L'AMOUR DE L'AUTRE LANGUE
Mesdames et
Messieurs,
En vous
remerciant de l’honneur que vous me faites d’inaugurer vos travaux, je
souhaiterais vous parler d’une
affinité que je ressens profondément: affinité entre trois figures : le traducteur,
l’étranger, l’écrivain ; affinité entre trois expériences : la
traduction, l’étrangeté, l’écriture (dans lesquelles j’ai pu à mon tour
modestement m’aventurer).
Merci à la
Bibliothèque Nationale de France de nous réunir pour ce grand Sommet international
de la traduction. Je m'associe aussi à l'hommage qui vient d'être rendu à mon
amie Jacqueline Risset, qui nous a quitté récemment, grande
traductrice de La Divine Comédie de
Dante en français, poète, essayiste, dont l'oeuvre illumine notre temps, et s'inscrit parfaitement dans l'esprit de ce forum.
Et
merci très particulièrement au directeur de la BnF, Bruno Racine, de son accueil. C’est à vous, cher Bruno
Racine : à votre mission de Président de la BnF, attentif
à l’art spécifique de la traduction, ainsi qu’a ses enjeux politiques et
éthiques ; mais aussi à
l’écrivain et à l’ami que vous êtes, - que je voudrais dédier cette approche,
forcément fragmentaire et personnelle, de la traduction que je propose à notre assemblée ce matin.
Dans le flux
de la globalisation, votre profession, Mesdames et Messieurs, votre vocation ne
se banalise pas. Elle se généralise, elle s’universalise. Puisque, en
traversant les frontières des identités nationales, religieuses, sexuelles, -
nous nous découvrons comme des « étrangers à nous-mêmes », nous
devenons des traducteurs qui se risquent à habiter, quand ils ne créent pas de
nouveaux langages.
Et si
c’était le seul antidote à cette nouvelle variante du mal qu’est la banalisation des esprits, des codes de communication,
de l’espèce humaine elle-même, une banalisation qui nous menace sous les avantages incontestables de la
mondialisation et de l’hyperconnexion ? La
traduction : un garde-fou contre le mal de la banalité !
Ainsi
donc : l’étranger/l’écrivain/le traducteur.
La traduction, langue de l’Europe
Immédiatement, mais aussi fondamentalement,
l'étranger se distingue de celui qui ne l'est pas parce qu'il parle une autre
langue.
À y regarder de plus près, le fait est
moins banal qu'il y paraît ; il révèle un destin exorbitant : tragédie tout
autant qu'élection.
Tragédie, parce que l'être humain étant
un être parlant, il parle naturellement la langue des siens : langue
maternelle, langue de son groupe, langue nationale. Changer de langue équivaut
à perdre cette naturalité, à la trahir, ou du moins à la traduire. L'étranger
est essentiellement un traducteur. Il peut parvenir à se fondre
parfaitement dans la langue d'accueil, sans oublier la langue source, ou
en l'oubliant partiellement. Le plus souvent, cependant, il est perçu
comme étranger précisément parce que sa traduction, quelque parfaite qu'elle soit, trahit une mélodie
ou une mentalité qui ne s'ajustent pas tout à fait avec l'identité de
l'accueillant. Curieuse, amusante, excitante, cette trace allogène irrite
les autochtones : « En voilà une autre langue », se disent-ils, « c'est bien un
autre (un traducteur) qui s'exprime là, il n'est pas des nôtres, ils n'en est
pas, que veut-il ou elle, on n'en veut pas... » Ce raisonnement ne s'accomplit pas
toujours jusqu'à son terme, heureusement. Mais il est sous-jacent aux attitudes
les plus tolérantes, et en temps de crise, il ne manque pas de produire les
pires effets dont sont capables les humains, c'est-à-dire la chasse à l'homme
ou à la femme, et le meurtre.
Cependant, le traducteur intrinsèquement
meurtri et qui savoure avec désolation sa position frontalière sait bien
que la suspicion qu'il déclenche est aussi son salut. S'il a quitté la source
de sa langue maternelle, c'est aussi parce qu'une nécessité ou un choix l'ont
irrémédiablement poussé vers la langue cible de ses hôtes. Objet d'amour lucide
et néanmoins passionnel, la nouvelle langue lui est prétexte à renaissance :
nouvelle identité, nouvel espoir. Le traducteur aspire à l'assimiler absolument,
tout en lui insufflant plus ou moins inconsciemment les rythmes archaïques
et les bases pulsionnelles de son idiome natal. Dès lors, esprit dédoublé, il
ne peut vivre qu'en aiguisant son esprit critique. A partir de cette brèche,
l'ancien comme le nouveau, la famille originaire comme la nouvelle
communauté, lui paraissent aussi attachants que problématiques : un
questionnement inconsolable, l'inquiétude jamais éteinte. A-t-on trouvé
meilleure élection que la lucidité insomniaque du traducteur ?
Cette ambiguïté structurelle ne compte
pas avec les besoins identitaires des groupes. De fait, quel est l'indice
ultime d'une identité groupale ? On a pu distinguer des nations qui définissent
leur identité à partir de leur appartenance au sol, d'autres, à partir de
leur appartenance au sang. La plupart cependant, par-delà le sol et le
sang, enracinent leur image identitaire dans la langue. Cela est
particulièrement vrai pour la France. L'histoire de la Monarchie et de la
République, de leur culture administrative, de leur code verbal, de leurs
institutions rhétoriques et éducatives, a conduit à une fusion sans précédent
entre le fait national et le fait linguistique.
Prenons les
choses concrètement. Supposons que je sois ce traducteur.
Quelle langue ?
Je n'ai pas
perdu ma langue maternelle. Elle refait surface, de plus en plus difficilement,
je l'avoue, en rêve. Et ce n'est pas le français qui me vient à l'aide quand je
suis en panne dans un code artificiel ; pas plus que si, fatiguée, je
sèche sur mes additions et multiplications ; mais bien le bulgare, pour me
signifier que je n'ai pas perdu les commencements.
Et pourtant,
le bulgare est déjà pour moi une langue presque morte. C'est dire qu'une partie
de moi s'est lentement éteinte au fur et à mesure que j'apprenais le français
chez les dominicaines, puis à l'Alliance, puis à l'université ; et
qu'enfin l'exil a cadavérisé cette vieille chair natale, pour lui en substituer
un autre — d'abord fragile et artificiel, ensuite de plus en plus
indispensable, et maintenant le seul vivant, le français. Je suis presque prête
à croire au mythe de la résurrection quand j'ausculte cet état bifide de mon
esprit et de mon corps. Je n'ai pas fait le deuil de la langue infantile
au sens où un deuil « accompli » serait un détachement, une cicatrice,
voire un oubli. Mais par-dessus cette crypte enfouie, sur ce réservoir stagnant
qui croupit et se délite, j'ai bâti une nouvelle demeure que j'habite et qui
m'habite, et dans laquelle se déroule ce qu'on pourrait appeler, non sans
prétention évidemment, la vraie vie de l'esprit et de la chair.
Et la
souffrance dans ce beau programme ?
J'attendais
la question et ma réponse n'est qu'à demi fourbie. Il y a du matricide dans
l'abandon d'une langue natale, et si j'ai souffert de perdre cette ruche
thrace, le miel de mes rêves, ce n'est pas sans le plaisir d'une vengeance,
certes, mais surtout sans le plaisir de la recherche : une recherche se
sachant chercher, et d’un exil s'exilant de sa certitude exilaire,
de son insolence exilaire. Dans ce deuil infini, où
la langue et le corps ressuscitent dans les battements d'un français greffé,
j'ausculte le cadavre toujours chaud de ma mémoire maternelle : à la
lisière des mots musiques et des pulsions innommables, au croisement du sens et
de la biologie que mon imagination a la chance de faire exister en français, la
souffrance me revient, Bulgarie, ma souffrance.
France,
ma souffrance
Je dialogue
donc avec la Bulgarie dans cette expérience de l'« autre langue », mais j'entends
bien qu'il y a France dans « souffrance ». De fait, mon dialogue s'adresse autant
sinon davantage à la langue choisie qu'à la langue donnée de naissance.
J'aime le
français : la frappe latine du concept, l'obligation de choisir pour
tracer la chute classique de l'argument, et cette impossibilité de tergiverser
dans le jugement qui s'avère, en français, plus politique en définitive
que moral. Les ellipses de Mallarmé me séduisent : tant de contractions dans
l'apparente blancheur d'un contenu insignifiant confèrent à chaque mot la
densité d'un diamant, les surprises d'un coup de dés.
Je me suis à
tel point transférée dans cette autre langue que je parle depuis cinquante ans
déjà, que je suis presque prête à croire les Américains qui me prennent pour
une intellectuelle et écrivain française. Et pourtant, il m'arrive, quand
je reviens en France d'un voyage à l'est, à l'ouest, au nord ou au sud, de ne
pas me reconnaître dans ces discours français qui tournent le dos au mal, à la
misère du monde et exaltent la tradition de la désinvolture — quand
ce n'est pas du nationalisme — pour tout remède contre notre siècle
qui, hélas, n'est plus ni le « grand siècle » ni celui de «
Voltaire-Diderot-Rousseau».
Si je devais
résumer, je dirais qu'en définitive et malgré tout je m'accroche au
français « autre langue » parce qu'un des plus grands écrivains français,
peut-être le plus grand du XXe siècle, était un traducteur. Je pense
naturellement à Proust.
Proust le traducteur
Cet homme
tourmenté, ce demi-juif, cet homosexuel qui ne voulait pas « en être » —
ni des juifs, ni des Français, ni des homosexuels :—
s'était choisi une seule patrie : l'écriture comme traduction. La métaphore de
la traduction émaille le texte de la Recherche du temps perdu et l'auteur
se définit lui-même comme « ce livre essentiel, le seul livre vrai, (qu')un
grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à inventer, puisqu'il existe
déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain
sont ceux d'un traducteur. »
Ce que
l'écrivain — et l'étranger, ce traducteur — transfère dans la
langue de sa communauté, ce n’est pas un autre idiome déjà fait : tel l'anglais
par exemple, ou le bulgare pour moi. C'est la langue singulière de sa « mémoire
involontaire » et de ses sensations. Est-ce l'inconscient personnel, non
communautaire, irréductible ?
Cette langue
sensible n'est pas une langue de signes : elle est une « langue » entre guillemets,
un chaos et un ordre de battements, d'impressions, de douleurs et d'extases aux
frontières de l'informulable biologie. Cette langue-là est la véritable
étrangeté, plus étrangère que tout idiome déjà constitué, que l'écrivain espère
formuler.
J'ai filé
tout au long de cette conférence la métaphore de l'étranger comme traducteur et
écrivain. J'inverse maintenant le mouvement pour vous faire apprécier le rôle
de l'écrivain qui, dans une seule langue, traduit une étrangeté
sensorielle rebelle. Traducteur en ce sens-là, l'écrivain est radicalement autre, l'étranger le plus
scandaleux qui essaie partager son
étrangeté, de nous contaminer avec elle< ; Proust le savait. Ecoutons-le.
Préalable à
« traduire », « déchiffrer » s'impose d'abord : déchiffrement d'une « vérité
qu'on n'aperçoit pas », mais que « nous sentons à l'intérieur » et dont la
jouissance ne peut s'atteindre qu'« à condition de la créer ».
Entrevue
dans la Bibliothèque des Guermantes, cette vérité à déchiffrer et à traduire
est déjà annoncée dans le Contre Sainte-Beuve comme une osmose entre le
« langage maternel » et « notre sensibilité », et prend l'aspect
baudelairien du « parfum de la terre natale » : « Les symbolistes seront sans
doute les premiers à nous accorder que ce que chaque mot garde, dans sa
figure ou dans son harmonie, du charme de son origine ou de la grandeur de son
passé, cette adhérence donc du mot à son passé maternel sonore a sur notre imagination et sur
notre sensibilité une puissance d'évocation au moins aussi grande que sa
puissance de stricte signification. Ce sont ces affinités anciennes et mystérieuses
entre notre langage maternel et notre sensibilité qui, au lieu d'un langage
conventionnel comme sont les langues étrangères, en font une sorte de
musique latente que le poète peut faire résonner en nous avec une douceur
incomparable. Il rajeunit un mot en le prenant dans une vieille acception, il
réveille entre deux images disjointes des harmonies oubliées, à tout moment il
nous fait respirer avec délices le parfum de la terre natale »
Proust prend
soin plus tard d'insister sur le fait que ce déchiffrement n'est pas une opération
intellectuelle et ne relève pas des « vérités de l'intelligence » mais d'« une
impression » et d'« un effort personnel » : « Les vérités que l'intelligence
saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque
chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a
malgré nous communiquées en une impression. » « Ce que nous n'avons pas eu à
déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant
nous n'est pas à nous. »
Traducteurs,
nous sommes confrontés à une profondeur du psychisme distinct du moi
extérieur et superficiel, et que Proust appelle une « région intermédiaire
» — « matérielle » cependant, lovée dans le corps, et que la pensée
comme une « sonde » se propose de conduire à la lumière, de traduire. Je promène
de nouveau ma pensée dans mon cerveau comme une sonde, je cherche le point
précis de l'image où j'ai senti quelque chose, jusqu'à ce que je l'aie trouvé,
ma pensée s'est heurtée à quelque chose qui l'arrêtait à un peu de matière, je
veux dire de pensée encore inconnue en moi.
Brouillon d'inconscient ou inconscient brouillé :
l'expérience littéraire
C'est dans
le trajet de cette sonde traductrice que se situe l'expérience de
l'écriture par étapes : une expérience dans laquelle je ne peux pas éviter la
question des « brouillons » chers à la mémoire de la BNF et à Bruno Racine.
En effet, s'il existe un sens innommé et peut-être innommable, comment
parvient-il à se traduire en signification verbalisée, partageable,
publiable ?
Vous voyez
que la traduction peut s'arroger la dignité de nous situer au cœur de la phénoménologie
et de la psychanalyse, sinon de la théologie.
Trop
longtemps, un certain nombre de chercheurs (Roman
Jakobson, Roland Barthes, Julia Kristeva) ont soutenu contre les salons,
les idéologues et les communicants qui s'appropriaient la littérature que
celle-ci était un texte. Opération salvatrice, et cependant limitée.
Les brouillons peuvent lever le voile sur l'expérience sous-jacente au texte.
Proust et l'expérience littéraire, cela veut dire : reconstituer l'expérience
dans le texte. Appel à la raison, à l'imaginaire, à l'inconscient du lecteur.
L'expérience
: Erlebnis ou Erfahrung ? Dans la tradition religieuse, herméneutique, philosophique, l'expérience
(lisez Hegel et Heidegger) implique une coprésence avec la plénitude de l'Etre
quand ce n'est pas une fusion avec Dieu. A la toile de l’hyperconnexion,
pourrions-nous rajouter la sonde de l’expérience? Je vous propose de penser que
la traduction nous y autorise, qu’elle rend ce retour à la profondeur possible. L'expérience fait jaillir un nouvel objet : saisie immédiate, surgissement,
fulgurance (Erlebnis). Elle devient dans un
second temps connaissance de ce jaillissement, patient savoir (Erfahrung). De l'apparition confuse, l'expérience
extrait une vision, un voir, enfin un savoir.
Ouverture à
l'autre qui m'exalte ou me déstabilise, l'expérience trouve ses fondements
anthropologiques dans mes liens avec l'objet primaire : la mère, pôle archaïque
de besoins, de désirs, d'amour et de répulsion-séparation.
Que nous la
vivions dans le cosmos ou bien avec un dieu paternel, ou par la maîtrise critique
des sons, des couleurs ou du langage, l'expérience dévoile l’incomplétude
narcissique du sujet, les drames de son individuation. Dans ce
continent-contenant de l’expérience se logent dépressions, hallucinations, envies, et encore toutes les grâces
et les joies que procurent la compréhension, les retrouvailles ou
l'indépendance.
Ainsi,
tributaire de mes mémoires les plus inaccessibles, l'expérience conduit mon infantilisme jusqu'aux sphères les plus élaborées de ma culture et, inversement,
elle irradie ma culture des traumas les plus occultes inscrits dans ma
psyché et dans mon corps.
Qu'elle soit
une émotion subie ou une synthèse active, ou bien les deux à la fois,
l'expérience traverse les manifestations mondaines et verbales du sujet et
modifie de fond en comble sa carte psychique. Aussi est-elle inséparable
du désir et de l'amour. En eux et à travers eux, elle s'éprouve comme une conversion. Psychologie et représentation, l'expérience marque un trait d'union
fragile, douloureux et jubilatoire, du corps à l'idée, qui rend caduques les
distinctions.
Je comprends
que Proust ait pu parler de l'expérience littéraire comme «transubstantiation ».
J'appelle littérature ce qui témoigne de l'expérience. Quand j'écris Les Samouraïs ou Le
vieil homme et les loups ou Possessions, ou Thérèse mon amour, je suis en voyage, en traversée
— jusqu'au bout de la nuit ; car non contente de convertir le temps des
langues et personnes qui me sont étrangères, en espace sonore, sémantique,
linguistique, mon intimité à moi (mon expérience à moi) ajoute au temps de la
langue française un autre temps d'une autre langue.
L'expérience
mobilise l'inconscient, la perception, le prélangage et le langage. Le frayage de l'expérience est en grande partie secret. Je veux dire qu'il chemine dans mes nuits ou dans des réveils
opaques, et se réalise dans des figures sans langage, dans des sensations
lourdes de plaisirs et d'angoisse, bien qu'il atteigne parfois les mots ou
brasse même des idées lumineuses dont je ne retrouve pas le lendemain le
fil qui m'avait séduite. Mais ce cheminement est antérieur au
brouillon, sa fluidité se dérobe. Je suis déjà en état d'écriture, hors
brouillon : une sorte de hors-temps.
L'étape du
brouillon est déjà une étape seconde.
Le senti continue d'affleurer, et l'inconscient de surprendre.
Mais l'essentiel (ou du moins le spécifique) du brouillon est dans la
mise en langue qui comprend, si j'y pense après, deux stratégies : le
choix des mots (où je suis sous l'impact des « processus primaires » selon
Freud, et de la musique) ; et la construction du phrasé, que dominent la
logique et de nouveau la mémoire musicale.
Le brouillon
: un passage de l'expérience au texte. Un intermédiaire. Une étape
artisanale. Un carrefour entre : les états de rêveries où
l'affaiblissement de la censure consciente donne un accès fulgurant à
l'inconscient, au senti, à l'Être, à la transsubstantiation ; et la mise en
forme finale.
C'est de le
prendre comme entre-deux (ni origine ni accomplissement), que ce brouillon
d'inconscient est en réalité un inconscient déjà brouillé, mais
certainement plus offert que ne l'est la forme trouvée.
L’écrivain est-il un étranger ?
De
l'étranger que j'ai défini comme un traducteur, à l'écrivain que j'ai
accompagné traduisant l'univers sensible de sa singularité : sommes-nous
tous des étrangers ?
Je sais
combien ce cri pathétique des consciences humanistes, soucieuses de lutter
contre l'« exclusion », peut paraître démagogique et agaçant. Nous ne
sommes pas tous des étrangers, tous les étrangers ne sont pas traducteurs et
encore moins écrivains. Et tant d'écrivains ont pu être non seulement des
idéologues fervents de l'identité nationale, nationalistes, voire
fascistes, mais très sincèrement et sans ces dérapages, se considérer
indissolublement retenus par le cordon ombilical qu'est la langue nationale et
ses codes traditionnels !
Beaucoup ne
soupçonnent même pas que ce mot « total, neuf, étranger à la langue » que
Mallarmé souhaitait écrire, et la « traduction du sensible » que Proust
visionnait, loin d'être une exception extravagante, sont l'essence même de
l'acte créateur.
Je voudrais
ici insister sur cette parenté intrinsèque et souvent insoupçonnable entre
le traducteur, l'étranger et l'écrivain, pour les réunir tous trois dans une
commune et cependant toujours singulière expérience de traduction.
J'irai même
plus loin. Si nous n'étions pas tous des traducteurs, si nous ne mettions pas
sans cesse à vif l'étrangeté de notre vie intime — car une constante et
délicate dérogation aux codes stéréotypés qu'on appelle des langues nationales
— pour la transposer à nouveau dans d'autres signes, aurions-nous une vie
psychique, serions-nous des êtres vivants ? « S'estranger » à soi-même et se
faire le passeur de cette étrangeté continûment retrouvée : n'est-ce pas
ainsi que nous combattons nos psychoses latentes, et réussissons là où le
psychotique ou l'autiste échouent, c'est-à-dire à nommer le temps sensible ?
C'est vous dire qu'à mon avis, parler une autre langue, ausculter les
différences et les affinités entre les langues – les traduire, est tout
simplement la condition minimale et première pour être en vie.
Merci de
vous risquer en ce lieu de passerelles entres les langues et le sensible sans
nom : là où nait et se renouvelle la vie psychique. Merci de votre
attention.
JULIA
KRISTEVA