La
                    chair des mots 
                      
                  
                  L’interprétation en psychanalyse n’est ni un
                    instrument technique ; ni cette opération commune inhérente à la pensée
                    humaine qui accompagne la conscience de soi ; ni une herméneutique qui,
                    depuis Platon et jusqu’à la phénoménologie cherche le sens ultime, le « dire
                    vrai », « au-dessous » d’un texte primitif. Piégés par l’homonymie ou la
                    polysémie du terme « interprétation », nous ne sommes sans doute pas
                    suffisamment conscients de la nouveauté radicale, souvent scandaleuse, de la
                    découverte freudienne d’une INTERPRETATION spécifique, inséparable de celle de
                    l’INCONSCIENT. J’aimerais insister sur l’irréductible originalité de
                    l’interprétation psychanalytique, en l’appelant d’abord une a-pensée ( avec
                      le préfixe a-privatif, qui met en
                        abîme le mot « pensée ») en ce qu’elle creuse,
                    déconstruit, analyse (au sens étymologique du terme) le raisonnement  et  le jugement  conscienciels,
                    à la recherche de l’« autre scène ». Sans être pour autant une fiction ou un
                    jeu spéculatif, l’interprétation est un questionnement de l’acte de penser
                    lui-même.
                    
                  
                  I. A-pensée 
                    
                  
                  Une a-pensée qui se tient dans le questionnement
                    de l’inconscient, et dont je résumerai l’extraordinaire ambition ainsi : 
                      
                    
                   A-pensée, l’interprétation l’est parce
                    que l’objet de notre interprétation- si différente des autres- est cette
                    étrange « réalité psychique » : aussi réelle que reconstructible, définitive
                    que cataclysmique, dont Freud nous invite à relever la vivacité et
                    l’incoercibilité dans le désir inconscient.
                  C’est dans le transfert et le contre-transfert – qui ne sont pas une interlocution mais une allocution dissymétrique- que se reconstruit indéfiniment cet objet psychique vivant dont
                    l’association libre est une proto-interprétation. 
                    
                    
                  Ces deux objets, le désir inconscient et le
                    transfert – contre-transfert, posent une question radicalement nouvelle :
                    quel langage vais-je construire pour accueillir le désir de l’association libre
                    ? 
                      
                    
                  Il existe  donc une « maïeutique » de l’interprétation psychanalytique qui découle
                    du principe suivant : la vie psychique est reconstructible. Mais ce « reconstructivisme » n’a rien d’idyllique :
                    l’interprétation est habitée par la violence (elle fait effraction dans
                    vos défenses, même si nous savons que vous êtes venus chercher cette agression
                    libératrice) ; elle ne manque pas de perversion (je prends plaisir à
                    partager vos angoisses, traumas ou jouissances) ; et ne va pas sans scepticisme : l’interprétation travaille tout contre (c’est-à-dire avec) la répétition et la déliaison. Cependant, elle
                    respecte et favorise les voies singulières, aussi modestes soient-elles, par
                    lesquelles se construit la re-naissance psychique,
                    toujours au singulier. 
                      
                    
                  Ainsi comprise, l’interprétation n’est pas une
                    réponse à une demande : le dispositif transfert/contre-transfert n’est pas une
                    interlocution, n’en déplaise à P. Ricoeur.
                    L’interprétation n’est pas non plus une simple réhabilitation des fantasmes
                    originaires (Viderman) ; ni un retour à un absolu
                    archétypique (Jung) ; ni une exigence à accéder au «pur signifiant» de l’Autre
                    (Lacan). Décrire l’interprétation comme un « jeu » qui crée un « espace
                    transitionnel »  (Winnicott) ouvre
                    incontestablement une respiration entre la mère et l’enfant, l’analyste et
                    l’analysant, mais  risque de laisser dans l’ombre
                      l’impact incisif, décapant, révolutionnaire du dire interprétatif.
                          
                        
                  L’acte analytique dit d’interprétation est une
                    économie spécifique de l’énonciation (dont le silence fait partie), qui
                    installe le sujet parlant, l’analyste, dans le questionnement. Mais qu’est-ce
                    précisément que le questionnement ?  Freud, théoricien de l’affirmation et de la négation, nous invite à
                    penser que le prototype de l’analysant serait l’enfant qui demande « d’où
                    viennent les enfants ». Mais il n’a pas théorisé le questionnement comme
                    acte d’énonciation.
                  II. Le questionnement 
                    
                  
                  Le questionnement ne se confond pas avec l’interrogation. Damourette et Pichon  en décrivent la dynamique psycho-linguistique ainsi: par le questionnement, le je se retire de l’allocution et le vous est placé au premier plan de
                    ce transfert de parole que je décide d’appeler précisément une allocution et qui constitue le degré zéro du transfert. Par le questionnement,
                    j’admets implicitement que vous avez des émotions et des tendances actives. Je
                    ne vous accorde pas le même savoir que je m’attribue comme locuteur. Mais je répartis
                      nos psychés : je suppose une part de moi en vous, et j’attends d’elle la
                    réponse à l’interrogation que l’autre part formule. Vous ne me répondez pas
                    nécessairement comme je m’y attends, vous me décevez, me surprenez (parfois),
                    me devinez (rarement), ou encore me comblez (attendons de voir).
                        
                      
                  La capacité du questionnement n’advient qu’à
                    partir d’une certaine maturation de l’infans dans la triangulation oedipienne, après l’affirmation et la négation. Pensons à cette étape de l’apprentissage du langage où
                    l’enfant éclate en questions : le désir est devenu moins recherche d’une
                    réponse (car d’autres questions suivent immanquablement chaque réponse) que quête
                      de sens, car l’étonnement insatiable ne vise pas tant le « vrai » que le
                    fait de sonder le dire lui-même : « Comment se fait-il que ça signifie ?
                    Comment fais-tu pour faire du sens, pour dire ce que ça veut dire ? » - semble
                    dire l’avidité de l’enfant questionnant. Le questionnement porte moins sur l’objet
                    ou le référent de la parole que sur le processus ou l’émergence du sens : moins
                    sur le sens que sur la signifiance. 
                      
                    
                  Questionner le sens acquis, consensuel, celui du
                    refoulement dont Freud a esquissé la genèse entre « affirmation » et « négation
                    », dans le « travail du négatif » : c’est bien ce que fait l’inventeur de la
                    psychanalyse lorsqu’il interprète et nous transmet le concept
                    d’inconscient.  C’est bien cette curiosité psychique qui conduit
                    l’analysant à l’analyste, et que l’analyste accueille mais aussi devrait
                    optimaliser er perlaborer par son être et son dire.
                    Il nous reste à éclairer le site de l’interprétation comme expérience du
                    questionnement, à la lumière de divers concepts que Freud nous a légués et qui
                    balisent la genèse ou le géno-texte de la capacité symbolique des êtres parlants. J’aimerais rappeler quelques
                    uns de ces repères théoriques : 
                      
                    
                  -L’investissement de l’investissement, tel
                    qu’il apparaît dans l’identification primaire avec le père de la
                      préhistoire individuelle, possédant les qualités de deux parents…. 
                        
                      
                  -La castration, et en particulier sa
                    perlaboration dans la castration symbolique ( j’y reviendrai) ; 
                      
                    
                  -La capacité
                    imaginaire, telle qu’elle se présente déjà dans le récit du fantasme : cette fiction qu’est
                    l’association libre, installant l’analyse dans la réalité psychique, et que
                    notre interprétation est appelée à la fois à authentifier et à déplacer vers la
                    reconstruction des vérités refoulées (au pluriel). 
                      
                    
                  J’entends votre question : en mettant en avant la
                    question de la question, ne suis-je pas en train de dire simplement que
                    l’analyste est celui qui, capable de régresser, parvient à nommer sa régression
                    ? Bien sûr. A ceci près que le plus difficile, dans ce site interprétatif du
                    questionnement, n’est pas de régresser avec le patient, mais de nommer
                    l’identification/dés-identification questionnante. 
                      
                    
                  Aussi voudrais-je lier l’aptitude au questionnement
                    spécifique dont il s’agit, à la castration symbolique. Qu’est-ce que la
                    castration symbolique ?
                    
                  
                   S’il est
                    vrai qu’en parlant ego renonce à jouir de la mère et s’identifie à la
                    position tierce, celle symbolique du père, cette mutation équivaut à une
                    castration : je renonce à l’affect, et mon langage ne pourra jamais combler le
                    manque de la plénitude sensorielle ou affective à laquelle je renonce. Pour le
                    dire autrement : l’accès au symbolique( et/ou au
                      langage) s’étaie sur et de la castration. Pourtant, il ne suffit pas que je
                    me soumette au NON de l’injonction paternelle, à la valeur symboliquement
                    castratrice de ses interdits ou de sa loi. Il faudrait que le Père de la Loi se
                    reconnaisse lui aussi marqué par la castration : mortel (Lacan), mais non moins
                    aimant (avait dit Freud, en évoquant dans Le Moi et le ça un « père de la préhistoire individuelle »). C’est bien cette paternité
                    symbolique- et- aimante, d’une bisexualité psychique prononcée (ayant « les
                    qualités des deux parents »), qui me reconnaît et que je reconnais en me
                    portant vers elle lorsque j’éclate en questions. Ni « objet du désir », ni
                    seulement instance de la loi et son cortège de « travail du négatif », mais
                    tout autant pôle d’investissement psychique et/ou comme pôle
                      d’investissement de la tiercité : ce père de la
                    préhistoire est un « accoucheur » de ma capacité de faire sens. 
                      
                    
                  Peut-être se sert-il de l’ironie pour atteindre le
                    vrai à la façon de Socrate ? Freud n’ignore pas cette voie, mais il
                    l’accompagne  d’une autre, lorsqu’il
                    reconnaît  l’« attente croyante » de l’enfant : à moins que le père (et l’analyse) ne l’ait initiée. Et  il s’autorise à parler le langage du
                    rêveur quand ce n’est pas celui du bébé, lorsqu’il interprète cette attente
                    même. 
                      
                    
                  L’interprétation est cette  manière d’habiter l’énonciation qui, au
                    sein du transfert/contre-transfert, ouvre
                      le refoulement dans la trame même des signes, de la grammaire et du
                    raisonnement.  Puisque l’économie
                    subjective de l’interprétation est celle du questionnement du refoulement
                    lui-même, l’interprétation oriente le langage  vers l’extra-linguistique : sensation, affect, pulsion.  De ce
                    fait, la formulation analytique n’est pas une explication. Héritière de la Verneinung qui produit les signes, elle se retranche
                    de ce retranchement qu’est la négativité freudienne ; et, telle une double négation, l’interprétation transforme le « travail du
                    négatif » qu’est le symbolique en un questionnement indéfini. C’est dire
                    qu’en nommant l’informulable, je ne le définis pas : je le problématise. Je fais
                    une question de l’affect, j’élève la sensation à l’entendement d’un signe, en
                    même temps que j’introduis le traumatisme secret dans l’allocution. En faisant
                    question pour l’analyste, l’informulable (sensation ou affect) obtient une
                    chance de s’articuler, de se déplacer, de s’élaborer : à la manière singulière,
                    spécifique à chaque analysant, et sans fin.
                    
                  
                  On comprend que j’entends la castration symbolique
                    et l’investissement de l’investissement dans l’a-pensée interprétative, moins comme une ascèse  (comme il me semble que ce terme l’induit
                    dans la terminologie de Lacan), que comme l’ouverture - au travers de l’ascèse
                    et  avec elle - à une poïesis sans fin.  
                    
                  
                  Prenons à présent quelques exemples : Paul aux
                    frontières de l’autisme ; Anne dans la dépression innommable ; Martine et la
                    non-congruence hystérique entre langage et affect, qui me permettront de faire
                    apparaître quelques variantes de ces questionnements par lesquels
                    l’interprétation psychanalytique se confronte directement à la profondeur des
                    mots, à ce que je voudrais appeler leur chair.
                    
                  
                  
                     
                  
                  III.
                    
                  
                   Paul et l’opéra
                    
                  
                  A l’âge de trois ans, le petit Paul ne parvenait à
                    proférer aucune parole si ce n’est des écholalies vocaliques où l’on discernait
                    mal des pseudo-consonnes non identifiables. Refus oedipien d’échanger entre papa et maman, mais aussi perception douloureuse d’une
                    certaine incapacité motrice qui le déprimait, l’inhibait. J’ai décidé de
                    communiquer avec lui en utilisant le moyen qui était à sa disposition : le chant.
                    Les opéras que nous improvisions, et qui devaient paraître ridicules aux
                    éventuels auditeurs, comportaient la signification que je voulais ou que nous
                    voulions échanger. Mais d’abord ils comportaient le sens des
                    représentants d’affects et de pulsions codés dans les mélodies, les rythmes et
                    les intensités qui étaient davantage accessibles à Paul, sinon les seuls à
                    l’être. « Viens me voir » (do-ré-mi) ; « Comment allez-vous » (do-si-la), etc. 
                      
                    
                  Peu à peu, par ce jeu vocal mais en réalité
                    pluridimensionnel, l’enfant sortit de son inhibition et se mit à étendre le
                    champ de ses vocalises. Parallèlement, il commença à écouter beaucoup de
                    disques et à reproduire les mélodies. Une fois assuré de savoir prononcer en chantant – donc avec son souffle, ses sphincters,
                    sa motricité, son corps –, Paul accepta d’utiliser désormais les phonèmes  acquis par l’opéra dans la parole
                    courante. Et ceci avec une précision articulatoire que peu d’enfants possèdent.
                    Le chanteur était devenu « parleur ». 
                      
                    
                  « Je viens, papa » 
                    
                  
                  Les difficultés qui sont apparues aux stades
                    suivants ont pu être levées une fois de plus par l’imaginaire. Par exemple,
                    l’indistinction des pronoms personnels de 1 re et de 2 e personne, je/tu, moi/toi qui
                      trahissait la dépendance de Paul vis-à-vis de sa mère. Cette distinction entre
                      le je/tu  put s’opérer grâce à
                      l’identification de Paul au personnage de Pinocchio. En particulier dans
                      l’épisode où le petit garçon sauve son père Gepetto des mâchoires de la baleine Monstro. « Au secours,
                      Pinocchio », implore le vieux père. « Je viens, papa, attends-moi, n’aie pas
                      peur, je viens avec toi », répondait Paul. Cette histoire permettait à l’enfant
                      d’échapper au pouvoir de la dévorante baleine, de ne plus être la victime. De
                      plus, Paul prenait sa revanche sur le père en  accédant au rôle de héros. A cette
                      condition seulement, il pouvait se désigner par un « je » et non par un « tu »
                      sorti de la bouche de sa mère. Le « tu » obtenait ainsi  une place qui ne se confondait plus avec
                      le mauvais « je » (celui de la « mauvaise mère » de l’identification
                      projective kleinienne). Le « tu » s’appuyait désormais  sur la place de d’un Tiers (Gepetto) qui pouvait subir des épreuves (comme un alter-ego de Paul)  sans être non plus un enfant impotent. 
                        
                      
                  L’imaginaire (ici le conte) est auxiliaire de
                    l’interprétation, au sens où il permet de questionner l’acte de penser. Pourquoi ?
                      Parce que le temps de l’imaginaire n’est pas celui de l’interlocution. Il est
                      le temps d’une histoire, de la petite histoire, du « muthos » au sens d’Aristote : ce temps du fantasme où se noue un conflit et se
                      dénoue une solution. Fantasme, conflit et solution partageables. Le muthos est ce chemin d’épreuves partageables
                      dans la présence du cadre transfert/contretransfert, et grâce auquel se
                      questionne et se tient le sujet de la parole : avec Paul, nous l’avons
                      reconstruit par le truchement de l’opéra et du conte.
                  Anne ou le langage secret de la
                    mélancolie 
                    
                    
                  La dépression se complait dans le narcissisme
                    primaire, où se constitue l'image du moi et où, précisément, l'image du futur
                    dépressif n'arrive pas à se consolider dans la représentation verbale La
                    raison en est que le deuil de l'objet n'est pas fait dans cette représentation.
                    Au contraire, l'objet ( qui n’est pas vraiment un « objet » séparé du
                    « sujet » mais une Chose), est comme enterré — et dominé — par des affects jalousement gardés
                    et, éventuellement, dans des vocalises : la Chose du dépressif résiste à la castration symbolique. L'interprétation
                    analytique se doit alors d’ouvrir un questionnement de la parole elle-même,
                    jusqu'au niveau vocal du discours (le « sémiotique ») – sans être
                    intrusive et en ménageant l’identification primaire (la reconnaissance
                    aimante par le « père de la préhistoire » possédant les qualités des deux
                    parents). 
                      
                    
                  Un exemple extrait du discours d’une patiente
                    dépressive, Anne, montrera combien une destruction apparente de la chaîne
                    signifiante (que l’analyste va opérer) peut soustraire celle-ci au déni dans
                    lequel elle se trouve bloquée- à force de haine innommable avec une mère
                    archaïque, et ce baby-talk confère au discours dépressif, désaffecté, les
                    inscriptions affectives que la dépressive meurt de tenir secrètes. 
                      
                    
                  De retour de vacances, Anne me raconte un rêve : il
                    y a un procès, comme le procès de Barbie : elle mène l'accusation, tout le
                    monde est convaincu, Barbie est condamné. Elle se sent soulagée, comme si on
                    l'avait libérée elle-même d'une torture possible de la part d'un tortionnaire.
                    Mais elle n'est pas là, elle est ailleurs, tout cela lui semble creux, elle
                    préfère dormir, sombrer, mourir, ne jamais se réveiller, dans un rêve de
                    douleur qui cependant l'attire irrésistiblement, « sans aucune image »... Je
                    perçois l'excitation maniaque autour de la torture qui saisit Anne dans
                    ses relations plus que conflictuelles, « tuantes »- dit-elle, avec sa mère et,
                    parfois, avec ses partenaires, dans les intervalles de ses « déprimes ». Mais
                    j'entends aussi : « Je suis ailleurs, rêve de douleur-douceur sans image », et
                    je pense à sa plainte dépressive d'être malade, d'être stérile. Je dis :
                    « A la surface : des tortionnaires. Mais plus loin, ou ailleurs, là où est
                    votre peine, il y a peut-être : torse-io-naître/pas
                      naître. » Je décompose le mot « tortionnaire » : je le torture en somme, je
                    lui inflige cette violence que j'entends enterrée dans la parole souvent
                    dévitalisée, neutre, d'Anne elle-même. Cependant, cette torture que je fais
                    apparaître au grand jour des mots provient de ma complicité avec sa douleur. Le
                    torse, le sien sans doute, mais lové à celui de sa mère dans la passion du
                    fantasme inconscient; deux torses qui ne se sont pas touchés quand Anne était
                    bébé (la patiente a été longuement plâtrée, suite à une luxation de la hanche)
                    et qui s'éclatent maintenant, dans la rage des paroles au moment des disputes
                    des deux femmes. Elle — io —
                    veut naître par l'analyse, se faire un autre corps. Cependant, sans contact et
                    sans représentation verbale, « plâtrée » au torse de sa mère, elle ne parvient
                    pas à nommer ce désir, elle dispose du sens affectif mais pas de la signification
                      de ce désir. Or, ne pas avoir la signification du désir, c'est ne pas avoir
                    le désir lui-même. C'est être prisonnier de l'affect, de la Chose archaïque,
                    des inscriptions primaires des émotions. C'est là précisément que règne
                    l'ambivalence, et que la haine pour la Chose-mère se transforme
                    immédiatement en dévalorisation de soi... Anne enchaîne en confirmant mon
                      interprétation : elle abandonne la problématique maniaque de la torture et
                    de la persécution pour me parler de sa source dépressive. En ce moment, elle
                    est envahie par la peur d'être stérile et par l'envie sous-jacente de donner
                      naissance à une fille: « J'ai rêvé que de mon corps sortait une petite
                    fille, le portrait craché de ma mère, alors que je vous ai souvent dit que
                    lorsque je ferme les yeux je n'arrive pas à me représenter son visage, comme si
                    elle était morte avant que je naisse et qu'elle m'entraînait dans cette mort.
                    Voilà maintenant que j'accouche et c'est elle qui revit... » 
                      
                    
                  
                    
                  
                  Martine : le passage à l’acte intellectuel 
                    
                  
                  Quand Martine vient me voir, elle approche la
                    quarantaine et enseigne le français à des étrangers. Célibataire, Martine a
                    vécu avec une collègue, Edith, qui est morte dans un accident de voiture à l’étranger
                    où elle avait été amenée par Martine. Ce souvenir pénible et culpabilisé est
                    évoqué avec beaucoup de réticences par la patiente qui l’écarte avec des larmes
                    et des gestes de colère. 
                      
                    
                  Deux faits traumatiques liés à l’enfance
                    apparaissent dès le début de l’analyse. La patiente y insiste dans un discours pauvre et répétitif, mais très investi de colère. Le père de la patiente
                    meurt pendant la grossesse de la mère. Cette tragédie est suivie du deuil
                    inconsolable de la mère, qui désirait remplacer son mari par un garçon :
                    Martine devait se prénommer Martin, et d’ailleurs sa mère continue de se
                    tromper en l’appelant souvent Martin. 
                      
                    
                  A cette violence qui efface l’identité sexuelle de
                    Martine pour lui greffer celle d’un homme, s’ajoutait une intrusion sadique,
                      cette fois sensorielle et érotique. Suite aux problèmes intestinaux de sa
                    fille, la mère se livrait à de longs lavements, des clystères, sur l’anus de
                    Martine. Cette occupation semble avoir rempli et bloqué la mémoire de la
                    patiente, devenant le souvenir essentiel qui avait chassé toute autre
                    image de l’enfance pendant un bon moment de l’analyse. 
                      
                    
                  Au cours de l’analyse, ces symptômes se sont
                    manifestés et aggravés, surtout pendant les périodes de ce que je ne peux
                    appeler autrement que des « passages à l’acte intellectuels » : ruée
                    vers les cours, participation à des séminaires analytiques pour présenter une
                    théorie qu’elle savait opposée à celle du directeur du séminaire, et engouement
                    pour l’écriture théorique. 
                      
                    
                  Ces passages à l’acte intellectuels qui m’étaient
                    évidemment destinés, visaient à maintenir le discours de Martine au niveau de
                    la mentalisation et de la rationalisation consciente : à empêcher en somme
                    l’association libre. 
                      
                    
                  L’idéalisation à laquelle j’étais vouée renforçait l’inhibition pulsionnelle et affective mais aussi intellectuelle. Martine
                    se contentait de compilation et d’agressivité dans ses digressions sur le
                    divan, mais aussi dans ses publications qu’elle m’apportait et que je ne
                    commentais pas. L’idéalisation empêchait en outre la traduction des
                      traumatismes en mémoire sensorielle et émotionnelle. 
                        
                      
                  Le tournant de cette analyse est survenu lorsque la séparation pensée/affect a évolué vers un clivage. Martine me fait ce récit :
                    elle attend une amie devant un restaurant, l’amie tarde. Martine sort, voit un
                    taxi et décide de le prendre pour s’en aller. Une personne descend du taxi,
                    paie, Martine s’impatiente, bouscule presque la personne qu’elle fixe avec
                    colère et, après quelques instants « blancs » d’aveuglement, s’aperçoit (ou
                    plutôt la personne s’écrie et la secoue pour la sortir de sa torpeur) que la
                    femme descendant du taxi n’était autre que son amie. Hallucination négative,
                      suspension de perception-sensation par freinage de l’agressivité et de
                      l’ambivalence passionnelle pour cette amie. Sans transition, elle enchaîne
                    brusquement en me décrivant les idées qu’elle développera dans les articles
                    qu’elle est en train d’écrire, et j’y reconnais sans peine mes articles. Je lui
                    dis : « Par la pensée, vous souhaitez vous rapprocher de moi. L’envie d’être
                      à ma place, vous épargne de penser que vous voulez me toucher, toucher mon
                      corps ? » Elle se met en colère, crie, grimace, et de nouveau « théorise »
                    comme à son habitude : « Vous me reprochez toujours mon registre homosexuel. Je
                    ne comprends pas ce que vous voulez dire. » 
                      
                    
                  Seulement deux séances plus tard, elle me dit
                    qu’elle n’avait pas réalisé — en écrivant et en m’en parlant —
                    qu’elle avait plagié mes textes... Que l’amie qu’elle attendait et n’a
                    pas vue tout en la touchant s’appelait Christine, « comme vous », me
                    dit-elle, « d’ailleurs, ma chef que je ne peux pas blairer est aussi une
                      Christine. » 
                        
                      
                  Je me mis alors à insister sur le toucher, le goût,
                    la vue, l’odorat, l’ouïe. J’ai renoncé aux enchaînements et aux liaisons
                    logiques inconscientes. Mes interprétations ne devenaient des
                      questionnements déclenchant l’association libre que quand je relevais, dans les
                      propos théoriques – ou explosifs- de Martine, les indices sensoriels. Et je ponctuais son discours intellectuel défensif – ou débordé par
                    l’émotion- en repérant ces lieux d’inhibition de la sensorialité en même
                      temps que du discours (elle n’en parlait pas, elle ne sentait pas, elle
                    s’agitait ou souffrait). 
                      
                    
                  Le fait de nommer les sensations et le désir de mort
                    a ouvert le temps du souvenir. Elle m’a confié des détails de sa
                    relation amoureuse avec Edith, morte dans un accident de voiture, Martine étant
                    la conductrice. De nommer le ressenti et l’affect en ma compagnie, et en
                    reliant la douleur et la honte dans le transfert à ma personne, a déverrouillé
                    sa mémoire. Une mémoire où ont pris place Edith, la chef de service, moi-même,
                    et, en arrière-plan, le souvenir désormais sensoriel et déculpabilisé des
                    relations entre Martine et sa mère. Les lavements, les haines, les amours, les
                    rages sadiques de Martine contre sa mère. 
                      
                    
                  La capture du souvenir traumatique ne peut se faire
                    sans que nous ouvrions la généalogie des signes cognitifs, sans faire
                    basculer le cogito vers la sensation. 
                      
                    
                  L’interprétation requiert l’aptitude de l’analyste à
                    la castration symbolique : en
                    renonçant à l’interprétation explicative- à cette rationalisation qui nous
                    guette lorsque nous cédons à la toute puissance de la construction verbale, il
                    s’agit de ponctuer le bavardage défensif avec du silence, mais aussi à
                    infléchir les mots du signifiant vers la pulsion. Par notre souplesse à refaire le trajet
                      hétérogène de la psychisation :
                    affect-langage-demande-négation-question, ceci dans les deux sens : aller et
                    retour, depuis les traumas indicibles jusqu’à leur connaissance, et vice
                      versa,-  l’interprétation offre
                    tout un étayage à l’investissement
                      primaire sur lequel s’étaie la curiosité psychique. Par l’anamorphose
                    des affects en questions et des questions en affects, indéfiniment,
                    l’interprétation apparait comme une expérience parallèle à l’analyse
                    personnelle, à l’auto-analyse : elle ne se confond pas avec l’analyse sans fin
                    de l’analyste, mais la transpose dans l’acte même de penser, dans une a-pensée
                    spécifiquement analytique. 
                      
                    
                  Il est impossible de tenir ce rôle dans le monde,
                    sauf à être un stoïque ou un humoriste. Mais c’est bien cet impossible que
                    Freud a abrité dans l’intimité de l’expérience analytique qui nous restitue
                    “l’intense profondeur des mots” (Baltazar Gracian) ou
                    ce que j’appelle “la chair des mots”. Il nous revient à l’approfondir plus que
                    jamais aujourd’hui, à contre-courant de la transparence hyperconnectée qui nous entoure. 
                      
                    
                  Julia
                    Kristeva
                    
                  
                  Colloque "Interprétation"
                    de la SPP, le 19.11.2011 Palais Brognart,
                    Paris