiens, et de pratiquer encore la psychanalyse dans ces conditions ?

La République se trouve devant un défi historique : est-elle capable d'affronter cette crise du besoin de croire et du désir de savoir que le couvercle de la religion ne retient plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains ? L'angoisse qui fige le pays en ces temps de débordements sur fond de crise économique et sociale, exprime notre l'incertitude devant cet enjeu colossal. Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens, policiers comme économiques, sans oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes, pour accompagner avec la délicatesse de l'écoute nécessaire, avec une éducation adaptée et avec la générosité qui s'impose, cette poignante maladie d'idéalité qui déferle sur nous et qu'expriment les adolescents des beaux quartiers et plus encore dans les zones de non droit ? Ainsi interprétée, la « crise des jeunes » qui en appelle à Dieu, et de ceux en proie à la malignité du mal, dont Schelling disait qu’elle est la source de la plus intense spiritualité, ne peut pas ne pas nous concerner.

J'ai essayé de vous dire comment elle me concerne. J’ai déplacé mon  séminaire sur « Cet incroyable besoin de croire », de mon Université Paris 7- Denis Diderot, à la Maison de l’Adolescent- Maison verte Solenn, Hôpital Cochin, que dirige le professeur Marie-Rose Moro. Suis-je optimiste, trop optimiste ? Je me définirai plutôt comme une pessimiste énergique qui n'apprécie dans la pensée que l'intelligence active, ou l'actualité de l'intelligence. Donc je demande: que fait-on ? Que faisons-nous? Je reprends Nietzsche : « Poser un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux », donc à l’endroit de Dieu. Pour « transvaluer »  (Umwertung aller werte) les valeurs, les passions, les besoins de croire et les désirs de savoir. Ne pas démissionner devant le mal, ni même devant le mal extrême. Mais poursuivre patiemment la recherche – certainement pas d’on ne sait quel équilibre utopique, mais de ce point fragile que Pascal définit comme un “mouvement perpétuel”, en écrivant: “Qui a trouvé  le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel”.  Et si l’éthique qui nous manque aujourd’hui était précisément ce “point”, ce “mouvement perpétuel”, vers le “secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal”… Une certaine expérience intérieure pour accompagner le jugement…

 

Julia Kristeva

Bordeaux, 29.10.15

 

 

 

 

twitter rss

 

JK