11ème colloque Médecine et psychanalyse
Le statut de la femme dans la médecine :
entre corps et psyché.
15/16/17 janvier 2010
Maison de la mutualité
***
La
maternité au carrefour de la biologie et du sens
La femme entre corps et psyché: un
tabou, toujours et encore
Penser la femme «entre corps et psyché» nous
confronte à une situation que nous connaissons tous/toutes: certain(e)s par expérience personnelle,
plus ou moins douloureuse - il n’existe pas de «statut» spécifique de «la
femme» en médecine. Si l’on entend, en effet, par «femme» le «sujet parlant de
sexe féminin», il aurait fallu prendre en considération son corps psychique, qui n’est pas –
ou si peu, à de si rares exceptions près – le corps
biologique-anatomique-physiologique dont traite la médecine. Autant dire qu’il
aurait fallu que la découverte freudienne de l’inconscient parvienne à se
frayer un chemin au sein des disciplines médicales, ce qui n’est pas sûr et qui
semble même se produire de plus en plus rarement.
Mes propos pourront paraître accusateurs, voire
brutaux, je les maintiendrai néanmoins d’abord pour mettre en lumière le
courage intellectuel, éthique et politique de Danièle Brun et de son équipe,
qui ont pris l’initiative de nous confronter à cette difficulté et à son urgence.
Je les maintiendrai aussi et surtout pour rappeler
que cette absence de «statut» spécifique de la femme en médecine a une longue
histoire, dont la médecine contemporaine hérite souvent à son insu. Bien que
cette histoire ne soit pas l’objet de notre colloque, j’aimerais la convoquer
très brièvement ici pour éclairer les débats et les difficultés actuels. Pour
toutes les civilisations et depuis la plus haute antiquité, le corps féminin
n’est pas un corps comme les autres: rebelle à la pensée bien avant d’être rebelle
à la médecine, le corps féminin fascine et fait peur. Il est l’objet de tous
les tabous dont les humains – hommes et femmes – s’arment pour
l’aborder. Exemples?
L’excitabilité
féminine – attribuée à la fertilité utérine
et appelée, pour cela même, «hystérique» avant qu’on lui découvre des
conditions hormonales, génétiques, voire (plus rarement) psychiques –
n’a-t-elle pas culminé dans la figure de la sorcière: objet de tous les fantasmes de surpuissance maléfique, sujet qu’on préfère
brûler plutôt que de se risquer à le guérir?
Quant au sang menstruel, si
dangereux qu’il fait horreur, n’est-il pas aussi la cible d’interminables
purifications et d’autant d’interdits religieux? L’envie terrorisée que suscite
la toute-puissance maternelle s’inverse alors en déni, en rabaissement, qui
rejette la femme dans l’exclusion compassionnelle, cette version soft de la persécution, que résume le
célèbre vers d’Alfred de Vigny: «Femme, enfant malade et douze fois impure».
C’est Freud qui résumera la longue histoire de ces
peurs, exclusions et persécutions, lorsqu’il écrit dans «Le tabou de la
virginité» (1918) que la femme est «l’autre de l’homme […] incompréhensible,
pleine de secret, étrangère et pour cela ennemie […]On pourrait presque dire que la femme dans son entier est tabou […]»
Nous n’en sommes plus là en 2010? Bien sûr, il est
loin de nous, le temps d’Hippocrate où la médecine considérait que la femme
abrite en elle des «semences pourries séjournant dans la matrice», des humeurs
«peccantes», et que le seul remède est la «purge de la matrice». Ah, ces
«saignées» - que les «médecins» finissent par appliquer à tout ce qui vit
encore, homme ou femme, et qui ont fait tant de victimes, avant d’amuser
Molière! Pas si loin qu’il paraît, si l’on considère que. Mais le corps
biologique-physiologique-anatomique reste aujourd’hui couramment dissocié du
corps psychique et/ou érogène. Cette dissociation, préjudiciable dans la prise en charge médicale de l’enfant et de l’homme, l’est
davantage encore lorsqu’il s’agit du sujet femme, puisque la psychosexualité de
la femme la situe plus frontalement encore au carrefour corps-psyché qui nous
intéresse aujourd’hui. Par conséquent, quand il essaie de réduire l’écart dans la prise en charge du mal-être
féminin, le dialogue médecine/psychanalyse s’affronte à une problématique plus
générale, qui n’est autre que la conception
métaphysique de la maladie séparant le corps malade des conflits
psychiques. Ce «vice de naissance» interne à la médecine comme discipline
spécifique, s’aggrave surtout lorsque la médecine contemporaine s’affine en étroites spécialités techniques et,
après avoir libéré le corps féminin, risque de l’enfermer dans de nouvelles impasses. Je souligne cet
enjeu, qu’il faut bien dire épistémologique de notre colloque, avant de me
limiter à un aspect particulier mais non moins d’actualité: La maternité au carrefour de la biologie et
du sens.
Parce que, parmi toutes les expériences féminines
spécifiques traversées ou fil de l’existence, la maternité expose une femme, avec une violence
incomparable, à cette tension dont elle est l’enjeu constant (corps/psyché,
biologie/sens), et parce que les diverses civilisations regorgent de mythes,
croyances et connaissances en tous genres pour nous léguer des versions de la maternité (au pluriel), force est de constater
que la sécularisation – la mondialisation – est la seule
civilisation qui manque d’un discours sur la maternité. Ce manque n’embarrasse
guère les techniques médicales, qui rivalisent d’inventions propre à «faciliter»
la «procréation», et à favoriser le clivage dramatique entre corps et psyché,
biologie et sens – en créant deux entités dont on peine actuellement à
gérer la coexistence: la génitrice et la mère.
Elles-mêmes objets et sujets, donc victimes de ce clivage
corps/psyché, les femmes ( y compris celles éprises de liberté et
d’émancipation) ont tendance à exalter les états d’âme en dévalorisant le corps
féminin ou du moins certains de ses aspects jusqu’à le négliger; ou au
contraire à vouer une passion obsédante à ce corps ( de sa beauté à sa santé),
sans soigner les subtiles interférences entre ces deux «régions» qu’on ne
saurait séparer que provisoirement
pour mieux les articuler en
définitive. Et c’est la maternité, au carrefour de la biologie (gestation) et
du sens (lien à construire avec ce premier autre qu’est l’enfant): la maternité
qui me guidera pour ausculter cette difficile articulation, devant laquelle
peinent quand elles n’échouent pas les plus grands noms de la culture féminine athée ou religieuse.
Je ne reprendrai pas, dans ce qui suit, mes
réflexions sur La passion maternelle (exposée au colloque de la SPP pour le 100e anniversaire de Freud et dans mon livre Seule une femme, éditions de l’Aube,
2007). Je prendrai donc un peu de
recul pour vous rappeler comment deux femmes, une philosophe et une mystique,
se sont efforcées de penser, ou ont échoué à penser l’amante et la mère, et
comment leurs avancées et leurs échecs résonnent avec des chausse-trappes de la
modernité (de l’avortement à la mère porteuse, et jusqu’à l’utérus
artificiel). Simone de Beauvoir et
Thérèse d’Avila: quelle maternité?
1. Le destin biologique et le libre accomplissement
Publié en 1949, Le Deuxième Sexe est aujourd’hui une jeune femme de 60
ans qui a fait scandale mais aussi école: elle marque une étape décisive de
l’émancipation féminine et continue à l’accélérer. A force de
la critiquer, non sans raison, beaucoup régressent et cèdent sur l’exigence de
liberté que Beauvoir nous a léguée.
«On ne naît pas femme: on le devient» (Le Deuxième Sexe, I, 13). Face aux
avancées de la biologie (nous sommes génétiquement programmés avant même la
naissance), peut-on encore dire qu’«on ne naît pas femme»?
Beauvoir est venue à temps pour débiologiser la
femme et, en la situant dans l’histoire des sociétés patriarcales qui en ont
fait un «objet», pour l’élever au rang de «sujet». Le moins que l’on puisse
dire est que cette bataille n’est pas gagnée, menacée qu’elle est par une
double pression: d’une part, la maternité, dévalorisée par l’auteur du Deuxième
Sexe et par un certain féminisme; de l’autre, une maternité
ramenée par le biologisme techniciste à un «instinct» de l’espèce. À ceci s’ajoute,
en temps de crise, que la logique même de la globalisation favorise, la ruée
vers l’enfantement comme «valeur refuge», quand ce n’est pas comme «antidépresseur» pour nos contemporains,
femmes et hommes, hétéro- ou homosexuels.
En libérant les femmes de la condition biologique
où les enferment toutes les sociétés (les démocraties avancées ne font pas
exception à la règle), Beauvoir trace néanmoins une vision naturaliste et victimaire de la maternité. Maternité naturaliste: «La gestation est un travail fatigant qui ne
présente pas pour la femme un bénéfice individuel et exige au contraire de
lourds sacrifices; on dit volontiers que les femmes “ont des
maladies dans le ventre” : il est
vrai qu’elles enferment en elles un élément hostile: c’est l’espèce qui les
ronge.»
(DS, I, 68).Et d’affirmer
que l’enfant est, pour la femme, un «polype né de sa chair et étranger à sa
chair» (DS, II, 351). Maternité victimaire, elle est conçue comme aliénation pour la
mère, victime d’accouchements imposés à répétition, et pour l’enfant, victime
de la dépression et de la folie maternelles. Pourtant,
le libre choix de la maternité, devenu possible grâce à Simone de Beauvoir,
nous permet aujourd’hui de sortir du schéma beauvoirien lui-même, marqué des
stigmates des angoisses personnelles de la philosophe.
Avant que l’utérus artificiel devienne monnaie
courante, le «destin biologique» fait des femmes les mères de l’humanité, et ce
destin «de donner naissance» peut et commence à être vécu comme un « engagement» biologique (pour employer le terme
existentialiste); mieux: une création
singulière pour chaque femme qui le choisit. «On» naît femme (l’«organisme»
est impersonnel, bien que l’embryon se différencie avant que soit fixé le sexe
chromosomique et que le processus de subjectivation s’installe à travers les
échanges hormonaux, mais aussi infralinguistiques avec la mère, bien avant la
naissance). Cependant, «je»
devient «sujet» progressivement, continûment, après la naissance. Mais Beauvoir
auscultait le dédoublement de l’expérience féminine (divisé entre un «on»
impersonnel biologique, et un «je» qui se crée dans la rencontre avec l’autre),
mais elle excluait cependant les mères de cette créativité, en les enfermant
(comme les traditions qu’elle combattait) dans une fonction purement organique.
Au contraire, nous dirons aujourd’hui que Je,
femme, me construis, me crée, m’invente, me
«transcende» à partir de ce dédoublement entre la biologie et le sens, que
«je» vis de manière plus complexe que l’homme. «Je» me crée aussi dans et
par cet art-science-connaissance-sagesse qu’est la maternité comme lien à ce
nouvel autre qu’est l’enfant. Femme amante, femme mère, femme exerçant un
métier: la liberté au féminin se construit dans cette polyphonie.
La psychanalyse n’a, elle, jamais fait de la
maternité un instinct. Elle reconnaît la pulsion de vie et la pulsion de mort, dont les femmes devenant mères sont le théâtre,
comme les hommes et autrement qu’eux, avec leurs enfants, avec les pères de
ceux-ci, et avec toute autre personne à laquelle les confrontent leurs désirs et leur parole. Pour la psychanalyse, l’expérience maternelle est une
construction culturelle, et à mon sens la construction culturelle par excellence, qui nous replace à l’aurore de
l’hominisation, là où la biologie bascule en émergence du premier autre:
l’enfant.
En
effet, plus que le partenaire sexuel ou amoureux, mon semblable, mon frère, mon
double dans l’amour à mort et dans le règlement de comptes passionnel ou
trivial, C’est l’enfant, qui, pour la mère (et bien avant que le père
le reconnaisse et/ou l’adopte comme sien) est loin d’être seulement quelque
chose ni même quelqu’un qu’elle a
porté dans son ventre, son double narcissique (bon ou mauvais); mais il doit et
peut devenir un autre pour être lui-même. Non pas une partie de moi,
un morceau que je peux congeler, tuer ou (dans le meilleur des cas?) «pousser»
à accomplir des projets que j’ai moi-même plus ou moins ratés. Mais quelqu’un
dont je respecte la singularité, c’est-à-dire
d’abord la vie biologique, mais
surtout la biographie, l’histoire
personnelle. Je l’accompagne dans son devenir de sujet parce que j’en cultive
la différence, et que j’essaie d’en éveiller la créativité: même si elle me
dépasse, me blesse ou me surprend, car ainsi seulement elle me libère. Comment
cette alchimie de la maternité dont la religion a fait «le miracle de la
natalité» est-elle possible?
En ce point, je reviens au projet libertaire de
Beauvoir et, sans m’y opposer mais en essayant d’analyser ce qui me semble être
ses limites, je lui en ajoute un autre. Je ne me reconnais pas dans son dégoût
de l’«organique», du corps, de la «nature» qu’elle vit clivée de la lucidité
libératrice propre à la conscience jugeante (dégoût que Simone partage à sa
façon avec Sartre qui, dans La Nnausée par exemple, se dit
dégoûté par la «contingence» des poulpes et des racines). Je récuse son
opposition entre le corps désirant féminin, perçu comme «chose opaque et
aliénée» (DS, I, 67),
«marécage où insectes et enfants s’enlisent» (DS, II, 167), et son
idéalisation de la masculinité phallique qui voit le sexe de l’homme «propre et
simple comme un doigt» (DS, II, 160).
Je reconnais, avec Freud, que la subjectivité
humaine est un perpétuel bord à bord, autrement dit un arrachement et une
incessante négociation avec le corps et/ou avec la biologie, dont l’expérience sexuelle est le paroxysme – c’est ce que Mallarmé exprime dans une formule saisissante: «l’éternel
désaccord avec le corps». J’ajoute que la naissance – et
aujourd’hui le «projet parental» – est un commencement, un autocommencement et le commencement d’un autre que moi.
La maternité est cette perpétuelle re-naissance, où la génitrice se reconstruit en mère qui ne cesse de commencer cette
série de «commencements» ou d’«étapes» qu’on appelle
une vie. Et ceci constitue l’acte de liberté le plus
radical. Ici, je rejoins la conception de la liberté selon Hannah Arendt, qui
la définit, avec des accents augustiniens, non pas comme révolte, guerre,
transgression ou non consentement – pour reprendre les termes de Beauvoir
la révolte, «Castor en guerre»(ce que la liberté est incontestablement aussi).
Mais comme un commencement, un
autocommencement: «Cette liberté, écrit Arendt, est identique du fait que les
hommes sont parce qu’ils sont nés, que chacun d’eux est donc un nouveau
commencement, commence en un sens un monde nouveau.» En revanche, la terreur
élimine précisément «la source même de la liberté que la naissance confère à
l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau
commencement» (Les Origines du totalitarisme, pp. 212-224).
Je le répète, nous sommes la seule civilisation qui
manque de discours sur la maternité (cf. Julia Kristeva, Seule une femme, Éditions
de l’Aube, 2007; La Hhaine et le pardon, Fayard, 2005). À l’exception
de l’énigmatique «suffisamment bonne mère» de Winnicott, nous ne savons pas
comment une mère se construit en dépassant la génitrice qu’elle est. Comment le soin maternel ouvre pour elle, et
pour cet autrui qu’est l’enfant, le champ de cette créativité qu’on appelle une pensée – de la mère avec l’enfant et de l’enfant–: cette pensée à deux si spécifique
qui implique la transmission du sensible, du langage, de l’art de vivre, du
temps des commencements (ou des générations) –, qui
n’est pas le temps du «souci» ni du «désir à mort» dans lequel excellent les
philosophes, mais le temps des «éclosions», dira
Colette. Eclosion de l’enfant, mais de
la femme-mère aussi: autrement dit santé au sens fort du terme. Nous
n’avons ni philosophie ni de connaissances empiriques sur cette «passion
maternelle» qui favorise – ou freine – l’éclosion
de la pensée dans le corps vivant. Tel est le vide que nous éprouvons aussi
bien face aux adolescentes anorexiques et toxicomanes des beaux quartiers
qu’aux incendiaires des voitures et des biens publics dans les ZEP.
Les facilités techniques qui favorisent la
procréation négligent cette expérience biface qu’est la maternité,
indissociablement corps ET psyché. Mais ces facilités ne seront pas régulées
par des interdits: certes, il convient d’encadrer «les grossesses pour autrui»
pour éviter la marchandisation de l’enfant, mais sans fermer la voie aux
nouvelles formes de parentalité. La loi
pourrait prévoir des «exceptions de l’interdiction des grossesses pour autrui»
dans «certaines circonstances exceptionnelles: à l’exemple du «donneur vivant»
pour le don d’organes. Cependant, avant de faire – ou de ne pas faire – des
lois sur les mères porteuses) des forums pour une
nouvelle philosophie de la maternité et de la parentalité sont à inventer.
Dès le début du choix de la maternité et dans tous les cas, entre l’origine
(organique) et la rencontre avec l’autre (qui fait sens), entre le destin
biologique et la création de lien, la passion
maternelle n’est pas «la plus biologique»; elle comporte une part d’adoption
permanente de la nouvelle personne qui ne cesse de naître. Si la maternité
est aussi dramatique et exquise, c’est qu’elle est aux frontières de la
biologie et du sens, de l’origine (origyne?) et de l’altérité, de la matrice et
de l’adoption. La génitrice n’est pas nécessairement une bonne mère, beaucoup
de mères excellentes ne sont pas des génitrices.
2. Les chemins de la «transcendance »
Le désir de transcendance qui anime Le DDeuxième Ssexe est tendu vers l’individu
mâle, et en particulier vers celui que Beauvoir admire par-dessus tout: le philosophe.
Elle commence par soutenir que la liberté des femmes est un droit à l’égalité
avec les hommes. Elle veut affranchir la femme du statut de mineure qui
l’oblige à être l’Autre de l’homme, sans avoir ni le droit ni l’opportunité de
se construire comme Autre à son tour. L’égalité des sexes qu’elle réclame s’inscrit philosophiquement sous le régime de
l’universel, dont la généalogie remonte à l’Idée platonicienne, aux
idéaux républicains de l’Homme universel cher aux Lumières françaises. À l’écoute de la psychanalyse, nous savons que cet «universel» s’exprime dans la
réduction des corps sensibles et des différences singulières à l’Un et à
l’Homme universel, et que c’est le culte du phallus qui sous-tend cette
construction.
Les amis féministes de Beauvoir n’ont pas manqué de
s’apercevoir que l’Un ou l’Homme universel se cristallise, chez elle, dans le
culte du Grand Homme, assorti d’ambivalence, d’agressivité et de dépendance. Et
qu’il attend La CCérémonie
des adieux (1981) pour s’écrouler dans la froide tendresse d’un récit
incisif, un brin vengeur à l’endroit du maître à penser. Le Castor ne
s’aventure pas non plus à penser que la «vocation» de Sartre pour les «amours
contingentes» dissimule l’insoutenable dépendance érotique de l’Impossible
Monsieur Bébé sous la superbe de son «cher petit philosophe». Le lamento beauvoirien sur les «femmes
flouées» de ses romans, bien avant qu’elle ne l’avoue pour elle-même, semble
bien loin du dépassionnement psychanalytique qu’on attend de celle qui avait
fait d’une psychanalyste (Anne) l’héroïne des Mandarins; mais loin aussi de l’ironie d’une Colette qui
plaisantait sur «ce bon gros amours» (et ces «hommes que les autres hommes
appellent grands»!)
L’héroïsation du mâle et l’aspiration à la
fraternité est le révélateur de la bisexualité psychique de Beauvoir
(l’«hermaphroditisme mental», selon Colette) nécessaire à toute création. Bien
que l’homosexualité féminine soit indubitablement présente dans les relations
sexuelles du Castor, c’est encore un non consentement à la norme, fût-elle
homosexuelle, qu’elle cherche en définitive dans la réalisation de ces désirs.
Avec le lien érotique, à travers et au-delà de lui, c’est dans la sublimation, à une
sorte d’ascèse complexe que vise son expérience, comme en témoigne l’hommage qu’elle
rend à la mystique Thérèse d’Avila. L’athée impénitente que fut Beauvoir passe
sur les tourments anorexiques et épileptiques de la sainte, pour ne retenir que
l’«intensité de la foi qui pénètre au plus intime de sa chair». «Sainte Thérèse
pose d’une manière toute intellectuelle le dramatique
problème du rapport entre l’individu et l’Être
transcendant; elle a vécu en femme une expérience dont le sens dépasse toute
spécification sexuelle; il faut la ranger à côté de saint Jean de
la Croix. Mais elle est une éclatante exception» (DS, II, 579).
Va pour l’«éclatante exception», et puisque dans le
heurt des religions aujourd’hui les femmes sont attirées – pour le meilleur mais souvent pour le pire –, par
les expériences religieuses et spirituelles, mon dernier
livre, Thérèse mon amour (Fayard,
2008), suit la vie et l’œuvre de cette femme qui ne cesse de «se transcender», tout en
dévoilant une complexité psychique et
sociopolitique infinie. Infinie est bien le mot, puisque Leibnitz lui-même voyait en Thérèse un précurseur de
sa théorie des monades (unités qui
contiennent l’infini) et du calcul infinitésimal. Cet aspect de notre
mémoire judéo-chrétienne – (Thérèse est
d’origine marrane (juifs convertis) du côté de son père,
«vieille chrétienne» du côté de sa mère) –,
reste à explorer et à interpréter, si nous ne voulons pas demeurer des modernes
ignorants fascinés par les religions qui menacent d’embraser la globalisation.
Et si nous ne voulons pas réduire la complexité de ce que «se transcender» veut
dire au féminin, ni aux prouesses du biologisme, ni à la quête d’un «pouvoir», fut-il
symbolique, professionnel, spiritualiste, ou
médiatique.
Les religions, en contrepoint au progrès des techniques
médicales parfois récusées par les
courants traditionalistes, parfois acceptées par d’autres, semblent attirer
aujourd’hui les femmes sous le terme banalisé de «spiritualité». il serait naïf
de récuser ce retour du «
spirituel» en y voyant seulement une préjudiciable régression ( ce qu’il est
aussi). Demandons-nous plutôt:
quel est le bénéfice que le corps
féminin hypermédicalisé trouve
dans la promesse de transcendance que lui offre la psychisation religieuse?
Au cœur du judéo-chroistianisme, mais aussi au cœur de la
Renaissance redécouvrant le corps anatomique l’expérience de Thérèse prend un
chemin inverse aux normes de
l’Eglise de son traditionnelle et opère une jonction: chez la mystique,
la psyché rejoint le corps sensible. Souvenez-vous,
L’extase de Thérèse sculptée dans la célèbre Transfixion du Bernin révèle une
jouissance qui prend en écharpe les distinctions métaphysiques entre corps et
âme. Elle voyage entre masculin et féminin, actif et passif, affects érotiques
et ascèse intellectuelle, avec une lucidité sans précédent, par cette
élucidation continuelle qu’est son écriture, et qui passe le relais à l’action.
L’extatique anorexique, épileptique et hystérique sera un écrivain fécond (mais
nullement prolixe, comme le fut Mme Guyon) et la fondatrice d’un nouvel ordre
religieux, le Carmel déchaussé. Voici deux extraits de son expérience, à verser au dossier de la «femme libre
qui est seulement en train de naître». ( comme le pense Beauvoir, et comme nous
le pensons avec elle.)
Le
premier témoigne de la polyphonie de ce moi qui ne s’apaise que si sa mobilité
psychique l’exile elle-même, voyage vers autrui et trouve l’ultime altérité… au
fond de soi: un «centre de soi» assimilé à l’infini, et soumis à une mise en
question permanente: «Portez vos regards au centre... Ne
contraignez pas, n’enchaînez pas une âme d’oraison...
Laissez-la circuler librement dans ses différentes demeures : en haut, en bas,
sur les côtés; et puisque Dieu Lui-même l’a faite si
noble, qu’elle ne se fasse pas violence pour
demeurer longtemps dans une même pièce, ne serait-ce qu’en celle de
la connaissance de soi."» (Le château intérieur, OC, I D, 2: 8, OC, I, 977). «Je
regarde comme impossible que l’amour se contente de demeurer stationnaire» (OC, VII D, 4: 9, OC, I, 1156). La
mystique ne serait-elle pas la précurseur de la psychanalyse?
Le deuxième définit la maternité, non pas
biologique mais symbolique, ou, si vous voulez, ce que j’ai
appelé la part d’« 'adoption de la singularité d’autrui » que comprend toute maternité. C’est cette position psychique et sociale inouïe,
cette maternité symbolique que Thérèse assume et revendique comme une place
cruciale et désirable, dans le Siècle d’or espagnol découvrant le Nouveau Monde
aux Antipodes), le renouveau de la foi chrétienne (protestants et érasmistes
s’opposent aux catholiques), et le surgissement de l’humanisme. Thérèse
détaille la logique de la maternité comme un «exil de soi» tel que vous ne vous
contentez pas «seulement de jouir»: vous «considérez les autres» en opérant une
«désappropri[ation]de soi », mais «sans vous lier les mains» – entendons, en devenant une femme active, volontaire, fondatrice d’un nouvel ordre
religieux (le Carmel déchaussé), pour penser avec efficacité du point de vue
de l’autre.
La maternité symbolique qui résulte de cette logique thérésienne
est hyperactive: «Ne
pas se taire, personne ne me pourra me lier les mains» (OC, R, 1). Elle est aussi ludique et teintée d’humour: la Vierge Marie n’a-t-elle pas fait
échec et mat à Dieu en lui prenant un enfant? Empreinte de bonté enfin: la mère est une femme capable de s’exiler d’elle-même
et, sans s’oublier, de vivre depuis la place de l’autre et d’agir pour lui. En
définitive, l’extase solitaire de la sainte est relayée par la fluidité d’une
âme agissante et le fabuleux dynamisme de la femme d’affaires.
Thérèse se fonde en fondant dans le monde; elle
s’enfante elle-même, en donnant au monde une œuvre: mère de cette œuvre, elle est aussi «fille» de «son enfant» –,
engendrante/engendrée, sans écran entre son moi et le monde. Telle est sa
formule de la maternité: certainement pas l’unique, mais une des plus justes – à méditer.
Curieusement, Simone de Beauvoir vers la fin de sa
vie me fait penser qu’elle a ajouté à la revendication libertaire du Deuxième Ssexe cette adoption des autres et du monde qu’on appelle une «bonté». La
preuve ?
Jean Genet la convainc que Rembrandt est passé «de
la superbe à la bonté», parce qu’il a su «abolir l’écran entre lui et le monde»
(La Force des choses, II, 215). En plaçant, dans sa jeunesse, un
écran entre la maternité d’un côté,
et la femme libre de l’autre, Simone de Beauvoir se privait-elle de bonté? Il
lui faudra attendre la mort de sa mère et celle de Sartre pour l’écrire, sans
émousser ce brin de cruauté qui fait le piquant de son caractère et la défend
de sa mélancolie. Mais c’est surtout en se laissant désapproprier du Deuxième Ssexe par
les féministes et les femmes du monde globalisé; en livrant son texte à la
variété et aux divergences des expériences féminines (on ne compte plus les
lectures du Deuxième Ssexe par les femmes,
féministes ou pas, françaises, américaines, indiennes, chinoises,
universalistes, différencialistes, «ni putes ni soumises»,
que sais-je?); jusqu’à ce qu’il devienne un mythe,
qu’on ne lit pas forcément, mais que chacune invente à sa mesure
à la suite de ce qu’elle a dit et montré: qu’il est possible pour une femme
d’être libre. C’est ainsi que Simone de Beauvoir a aboli l’écran entre sa
superbe et le monde: entre l’auteur du Deuxième Ssexe et ses filles. Et si cette polyphonie des libertés féminines, «seulement en
train de naître», était sa meilleure transcendance? Enfin sa maternité
retrouvée.
Entre corps et psyché, n’oublions
pas que la liberté se conjugue au pluriel: la maternité aussi. Il nous revient
d’abord de la repenser- redéfinir les maternités au pluriel -avant de nous
abandonner à la gestion du médecin et du législateur. La psychanalyse, et le
féminisme du troisième millénaire, devraient être les lieux privilégiés d’une telle refondation.
Julia
Kristeva
16
Janvier 2010
colloque de la SMP, « Le statut de la Femme dans la médecine, entre corps et psyché », Paris le 16 janvier 2010.
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