JULIA KRISTEVA

 

La parole, cette expérience

(à propos du discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins)

 

 Quand la recherche de Dieu s'effectue intrinsèquement dans le langage, n'ouvre-t-elle pas d'emblée la voie au devenir immanent de la transcendance?

 Puisque je parle, ma recherche de Dieu - Amour et Verbe - ne saurait être qu'un discours amoureux. Je me cherche en Lui (« Cherche-toi en Moi », dit le Créateur à Thérèse d'Avila, avant qu'elle ne le retrouve en son « muy muy interior »), « je » se cherche en parlant la Parole, et mon Dieu devient mon langage.

Un carrefour se dessine dès lors en ce point, si le chercheur s'aventure à oublier que sa quête conduit au Christ. Ou je verrouille le langage dans le triomphe absolu de mon « arbitraire subjectif » et je m'étrangle dans une sorte de novlangue, voire dans sa politique totalitaire, que diagnostiquait déjà Georges Orwell et que Benoît XVI a dit redouter, à juste titre, dans son discours aux Bernardins. Ou je construis mon labo dans le Verbe-Chair, j'en ausculte les vibrations sonores et les organes, j'en recrée l'intelligence et les passions, la prosodie et la narration, les concepts et les silences : « je me voyage », par écrit aussi bien qu'en psychanalyse. Cependant, au fur et à mesure que j'en pratique les mystères, le Verbe-Chair me dépossède et m'altère : plus de labo! Je croyais que mon langage m'était propre, il se révèle étranger, autre de moi en moi. En suis-je l'auteur ou le produit? À moins qu'il ne me transcende infiniment, l'infini insistant dans le petit point que je suis, sainte Thérèse infinitésimale, reconnue précurseur du calcul du même nom par Leibniz lui-même...

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 S'il est vrai qu'« Au commencement était le Verbe » qui « s'est fait Chair », c'est, en effet, une nouvelle expérience de la parole qui s'est fondée voici deux mille ans. Avec ses deux versants - Erlebnis, fulgurant jaillissement de l'innommable, et Erfahrung, patiente appropriation d'un nouvel objet par le nouveau sujet -, l'expérience du langage s'est frayée comme la voie princeps en religion. Avant de prendre conscience qu'elle peut en être aussi la sublimation : « Je ne pense pas à un substitut de la religion, ce besoin-là doit être sublimé », précise Freud. « Credo experto », car « Ego affectus est », dit déjà saint Bernard de Clairvaux (mais l'ont-ils entendu, sous les voûtes restaurées des Bernardins?), en imposant à l'Europe, et pour la première fois au monde, l'idée que l'homme est un sujet amoureux (les troubadours sont ses contemporains), et non moins guerrier (il prend le chemin de Jérusalem avec la deuxième croisade). Amoureux, c'est-à-dire « déifié » (car « totalement assujetti à l'esprit ») et cependant pathétique parce que réfractaire (avec son « corps vache » dans la « région de la dissemblance » par rapport à Dieu). Pour cet homme du XIIe siècle, qui commenta dix-huit ans durant « Le Cantique des cantiques », l’expérience se confond avec le langage de la connaissance amoureuse. Et puisque l'expérience de la parole est l'autre nom de la recherche de Dieu, Bernard ne cesse d'en déplier les sens, connotations et métaphores, dans l'accumulation des textes bibliques et évangéliques. Pas encore une culture, forcément communautaire, mais plus qu'une culture par le génie singulier qu'elle requiert dans son autorité et dans sa méthode, cette expérience de la parole à la manière bernardine « ne se distingue pas de la contestation » (Georges Bataille) : elle déchire l'histoire. Et Bernard ouvre une époque.

Qu'ils avouent ou non leur dette à cette généalogie scripturaire et discursive, une pléiade de génies singuliers vont reconduire jusqu'à nous la parole amoureuse de la Sulamite, relue et réinterprétée dans la joy de ce troubadour du Christ - pardon : dans la béatitude de ce saint que sera Bernard. Poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, danseurs, cinéastes, vidéastes et d'autres à venir, révèlent que la réalité intime de l'Être, ultima ratio entis (Duns Scot), n'est autre que la singularité. Et que cette singularité du Divin, mais aussi du Soi-même en quête de la singularité de l'Aimé/aimé(e), peut devenir - tout compte fait, indéfiniment - accessible. Dans l'épreuve et par la jouissance, il serait donc possible de signifier des mondes ineffables, en travaillant les ressources mêmes du langage, les frontières du sens et du sensible ? La multiplicité du Logos pluriel apparaît ainsi en Europe, non seulement comme une donnée historique traduisant la diversité et la pluralité humaine, mais parce que multiples sont les potentialités intrinsèques de l'expérience subjective elle-même, telles que les annonçait déjà « la culture monastique occidentale de la parole ». Quelques grands artistes l'approfondissent et la portent à son acmé, dans leur expérience par définition contestataire de la tradition. L'éclosion grecque de la Renaissance, et jusqu'à l'énergie des Lumières dont on peine encore à reconnaître la dette à la révolution baroque, fraient la voie de cette parole polyphonique jusqu'à la modernité toute proche.

 

 Parole-musique ? Ecoutons Mallarmé: « quelque secrète poursuite de musique, dans la réserve du Discours » /.../ appropriée aux « primitives foudres de la logique »/.../« déchaîne l’infini », « dont le rythme, parmi les touches du clavier verbal ».

Parole-sens et sensation du monde (« oreilles du cœur »)? Lisons Artaud : « Je cherche dans mon gosier des noms et comme le cil vibratoire des choses », « l'impulsivité de la matière », quand « l'esprit laisse apercevoir ses membres ».

Parole-métaphore devenue métamorphose (« chanter avec les anges »)? Suivons Proust dans son acte d'écrire « où s'accomplit la transsubstantiation des qualités de la matière et de la vie dans les mots humains ».

Attentive à la révolution du langage poétique, la science du langage elle-même, ayant découvert le sujet parlant, passe la main à la sémiologie et à la psychanalyse pour entendre la chora sémiotique (rythmes pulsionnels, écholalies), sous jacents au système symbolique de la langue (signes et syntaxe). Résultat de la « communion vécue » avec la parole, faisant apparaître des « nouvelles dimensions du sens » ?

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Ceux qui prétendent résorber le divin dans l'expérience singulière de la parole - œuvre de génies qui en appellent au génie de quiconque -, n'ont-ils pas oublié la fondation biblique, sous la pléthore de langues en feu que déclenche le Verbe trinitaire? On s'immerge dans la diversité des livres constituant le « recueil biblique » et ses « tensions visibles », pour y repérer « le chemin vers le Christ » . N'a-t-on pas tendance à ignorer la coupure inaugurale au commencement de la Genèse? Et à méconnaître la « Genèse » comme Coupure - Berechit? La trace de l'Un ne disparaît-elle pas dans la subtile dialectique du Logos évangélique, de l'Esprit vivifiant?

Admettons que le Verbe-Chair soit déjà en train de « démanteler » (Heidegger) des catégories métaphysiques: « commencement » / « cause » / « source » ne sont-ils pas pris en écharpe dans le tourbillon de sa divine, de son humaine comédie? Peut-être. Mais que devient l'innommable, la séparation zébrant l'appel, l'effraction de l'inscription sous-jacente au proféré, au vu, à l'entendu? Le silence est-il une manière d'être de la parole, son appel et son écoute ? Ou révèle-t-il une autre expérience du sens - sa réserve, son économie, son écriture ? La condition même de la visibilité, avant la parousie, et sur laquelle insiste la Bible?

 

Je consulte ma bibliothèque.

« Notre Dieu, Logos » : tel est le legs de Freud aux Psychanalystes; mais le Logos de ce juif athée s'avance avant la profération sonore, jusqu'aux traces mnésiques du « bloc-notes magique » inconscient: là où pulsions et désirs découpent en hiéroglyphes des lettres encore muettes. Le Logos est notre Dieu: à condition qu'il puisse advenir jusqu'à « ça ».

 

« Je suis un son qui résonne doucement, existant depuis le commencement dans le silence » : les manuscrits gnostiques passaient déjà au crible parole et silence.

 

Et Sollers : « Inscrire le saut, la coupure, m'obstinant à noter comme si nous étions passés de l'autre côté... », pour arrimer sur la page d'un roman l'évocation de l'entaille biblique au geste du calligraphe chinois. Ressemblance et diversité de l'écrit - cette plus-que-parole - dans deux cultures qui fixent désormais les passions du temps à venir.

 

Polylogue aux potentialités inouïes et aux libertés risquées, l'expérience du langage selon la Bible et les Évangiles pourrait-elle être un antidote au livre unique du « monotonothéisme » (Nietzsche), voire « exclure tout ce qu'on appelle aujourd'hui fondamentalisme » ? Vigile de l'inculturation catholique, Benoît XVI en est convaincu, si et seulement si la « culture de la parole » trouve « sa mesure » en prenant un seul chemin, celui qui mène au Christ .

 

Depuis quand déjà les chemins ouverts par le Verbe-Chair et par l'invisible Berechit qui le précède ne mènent-ils nulle part (Heidegger)? Nos sentiers perdus ouvrent des pistes et ignorent moins le Christ qu'ils ne le disent : interrogeant-contestant-réinventant la Présence, la Croix, la Rédemption, la Résurrection, le commencement, le sens, le non-sens, la chair et l'esprit, l'âme et le corps... Sans se perdre forcément dans la forêt, bien que cela leur arrive souvent, mais en recommençant inlassablement l'expérience de la parole et de l'écriture, de la musique et des lettres, interminables transsubstantiations.

Il nous manque des valeurs? Et si le déploiement de la parole biblique et évangélique nous en avait transmis une, incontournable: la singularité de la parole précisément, à éveiller, protéger, cultiver, valoriser. Avis à l'humanisme, lui aussi en souffrance, à réinventer.

 

Il nous manque une Autorité? La mortalité à l'œuvre dans l'être parlant, que Freud met en analyse par sa découverte de la pulsion de mort en doublure aux élans de l'érotisme, ne détrône-t-elle pas « Sa Majesté le Moi » de son « arbitraire subjectif », et jusqu'au « fanatisme fondamentaliste » de ses fureurs explosives? Encore faut-il qu'elle soit éclairée dans l'expérience d'une parole dont l'autorité ne tient ni à l'interdit ni au pardon, mais à sa capacité de s'affronter aux limites, à la limite.

 

Il nous manque un Lien ? L'Europe fragile et croisée entre ses vingt-cinq langues est en train d'en réinventer un: la traduction. Et si la diversité culturelle, linguistique, personnelle était traductible ? En voilà un Lien, modeste tissage du rêve de paix universelle! Quand l'Europe aura fait l'anamnèse de ses crimes contre ses fondations juives et chrétiennes, quand elle aura réussi sa rencontre avec l'Islam...

Faire contrepoids au krach nihiliste et à sa doublure qu'est le heurt des religions, en leur opposant un universel uniforme et absolu, court le risque d'être aussi nihiliste que l'adversaire combattu. Il nous reste une chance: l'émergence des diversités culturelles et religieuses, qui se doivent attention et respect. Essayons de les dire, de les écouter, de les entendre. Et si c'était ça, l'ultime et salvatrice métamorphose de l'expérience de la parole? « Le fondement de toute culture véritable » .

 

Julia Kristeva

  Benoît XVI

Chercher Dieu, Discours au monde de la culture – livre contenant l’intégralité de l’exposé de Benoît XVI suivi d'onze contributions, offrant une réponse dialoguée à la proposition du Pape.

Éditions Parole et Silence, Collège des Bernardins, 2008

 

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