Pendant que
l'antisémitisme se propage jusqu'à l'Assemblée nationale de la République
française, j'essaierai de vous convaincre de ceci :
Peut-être
parce que l'Europe a succombé aux dogmes identitaires jusqu'aux crimes et
qu'elle en a fait l'analyse mieux que d'autres, il existe aujourd'hui une
culture européenne, survivant à l'Europe nazie et à la Shoah. Elle se doit de
reprendre et développer l'inspiration biblique de ses valeurs pour soutenir l'imprescriptibilité de l'État d'Israël.
Et que,
réciproquement, en concrétisant l'esprit de la démocratie européenne, l'État
d'Israël représente lui-même une garantie symbolique pour la cohésion européenne qui nous
manque et de notre autorité aujourd'hui menacée par le « Sud
global ».
L'Europe et
Israël : nos destins sont liés. L'avenir d'Israël est un enjeu historique
pour l'Europe.
Cette conviction
demande explication. Quelle Europe ? Quel antisémitisme ? Quel rôle
historique pour l'Europe ?
I. Il existe une
culture européenne
De Gaulle, qui avait une vision d'une Europe étendue culturellement de
l'Atlantique à l'Oural, offrait des bourses aux étudiants de l'Est,
« kidnappé » (Kundera) par les Soviétiques.
À l'heure
actuelle, le souverainisme-populisme d'une part et le libéralisme des start-up
nations, de l'autre, se disputent le pouvoir sur l'Europe, et leur bruyante
agitation ne s'intéresse pas à la culture, à ce « noyau dur insubmersible
à jamais » qui pense le passé, « porte vers l'admiration », le contraire de
« l'arrogance », écrivait Philippe Sollers (La France et l’Europe, 2019). Il constatait que
« les Français sont souvent indifférents à l'Europe ou traumatisés par
elle » (L'Europe de l'esprit, in La
Guerre du Goût, 1994). Et il insistait : « L'avenir c'est le
passé dans sa singularité inouïe. C'est ça l'Europe ! (...) Le fanatisme dérive
de l'ignorance. » (La France et l’Europe, 2019, in L’Infini, n°146, 2020). Dès lors, pour lui « un écrivain est toujours
juif » (Femmes, 1983), et le fait qui définit le juif : c'est
la Bible, « lire la
Bible ». Mais la France est le pays où la lecture de la Bible n'a pas eu
lieu. Sollers s’amusait à reprendre une histoire drôle : « c’est une
dame catholique qui voit un homme assis sur un banc lire un livre. Elle lui
demande : « Qu’est-ce que vous lisez ? » Et il lui répond : « La Bible en
hébreu. » Et elle lui rétorque : « Ah bon, ça a été traduit en hébreu ? »
L’Hexagone
est par conséquent le « grand pays de l'antisémitisme » (Contre-attaque,2016).
En effet, si « vous fermez la porte à la pensée, (...) à la connaissance, (...) à la lecture, (...) à la sensation, à la complexité, vous
fermez tout ça, et vous aurez de l'antisémitisme. Cela ne sera pas seulement
celui de Staline ou de Hitler. » (Sur l'antisémitisme, 2004 in Discours Parfait, 2010)
Citoyenne
européenne, de nationalité française, d'origine bulgare et d'adoption
américaine, je ne suis pas insensible à ces amères critiques. Néanmoins après
plus d'un demi-siècle passé dans l'Hexagone, je voudrais insister sur quelques
aspects de mon expérience européenne et me définir comme une pessimiste énergique. L'Europe est désormais une entité
politique qui parle autant de langues sinon plus qu'elle ne comporte de pays.
Ce multilinguisme est le fond de la souveraineté
culturelle, qu'il s'agit
d'abord de sauvegarder et de respecter, mais qu'il s'agit aussi d'échanger, de
mélanger et de croiser.
Qui
suis-je ? est
une question dont la meilleure réponse – européenne, évidemment – n'est pas la
certitude, mais l'amour du point d'interrogation. D'où vient-il ? Il est
d'inspiration biblique et il est ce don engageant et prometteur que nous a fait
la culture européenne. Il se décline dans la parole du Dieu juif : « Ehyeh asher ehyeh (Ex
3 : 14) que je préfère traduire par : « Je serai : que je serai ».
Dans le melting pot gréco-romain, cet amour du point
d’interrogation se décline de la Bible à saint Augustin : In via, in patria (Un
seul pays, le voyage); chez Montaigne : « Nous sommes tous des lopins et d'une
contexture si informe et diverses, que chaque pièce, chaque moment faict son
jeu », ou dans le Cogito de Descartes écrit à la manière de Lacan :
« Je pense : donc je suis. » Je ne suis que par ce que je
pense, mais qu'est-ce que penser ? Ou dans la révolte de Faust d'après
Goethe : « Ich bin der Geist der setzVerneint » (« Je suis l'esprit
qui toujours nie » ; ou dans L'Analyse sans fin, de Freud, : « Là
où c'était, je dois advenir. ». L'identité toujours en mouvement est une question. « Je » est
un irreprésentable et un éternel retour sur mon être même, singulier.
La sécularisation,
qui s'en est suivie, n'a eu lieu nulle part ailleurs. « Le fil de la
Tradition » a été rompu en France, et grâce à elle, en Europe. Non pas
pour oublier la Tradition, mais pour l’investir et analyser, comme nulle part
ailleurs aussi. Et pour ouvrir à une extraordinaire liberté, inconnue ailleurs.
Mais aussi grosse des risques, eux aussi inouïs, qui ont accouché des
totalitarismes nazi et stalinien.
II. L'antisémitisme
divers, intrinsèque et banalisé
Le 7 octobre
2023, le Hamas commet en Israël un pogrom sans précédent qui, ramené à la
taille de la population, représente quinze 11-Septembre, ou seize Bataclan. La
charte du Hamas de 1988, dans l'esprit des Frères musulmans, veut « faire
disparaître » l'État d'Israël, créé en 1946, pour mettre fin à l'abjection
des camps d'extermination du XXe siècle : « Plus jamais ça ! ».
Le bref
moment de compassion planétaire pour les victimes israéliennes a cédé la place
à une « explosion de vociférations génocidaires contre Israël et les Juifs. Ils
témoignent de la permanence de l'acharnement qui s'avère être intrinsèque »
[1]
,
accompagné d'une troublante banalisation qui « rend la promesse « Plus jamais
ça » pour le moins problématique. »
[2]
Tsahal, de
son côté, en voulant « éradiquer le Hamas terroriste », inflige d'immenses
souffrances à la population de Gaza. Que
je n’oublie pas, quand je dénonce le tsunami d'antisémitisme qui déferle sur le
monde entier. Et je ne pense pas
que toute critique de la politique israélienne résulte de l'antisémitisme.
Historiquement,
il y a plusieurs antisémitismes : religieux (christianisme et islam),
judéophobe, politique, et antisioniste. Pour aller vite (je résume dans ce qui
suit le développement de Shmuel Erlich,
cité plus loin), ses racines remontent aux anciennes Égypte, Grèce, Rome. En Europe,
l'antisémitisme est d'abord un fardeau des religions
monothéistes, christianisme
et islam, qui expriment leur dette envers le judaïsme (père) dont ils
(les fils) émergent et se séparent, en persécutant les Juifs dont ils refusent
d'accepter la suprématie et les valeurs ; d'emblée, l'antisémitisme
religieux est mêlé de judéophobie.
Tous deux
sont relayés, avec la naissance du nationalisme, par la perception du Juif
comme un autre inassimilable (« paria » ou
« parvenu » en France, lisez Bernard Lazare et Hannah Arendt), et
obstacle à l'unification et à la solidarité des citoyens. La richesse de
grandes familles juives engendra des accusations contre les Juifs, devenus
« usurpateurs, colonisateurs et dominateurs » du monde, les mêmes
haines et colères seront projetées sur un sionisme perçu comme raciste et
colonialiste. En oubliant que le
sionisme messianique (du
gouvernement Netanyahou) n'est pas le sionisme
social des pionniers
fondateurs. Et que les Juifs n'ont jamais quitté leur « foyer natal »
pour coloniser un autre pays, puisqu'ils ont toujours été attachés à Sion
biblique, leur terre historique d'où ils ont été chassés par les Romains.
Aujourd'hui, la maison natale d'Israël n'est même pas un « abri » ou
« refuge », mais (comme l'écrit Rudolph M. Loewenstein, Christians and Jews,
a psychoanalytic study,
1951 ; Psychanalyse de
l'antisémitisme, 2001), une
« cale » (wedge en anglais) ou un « quai du monde
occidental au coeur du continent arabe ». Et qui
reste ouvert à tous les vents politiques, crises et comportements supposés
réglementés par la démocratie.
L'emprise de
l'hyper-connexion et des réseaux sociaux a fait émerger une autre variante de
l'antisémitisme, que j'appelle sa « banalisation explosive ».
Dans ces conditions, la montée de
l'antisémitisme pourrait être camouflée, justifiée, intégrée et banalisée par le spectacle binaire à l'heure de
la Technique et ses réseaux, dans lesquels se niche aujourd’hui l’antisémitisme
refoulé sous le
« pouvoir d’achat » dont le Rassemblement national serait le champion
et l’antisémitisme dénié en
anticolonialisme de la France insoumise, qui a perdu le sens de l’histoire pour
se soumettre à l’emprise de l’islam terroriste.
Mais pourquoi
le Juif, comme bouc-émissaire de prédilection ?
Qu'en dit la
psychanalyse aujourd'hui?
Un site de
psychanalystes freudiens (IPA, International Psychoanalytic Association),
The International Psychoanalytic Study Group on antisemitism recueille les recherches actuelles sur
l'antisémitisme digitalisé. Je partage ci-dessus leurs positions et je retiens du célèbre analyste israélien Shmuel Erlich (Thoughts for the Times on Anti-Semitism
[3]
) trois éclairages qui décortiquent en
profondeur cette actualité :
1/ Un
mouvement psycho-sexuel sous-tend toutes les variantes de
l'antisémitisme : c'est le processus
projectif. Il s'agit, d’abord, de se débarrasser de ses propres parties
détestables en les attribuant-projetant sur autrui, et, d'autre part, d'alléger
le poids de la haine et de la culpabilité, grâce à l'« identification
projective » dans un « bouc émissaire ».
2/ Le processus projectif est facilité dans l'hyper-connexion et
les réseaux sociaux : le culte de l'image, fake news, complotisme,
idéalisation du leader ou de l'influenceur, gratification narcissique via les
groupes, l'anonymat, entraînent un notable abaissement de la capacité
cognitive, morale et éthique des internautes, d'où l'explosion des pulsions, de la haine et de
l'antisémitisme.
3/ L'acuité
clinique n'omet pas la question cruciale : Pourquoi le processus projectif se porte sur les Juifs ?
Pourquoi l'antisémitisme et la judéophobie se perpétuent-ils ?
Je risque une
réponse, avec mes collègues du site, en vous ramenant à Freud et à sa fiction
théorique Moïse et le monothéisme (1939), qui laisse entendre que les racines de l'antisémitisme plongent dans
la « la vie de l’esprit » (Geistigkeit), construite par le peuple
juif : dans ce passage/transition du paganisme et de l’animisme concret à
la foi immatérielle, à la capacité de penser.
La
psychanalyse scrute la même frontière, puisqu'elle consiste en une auto-réflexioncruciale, du sensible au signifiant, qui fait de
cette expérience une cible privilégiée de projections conflictuelles, méprisée
et idéalisée : comble du désir et du savoir, comme le sont les Juifs... dans
l'imaginaire antisémite.
Une hypothèse
anthropologique subtile s’ensuit : l'antisémitisme serait-il intrinsèque,
coprésent à la spiritualité juive ? Au parlêtre lui-même, quand il
s'écoute advenir ? Freud avait souligné les résistances à la psychanalyse comme inhérentes à
la psychanalyse, ainsi que sa propre position comme juif et comme psy comme une « opposition
solitaire » (Les
Résistances à la psychanalyse, 1925). Et Sollers, plus spontané : « Quelque chose de
l'antisémitisme est aussi ancien que la vocation du peuple juif lui-même » (Discours
Parfait, 2010).
Qu'ils le veuillent ou non, les Juifs
sont les survivants-témoins de cette étape capitale de l’histoire humaine, où la raison émerge et
l'emporte sur la satisfaction instinctuelle, les envies, les colères et les
haines : les juifs survivants et témoins pour le reste de l'humanité. Le monde ne peut pas rejeter le
symbolique, car sans lui, il ne peut pas être vraiment humain. Mais le monde
peut bien haïr, mépriser et exprimer de l’ambivalence, en persécutant et en
exterminant ceux qui représentent le signifiant.
Les secousses de cette transition continuent de gronder sous la surface
politique, la lutte qui a créé le spirituel continue ses irruptions sous la
forme de haine contre les juifs. De fait, l'antisémitisme est intrinsèque, entrelacé avec l'histoire de l'humanité.
Les psys
soutiennent aussi qu'il est pervers de croire en un monde libre/libéré du
poids de la spiritualité et de la moralité frontalière.
La
globalisation illibérale, s'illusionnant d'une paix par le
commerce régularisé, a laissé mûrir les vengeances de ceux qui ne profitent
jamais assez et qui se regroupent aujourd'hui dans un mouvement anti-Occident agressif,
autoritaire et tyrannique.
Tel est le temps long dans lequel nous place la
psychanalyse.
Mais c'est dans le temps court des élections
européennes que nous sommes aujourd'hui. Et je m’adresse aux futurs députés
pour lesquels nous allons voter.
III. Le rôle
historique de l'Europe
Mesdames et Messieurs, entendez-vous
la banalisation explosive de l'antisémitisme ? Et quand la
guerre s'arrêtera, comment organiser la création de deux États ?
Ne vous hâtez
pas à reconnaître l'État
palestinien. Il faudrait
commencer par le REFONDER,
en sollicitant et en mobilisant les courants et les forces des deux parties,
ainsi que de leurs voisins. L'intervention d'une instance tierce intermédiaire,
l'Europe, devrait s'imposer. Ce serait là un rôle
historique pour l'Europe, défi déjà lancé par Élie Barnavi, il y a un an, et que je reprends ici.
Êtes-vous prêts pour assumer ce « rôle historique », qui
pourrait donner des idées
neuves à l'Europe et en
Europe ?
Mesdames et Messieurs les futurs
députés européens, je ne vous entends pas sur l'antisémitisme !
Julia Kristeva
3 juin 2024, Théâtre Antoine
Soirée de mobilisation contre l’antisémitisme
organisée par la revue La
Règle du jeu.