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L'Europe contre l'antisémitisme

Théâtre Antoine - soirée de mobilisation contre l’antisémitisme

organisée par la revue La Règle du jeu,

3 juin 2024

 

 

Théâtre Antoine, 3 juin 2024 Julia Kristeva et Bernard-Henri Lévy

 

 

Pendant que l'antisémitisme se propage jusqu'à l'Assemblée nationale de la République française, j'essaierai de vous convaincre de ceci :

Peut-être parce que l'Europe a succombé aux dogmes identitaires jusqu'aux crimes et qu'elle en a fait l'analyse mieux que d'autres, il existe aujourd'hui une culture européenne, survivant à l'Europe nazie et à la Shoah. Elle se doit de reprendre et développer l'inspiration biblique de ses valeurs pour soutenir l'imprescriptibilité de l'État d'Israël.

Et que, réciproquement, en concrétisant l'esprit de la démocratie européenne, l'État d'Israël représente lui-même une garantie symbolique pour la cohésion européenne qui nous manque et de notre autorité aujourd'hui menacée par le « Sud global ».

 

L'Europe et Israël : nos destins sont liés. L'avenir d'Israël est un enjeu historique pour l'Europe.

Cette conviction demande explication. Quelle Europe ? Quel antisémitisme ? Quel rôle historique pour l'Europe ?

 

I.    Il existe une culture européenne


De Gaulle, qui avait une vision d'une Europe étendue culturellement de l'Atlantique à l'Oural, offrait des bourses aux étudiants de l'Est, « kidnappé » (Kundera) par les Soviétiques.

À l'heure actuelle, le souverainisme-populisme d'une part et le libéralisme des start-up nations, de l'autre, se disputent le pouvoir sur l'Europe, et leur bruyante agitation ne s'intéresse pas à la culture, à ce « noyau dur insubmersible à jamais » qui pense le passé, « porte vers l'admiration »,  le contraire de « l'arrogance », écrivait Philippe Sollers (La France et l’Europe, 2019). Il constatait que « les Français sont souvent indifférents à l'Europe ou traumatisés par elle » (L'Europe de l'esprit, in La Guerre du Goût, 1994). Et il insistait : « L'avenir c'est le passé dans sa singularité inouïe. C'est ça l'Europe ! (...) Le fanatisme dérive de l'ignorance. » (La France et l’Europe, 2019, in L’Infini, n°146, 2020). Dès lors, pour lui « un écrivain est toujours juif » (Femmes, 1983), et le fait qui définit le juif : c'est la Bible,  « lire la Bible ». Mais la France est le pays où la lecture de la Bible n'a pas eu lieu. Sollers s’amusait à reprendre une histoire drôle : « c’est une dame catholique qui voit un homme assis sur un banc lire un livre. Elle lui demande : « Qu’est-ce que vous lisez ? » Et il lui répond : « La Bible en hébreu. » Et elle lui rétorque : « Ah bon, ça a été traduit en hébreu ? »

L’Hexagone est par conséquent le « grand pays de l'antisémitisme » (Contre-attaque,2016). En effet, si « vous fermez la porte à la pensée, (...) à la connaissance, (...) à la lecture, (...) à la sensation, à la complexité, vous fermez tout ça, et vous aurez de l'antisémitisme. Cela ne sera pas seulement celui de Staline ou de Hitler. » (Sur l'antisémitisme, 2004 in Discours Parfait, 2010)

 

Citoyenne européenne, de nationalité française, d'origine bulgare et d'adoption américaine, je ne suis pas insensible à ces amères critiques. Néanmoins après plus d'un demi-siècle passé dans l'Hexagone, je voudrais insister sur quelques aspects de mon expérience européenne et me définir comme une pessimiste énergique. L'Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues sinon plus qu'elle ne comporte de pays. Ce multilinguisme est le fond de la souveraineté culturelle, qu'il s'agit d'abord de sauvegarder et de respecter, mais qu'il s'agit aussi d'échanger, de mélanger et de croiser.

Qui suis-je ? est une question dont la meilleure réponse – européenne, évidemment – n'est pas la certitude, mais l'amour du point d'interrogation. D'où vient-il ? Il est d'inspiration biblique et il est ce don engageant et prometteur que nous a fait la culture européenne. Il se décline dans la parole du Dieu juif : «  Ehyeh asher ehyeh (Ex 3 : 14) que je préfère traduire par : « Je serai : que je serai ». Dans le melting pot gréco-romain, cet amour du point d’interrogation se décline de la Bible à saint Augustin :  In via, in patria (Un seul pays, le voyage); chez Montaigne : « Nous sommes tous des lopins et d'une contexture si informe et diverses, que chaque pièce, chaque moment faict son jeu », ou dans le Cogito de Descartes écrit à la manière de Lacan : «  Je pense : donc je suis. » Je ne suis que par ce que je pense, mais qu'est-ce que penser ? Ou dans la révolte de Faust d'après Goethe : « Ich bin der Geist der setzVerneint » (« Je suis l'esprit qui toujours nie » ; ou dans L'Analyse sans fin, de Freud, : « Là où c'était, je dois advenir. ». L'identité toujours en mouvement est une question. « Je » est un irreprésentable et un éternel retour sur mon être même, singulier.

La sécularisation, qui s'en est suivie, n'a eu lieu nulle part ailleurs. « Le fil de la Tradition » a été rompu en France, et grâce à elle, en Europe. Non pas pour oublier la Tradition, mais pour l’investir et analyser, comme nulle part ailleurs aussi. Et pour ouvrir à une extraordinaire liberté, inconnue ailleurs. Mais aussi grosse des risques, eux aussi inouïs, qui ont accouché des totalitarismes nazi et stalinien.

 

II.   L'antisémitisme divers, intrinsèque et banalisé

 

Le 7 octobre 2023, le Hamas commet en Israël un pogrom sans précédent qui, ramené à la taille de la population, représente quinze 11-Septembre, ou seize Bataclan. La charte du Hamas de 1988, dans l'esprit des Frères musulmans, veut « faire disparaître » l'État d'Israël, créé en 1946, pour mettre fin à l'abjection des camps d'extermination du XXe siècle :  « Plus jamais ça ! ».

Le bref moment de compassion planétaire pour les victimes israéliennes a cédé la place à une « explosion de vociférations génocidaires contre Israël et les Juifs. Ils témoignent de la permanence de l'acharnement qui s'avère être intrinsèque » [1] , accompagné d'une troublante banalisation qui « rend la promesse « Plus jamais ça » pour le moins problématique. » [2]

Tsahal, de son côté, en voulant « éradiquer le Hamas terroriste », inflige d'immenses souffrances à la population de Gaza.  Que je n’oublie pas, quand je dénonce le tsunami d'antisémitisme qui déferle sur le monde entier. Et je ne pense pas que toute critique de la politique israélienne résulte de l'antisémitisme.

 

Historiquement, il y a plusieurs antisémitismes : religieux (christianisme et islam), judéophobe, politique, et antisioniste. Pour aller vite (je résume dans ce qui suit le développement de Shmuel Erlich, cité plus loin), ses racines remontent aux anciennes Égypte, Grèce, Rome. En Europe, l'antisémitisme est d'abord un fardeau des religions monothéistes, christianisme et islam, qui expriment leur dette envers le judaïsme (père) dont ils (les fils) émergent et se séparent, en persécutant les Juifs dont ils refusent d'accepter la suprématie et les valeurs ; d'emblée, l'antisémitisme religieux est mêlé de judéophobie.

Tous deux sont relayés, avec la naissance du nationalisme, par la perception du Juif comme un autre inassimilable (« paria » ou « parvenu » en France, lisez Bernard Lazare et Hannah Arendt), et obstacle à l'unification et à la solidarité des citoyens. La richesse de grandes familles juives engendra des accusations contre les Juifs, devenus « usurpateurs, colonisateurs et dominateurs » du monde, les mêmes haines et colères seront projetées sur un sionisme perçu comme raciste et colonialiste. En oubliant que le sionisme messianique (du gouvernement Netanyahou) n'est pas le sionisme social des pionniers fondateurs. Et que les Juifs n'ont jamais quitté leur « foyer natal » pour coloniser un autre pays, puisqu'ils ont toujours été attachés à Sion biblique, leur terre historique d'où ils ont été chassés par les Romains. Aujourd'hui, la maison natale d'Israël n'est même pas un « abri » ou « refuge », mais (comme l'écrit Rudolph M. Loewenstein, Christians and Jews, a psychoanalytic study, 1951 ; Psychanalyse de l'antisémitisme, 2001), une « cale » (wedge en anglais) ou un « quai du monde occidental au coeur du continent arabe ». Et qui reste ouvert à tous les vents politiques, crises et comportements supposés réglementés par la démocratie.

L'emprise de l'hyper-connexion et des réseaux sociaux a fait émerger une autre variante de l'antisémitisme, que j'appelle sa « banalisation explosive ».

Dans ces conditions, la montée de l'antisémitisme pourrait être camouflée, justifiée, intégrée et banalisée par le spectacle binaire à l'heure de la Technique et ses réseaux, dans lesquels se niche aujourd’hui l’antisémitisme refoulé sous le « pouvoir d’achat » dont le Rassemblement national serait le champion et l’antisémitisme dénié en anticolonialisme de la France insoumise, qui a perdu le sens de l’histoire pour se soumettre à l’emprise de l’islam terroriste.

 

Mais pourquoi le Juif, comme bouc-émissaire de prédilection ?

 

Qu'en dit la psychanalyse aujourd'hui?

Un site de psychanalystes freudiens (IPA, International Psychoanalytic Association),
The International Psychoanalytic Study Group on antisemitism recueille les recherches actuelles sur l'antisémitisme digitalisé. Je partage ci-dessus leurs positions et je retiens du célèbre analyste israélien Shmuel Erlich (Thoughts for the Times on Anti-Semitism [3] ) trois éclairages qui décortiquent en profondeur cette actualité :

 

1/ Un mouvement psycho-sexuel sous-tend toutes les variantes de l'antisémitisme : c'est le processus projectif. Il s'agit, d’abord, de se débarrasser de ses propres parties détestables en les attribuant-projetant sur autrui, et, d'autre part, d'alléger le poids de la haine et de la culpabilité, grâce à l'« identification projective » dans un « bouc émissaire ».

 

2/ Le processus projectif est facilité dans l'hyper-connexion et les réseaux sociaux : le culte de l'image, fake news, complotisme, idéalisation du leader ou de l'influenceur, gratification narcissique via les groupes, l'anonymat, entraînent un notable abaissement de la capacité cognitive, morale et éthique des internautes, d'où l'explosion  des pulsions, de la haine et de l'antisémitisme.

 

3/ L'acuité clinique n'omet pas la question cruciale : Pourquoi le processus projectif se porte sur les Juifs ? Pourquoi l'antisémitisme et la judéophobie se perpétuent-ils ?

 

Je risque une réponse, avec mes collègues du site, en vous ramenant à Freud et à sa fiction théorique Moïse et le monothéisme (1939), qui laisse entendre que les racines de l'antisémitisme plongent dans la « la vie de l’esprit » (Geistigkeit), construite par le peuple juif : dans ce passage/transition du paganisme et de l’animisme concret à la foi immatérielle, à la capacité de penser.

La psychanalyse scrute la même frontière, puisqu'elle consiste en une auto-réflexioncruciale, du sensible au signifiant, qui fait de cette expérience une cible privilégiée de projections conflictuelles, méprisée et idéalisée : comble du désir et du savoir, comme le sont les Juifs... dans l'imaginaire antisémite.

Une hypothèse anthropologique subtile s’ensuit : l'antisémitisme serait-il intrinsèque, coprésent à la spiritualité juive ? Au parlêtre lui-même, quand il s'écoute advenir ? Freud avait souligné les résistances  à la psychanalyse comme inhérentes à la psychanalyse, ainsi que sa propre position comme juif et comme psy comme une « opposition solitaire »  (Les Résistances à la psychanalyse, 1925). Et Sollers, plus spontané :   «  Quelque chose de l'antisémitisme est aussi ancien que la vocation du peuple juif lui-même » (Discours Parfait, 2010).

Qu'ils le veuillent ou non, les Juifs sont les survivants-témoins de cette étape capitale de l’histoire humaine, où la raison émerge et l'emporte sur la satisfaction instinctuelle, les envies, les colères et les haines : les juifs survivants et témoins pour le reste de l'humanité. Le monde ne peut pas rejeter le symbolique, car sans lui, il ne peut pas être vraiment humain. Mais le monde peut bien haïr, mépriser et exprimer de l’ambivalence, en persécutant et en exterminant ceux qui représentent le signifiant. Les secousses de cette transition continuent de gronder sous la surface politique, la lutte qui a créé le spirituel continue ses irruptions sous la forme de haine contre les juifs. De fait, l'antisémitisme est intrinsèque, entrelacé avec l'histoire de l'humanité.

Les psys soutiennent aussi qu'il est pervers de croire en un monde libre/libéré du poids de la spiritualité et de la moralité frontalière.

La globalisation illibérale, s'illusionnant d'une paix par le commerce régularisé, a laissé mûrir les vengeances de ceux qui ne profitent jamais assez et qui se regroupent aujourd'hui dans un mouvement anti-Occident agressif, autoritaire et tyrannique.

 

Tel est le temps long dans lequel nous place la psychanalyse.

Mais c'est dans le temps court des élections européennes que nous sommes aujourd'hui. Et je m’adresse aux futurs députés pour lesquels nous allons voter.

 

 

III.        Le rôle historique de l'Europe

 

Mesdames et Messieurs, entendez-vous la banalisation explosive de l'antisémitisme ? Et quand la guerre s'arrêtera, comment organiser la création de deux États ?

Ne vous hâtez pas à reconnaître l'État palestinien. Il faudrait commencer par le REFONDER, en sollicitant et en mobilisant les courants et les forces des deux parties, ainsi que de leurs voisins. L'intervention d'une instance tierce intermédiaire, l'Europe, devrait s'imposer. Ce serait là un rôle historique pour l'Europe, défi déjà lancé par Élie Barnavi, il y a un an, et que je reprends ici. Êtes-vous prêts  pour assumer ce « rôle historique », qui pourrait donner des idées neuves à l'Europe et en Europe ?

Mesdames et Messieurs les futurs députés européens, je ne vous entends pas sur l'antisémitisme !

 

Julia Kristeva

3 juin 2024, Théâtre Antoine 

Soirée de mobilisation contre l’antisémitisme organisée par la revue La Règle du jeu.

 



[1] Shmuel Erlich, Mira Erlich-Ginor, Thoughts for the Times on Anti-Semitism (publié sur le site explainingantisemitism.com)

[2] Ibid

 

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