Julia Kristeva L’UNIVERSEL AU SINGULIER
Au nom de la « diversité », certains veulent imposer des mentalités et des rites archaïques qui bafouent des libertés individuelles et sociales, conquises à force de durs combats historiques. Ce n’est pas un hasard si les femmes sont souvent les premières victimes de ces régressions : Freud écrivait déjà que dans les religions et encore aujourd’hui, plus ou moins inconsciemment, « la femme toute entière est tabou ». On prétend donc « respecter la diversité » en autorisant les excisions des africaines, les tchadors et les burqas des musulmanes. Pourquoi pas les « pieds bandés » des chinoises ?
Mieux qu’une « diversité culturelle », c’est une interculturalité qu’il convient de promouvoir. Elle tiendra compte des traditions culturelles, y compris des croyances religieuses. Sans oublier pour autant cette composante capitale de l’expérience humaine qu’on appelle l’histoire. Ayant conduit les humains à penser que l’universel et la liberté sont accessible à toute l’humanité, l’histoire nous donne aussi l’audace de les transformer en réalités. Quel universel ? Quelle liberté ? L’ « universel » ne trouve sa pleine valeur libertaire que s’il st un universel au singulier. Je m’explique.
En remontant aux origines juives et chrétiennes de ces notions philosophiques et politiques, on a tendance à opposer un « universel juif » (biblique et talmudique) qui serait diversifiant parce que soucieux de l’élection singulière, à un « universel catholique » (héritage romain paulien) qui serait généralisable, évaluable, mesurable. En passant sous silence la complexité propre à ces deux traditions, cette opposition est de toute évidence simpliste : l’Alliance singulière du judaïsme avec le divin, bien qu’ayant l’avantage métaphysique exceptionnel de créer le sujet dans l’homme, n’empêche pas d’aborder le monde en termes de vérité absolue non problématisable et sans extériorité ; tandis que la spiritualité catholique, fût-elle expansive, inquisitoire et colonisatrice, n’ignore ni la singularité (avec Duns Scot) ni l’immaîtrisable désir à l’infini (avec la révolution baroque). Plus encore, au lieu d’opposer les deux universalismes, il serait politiquement plus raisonnable et plus fécond de dépasser le duel entre juifs et chrétiens pour repenser les tensions du duo juif-et-chrétien, ainsi que leur réévaluation dans et par la sécularisation et les Droits de l’Homme, cette rupture introuvable dans d’autres religions et qui a conduit et à la laïcité française. L’universel attentif aux droits singuliers de chacun, de chacune, en est l’héritage précieux qui, sous le nom de Droits de l’Homme, semble être aujourd’hui le seul capable d’aller à la rencontre des pays émergents.
La culture européenne en est le creuset, pour le meilleur et pour le pire. L’horreur de la Shoah ne cessera pas d’inspirer la plus grande méfiance si non l’hostilité à l’endroit de l’Europe. Force est de reconnaître cependant que le retour critique sur les crimes racistes, antisémites et xénophobes, entrepris par les européens, fait du débat politique européen un forum exceptionnel et qui devient un exemple dans un monde tiraillé par des heurts identitaires nationalistes ou religieux. Ainsi, tandis que le culte de l’identité (nationale ou sexuelle) engendre de nouveaux militantismes, l’espace européen est à contre-courant à cette tendance, puisque en Europe désormais l’ « identité nationale » n’est plus un culte, mais une réalité à mettre en question : à interroger et en évolution permanente. Oui, il existe une identité européenne ouverte à la pluralité des identités nationales et régionales et à leurs langues et qui, en en interrogeant la mémoire et le devenir, essaie de trouver la meilleure interaction avec flux migratoires de la globalisation. Nous ne sommes ni assez conscients, ni assez fiers de cette nouveauté identitaire qui se profile en Europe lentement, difficilement, mais plus résolument que nulle part ailleurs.
Cette interculturalité européenne est un rêve impossible ? Certainement. Mais c’est bien cette utopie qui confère au projet européen toute son énergie, en deçà et au-delà des incertitudes économiques et politiques. Parce qu’elle est basée sur les diversités partageables à condition de garantir les droits de chacun à son développement optimal, cette utopie interculturelle est à l’exacte opposé de ce fantasme d’un nouveau « communisme » qu’on nous propose comme « option courage » pour la « sortie de crise ». L’universel communiste n’a-t-il pas échoué précisément parce qu’il n’a pas voulu savoir que la liberté se conjugue au singulier ? Aucune solidarité ou fraternité avec les « divers », les « différents » ou les « sans papiers » ne saurait se bâtir sans conduire les droits de l’homme et de la femme jusqu’à leur aboutissement qu’est le droit de cet homme-ci, de cette femme-là : au singulier, avec et au travers de leur « communauté ».
On reproche souvent à l’humanisme procéduriel, juridique et social de manquer de sacré. Je prétends que lorsque l’universel se confond avec le souci pour chaque personne dans ce qu’elle a d’incommensurable, les frontières du pacte social s’élargissent jusqu’à l’insoutenable vulnérabilité et l’imprévisible créativité des quelconques, et l’humanisme au singulier introduit le sacré dans le monde. Pour en revenir aux femmes, rappelons-nous les avertissements de l’auteur du Deuxième sexe : les chances de l’individu ne se définissent pas « en termes de bonheur, mais en termes de liberté » ; et que si « la liberté est la seule capable de fonder la valeur de toute vie », « la liberté n’est jamais donnée, mais toujours à conquérir ». Et, j’ajoute : à questionner, à renouveler. En créant le Prix « Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes », le Jury International l’a discerné d’abord à des femmes qui sont sous fatwa (comme Taslima Nasreen et Ayan Hirsi Ali) ou qui luttent pour leurs droits (comme les iraniennes de l’ONG « One millions signitures »). Les droits des femmes, pas plus que les droits des femmes, ne s’exportent pas. Au croisement des cultures, bénéficiant de l’interculturalité qu’il convient d’optimaliser, ces droits émergent lentement, de manière spécifique à chaque pays, culture, religion. Deux chinoises, la juriste Jianmei Guo et la littéraire et vidéaste Xiaoming Aï
ont reçu ce Prix pour 2010. Elle s’appuient sur une tradition complexe d’émancipation
des femmes, qui accompagne l’histoire chinoise en doublure et à l’encontre de
l’oppression : du taoïsme au mouvement de libération bourgeoise, en
passant par les écrivaines des
cours impériales, les suffragettes qui ont envahi le parlement en 1912 pour
réclamer le droit de vote, par le
mouvement de 1920 dit des
« Cinq propositions » féministes( égalité des droits à l’héritage , droit de voter et d’être
élue, droit à l’éducation et au travail, d’autodétermination dans le mariage,
mariage libre), et jusqu’au texte de Mao sur le suicide des femmes ou les
engagements internationaux du gouvernement communiste actuel. Adossée à ces
traits culturels, fussent-ils rares mais soucieux du droit et des femmes, l’action de ces lauréates, qu’elles définissent comme une
« stratégie de construction et non d’opposition», n’est pas ressentie comme une intrusion
étrangère et obtient une large
résonance dans l’opinion. Plus encore, dans l’esprit de cet universel singulier qui en appelle à la créativité de chaque personne, c’est
le génie spécifique de Mme Ai et de
Mme Gao, leurs initiatives et leurs actes de liberté originaux, que le Prix a
voulu distinguer. Contre le féminisme massificateur, j’avais donné à ma
trilogie sur les femmes un titre provoquant : Le génie féminin.
Aux antipodes de cet esprit, la « candidate voilée des quartiers » privilégie le signe de l’appartenance religieuse au détriment de la personne de cette femme, et de ce fait encourage l’influence intégriste : l’extrême gauche préfère l’enseignement des imams à l’émancipation des femmes. Puisque la violence faite aux femmes est une cause nationale en 2010, il aurait été plus révolutionnaire de choisir comme candidate une « femme des quartiers » qui subit le mariage forcé, les violences conjugales, l’interdiction d’accéder aux savoirs, mais aussi les discriminations au travail et d’autres non respects ou insuffisances de la loi républicaine elle-même. Il y a beaucoup à faire, pour ouvrir la politique aux « femmes des quartier », sans les enfermer complaisamment dans leur appartenance religieuse. Serait-ce la fameuse laïcité positive que pratique la LCR? Plutôt de la com démagogique qui pérennise l’exclusion.
3. Je ne suis pas une spécialiste de l’Islam et il est difficile de s’avancer sur ce terrain névralgique sans blesser les sensibilités, y compris chez les intellectuels laïcs d’origine musulmane, sans réveiller des souvenirs coloniaux et un ressentiment postcolonial. Quelles que soient les variantes de l’Islam et ses développements rationalistes, mystiques ou poétiques, il semble cependant que le rôle de la figure paternelle et de l’autorité symbolique (ce que Freud appelle le « Urvater ») est si puissant, voire indépassable, qu’il impose l’obéissance et handicape la liberté de l’homme et, plus encore, de la femme. Je constate, comme le font certains écrivains et philosophes francophones d’origine musulmane, que la rupture de la sécularisation n’a pas eu lieu en Islam. Ou bien serait-elle si invisible et inaudible qu’on la reçoit comme une greffe étrangère ? Pas de Lumières, pas de Haskala.
Dans ces conditions, l’ « identité » musulmane peut-elle devenir une question et, dès lors, évoluer ? Des changements politiques et économiques sont sans doute nécessaires, qui permettraient aux musulmans de sortir de la position de « persécutés qui se vengent ». Plus profondément et en même temps, une transvaluation des valeurs islamiques et islamistes s’impose (règles coraniques, rituels sacrificiels, mainmise tyrannique sur les rapports entre les sexes, obéissance, guerre sainte, femmes emmurées, etc.), qui pourrait avoir lieu grâce à l’intégration, dans les programmes scolaires et universitaires, de l’histoire des religions. De toutes les religions, Islam y compris, qui deviendraient des objets d’interprétation, à la lumière des sciences humaines et sociales et de la philosophie contemporaines. Cette réévaluation associerait les jeunes et les moins jeunes issus de la tradition coranique, comme essaient de le faire d’une autre façon « Ni putes ni soumises ». Un travail « cruel et de longue haleine », pour reprendre le mot de Sartre à propos de l’athéisme. Mais il est indispensable, si l’on reconnaît qu’une refondation de l’humanisme est indispensable, qui n’ignorera pas les faits religieux mais saura en interpréter les besoins tout autant que les dangers, au sein d’un universel qui garantit les valeurs libératrices de la personne.
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